Le drakkar fendait l’écume. À sa proue, la tête de dragon rugissait au-dessus des vagues. Les quarante rames qui montaient et descendaient sur ses flancs figuraient les ailes de la bête. En cette fin d’après-midi, le soleil faisait scintiller ses écailles dorées, l’or se réfléchissant à la surface de l’eau alors que le bateau avait mis le cap à l’ouest dans la mer du Nord.
Assis à la poupe, l’évêque Navre de Bergen transpirait dans ses fourrures. L’air était doux pour septembre, même ici en pleine mer, mais il savait que lorsque le soleil se coucherait et qu’il serait obligé de se coucher sous la voile avec le reste de l’équipage, il serait heureux d’avoir ses peaux. Quatre jours et demi qu’ils avaient quitté les côtes de Norvège, et il ne se faisait toujours pas à la houle continuelle qui interdisait à sa tête et à ses jambes de fonctionner normalement. Regardant par-dessus les rameurs qui occupaient les bancs, de l’autre côté du vaisseau, Navre essaya d’apercevoir le capitaine. Il avait très envie de savoir quand, selon lui, ils arriveraient à Orkney. Le roi Éric lui avait dit que le voyage jusqu’aux îles norvégiennes ne devrait pas prendre plus de cinq jours si le vent était correct, mais la voile avait rarement frémi depuis qu’ils avaient quitté Bergen et ils n’avaient pratiquement pu compter que sur les rames.
L’évêque s’allongea. Il n’arrivait pas à voir le capitaine à cause de l’inutile voile blanche qui lui bouchait la vue au milieu du bateau, et il n’avait aucune envie de faire le périlleux voyage jusqu’à la proue, la coque en bois, les hommes et les armes formant un obstacle insurmontable. Le drakkar, qui s’appelait Ormen Lange dans la langue de ce peuple, Le Grand Serpent, ne transportait pas seulement son équipage, mais des chevaliers écossais et anglais arrivés quelques semaines plus tôt à la cour de Norvège, les deux parties insistant pour escorter le précieux chargement. L’évêque avait éprouvé quelque satisfaction à voir le roi Éric refuser catégoriquement la galère envoyée par Édouard d’Angleterre, remplie de présents pour Marguerite. Les Écossais gagneraient peut-être une reine et les Anglais une femme pour leur futur roi, mais c’est un vaisseau norvégien qui la leur amènerait, en l’honneur de son père et du royaume où elle était née. Vingt-sept ans plus tôt, les Norvégiens avaient été défaits à la bataille de Largs, et trois ans plus tard ils signaient le traité de Perth, par lequel ils cédaient aux Écossais les Hébrides extérieures et l’île de Man. Pour ce peuple qui avait été maître des mers nordiques depuis des siècles, ce voyage à bord d’un redoutable drakkar en forme de dragon constituait un dernier acte de défi et de fierté.
Navre entendit une fille rire dans la structure en bois qui se dressait à la poupe, et il tourna la tête. Ce n’était guère plus qu’une hutte, il y avait juste assez de place à l’intérieur pour un enfant et un adulte, mais elle était joliment montée en bois d’if, avec une petite porte surmontée d’un arc et un toit penché. Le drakkar n’avait pas de pont sous lequel s’abriter et le roi voulait que sa fille voyage confortablement. La porte s’ouvrit et Marguerite apparut, une tranche de pain d’épice à la main. Elle avait des miettes autour de la bouche. Elle sourit à l’évêque, puis grimpa sur un banc et s’accouda au plat-bord pour regarder l’eau. Il voulut se lever, inquiet que la fillette se penche ainsi, mais sa nourrice sortait déjà de l’abri pour la faire descendre. Il se rassit tandis que Marguerite pointait du doigt un poisson en riant avec excitation. Il était heureux de la voir si joyeuse, elle qui avait tant pleuré lorsqu’ils l’avaient séparée de son père pour l’emmener sur le bateau. Le sourire de Navre disparut en repensant à ce qui attendait l’enfant, qu’il connaissait depuis sa naissance. En ce moment même, les seigneurs écossais se dirigeaient vers Scone, où se trouvait la Pierre de couronnement. À sept ans, elle portait tous les espoirs d’un royaume sur ses épaules.
Alors que l’enfant allait sur le côté du bateau pour contempler la mer, le parfum du pain d’épice envahit le nez de l’évêque. Son estomac chavira.
— Vous ne devriez pas continuer à lui en donner, dit-il à la nourrice. Elle va se rendre malade.
— Son Altesse a dit…
— Je sais ce qu’a dit son père, l’interrompit Navre. Il aurait dit n’importe quoi pour lui rendre le sourire. Mais ce n’est pas une raison pour qu’elle se remplisse le ventre de friandises.
L’évêque, nauséeux, regarda la jeune fille fourrer dans sa bouche un dernier morceau de pain d’épice. Bien que le roi Éric eût renvoyé le bateau anglais, il avait accepté les cadeaux que les Écossais avaient apportés à l’enfant en l’honneur de sa défunte mère, fille de feu le roi Alexandre.
— Quand arriverons-nous à Orkney ? demanda Marguerite en s’asseyant à côté de lui et en époussetant sa robe pleine de miettes.
— Bientôt, mon enfant.
Pendant que Marguerite fredonnait un air que les rameurs chantaient parfois, l’évêque mit sa tête en arrière et ferma les yeux, laissant les derniers rayons du soleil réchauffer son visage.
Une main se posa sur son épaule et Navre se réveilla. L’évêque ouvrit les yeux, à demi assommé, et vit la nourrice qui le regardait. Derrière elle, le voile blanc du ciel ondulait doucement. Il comprit après un instant qu’on avait baissé la voile pour la nuit et que le drakkar, qui tanguait légèrement dans la pénombre bleutée, avait jeté l’ancre.
— Que se passe-t-il ?
— Je vous en prie, venez, monseigneur.
Navre se leva et suivit maladroitement la nourrice dans l’abri. Il baissa la tête et entra avec difficulté par le cadre étroit de la porte. L’odeur de la maladie le frappa d’emblée. Marguerite était recroquevillée sur son grabat agrémenté de fourrure, l’unique lanterne éclairant son visage cireux. Elle se tenait le ventre à deux mains. Il se pencha sur elle et lui toucha le front. Il était moite, et elle avait les cheveux trempés. Des vomissures souillaient son menton et sa robe. Navre se tourna vers la nourrice, qui se tenait, nerveuse, sur le seuil.
— Je vous avais dit de ne pas lui redonner de friandises, la tança-t-il.
— Je ne lui en ai pas donné, répondit la nourrice d’une petite voix.
Navre tendit la main et ramassa le bol posé par terre. Une demi-portion d’un épais bouillon séchait contre les parois. Il le renifla.
— Son repas était frais, précisa la nourrice avec une pointe d’indignation. Je l’ai préparé moi-même. Ça doit être la nourriture étrangère. Ou une fièvre.
La fillette gémit et rejeta sa tête en arrière, le visage tordu de douleur. Ses veines bleues se dessinaient sous sa peau. Ses yeux n’étaient plus que des fentes. L’évêque reposa le bol et poussa la nourrice pour sortir.
Pratiquement plié en deux pour passer sous la voile, il traversa le bateau dans toute sa longueur, malgré les remous. Un bouclier le fit trébucher mais il continua. Il se cogna le tibia contre une poutre, se redressa en grimaçant, se cogna la tête contre la voile. Rien ne l’arrêta, il se frotta le crâne et lança ses jambes en avant. Une vague souleva le vaisseau. Alors qu’il allait tomber par-dessus bord, une main l’agrippa.
— Soyez prudent.
Navre marmonna « Merci » à l’intention des silhouettes qui s’entassaient dans l’ombre. Finalement, il atteignit la proue où il trouva un groupe d’hommes qui partageaient une coupe d’hydromel et riaient en écoutant le capitaine raconter une histoire.
Quand il vit l’évêque, le capitaine s’interrompit aussitôt.
— Monseigneur ?
— Sommes-nous loin de la terre ?
— En repartant à l’aube, nous y serons à midi.
— Il faut y arriver avant, l’informa Navre en baissant la voix, la princesse est malade.
Le capitaine fronça les sourcils, puis hocha la tête.
— Je vais réveiller les hommes. Nous repartons tout de suite.
Il désigna l’un des hommes d’équipage :
— Svein est un guérisseur. Il va examiner l’enfant.
Tandis que l’évêque et le guérisseur repartaient vers l’arrière, une cloche se mit à sonner et le capitaine ordonna à l’équipage de hisser la voile. Un murmure parcourut le drakkar. La princesse est malade.
L’un des chevaliers anglais, que le vacarme avait tiré de son sommeil, arrêta l’évêque qui arrivait vers la poupe.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en latin, langue qu’ils parlaient tous deux. On raconte que la fille est malade. Pouvons-nous nous rendre utiles ?
— Vous pouvez prier, répondit Navre en pénétrant dans l’abri.
Les hommes sortirent en soupirant et propulsèrent bientôt le drakkar dans la nuit, la tête de dragon scintillant au milieu des étoiles. Dans l’abri, la fillette toussait et transpirait. De temps à autre, elle appelait son père mais sinon elle souffrait en silence, le visage livide et crispé. Malgré la nourrice qui répétait que son repas était sain, le guérisseur essaya de lui faire avaler de l’eau salée afin qu’elle vomisse, dans l’espoir de purger son corps d’un mauvais aliment éventuel. Mais elle était trop faible pour boire. À la fin, il posa un linge humide sur son front pour tenter de faire baisser la fièvre. Navre s’agenouilla à côté d’elle. Il avait pris son crucifix dans son coffre et, tout en priant pour l’âme de l’enfant, il le tenait au-dessus de son visage pour chasser les démons qui tournoyaient peut-être autour d’elle.
Quelques heures plus tard, une forme obscure apparut sur la ligne d’horizon à l’ouest. Le ciel poudré d’étoiles s’éclairait peu à peu. Les rameurs, épuisés et en sueur, retrouvèrent de l’énergie en apercevant la terre et, au bout d’un moment, le bateau accosta sur la bande de sable déserte d’une des îles à proximité d’Orkney.
Les hommes prirent appui sur le plat-bord et sautèrent dans l’eau en tenant les cordes. Avec l’aide des vagues, ils tirèrent le grand drakkar jusqu’à la plage. Navre prit Marguerite dans ses bras. Sa respiration était faible maintenant et cela faisait un moment qu’elle ne s’était pas plainte. Craignant sa mort prochaine, il lui avait posé les questions et lui avait administré les derniers sacrements. Sa peau était aussi blanche que le marbre, signe qu’elle se trouvait dans le royaume des ombres. Il l’emporta dans l’aube, où le vent frais agita ses cheveux. Svein et la nourrice voulurent l’aider mais l’évêque refusa de laisser à d’autres le soin de la transporter et il descendit prudemment la passerelle.
Les hommes firent silence tandis que l’évêque de Bergen posait le pied sur le rivage, l’écume entraînant sa robe avec elle. Les chevaliers anglais et écossais se regroupèrent devant lui, le visage tendu. Lorsque l’évêque déposa la fillette au sec sur le sable, sa tête retomba contre son bras. Il l’observa. Les yeux de Marguerite, grands ouverts, contemplaient fixement le ciel pâle.