Chapitre 13

— Étiez-vous au courant, lord Stewart ?

La question du comte de Menteith retentit au milieu du vacarme ambiant. Un par un, les hommes assis autour de la table tournèrent leur regard vers James Stewart, à qui elle s’adressait. Le grand chambellan croisa le regard inquisiteur du vieux comte.

— Non, Walter. J’ai été aussi surpris que vous.

— Et vous, sir Robert ? demanda alors Menteith à lord d’Annandale. Vous étiez à Salisbury lors de la signature du traité. Le comte de Surrey ou l’évêque Bek vous ont-ils fait part de cette proposition ? Ou à vous, monseigneur ?

Cette dernière interrogation ne sortit pas l’évêque de Glasgow de ses méditations. Il demeura le menton appuyé sur ses mains jointes, perdu dans ses pensées.

— Personne n’en savait rien, répondit fermement James.

— Quelqu’un croit-il réellement que le roi Alexandre ait proposé une chose pareille à Édouard ? demanda un jeune homme aux cheveux noirs bouclés, une expression intense sur le visage. Parce que je ne l’imagine pas suggérer un mariage royal sans en discuter avec sa cour.

— Vous pensez que les Anglais nous mentent, John ?

Le jeune homme haussa les épaules avec désinvolture avant de se rasseoir.

— Peut-être.

Plusieurs voix s’élevèrent mais Robert, assis avec son frère au bord du dais de la grande salle, lorgnait l’homme qui venait de prendre la parole. Il avait rencontré sir John l’année précédente, juste après que le jeune homme eut hérité du comté d’Atholl. Le comte, également prévôt d’Aberdeen, avait la réputation d’être un provocateur, mais Robert avait trouvé que son franc-parler changeait agréablement des manières plus guindées des autres lords qu’il avait rencontrés. John avait pour épouse l’une des filles du meilleur camarade de son grand-père, Donald, le loyal comte de Mar.

C’est d’ailleurs Donald qui se tourna vers son gendre pour lui répondre dans le brouhaha.

— Méfie-toi, John. Ne lance pas des accusations sans preuve. Le roi Alexandre était troublé par la mort de son dernier fils, naturellement. Même après avoir fait jurer aux hommes du royaume fidélité à Marguerite, il était absorbé par la volonté de trouver un héritier plus approprié, d’où sa quête d’une épouse. Nous ne savons pas ce qu’il a pu promettre, ni à qui, à l’heure où tout lui semblait incertain.

Robert sentit Édouard se coller à lui pour lui parler dans le creux de l’oreille :

— On dirait que les rois d’Écosse promettent beaucoup de choses.

Robert devina que son frère faisait référence à la promesse faite par le père d’Alexandre, quand il avait fait de leur grand-père son héritier. Ses yeux se posèrent sur le vieux lord, qui paraissait lui aussi perdu dans ses pensées. Robert but une gorgée de la bière que lui avaient servie les serviteurs de sir Patrick. On les avait fait entrer dans la salle du comte, avec les autres hommes, à leur retour de Birgham. Comme il n’y avait pas assez de place sur les bancs autour de la table, les deux frères s’étaient assis sur l’estrade. Robert s’attendait à ce que leur père leur ordonne de s’en aller, mais le comte et les autres étaient sans doute trop occupés pour remarquer leur présence, et ils écoutaient en silence pendant que les hommes passaient l’après-midi à discuter la situation.

— Quelles que soient les promesses d’Alexandre, cela n’excuse pas le fait qu’Édouard ait consulté le pape à propos de ce mariage dans notre dos, s’emporta John d’Atholl d’une voix pleine de colère. C’est un exemple de plus de la volonté du roi d’Angleterre d’étendre ses frontières. N’oubliez pas son attitude au pays de Galles. Il y a sept ans, la guerre s’est terminée là-bas par l’asservissement du peuple et la mort du prince Llywelyn. Peut-être veut-il faire la même chose ici, mais par les liens du mariage plutôt que par le fer.

— Vous parlez de choses dont vous ne savez presque rien, le coupa abruptement le comte de Carrick.

Robert regarda son père, qui avait servi dans l’armée d’Édouard lors de sa conquête du pays de Galles. Robert avait huit ans à l’époque où le comte était parti avec ses hommes, dont seulement deux étaient revenus. Il se rappelait à quel point son père avait changé après son retour : ses insomnies, son penchant accru pour l’alcool, son tempérament irascible. Le comte avait participé à quelques-unes des batailles les plus sanglantes de la campagne, une campagne qui faisait suite à d’innombrables autres en plusieurs décennies de lutte entre les princes de Galles et les rois d’Angleterre.

— Avec tout mon respect, sir Robert, reprit John d’Atholl, je considère que votre loyauté à Édouard dans cette affaire n’est pas pour rien dans votre opinion.

Le comte de Carrick semblait prêt à exploser.

— J’espère bien qu’il n’est pas question de remettre en cause ma loyauté à l’égard d’un homme à qui j’ai rendu hommage.

— La fidélité due par un vassal est une chose, répondit John en élevant la voix par-dessus celle de James Stewart, qui voulait intervenir dans le débat, mais votre intimité avec le roi d’Angleterre est bien connue. Vous avez donné son nom à votre second fils.

Il désigna Édouard, qui était assis à côté de Robert sur l’estrade.

— Ce n’est que le troisième que vous avez appelé Alexandre.

Robert jeta un coup d’œil à son frère qui s’était redressé, soudain attentif.

— Je ne savais pas qu’il y avait des règles quant aux noms à donner à ses enfants, rétorqua Robert d’une voix sourde.

— Cette discussion est inutile, s’interposa James Stewart d’une voix tendue. John de Warenne et l’évêque Bek attendent notre réponse d’ici deux jours. Nous devons prendre une décision.

— Vous ne parlez pas pour l’ensemble des gardiens, lord Stewart, le mit en garde le comte Donald de Mar. Quelle que soit la décision que nous prendrons, il faudra que Comyn et les autres l’acceptent.

— Donald, laissez-nous nous inquiéter de cet aspect, l’évêque Wishart et moi-même, répondit James. Pour l’heure, cessons de nous disputer et tentons de trouver une issue.

Il se tourna vers lord d’Annandale, qui était toujours plongé dans le mutisme.

— Nous ne vous avons pas entendu, mon ami. J’aimerais savoir ce que vous pensez.

Autour de la table, quelques hommes acquiescèrent. Le silence tomba. John d’Atholl se renfonça dans son siège tandis que le calme revenait. Robert avait l’impression que son grand-père ne répondrait pas, mais le vieil homme finit par lever la tête et balaya l’assemblée du regard.

— De mon point de vue, il y a deux questions qui doivent être tranchées avant de pouvoir parvenir à une conclusion. La première, qu’avons-nous à gagner en acceptant cette proposition ? La seconde, qu’avons-nous à perdre en la rejetant ? Dans le second cas, il suffit de penser à ce que le roi Édouard nous a accordés. Nous avons pratiquement tous des domaines en Angleterre. Au fil des ans, ma famille a tiré un grand bénéfice du patronage des rois d’Angleterre. Il est probable que ces cadeaux nous seraient retirés si nous rejetons le mariage. J’ai toujours été en bons termes avec le roi Édouard, mais je n’ignore pas qu’il peut se montrer prompt à châtier.

Le père de Robert hocha la tête, pour une fois d’accord avec le lord. Il regarda les autres d’un air qui semblait les défier de mettre en doute ce raisonnement. Aucun ne le fit.

— Mais il y a autre chose qui m’inquiète bien plus que la perte de ma fortune, poursuivit le lord après quelques secondes. Et c’est le coût pour notre royaume. Marguerite est jeune. Elle a vécu ses premières années dans une cour étrangère et elle sera la première femme à s’asseoir sur la Pierre du Destin. Il faudra qu’un régent ou un conseil règne en son nom pendant de nombreuses années. Je me souviens bien qu’Alexandre est monté sur le trône à huit ans. J’ai assisté à la montée en puissance des Comyn qui ont tout tenté pour le contrôler, même de l’isoler contre sa volonté et de le tenir captif. Durant sa jeunesse, Alexandre a été un pion qu’on utilisait et autour duquel on se battait. Il a fallu qu’il grandisse pour pouvoir imposer sa volonté contre ceux qui pensaient le dominer. Marguerite n’en sera jamais capable. Seul un mariage peut assurer sa position. Un jour, si Dieu veut, elle portera un enfant et nous retrouverons de la force.

— Dans ce cas, qu’elle se marie à un Écossais, répondit John d’Atholl. Si Marguerite épouse le fils d’Édouard, il deviendra roi et notre royaume perdra ses libertés. Quand Édouard de Caernarfon succédera à son père, l’Écosse deviendra un simple membre dans le corps de plus en plus vaste de l’Angleterre, dont il sera la tête. Sir James, continua-t-il en se tournant vers le chambellan, voulez-vous que votre office soit repris par un Anglais ? Et vous, monseigneur – il s’adressait maintenant à Wishart, qui fronçait les sourcils –, souhaitez-vous que l’Église d’Écosse soit assujettie à York et Canterbury ? Et vous autres ? Voulez-vous donc qu’on vous étrangle d’impôts, comme les Gallois ?

— Je comprends votre peur, John, réagit lord d’Annandale en croisant le regard passionné du jeune homme. Mais ce n’est pas comparable à ce qui s’est passé au pays de Galles. Les Anglais sont ici pour négocier, pas pour faire la guerre. Nous pouvons choisir les termes du mariage.

Le vieux Bruce se pencha en avant et, plantant les mains sur la table, il les enveloppa de son regard d’acier.

— Nous pouvons choisir notre avenir.

 

John Comyn entra à cheval dans le camp alors que le soleil se couchait derrière une masse de nuages violets. Le vent d’ouest s’était levé au fil de l’après-midi et, dans la clairière, les tentes claquaient, retenues par des piquets et des cordes. Les branches des grands arbres de la forêt de Selkirk se balançaient bruyamment. La tempête se préparait.

Lord de Badenoch abandonna les rêves de son cheval à ses écuyers et se dirigea dans le crépuscule vers la plus grande tente, les épines de pin craquant sous ses bottes. Puis, écartant les pans de la main, il entra.

Jean de Balliol se leva rapidement de la couche basse couverte de fourrures au bord de laquelle il était assis. Son expression se modifia lorsqu’il étudia le visage de Comyn.

— Laissez-nous, ordonna-t-il à ses pages.

Sans attendre que ses serviteurs aient quitté la tente, il avança vers Comyn.

— Ils l’ont fait, n’est-ce pas ? Je le vois sur votre visage.

Il avait dit cela avec une pointe d’espoir dans la voix, comme s’il avait pu se méprendre sur l’attitude de son beau-frère. Comyn l’anéantit d’un hochement de tête.

— J’ai été battu au nombre de voix.

Balliol s’écroula sur la couche, et Comyn ajouta :

— Ils vont rencontrer les Anglais cet après-midi pour donner leur consentement au mariage.

Balliol, hébété, leva les yeux.

— Je n’arrive pas à croire que lord d’Annandale ait accepté cela.

— Pourquoi pas ? De cette façon, il obtient ce pour quoi il se bat depuis le départ : Marguerite de Norvège accédera au trône, comme le voulait Alexandre.

— Mais avec ce mariage, les Bruce et les autres abandonnent leur souveraineté !

— Les gardiens n’ont accepté le mariage qu’à certaines conditions très strictes, répondit Comyn d’une voix plate. Les libertés et les coutumes qui ont cours en Écosse seront maintenues. Les impôts ne pourront être levés que pour les besoins du royaume. Aucun Écossais ne sera soumis à d’autres lois que les nôtres et aucun parlement ne s’ingérera dans nos affaires. Même s’ils s’unissent par ce mariage, nos royaumes resteront indépendants et seront gouvernés séparément.

Quand Comyn eut terminé, le silence retomba, seulement troublé par le vent qui s’engouffrait dans la tente.

— Je suis resté assis là des heures à craindre le pire, dit finalement Balliol en se levant. Et j’ai découvert qu’il y avait encore un espoir. Allons voir mon beau-père. Demandons à John de Warenne d’aller parler au roi Édouard pour le convaincre de retirer sa position.

— Avez-vous vu la bulle papale que l’évêque Bek a produite ? Elle date d’il y a quatre ans. Édouard se prépare depuis la mort du roi Alexandre. Rien ne le détournera de son ambition.

— Alors c’est comme ça ? éclata Balliol en jetant un regard noir à son beau-frère. Vous n’allez même pas essayer ?

— Cela ne sert à rien. Les choses sont trop avancées.

Balliol avança d’un pas, la main tendue devant lui comme pour saisir Comyn à la gorge.

— J’ai tout risqué pour saisir ma chance ! Et c’est vous qui m’y avez poussé ! Pour cela, je me suis offert aux attaques de mes ennemis et j’ai ruiné mon nom auprès de la noblesse de ce royaume. Ma mère a rejoint mon père dans la tombe après l’attaque contre Buittle. Je suis certain qu’elle aurait vécu plus longtemps sans cela. Et maintenant vous me demandez de me retirer, de mener ma vie dans… dans…

Balliol se détourna, cherchant les mots, puis il se retourna vers Comyn pour les lui cracher au visage :

— Dans l’obscurité ! Et non comme un roi, ou comme un lord respecté à la cour.

La peau grêlée de ses joues avait pris une teinte rouge fiévreuse.

— En tout cas, vous pouvez être sûr, mon frère, quels que soient les termes de l’accord des gardiens avec les Anglais, que votre rôle à l’ombre du trône est terminé. Je serai peut-être ruiné mais je n’irai pas seul dans les ténèbres, car j’entraînerai avec moi les si puissants Comyn !

Alors que la rancœur lui boursouflait le visage, Comyn ne se départait pas de son calme.

— Je ne crois pas que nos familles doivent se résoudre à la ruine.

— Que pourriez-vous bien faire qui puisse l’éviter ? répliqua Balliol. Quoi ? Allez-vous enfermer la jeune reine, comme Alexandre jadis ? La détenir jusqu’à ce qu’on accepte vos conditions ?

Il secoua la tête.

— Cet enlèvement ne nous avait rien apporté de bon, au bout du compte. Les Bruce s’y étaient employés. Je doute que vous aurez l’opportunité de réitérer ce type d’action.

— Si une lutte pour le trône devait commencer demain, notre position serait différente de celle qu’elle était il y a quatre ans. Nos forteresses nous ont été restituées et nous les avons renforcées. Je ne suis pas resté les bras croisés en attendant que le trône se trouve un nouvel occupant, pas plus que les Comyn Noirs ou les Comyn de Kilbride. Nous avons tous noué des alliances, fortifié nos positions et nos territoires.

Balliol laissa échapper un gémissement de frustration.

— Pourquoi parlez-vous encore de lutter ? La Pucelle fait voile pour l’Écosse où elle va se fiancer à l’héritier de la couronne d’Angleterre. C’est fini, croyez-moi !

Comyn jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en entendant les pans de l’entrée claquer. Dehors, le camp était encore animé. Il revint à Balliol.

— Sauf si la fille n’atteint pas nos rivages.

Balliol allait déverser sa haine sur Comyn mais il s’arrêta, interloqué, l’expression de son visage se modifiant à mesure que l’idée se développait, limpide, dans son esprit.

— J’espère que vous ne suggérez pas ce à quoi je pense, murmura-t-il.

— C’est le seul moyen pour que ce royaume survive. Peu importe ce que disent les gardiens, et peu importe les conditions qu’ils posent pour ce mariage. Édouard de Caernarfon a six ans, mordiable ! Il ne gouvernera pas ce royaume avant des années et, d’ici là, son père nous aura si bien enchaînés à ses lois que nous ne nous libérerons jamais. Ne vous y trompez pas, le roi Édouard cherche à prendre le contrôle de l’Écosse par l’intermédiaire de son fils. C’est ce que je ferais à sa place.

Comyn avait le visage sombre. Balliol s’approcha de lui.

— Vous parlez d’infanticide, John. Non, de régicide ! Je ne participerai pas à un acte aussi vil.

— Est-ce vil de sauver notre royaume et ses libertés ? Car telle est mon intention. La fille sera une victime de guerre. Un sacrifice nécessaire. Une vie contre l’avenir de notre royaume. C’est un prix modique à payer.

— Un prix modique ? Est-ce donc ce que cela coûte d’aller en enfer ?

— Les gardiens ont décidé qu’une escorte de chevaliers écossais ferait voile vers la Norvège pour aller chercher l’enfant. Je peux m’arranger pour que l’un de nos hommes fasse partie de cette escorte.

— Écoutez-vous, c’est de la folie !

Balliol poussa Comyn et se prépara à sortir de la tente.

— Non, c’est à vous d’écouter, Jean, rétorqua Comyn d’une voix implacable. Si cette enfant pose le pied sur les rivages écossais, vous ne vous assiérez jamais sur la Pierre du Destin. Dites-moi, êtes-vous prêt à laisser échapper votre seule chance de devenir roi ?

Écartant des deux mains les pans de la tente, Balliol baissa la tête. Son dos se découpait sur la lumière rougeâtre des feux de camp.