— Sir Robert, je vous en supplie ! l’implorait le moine en pressant le pas pour rester à sa hauteur. N’entrez pas armé dans la maison de Dieu !
Lord d’Annandale, sans prêter attention à ses récriminations, continua d’avancer à grandes enjambées vers l’église, sa cape ornée du lion bleu claquant dans la brise. Derrière lui se trouvait le comte de Carrick et dix chevaliers, tous armés. Le comte avait la main posée sur le pommeau de son épée et sa cotte de mailles scintillait sous son surcot et son manteau. L’église, devant eux, était auréolée de la nuance rouge sang du jour qui mourait. Les portes étaient fermées, mais les fenêtres cintrées étaient éclairées de l’intérieur par la lueur des torches.
Robert, qui suivait son père et son grand-père, observa son frère. Tous les deux avaient leurs fourreaux à la ceinture et ils portaient des gambisons en cuir, qu’on avait durcis en les trempant dans de l’huile et de la cire. Par-delà les édifices religieux, Robert aperçut les pentes de Moot Hill qui s’élevaient dans l’embrasement du crépuscule. Les cimes des arbres qui entouraient l’antique lieu des couronnements envoyaient des reflets cuivrés dans les dernières lueurs. Son attention fut distraite de la colline par l’un des chevaliers de son père.
— Restez derrière nous, ordonna l’homme aux deux frères tandis que la compagnie approchait de l’église.
Ignorant les supplications du moine, lord d’Annandale ouvrit les portes en grand. Un tumulte leur parvint en même temps que la lumière flamboyante des torches. Les portes cognèrent contre les murs, et immédiatement les voix se turent.
Robert marchait derrière les chevaliers, il vit une vingtaine d’hommes se tourner vers eux. Il connaissait la plupart d’entre eux depuis l’assemblée de Birgham, cinq mois plus tôt : les évêques de Glasgow et de St Andrews, le comte Patrick Dunbar, le comte Walter de Menmeith et les autres. Le reste de la foule se composait de moines augustiniens de l’abbaye, reconnaissables à leur robe. La nef s’étirait derrière eux, flanquée d’anges et de saints dont les visages de pierre étaient tournés vers l’autel.
— Est-ce vrai ? demanda le vieux Bruce d’une voix frémissante de colère.
Il avait le visage empourpré et la chevauchée jusqu’à l’abbaye de Scone avait ébouriffé la crinière qui lui tenait lieu de chevelure.
Robert n’avait jamais vu son grand-père s’emporter à ce point. Cela le surprit, car jusqu’ici le vieil homme avait paru relativement calme, malgré les désastreux événements du mois précédent.
La famille Bruce était en chemin pour Scone lorsque la nouvelle de la mort de l’enfant lui était parvenue. La rumeur disait que le drakkar qui avait amené la fillette à Orkney avait fait demi-tour et traversait de nouveau la mer du Nord pour remporter sa dépouille chez elle, le vaisseau de mariage étant devenu un bateau funéraire. Les Bruce s’étaient aussitôt séparés : le lord avait galopé vers Annandale pour prendre les dispositions nécessaires à la défense de ses forteresses d’Annan et Lochmaben tandis que le père de Robert retournait à Carrick pour fortifier Turnberry et alerter ses vassaux. L’atmosphère pleine d’optimisme qui avait régné en Écosse durant l’été, le peuple se préparant au couronnement, n’était plus de mise. La succession au trône était de nouveau ouverte.
Robert était allé avec son grand-père à Lochmaben, où des nouvelles encore plus sombres les attendaient, cette fois du Galloway. Même alors, son grand-père était resté calme. Il avait attendu le retour de son fils avant de partir à bride abattue avec la compagnie, renforcée par des chevaliers, vers Scone où les seigneurs se réunissaient.
Mais la placidité du lord prenait fin à cet instant.
— Répondez-moi, est-ce vrai ? gronda-t-il encore, ses yeux balayant la foule silencieuse. Jean de Balliol s’est-il proclamé roi ?
— Oui, dit une voix.
Robert la reconnut immédiatement et se dégagea du groupe des chevaliers pour voir James Stewart s’avancer.
— Mais nous ne l’avons pas encore tous reconnu.
— Reconnu ? s’exclama John Comyn de sa voix sévère. Grand chambellan, à vous entendre, on croirait que c’est un comité qui règle la succession au trône. Elle est héréditaire !
— Lord de Galloway n’est pas le seul à avoir du sang royal, répondit sobrement James. Comment décider autrement que par un vote qui peut prétendre à la couronne ?
— C’est à Jean de Balliol qu’elle revient, trancha Comyn. Nous le savons tous. La primogéniture…
— Notre royaume observe des lois plus anciennes que la primogéniture, l’interrompit le comte de Carrick. Selon ces anciennes coutumes, c’est mon père qui doit s’asseoir sur le trône.
Il s’adressa à tous d’une voix qui résonna sous les hautes voûtes :
— La lignée d’Alexandre s’étant éteinte, la succession remonte à son arrière-arrière-grand-père, le roi David, dernier fils de Malcolm Canmore. Lui-même eut un fils, le comte de Huntingdon. Ayant eu pour mère l’une des trois filles du comte de Huntingdon, mon père est le plus proche par le sang de la lignée royale de la Maison des Canmore.
— Mais sa mère était la deuxième fille du comte, précisa Comyn. Jean de Balliol est le petit-fils de la première-née de Huntingdon, il doit être roi. Selon la loi de primogéniture, la ligne des aînés est toujours privilégiée.
— Nous sommes l’une des familles les plus influentes de ce royaume depuis deux siècles. Mon père a été désigné héritier du trône par le roi Alexandre II, parbleu !
L’abbé de Scone fit une grimace en entendant le dernier mot du comte. Il voulut protester mais John Comyn ne lui en laissa pas le temps.
— Cette histoire est tombée dans l’oubli, comme le pouvoir de votre famille dans ce royaume, répliqua Comyn. Ce serment avait été prononcé alors que le roi n’avait pas d’héritier. La naissance de son fils l’a rendu caduc. Qui a eu la plus grande influence à la cour ces dernières décennies ? lança-t-il à la cantonade. Les Comyn. S’il faut prendre en compte le pouvoir et l’influence pour déterminer le nouveau roi, alors c’est ma famille qui a l’avantage.
La colère déforma les traits du comte, qui s’apprêtait à hausser le ton lorsque lord d’Annandale intervint.
— L’heure est grave, et la question délicate, dit-il d’une voix bourrue qui résonna dans l’église. Nous avions déjà perdu un roi, nous venons de perdre l’espoir d’avoir une reine. Ce royaume a par-dessus tout besoin de force et d’unité. Choisissez Balliol et vous n’aurez qu’un homme sans volonté qui se laisse guider par d’autres.
— Et s’ils vous choisissent ? rétorqua Comyn en se tournant vers les seigneurs. N’oubliez pas que cet homme qui entre avec ses armes dans la maison du Seigneur est aussi celui qui, en pleine crise, a envahi le Galloway. Il ose parler d’unité ? La tombe du roi Alexandre était à peine refermée que les Bruce ont attaqué leur voisin ! Voulez-vous d’un tyran au lieu d’un roi ?
À ces invectives, Robert, qui écoutait la discussion en silence, fit un pas en avant et agrippa le pommeau de son épée. Dans sa main, les bandes de cuir qui ceignaient la poignée étaient chaudes. D’autres chevaliers de son grand-père l’imitèrent, outrés par l’insulte faite à leur maître. Plusieurs seigneurs reculèrent, apeurés, mais Comyn ne bougea pas, défiant lord d’Annandale de son regard belliqueux. Robert dégaina légèrement son épée devant l’air menaçant adopté par Comyn.
— Je vous en prie, messeigneurs ! lança l’abbé en cherchant du soutien auprès des autres nobles. Ce n’est pas le lieu pour un tel conflit !
— J’ai le droit d’être entendu, proclama le vieux Bruce en bousculant James Stewart, qui s’était posté devant lui. On ne peut pas ignorer ma revendication !
— Arrêtez, mon ami, disait James.
— Il n’y a pas de revendication, Bruce, répondit Comyn. C’est fini.
— Par Dieu, je ne laisserai pas faire cela ! fulmina le comte de Carrick qui fendit la foule et fonça à travers l’allée, les yeux brillants.
Robert comprit que son père se dirigeait vers l’autel, sur lequel reposait un gros bloc de pierre. Elle avait une teinte gris clair, la lumière des torches faisait scintiller des sortes de cristaux de sable sur sa surface. Deux anneaux en acier étaient fixés à chacun de ses bords et elle était posée sur une soie dorée où il distinguait les pattes et la tête d’un lion rouge. Robert reconnut d’emblée la Pierre du Destin, l’antique siège qui serait transporté en haut de Moot Hill pour le couronnement du nouveau roi. Le premier roi d’Écosse, Kenneth mac Alpin, l’avait amené à Scone quatre cents ans plus tôt, mais ses origines se perdaient dans la nuit des temps. C’était le siège sur lequel Macbeth s’était assis avant d’être renversé par Malcolm Canmore.
— Je vais prendre de force ce qui appartient à ma famille !
Lord d’Annandale essaya de rappeler son fils, qui arrivait près la Pierre. D’autres nobles protestaient à grands cris. Dans la confusion, Comyn s’approcha du lord.
Robert vit Comyn se saisir du couteau de table qui pendait à sa ceinture, près de sa bourse. Son sang ne fit qu’un tour. Tirant sa lame de son fourreau, il allongea. Il y eut un bruit de métal contre du cuir, et l’éclair de l’acier. Tous les hommes se tournèrent vers le jeune homme au regard furieux qui se tenait entre lord d’Annandale et lord de Badenoch, son épée pointée sur la gorge de Comyn. Le comte de Carrick s’était immobilisé au milieu des rangées d’angelots et regardait son fils avec incrédulité.
Le cœur tambourinant, Robert soutint le regard de Comym. Sa lame n’était qu’à quelques centimètres de son cou. Il avait envie de dire à tout le monde que le lord n’avait pas le droit de provoquer son grand-père, qui s’était battu à raison contre Comyn dont les intrigues visaient à placer Balliol sur le trône, au mépris des souhaits d’Alexandre. Il avait envie de leur hurler que son grand-père était un homme bien meilleur que n’importe lequel d’entre eux, bien plus sage aussi, et qu’ils s’honoreraient de l’avoir pour roi. Mais avant qu’il ait pu prononcer un mot, une main se posa sur son épaule.
— Baisse ton épée, Robert, lui dit son grand-père d’une voix calme, mais implacable.
Robert obéit lentement, en réalisant qu’il était le point de mire de l’assistance. Il remarqua que son frère, sorti des rangs des chevaliers de Carrick, le dévisageait avec étonnement.
— Rien ne sera conclu ici ce soir, dit James Stewart en balayant du regard l’assemblée redevenue silencieuse. Je suggère que nous nous réunissions quand les esprits se seront refroidis et que tout le monde sera là pour faire entendre sa voix.
— Je suis d’accord, l’approuva Robert Wishart.
Son assentiment mit un terme à la discussion.
L’assemblée prit le chemin de la sortie, parcourue de murmures nerveux. Le comte de Carrick remonta le bas-côté, toujours hors de lui. Alors que lord d’Annandale s’apprêtait à partir, John Comyn l’agrippa par le bras et approcha son visage du sien. À côté d’eux, Robert pouvait sentir la forte odeur de la fourrure de loup qui bordait la cape de Comyn.
— Mon père aurait dû vous tuer dans cette cellule à Lewes quand il en avait l’occasion.
Lord d’Annandale se dégagea d’un geste sec. Puis, poussant Robert devant lui, il se dirigea à grands pas vers les portes de l’église, où l’évêque de St Andrews disait d’une voix inquiète à Wishart :
— Si cette affaire ne se règle pas rapidement, le sang va couler.