Chapitre 12

Comme ils approchaient lentement de Birgham, dans les Borders, Robert se leva sur ses étriers pour tenter d’apercevoir la foule qui se réunissait. Son grand-père chevauchait en tête de la compagnie, avec le comte Patrick de Dunbar, le puissant seigneur qui avait participé aux négociations de Turnberry quatre ans plus tôt et dont le château les avait abrités les trois dernières nuits. Le père de Robert se trouvait à l’arrière avec six chevaliers de Carrick, et son frère et lui fermaient la marche avec les écuyers et les serviteurs. Au loin, dans un champ collé à une église, des centaines de tentes avaient été érigées. De la fumée s’élevait des marmites et des hommes discutaient en petits groupes tandis que les écuyers soignaient leurs chevaux. Une ambiance festive animait toute la scène. Il y avait même des ménestrels qui jouaient de la musique.

— Est-ce que tu vois les Anglais ? lui demanda Édouard en suivant le regard de Robert et en se tordant le cou. Ils sont déjà là ?

— Je ne crois pas, répondit Robert avec impatience.

Son grand-père ne modifia en rien le pas des chevaux, dont les sabots s’enfonçaient dans la terre retournée. Peu à peu, les voix et la musique devinrent discernables, et plus fortes les odeurs de crottin et de fumée, jusqu’à ce que finalement ils arrivent dans le champ derrière un autre groupe de voyageurs. Robert dévisagea les hommes autour de lui, dont un bon nombre semblait accorder beaucoup d’attention à sa famille. Tous les regards n’étaient pas amicaux.

— Robert.

Lorsque son grand-père l’appela, Robert descendit lestement de cheval et se hâta de le rejoindre près des tentes alignées. Il prit les rênes du cheval pie du vieil homme tandis que celui-ci mettait pied à terre en grimaçant. Entendant des cris, Robert se retourna et vit des hommes hisser des bancs par-dessus le mur de l’église.

— L’assemblée devait se réunir dans l’église, lui expliqua son grand-père les yeux rivés aux bancs qu’on emportait vers le centre du champ, où une plate-forme avait été dressée à l’ombre d’un chêne. Mais le toit a été frappé par la foudre.

Robert, plissant les yeux à cause du soleil, distingua un trou noir sur le côté du toit, dont une partie était effondrée.

— C’est peut-être un signe, murmura Édouard en arrivant près d’eux avec la jument blanche de leur père.

Leur grand-père ne parut pas entendre. Il venait d’être hélé par un homme frêle aux cheveux roux, au teint rouge, qui arrivait en boitant avec deux jeunes gens. Robert les reconnut.

— C’est Sir Walter, le comte de Menteith, et ses fils, dit-il à son frère. Ils étaient à Turnberry quand grand-père a décidé d’attaquer le Galloway.

Au moment où il prononçait ces paroles, il fut attiré par un groupe qui traversait le champ dans leur direction. Robert observa le long visage effilé de John Comyn, qu’il avait déjà rencontré à Salisbury. Sa cape, bordée de fourrure de loup, arborait trois gerbes de blé sur fond rouge, et ses cheveux pendaient librement sur ses épaules.

— Regarde. C’est le diable en personne.

Édouard fronça les sourcils.

— Qui ça ?

Robert baissa la voix quand ils croisèrent les hommes.

— C’est lord de Bannedoch, le chef des Comyn Rouges.

Un garçon pâle à peu près de son âge, aux cheveux noirs longs et plats, suivait le lord. Il ressemblait trop à Comyn pour ne pas être de sa famille. Son fils, supposa Robert.

— Je pensais qu’il était plus grand, dit Édouard. Qui est avec lui ?

Robert regarda l’homme aux cheveux noisette, à la peau grêlée et à l’expression fermée que son frère lui désignait du menton.

— Je crois que c’est lord de Galloway, Jean de Balliol.

Balliol se tourna de leur côté et, l’espace d’un instant, Robert crut qu’il l’avait entendu, mais il n’était pas à portée de voix, et d’ailleurs l’attention du lord s’était d’abord arrêtée sur son père et son grand-père. L’hésitation de Balliol provoqua un trouble chez ses compagnons. Pendant un moment, les deux compagnies s’arrêtèrent, les Bruce interrompant leur conversation avec les comtes de Menmeith et de Dunbar. Robert remarqua un jeune homme de la délégation de Balliol. Il était vêtu d’une jaque de cuir et portait une pique. Cependant, ce n’était ni l’armure ni l’arme qu’on remarquait, mais la haine qui se lisait sur son visage. Il ne quittait pas son père des yeux.

— Messeigneurs. Bienvenue.

La voix de James Stewart mit un terme à la tension. Le grand chambellan arrivait à grands pas vers lord d’Annandale et le comte de Carrick. Avec lui se trouvait un homme corpulent et tonsuré, qui transpirait d’abondance. C’était Robert Wishart, l’évêque de Glasgow. Robert l’avait rencontré une fois, brièvement, et avait conçu à la fois de la crainte et du respect pour cet homme énergique.

Alors que Balliol et Comyn reprenaient leur route vers la plate-forme, Robert vit le jeune homme portant la pique cracher dans l’herbe avant de les suivre.

James Stewart et lord d’Annandale, heureux de se retrouver, se prirent mutuellement dans leurs bras. Robert remarqua que le grand chambellan saluait son père de façon cordiale, mais plus formelle.

— Monseigneur, dit le vieux Bruce en se penchant pour embrasser la main de l’évêque de Glasgow. Je suis content de vous revoir.

— Surtout en une si belle occasion, répondit l’évêque. Enfin, après la grande tragédie qui a endeuillé notre royaume, le trône va de nouveau être occupé. Il est de bon augure que notre nouvelle reine partage son nom avec l’une de nos chères saintes. Dieu veuille que la jeune Marguerite accoste saine et sauve sur nos rivages.

Robert vit son père se crisper. Il sentit intuitivement ce que représentait ce jour pour lui. La destinée dont il avait rêvé était sur le point de s’écrouler. Bientôt, Marguerite monterait sur le trône d’Écosse et donnerait naissance à une nouvelle lignée, une lignée qui s’éloignerait des Bruce et de leurs prétentions. Il réalisa alors que lui aussi allait y perdre. L’image d’Affraig réduisant en miettes la cage qu’elle avait confectionnée pour son père lui traversa l’esprit et il se demanda si finalement ce n’était pas la sorcière qui était responsable de la situation. Au même moment, des trompettes résonnèrent et tous les hommes se tournèrent vers la majestueuse procession qui apparut dans le champ, les bannières éclatantes flottant au-dessus des rangs d’hommes à cheval. Les Anglais étaient arrivés.

À leur tête se trouvait John de Warenne, comte de Surrey, et petit-fils du légendaire William Marshal, l’un des plus grands chevaliers que l’Angleterre ait connu. Warenne connaissait lui-même très bien les champs de bataille et, à soixante ans, il avait participé à l’essentiel des campagnes de Henry III et de son fils, Édouard. Il avait combattu lors de la rébellion de Simon de Montfort et pendant les sanglantes guerres d’Édouard au pays de Galles, de sorte qu’il s’était élevé parmi les chevaliers les plus en cour auprès du roi. Son éminence le précédait et Robert ne fut pas peu impressionné en voyant cet homme imposant, à la chevelure blanche flamboyante, qui montait un destrier massif couleur sable. Il était vêtu d’un manteau aux somptueuses broderies bleu et jaune qu’il avait rabattu sur l’une de ses épaules, affichant ainsi le scintillement des mailles sous son surcot et le pommeau doré de son épée.

Derrière le comte venait un homme en robe violette qui, bien qu’il fût plus jeune de vingt ans, jouissait déjà d’une réputation formidable. Anthony Bek, l’évêque de Durham, avait commencé son illustre carrière dans le clergé après ses études à l’université d’Oxford. Revenu de Terre sainte avec le roi Édouard, il avait été fait constable de la tour de Londres, puis évêque de Durham, diocèse chargé de la défense des frontières nord de l’Angleterre. Le pouvoir qu’il détenait par sa position faisait pratiquement de lui un roi dans son évêché. D’ailleurs, pour Robert qui le regardait monter son cheval de bataille avec trente chevaliers à sa suite, l’évêque Bek ressemblait moins à un homme d’Église qu’à un prince guerrier.

Robert avait déjà vu ces deux hommes à la conférence de Salisbury mais ici, dans ce champ baigné de soleil, accompagnés par la fanfare des trompettes, ils paraissaient encore plus prodigieux. Peut-être était-ce simplement la solennité de l’occasion, ou le contraste avec les hommes qui les attendaient dans le champ. La plupart des seigneurs écossais portaient des broches ornées de pierres précieuses ou des chaînes en argent pour tenir en place leurs capes ourlées de fourrure. Ils avaient aussi des plumes aux chapeaux, des épées et des dagues réalisées avec art, des fourreaux décorés. Mais leurs habits de laine ou de lin étaient plus frustes que ceux des Anglais, et peu d’entre eux avaient endossé leur cotte de mailles. Ils n’étaient pas venus pour se battre. Personne, apparemment, ne l’avait expliqué aux Anglais. Tous, du comte à l’évêque en passant par les chevaliers et les écuyers, arboraient une armure, fût-ce un simple gambison, et la plupart des chevaux étaient bardés. Ils étaient habillés de vêtements fins et voyants : des soies brodées et des velours aux couleurs vives qui évoquaient une nuée de papillons gigantesques survolant le champ.

Mettant pied à terre, John de Warenne alla aussitôt trouver Balliol et Comyn, qui s’étaient portés à sa rencontre. Cela n’avait rien de surprenant étant donné que Balliol était marié à sa sœur, mais il était évident que c’était une source d’agacement pour le père de Robert, qui observait leur échange d’amabilités d’un air renfrogné. Tandis que les seigneurs commençaient à se diriger vers le dais et à prendre place sur les bancs devant la plate-forme, James Stewart fit signe à lord d’Annandale et aux autres de le suivre. Robert s’avança, mais son grand-père se tourna vers lui.

— Reste ici.

Robert voulut protester, mais le lord s’en allait déjà.

— Je croyais que nous serions dans l’assemblée… se plaignit Édouard à côté de lui.

Les deux frères regardèrent les hommes se mêler à la foule de plus en plus compacte des barons, des évêques et des abbés, alors que la horde des chevaliers, des écuyers, des pages et des palefreniers, relégués au bord du champ, s’occuperaient des chevaux et des feux de camp. Les ménestrels, qui avaient arrêté de jouer, étaient allongés dans l’herbe et avaient à la main des coupes de bière et non des luths et des lyres.

L’excitation que Robert avait ressentie durant le voyage s’était évaporée et il se laissait aller à la colère qui bouillait en lui. Il fixait le dos du comte et il se demanda s’il aurait été exclu de la même façon si son père n’avait pas été là. D’une main, il protégea ses yeux du soleil tandis que les hommes s’asseyaient. L’évêque Bek montait sur l’estrade et le comte de Surrey saluait son grand-père, qui avait réussi à se placer à côté de Jean de Balliol.

— Peut-être les entendrons-nous d’ici ? murmura-t-il.

Mais il les voyait déjà en train de parler, et en dehors de quelques éclats de voix, les conversations étaient inaudibles à cette distance.

Édouard balança d’un pied sur l’autre un instant, puis il alla trouver l’un des jeunes chevaliers de Carrick en tirant derrière lui la jument blanche de leur père.

— Sir Duncan, pouvez-vous vous occuper des chevaux ?

— C’est à vous que cela incombe, maître Édouard, le rabroua le chevalier.

John de Warenne était monté sur la plate-forme avec l’évêque Bek et il s’adressait à l’assemblée. Il y avait plus d’hommes que de bancs et ceux qui n’avaient pu trouver de place se tenaient debout à l’arrière. Robert ne pouvait même plus voir son père et son grand-père. Il regarda autour de lui tandis qu’Édouard insistait :

— S’il vous plaît, Duncan.

— Quoi ?

— Si vous me rendez ce service, je ne dirai pas à mon père que vous avez essayé d’embrasser Isabel.

Le chevalier éclata de rire.

— Votre sœur ? Je ne lui ai même jamais parlé.

— Mon père n’en sait rien.

— C’est une plaisanterie, dit le chevalier, mais son sourire avait disparu.

Édouard s’abstint de répondre. Le visage de Duncan se ferma et il tendit la main pour prendre les rênes.

— Où que vous alliez, vous avez intérêt à revenir avant le comte.

Édouard fit signe à Robert qui, souriant, amena son cheval et celui de son grand-père au chevalier indigné. Les deux frères repartirent rapidement à travers les champs, ignorant les marques de curiosité des autres écuyers. John de Warenne était en train de parler lorsqu’ils s’immiscèrent dans la foule.

— Nos royaumes connaissent la paix depuis un siècle. L’Écosse et l’Angleterre sont devenus de véritables voisins, dont la relation s’épanouit, outre la bénédiction des mariages, grâce au commerce et aux hommes qui, de part et d’autre de la frontière, détiennent des terres et des offices. Le roi Alexandre, paix à son âme, comprenait les avantages d’une union solide, d’où son mariage avec sa première femme, la fille du roi Henry, sœur de Sa Majesté le roi Édouard.

Robert et Édouard se pressèrent contre un groupe de prieurs, dont les crânes tonsurés luisaient au soleil.

— Et bien que sa mort soit une tragédie qui nous a tous affectés, de cette tristesse naît aujourd’hui un espoir qui pourrait rapprocher encore davantage nos royaumes. Cet espoir s’incarne en la personne de sa petite-fille, Marguerite de Norvège. Comme l’a confirmé le traité de Salisbury, l’enfant sera amenée sur-le-champ en Écosse, où elle sera couronnée reine.

Des murmures appréciateurs suivirent ces paroles. Robert se dressa sur la pointe des pieds pour essayer de voir par-dessus les têtes des prieurs. Il arrivait tout juste à distinguer entre leurs épaules la silhouette reconnaissable de l’évêque Bek, avec sa robe violette. L’évêque serrait quelque chose dans sa main. Un épais rouleau de parchemin.

— Deux ans avant sa mort, le roi Alexandre a écrit au roi Édouard pour évoquer la possibilité d’un mariage entre les maisons royales d’Angleterre et d’Écosse.

Pendant que le comte parlait, Robert vit l’évêque Bek dérouler le parchemin. Un grand sceau pendait au bas du document.

— Aujourd’hui, le désir des deux rois va être comblé. Nous avons ici une dispense de Sa Sainteté à Rome, qui accorde sa bénédiction au mariage de Marguerite avec Édouard de Caernarfon, fils et héritier du roi.

Quelques secondes de silence suivirent cette déclaration du comte de Surrey. Puis de la foule jaillit un flot d’exclamations et de protestations.