Chapitre 16

Quand ils sortirent dans la nuit, Robert entendit son père l’appeler par son nom. Sans se retourner, derrière lui, il s’efforça de suivre la foulée décidée de son grand-père.

— De quoi parlait Comyn ? À propos de Lewes ?

Son front se plissa.

— Grand-père !

Le lord s’arrêta d’un coup.

— N’élève pas la voix avec moi, mon garçon.

Il prit le menton de Robert sans ménagement entre ses mains.

— Et tu n’aurais pas dû tirer ton épée contre lui de cette façon. Tu m’entends ? L’heure est à nous défendre par la parole, pas par la violence.

— Je croyais que Comyn allait vous agresser, dit Robert en se dégageant. Et que peut vous faire que je le menace de mon épée alors que vous avez envahi ses châteaux ? Vous le détestez !

— Oui ! répondit le vieux lord en hurlant pratiquement. Mais cette haine a le pouvoir de réduire ce royaume en miettes !

Il s’interrompit quand il vit le comte arriver vers eux. Délaissant Robert, il alla chercher leurs chevaux.

Robert s’obstina à le suivre, il avait davantage besoin de réponse qu’il ne craignait le courroux du vieux lion.

— Vous m’avez appris à monter à cheval et à chasser, vous m’avez entraîné à me battre. Vous m’avez emmené à Salisbury et Birgham et vous m’avez présenté aux hommes les plus puissants de ce royaume. Vous ne cessez de me répéter à quel point je suis important pour l’avenir de cette famille. Pourtant, vous ne m’avez pratiquement pas parlé de votre haine pour les Comyn. Ce n’est pas faute de vous avoir posé la question. Je veux la vérité, grand-père !

— Tu es trop jeune.

Robert s’arrêta.

— Si vous devenez roi, je deviendrai héritier du trône. Ce droit n’est pas déterminé par l’âge. Quelle serait la vérité, alors ?

Lord d’Annadale tourna son visage ridé vers lui. Robert n’y lisait plus de la colère, mais de la surprise. Au bout d’un moment, le lord revint vers lui et le prit par l’épaule.

— Viens.

Il jeta un coup d’œil alentour, le père de Robert arrivait avec ses chevaliers et Édouard.

— Prenez les chevaux, nous vous rejoindrons.

Avant que le comte ait pu répondre, le lord attira Robert à l’écart de la cour.

Lorsqu’ils sortirent de l’ombre des bâtiments, Robert comprit que son grand-père l’emmenait à Foot Hill. Ensemble, ils montèrent jusqu’au sommet désolé. Le soleil s’était couché et l’obscurité prenait possession des lieux. Au-dessus du bourg royal de Scone, par-delà le domaine de l’abbaye, le vent emportait la fumée qui sortait des cheminées. Ce serait bientôt la Toussaint. Leur respiration formait des nuages devant eux quand ils arrivèrent en haut. Au centre du cercle d’arbres, un socle en pierre s’élevait du sol. Robert comprit qu’on devait y installer la Pierre du Destin lors des cérémonies. Il le fixa longuement, bouleversé par l’importance presque sacrée de l’endroit où il se trouvait.

Même avec tout ce que la mort de la Pucelle entraînait, il se rendit compte qu’il considérait toujours irréelles et lointaines les prétentions au trône de son grand-père. Mais là, dans la pénombre de ce lieu où, depuis des temps immémoriaux, les rois d’Écosse étaient sacrés, il sentit le poids de cette vérité peser sur ses épaules : ce n’étaient pas que des mots – c’était aussi réel et solide que la Pierre elle-même. Il songea à l’arbre dont son grand-père lui avait parlé avec tant de sérieux lorsqu’il était arrivé à Lochmaben ; l’arbre dont les racines s’enfoncent loin dans le passé. Les hommes dont le sang coulait dans ses veines étaient montés ici même, sur cette colline. Il marchait sur les traces de ses ancêtres. Tout autour de lui, dans les ombres du crépuscule, Robert pouvait presque les entendre, les voir, les toucher : les fantômes de l’histoire. Les rois des temps anciens.

Dans la lumière mourante, son grand-père se tourna vers lui.

LEWES, ANGLETERRE

1264

Le conseil s’était terminé par l’échange des lettres de déclaration de guerre. Plus aucun mot ne serait prononcé. Désormais, seules les épées s’exprimeraient et c’est dans la chair des ennemis qu’elles le feraient.

Une par une, les trois divisions de l’armée royale quittèrent le havre des murs de la ville en chevauchant derrière leurs commandants. Les nuages blancs filaient les uns derrière les autres dans le ciel matinal en projetant leur ombre sur les collines qui entouraient la ville de Lewes. La campagne en fleur du mois de mai environnait les hommes de la cavalerie et leurs chevaux, ainsi que les soldats qui les suivaient à pied. La lumière du soleil filtrait à travers les feuillages et faisait scintiller fers de lance et cottes de mailles. Gravissant une côte, les bannières hissées, ils laissèrent la ville derrière eux. Le donjon du château, juché sur une butte qui précédait la vallée traversée par une rivière, demeura visible encore un moment. Au-devant d’eux, de plus en plus proches, les attendaient les hommes à la rencontre desquels ils se portaient.

L’ennemi était disposé à flanc de colline, en trois contingents qui s’étiraient sur une distance de plus de cinq cents pas. Ils avaient l’avantage de la hauteur. Dans leur dos, le terrain était parsemé d’arbres. Devant l’une des compagnies était dressée une bannière, divisée en deux moitiés, l’une blanche, l’autre rouge. C’était une image qui convenait parfaitement à la division au sein du royaume qui avait conduit ces hommes, autrefois alliés et compagnons, sur ces collines anglaises écrasées par les nuages. Les chevaliers de l’armée royale, qui venaient de quitter Lewes, avaient les yeux braqués sur cette bannière comme sur une cible, toute leur attention concentrée sur l’étendard lointain et ondulant qui cristallisait leur haine et symbolisait la raison de leur présence ici : les armes de Simon de Montfort, comte de Leicester.

Sir Robert Bruce, lord d’Annandale, prévôt du Cumberland et gouverneur de Carlisle, regardait les lignes immobiles de l’ennemi se rapprocher à chaque foulée de son cheval. Ses hommes chevauchaient autour de lui, onze lances en tout, plus le banneret qui portait ses armes. Ses oreilles étaient pleines du bruit des trois mille hommes en marche à côté de lui. Au-delà de son cercle de chevaliers, il y avait ses compatriotes qui, comme lui, avaient traversé la frontière à l’appel du roi d’Angleterre. Parmi eux se trouvaient Jean de Balliol, lord de Barnard Castle, et John Comyn de Badenoch. Les deux seigneurs avaient une cinquantaine d’années, soit dix ans de plus que lui, les cheveux grisonnants et de surcroît le ventre replet, mais ils étaient prêts pour la bataille, de même que les hommes qui les entouraient. La division entre les deux armées s’étendait même aux familles, car si John Comyn était venu servir le roi, une autre branche de la famille, les Comyn de Kilbride, étaient du côté des rebelles. Combattant auprès de Simon de Montfort, ils espéraient sans nul doute avoir leur part de la gloire déjà acquise par les branches les plus influentes des Rouges et des Noirs.

Bruce n’avait jamais été aussi proche de Comyn depuis son arrivée en Angleterre. Jusqu’à maintenant, les deux hommes s’étaient tenus à l’écart l’un de l’autre, une animosité invisible mais palpable les séparant. Sept ans plus tôt, les Comyn avaient enlevé le roi Alexandre afin de prendre le contrôle de l’Écosse. Même si Alexandre avait depuis récupéré son trône et que la paix négociée n’avait pas été rompue, il ne s’était pas écoulé assez de temps pour que Bruce pardonne cette trahison envers le jeune roi, sur lequel il veillait comme un fils. Et les Comyn Rouges n’avaient pas non plus oublié que Bruce avait soutenu leur ennemi au cours de cette crise et qu’il avait été l’un des artisans de la restauration d’Alexandre, un épisode qui avait failli détruire leur famille.

C’était donc avec une forme d’inquiétude que lord d’Annandale chevauchait sur les collines, conscient que l’ennemi qui se trouvait à ses côtés était peut-être plus dangereux que celui qui l’attendait en face. Une flèche dans le dos. Un raté malheureux. Une chose pareille irait contre le code de la chevalerie, car un noble n’avait pas le droit de tuer intentionnellement un autre noble, même pendant une bataille, mais les Comyn avaient peu de sang noble en eux, bien que leur influence fût grande.

Entendant une corne, Bruce chercha des yeux la bannière du roi Henry qui indiquait sa position à l’avant-garde du flanc gauche de l’armée royale. Les lignes de front de la compagnie du roi ralentissaient. Bruce tira sur les rênes de son cheval et ses hommes se rassemblèrent autour de lui. À travers la forêt de lances, il vit deux autres contingents se déployer sur la colline. Celui du milieu était commandé par le frère de Henry, le comte de Cornouailles, et celui de droite par le fils du roi. Même d’aussi loin, on reconnaissait Édouard avec ses couleurs rouge écarlate et jaune. L’année précédente, il était revenu de France à la tête d’une grande compagnie de nobles français avec l’intention de libérer ses terres du pays de Galles de la férule de Llywelyn ap Gruffudd. Au lieu de cela, il s’était retrouvé plongé dans le conflit entre son père et son grand-père, conflit qui s’était envenimé au point d’aboutir à l’inenvisageable : la guerre civile.

Cela faisait six mois qu’Édouard pourchassait Simon de Montfort et ses partisans à travers le royaume, et jusque dans le pays de Galles où les montagnes et la menace de Llywelyn gênaient son activité. Bruce, qui se trouvait au service du roi depuis le début de l’année et avait contribué à une victoire contre les forces de Montfort à Northampton, avait beaucoup entendu parler des exploits d’Édouard. En dépit de ses réserves concernant le tempérament impétueux et agressif du jeune homme, Bruce était impressionné. Il n’avait jamais vu un homme abordant les batailles avec une telle confiance. Le roi Henry avait ordonné à l’un de ses barons de mener l’aile gauche à la charge, et le comte de Cornouailles avait choisi son fils pour diriger l’attaque au milieu. Mais à droite, Édouard mènerait lui-même ses hommes. Le comte de Leicester avait peut-être l’avantage de la hauteur du terrain, mais c’était tout. L’armée royale, forte de dix mille hommes, était deux fois plus importante que celle des rebelles. Montfort était âgé d’une quarantaine d’années et il n’avait jamais connu le champ de bataille. Édouard avait vingt-cinq ans, il était déterminé et plein du sentiment juvénile de son immortalité, sentiment qu’il avait étrenné l’été précédent en France, dans le sang des tournois.

Des deux côtés, on resserrait les attaches des boucliers, on baissait les heaumes sur les coiffes matelassées, on ajustait les étriers, on vérifiait les sangles. Les écuyers donnaient leur lance aux chevaliers, qui l’empoignaient fermement par la hampe. Aujourd’hui, les fers n’étaient pas émoussés. C’étaient des lances de guerre. Derrière les lignes de front de la cavalerie royale, les hommes des plus petits contingents, dont celui de Bruce, se tenaient prêts, mais n’avaient pas encore enfilé leur heaume. Ils formeraient la deuxième vague. À l’arrière, les hommes de l’infanterie couvraient les pentes d’un foisonnement de lances et d’épées. Eux aussi auraient un rôle à jouer. Après les chevaliers.

La corne retentit de nouveau dans les rangs de Henry, et l’ennemi lui aussi fit sonner la charge ; deux bêtes rugissant l’une contre l’autre de part et d’autre des collines verdoyantes. Les chevaliers de l’armée royale s’élancèrent. Ils progressèrent d’abord au pas, genoux contre genoux. Les hommes de Montfort restèrent immobiles, s’efforçant de garder le contrôle de leurs chevaux. Ces hommes arboraient la croix blanche des croisés, signe que leur cause était sacrée, comme l’avait proclamé leur chef. Les royalistes se penchèrent en avant sur leur selle pour aider leurs destriers à gravir la côte. Le pas se mua bientôt en trot, et les cloches des caparaçons se mirent à tinter. Quand ils approchèrent de l’ennemi, les trois compagnies se distinguèrent plus facilement, l’aile gauche de Henry se dirigeant sur l’aile droite de Montfort et les deux compagnies au milieu s’apprêtant à s’affronter. Mais Montfort attendait encore. Des cris de guerre à s’en déchirer la gorge se firent entendre du côté des royalistes ; des cris sauvages lancés par des hommes qui savaient que cette charge pouvait être leur dernière. Puis ils abandonnèrent le trot pour le galop et la terre commença de vibrer. Au dernier moment, dans le but de préserver l’énergie des hommes et des chevaux pour le combat, Monfort libéra sa cavalerie. Ses chevaliers éperonnèrent leurs destriers, qui se ruèrent à la rencontre de l’ennemi. Les chevaux laissaient des plaies blanches au sol, leurs fers arrachant l’herbe et dévoilant la craie qui se trouvait en dessous. Les lances se dressèrent vers l’ennemi tandis que des centaines de tonnes d’acier et de muscles se précipitaient les unes contre les autres.

Quand les armées se rencontrèrent, lord d’Annandale, qui observait en compagnie des hommes restés en retrait, découvrit l’effrayante puissance d’une charge de la cavalerie lourde anglaise. Les lances se brisaient, les chevaux se cabraient et les hommes chutaient de leur selle. Le sang jaillit, la chair ne pouvant rien quand les lames et les points d’acier transperçaient le matelassage et les mailles. On cherchait avant tout à faire tomber les hommes de leur cheval, à les blesser et à les capturer, car les cadavres ne rapportaient pas de rançon, mais dans le chaos de la charge, la mort se comportait comme une prostituée se fichant bien de savoir qui elle entraînait dans les ténèbres, vénérable chevalier ou jeune homme à peine déniaisé.

La compagnie d’Édouard s’abattit sur le flanc gauche des rebelles tel un poing sur un parchemin, creusant de grandes brèches entre ses lignes. Quand les rangs se resserrèrent, les hommes se débarrassèrent des lances devenues inutiles et dégainèrent les épées pour occire autant d’ennemis que possible. Le cognement sourd de l’acier sur les boucliers et les hurlements des hommes et des chevaux s’unirent en une clameur démentielle. Il y avait de moins de moins de chevaliers à cheval, ceux qui étaient à terre essayaient de désarçonner les autres et de les attirer dans la mêlée. Au sol, quand leur épée leur avait été arrachée des mains, c’est avec leur dague que les hommes poursuivaient le combat. Toute notion de chevalerie était balayée par la sauvagerie de la bataille. Les armes fendaient l’air, cherchant l’ouverture dans les défenses adverses. Sous leurs sabots, les chevaux écrasaient des jambes, des doigts, des colonnes vertébrales.

L’odeur du sang enflait au-dessus du champ de bataille tandis que la compagnie d’Édouard réduisait les rebelles. La moitié de ses hommes était engagée dans la bagarre, l’autre les encerclait pour les isoler. Les partisans de Montfort se défendaient avec acharnement, mais ils furent bientôt cernés. Ceux qui avaient réussi à rester en selle voyaient leurs chevaux s’écrouler sous eux après avoir reçu un coup d’épée dans les pattes arrière. Les hommes d’Édouard firent entendre leur cri de ralliement ; un cri qui avait fait venir tant d’ambitieux sous sa bannière, depuis les tournois en France et la campagne au pays de Galles. Lentement mais sûrement, les lignes ennemies cédèrent sous les assauts des forces d’Édouard. Les cornes retentissaient, encourageant le jeune prince et ses chevaliers à porter le fer dans l’aile gauche chancelante de l’armée de Montfort.

Les deux autres contingents des forces royales étaient engagés dans des batailles plus sobres, plus traditionnelles, contre l’aile droite et le centre. Les rebelles avaient perdu moins d’énergie dans la charge initiale et avaient laissé les troupes du roi se fatiguer dans la montée. Montfort lui-même, ainsi que ses chevaliers les plus expérimentés, occupait le centre, face au comte de Cornouailles. Le fils de Cornouailles n’avait pas très bien mené la charge, ses hommes s’étaient éloignés les uns des autres à l’approche cruciale du point d’impact. À l’inverse, Montfort avait maintenu la cohésion de ses lignes et formé une barrière invincible contre laquelle les chevaliers de Cornouailles s’étaient écrasés, telles des vagues contre les rochers. Depuis, la bataille du centre s’était étendue sur tout le flanc de la colline. À plusieurs reprises, les royalistes avaient tenté de déborder les rebelles, mais les cornes de Montfort avaient appelé les archers pour qu’ils déversent sur eux une pluie de flèches, qui les avait aveuglés et désorientés.

De l’autre côté de la colline, au milieu de l’aile gauche chaotique de Montfort, les hommes d’Édouard hissèrent la bannière rouge au dragon de feu, signal qu’ils entendaient se montrer impitoyables. Les nobles qui survivraient à la bataille seraient faits prisonniers pour en tirer une rançon, mais les soldats d’infanterie qui attendaient derrière ne devaient pas s’attendre à la même clémence. Comme il s’agissait pour l’essentiel de paysans de Londres, ils n’étaient pas monnayables. Ils ne représentaient qu’une occasion d’assouvir sa soif de sang et de donner à manger aux vers. Les chevaliers d’Édouard, contournant les débris de la cavalerie ennemie, foncèrent droit sur eux. N’ayant pas les moyens de résister à cette force brute, les soldats se mirent à courir en direction des bois, poursuivis par les hommes d’Édouard qui se ruèrent en haut de la colline avant de disparaître de l’autre côté.

 

L’aile droite de Monfort continuait avec opiniâtreté à repousser les troupes du roi Henry. Lord d’Annandale agrippa sa lance et la tint droit devant tandis que son cheval se faisait bousculer. Son heaume réduisait sa vision à deux fentes où il ne distinguait que chaos et son genou était écrasé entre sa selle et le destrier d’un autre homme. La chaleur étouffante dans son heaume et l’odeur de sa propre transpiration le faisaient suffoquer. De temps à autre, quand il apercevait une ouverture, Bruce hurlait un ordre à ses hommes, toujours pressés autour de lui, et tous ensemble ils avançaient pour la bloquer en tombant comme des diables sur tous ceux qui essayaient d’y passer. La compagnie d’Édouard était partie depuis longtemps, comme les soldats qu’ils poursuivaient. Seuls restaient l’aile droite et le centre de l’armée de Montfort, mais bien qu’inférieurs en nombre leur détermination était sans faille. La disparition d’Édouard avait laissé la compagnie de Cornouailles vulnérable sur un côté et Monfort se servait de cet avantage en faisant déborder les forces du comte par ses chevaliers.

Une nouvelle brèche s’ouvrit devant Bruce et un rebelle en profita pour s’immiscer. Il était couvert de sang, son bouclier gondolé et fendu au milieu. Il fonça sur Bruce, combattant anonyme dans son armure en acier, seules les armoiries du surcot et des ailettes offrant un indice sur son identité. Bruce ne les connaissait pas. Il lui assena un coup de lance et toucha le côté du heaume. La pointe en fer crissa contre la joue de métal avant de poursuivre sa route. Sous l’impact, l’homme fut projeté en arrière, ce qui ne l’empêcha pas de faire tournoyer son épée. Il atteignit Bruce au crâne, et celui-ci eut l’impression qu’on venait de lui écraser un marteau sur la tête. Le coup résonna un moment puis, écumant de rage, lord d’Annandale surmonta la douleur et lança un nouveau coup. Mais le chevalier n’était déjà plus là, l’un des hommes de Bruce l’avait fait tomber à bas de son destrier et des sabots le piétinaient au milieu de la boue et du sang. Autour de Bruce, les cris des hommes et des chevaux étaient partout. Les hommes de Montfort étaient toujours plus nombreux à transpercer les lignes de Henry.

Un cheval se cabra à côté de Bruce, et son cavalier tomba sur lui en perdant sa lance. Tirant sur les rênes pour maîtriser son cheval qui paniquait, refusant de le laisser se tourner, Bruce reprit son équilibre et arracha son épée de son fourreau. Un autre rebelle arrivait sur lui. Alors que son cheval faisait tout pour le désarçonner, il parvint à abattre sa lame sur la nuque de l’homme, les mailles craquant sous la force de son coup. L’épée s’enfonça dans la chair avant que le lord ne la libère dans une gerbe de sang. Quelque part, une corne hurlait.

Le comte de Cornouailles s’était fait déborder par les forces de Montfort. Se retrouvant pris dans une mer de soldats ennemis, ses chevaliers étant incapables de le rejoindre, le frère du roi livrait un combat désespéré pour se dégager. Éperonnant son cheval, il réussit à sortir de la mêlée et à filer à travers champs. Comme les troupes de sa maison le suivirent, leur corne sonnant la retraite, la bataille pour le centre se délita. Le reste des forces de Cornouailles, privées de chef et prises de panique, commença à se disperser. Exaltés par ce revirement, les rebelles leur donnèrent la chasse. Voir les troupes royales en proie à la confusion la plus totale encouragea les hommes de Montfort à attaquer avec encore plus de détermination, et sur tout le front de la bataille, les brèches commencèrent à se multiplier dans les lignes du roi Henry. Simon de Montfort avait clamé qu’il s’agissait d’une guerre sainte contre le roi. Et pour l’heure, à ce qu’il semblait, Dieu était dans son camp.

Un cri s’éleva. Faites retraite ! Faites retraite !

Le roi Henry et ses chevaliers fuirent en premier, la bannière rouge flottant au vent tandis qu’ils lançaient leurs destriers au grand galop pour rentrer à Lewes. La retraite tourna à la débandade. Lord d’Annandale fut balayé, emporté dans le tumulte. Un homme s’écrasa au sol avec son cheval en soulevant un nuage de poussière. Bruce planta les talons dans les flancs de sa monture, il se pencha en avant et sauta, les sabots heurtèrent durement le sol de craie en retombant. Son banneret était à ses côtés, et quelques-uns de ses hommes se trouvaient juste derrière lui. Il arrivait tout juste à les apercevoir par les fentes de son heaume. Tout le reste n’était que confusion, les soldats d’infanterie couraient dans tous les sens à travers la colline, devançant les chevaliers.

 

Tout autour de la ville de Lewes, des torches brûlaient. Les flammes s’élevaient dans la nuit en dégageant une fumée âcre qui dérivait au-dessus des toits. Près d’un édifice, à quelque distance du château, les torches formaient une constellation au milieu des ténèbres.

Dans une cellule du prieuré de Lewes, quatre hommes attendaient. Le premier était assis sur la seule paillasse disponible, la tête enfouie dans les mains, le deuxième adossé au mur près de la porte, et le troisième assis par terre, les genoux remontés contre la poitrine. Quant au quatrième, debout près de la fenêtre, il regardait les hommes attroupés allumer des feux entre les dépendances du prieuré.

Bruce entendait des chevaux hennir désespérément. Trop grièvement blessés pour être sauvés, on les achevait. Par-dessus leurs cris désolants s’élevaient des rires rauques et des chansons. Les hommes de Montfort n’avaient pas mis longtemps à célébrer leur victoire. Bruce les voyait à travers la fenêtre couverte de toiles d’araignée de la cellule. Entendant l’un des hommes renifler, il jeta un coup d’œil dans son dos. John Comyn, près de la porte, gardait les yeux fermés et Balliol se tenait toujours la tête à deux mains. Bruce supposa que cela devait venir de leur compagnon d’infortune recroquevillé à même le sol. L’écuyer ne devait pas avoir plus de dix-huit ans ; à peine plus jeune que son fils aîné, qui se trouvait en Écosse. Ses yeux se perdaient dans la nuit. Bruce grogna en jetant un coup d’œil à Balliol, qui aurait dû s’occuper de lui, puisqu’il était son maître. Au bout d’un moment, il se retourna. Il n’avait aucune envie d’offrir quelques mots de réconfort à un inconnu. D’ailleurs, il n’aurait su quoi lui dire, car comment apaiser qui que ce soit après une telle défaite ?

Quelques heures plus tôt, lorsque la bataille avait viré à la débâcle, les troupes du roi Henry avaient fui vers l’abri de l’enceinte du monastère, où le roi avait établi son campement depuis son arrivée à Lewes. D’autres chevaliers étaient allés se terrer en ville. L’infanterie n’avait pas eu autant de chance. Ne pouvant battre en retraite à la même vitesse que les chevaliers, ils avaient dû être des cibles faciles pour leurs poursuivants. Leur mort, quoique brutale, avait au moins été rapide. Pour Bruce, l’humiliation de l’emprisonnement et le fait de devoir attendre qu’un autre homme décide de son futur étaient un sort bien pire. Pendant la bataille, un homme avait le choix, il décidait comment combattre, comment mourir. Il était toujours libre. Ici, tout choix était interdit. Il détestait cette mort insidieuse, qui lui ôtait le contrôle de ses actes, plus qu’il ne craignait la mort physique.

Juste après que le roi et ses hommes se furent barricadés dans le prieuré, les rebelles avaient pris la ville d’assaut. Le prieuré avait été encerclé et Montfort avait fait défiler devant l’édifice quelques-uns des hommes capturés sur le champ de bataille, dont le comte de Cornouailles. À l’évidence, Montfort prenait plaisir à faire savoir à Henry que son couard de frère avait fui la bataille et s’était caché dans un moulin à vent. Il avait alors menacé d’exécuter le comte devant le prieuré si le roi refusait d’accepter les termes de sa reddition. Une telle menace paraissait impossible, car aucun comte n’avait été exécuté en Angleterre depuis presque deux siècles, et que cela allait contre les codes de guerre. Mais Montfort n’était pas engagé dans une bataille normale : il avait déclaré la guerre à son roi et tentait de s’emparer du royaume. Henry devait se livrer à lui et laisser un conseil de barons gouverner à sa place ; telles étaient les exigences de Montfort. Il resterait roi, il en porterait le titre, mais n’aurait pratiquement plus aucune autorité.

Bruce était dans le réfectoire avec ses chevaliers quand cinq hommes avaient fait irruption. L’un d’eux, mal en point, était soutenu par deux de ses camarades. Tous étaient maculés de sang et de poussière, et une odeur pestilentielle les accompagnait. À leur tête se trouvait le prince Édouard. Comme les autres, Bruce écouta le jeune homme raconter à l’un des barons comment il avait anéanti l’infanterie en fuite de Montfort, qu’il avait poursuivie sur une longue distance, avant de revenir et de s’apercevoir que la bataille était finie. Sa compagnie avait été attaquée alors qu’elle essayait de rentrer en ville. Il avait pu s’échapper et, ayant deviné que son père s’était réfugié au prieuré, il avait traversé à la nage un fossé éloigné des troupes de Montfort.

Peu après, le roi était arrivé et s’était frayé un chemin dans la salle bondée. L’inquiétude et le soulagement qui se lisaient sur son visage avaient rapidement cédé la place à la colère. Apostrophant son fils, il avait exigé de savoir pourquoi celui-ci avait déserté le champ de bataille. Édouard avait fait face sans se démonter. D’une voix impérieuse, il avait répondu qu’il pensait son père capable de défendre son aile. Un silence avait suivi, Henry avait paru sur le point de s’effondrer, sa colère et sa détermination semblaient l’abandonner et il avait déclaré à son fils qu’ils n’avaient d’autre choix que de se rendre. Édouard protesta, disant qu’ils avaient des vivres, qu’ils pouvaient tenir des semaines. Mais cette fois, c’est le roi qui ne voulut rien entendre. Montfort avait menacé d’exécuter son frère. C’était terminé.

— Vous avez précipité notre perte en quittant la bataille, avait conclu Henry. Vous porterez le poids de cette reddition.

Henry se tourna ensuite vers l’assemblée et, d’une voix forte, il annonça :

— Écoutez-moi tous. Ma décision est prise.

Les négociations entre royalistes et rebelles se poursuivirent, mais ce n’étaient plus que des formalités. Sur ordre de Montfort, les hommes à l’intérieur du prieuré furent séparés en fonction de leur rang et de leur région, et ils durent rendre leurs armes. Le prieuré, leur sanctuaire, devint la prison où ils attendirent que Montfort décide de leur sort. Il était prévu qu’Édouard serve d’otage. Henry, lui, serait escorté à Londres, où il n’aurait pas plus de liberté que son fils en captivité.

La mâchoire de Bruce se crispa en entendant une nouvelle fois l’écuyer renifler. Il était légitime de penser que des quatre hommes dans la cellule, il était celui qui y laisserait le moins de plumes. Il n’était pas simple fantassin, donc à moins que Montfort ait l’intention d’exécuter l’ensemble de la noblesse, il pourrait acheter sa liberté contre une somme négligeable. Pour lord d’Annandale, la perspective d’une rançon était terrible. Il était l’un des seigneurs les plus puissants d’Écosse, et il avait de l’influence à la cour de Henry. Montfort ne le laisserait pas partir pour rien. Il pouvait ruiner sa famille pour des générations. Fermant les yeux, il pensa à saint Malachie et à sa malédiction qui, depuis ses aïeux jusqu’à ses fils, concourait à la chute de sa lignée, à son malheur.

Le loquet tourna et tous quatre levèrent les yeux. Balliol lutta pour se remettre debout, une grimace tordant son visage. La porte s’ouvrit et un homme apparut, une torche à la main. Bruce le reconnut. Il l’avait déjà vu à Édimbourg. C’était William Comyn, chef des Comyn de Kilbride.

John Comyn rompit le silence.

— Pour une fois, on dirait que vous avez choisi le bon camp, cousin.

William Comyn sourit d’un air sombre.

— Les Rouges ont eu longtemps le pouvoir, et ils ont dirigé notre famille d’une main de fer. C’est peut-être notre tour à présent.

— Si vous êtes venu pavoiser, vous pouvez garder votre salive, répliqua John. Quoi que Montfort me fasse, les Comyn Rouges continueront comme avant. Je peux compter sur mon fils et héritier pour cela.

Une menace voilée sourdait dans ses paroles. Le sourire de William Comyn s’effaça.

— Au contraire, cousin. Je suis venu vous relâcher.

Balliol eut un rire dédaigneux. Son écuyer, lui, s’était levé, plein d’espoir.

— Je ne savais que le comte de Leicester prenait ses ordres d’un Écossais, railla-t-il.

— Sir Simon récompense ceux qui se montrent loyaux. J’ai demandé la libération de mon parent et il m’a accordé la sortie de trois prisonniers contre mes services.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda John avec méfiance.

— Nous ne sommes peut-être pas toujours d’accord, cousin, mais nous restons des Comyn, au-delà de nos ambitions personnelles. Cela ne servirait à rien, ni pour les Comyn de Kilbride ni pour moi, de vous ruiner à cause d’une rançon. En échange de votre libération, ce que je veux, c’est une plus grande part du pouvoir et de l’influence qu’exerce notre famille.

Malgré ses explications, John ne paraissait pas convaincu.

— Ma rançon ferait de Montfort un homme riche. Pourquoi laisse-t-il trois hommes partir ?

— Les cellules sont pleines de nobles, dont le prince Édouard, de quoi largement remplir ses coffres. Et d’ailleurs, l’argent n’est pas sa motivation. Il sait que vous remplissiez simplement vos devoirs auprès du roi. Il préfère vous laisser libres de devenir des alliés coopératifs, ajouta William en regardant Bruce et Balliol, plutôt que de vous garder prisonniers.

Balliol avait retrouvé de l’énergie.

— Eh bien, il peut compter sur ma coopération. Et les Comyn de Kilbride également. La famille Balliol aura une dette envers vous, sir William.

— Sir ? l’appela timidement l’écuyer tandis que Balliol sortait de la cellule.

Balliol lui jeta un coup d’œil.

— Nous nous occupons de votre rançon, lui dit-il d’un air indifférent.

— Sir, je vous en supplie, l’implora l’écuyer.

— Venez, insista William Comyn auprès de lord d’Annandale.

Alors que Bruce se décidait à bouger, John Comyn lui barra la route.

— Pas lui, dit-il en croisant le regard de lord d’Annandale. Ses yeux noirs luisaient dans la lumière tremblotante des torches.

— Pardon ? s’étonna Sir William.

— Bruce reste, déclara John Comyn sans le quitter des yeux.

— Sir Simon de Montfort m’a autorisé à libérer trois hommes.

— A-t-il précisé lesquels ?

— Non, mais…

— Alors voilà votre troisième, l’interrompit John en désignant l’écuyer, dont le soulagement fut instantané.

— La rançon d’un écuyer est presque nulle, cousin. Il n’en vaut pas la peine.

— Faites-moi ce plaisir, répondit John Comyn.

Le coin de sa bouche se releva en une moue dédaigneuse.

— Vous souvenez-vous, sir Robert, quand ma famille est venue vous voir à l’époque où sir Alexandre, un enfant, s’est assis sur le trône ? Nous vous avons demandé votre soutien. Je suis sûr que vous ne l’avez pas oublié, c’était une sombre époque et aucune famille n’a été autant éprouvée que la mienne. Plusieurs décennies de travail obstiné au service de la couronne nous avaient permis d’amasser une fortune et d’accroître notre influence, mais tout cela menaçait de nous glisser entre les doigts. Vous auriez pu nous aider, garantir l’équilibre des pouvoirs jusqu’à ce que le roi soit en âge de régner, vous auriez pu éviter que nous ayons besoin de recourir à des extrémités pour assurer notre survie.

— Pour assurer votre survie ? s’insurgea Bruce en avançant d’un pas. Vous avez détenu votre roi contre sa volonté !

— Mais vous rappelez-vous votre réponse ? reprit John Comyn. Vous avez dit que vous préféreriez servir le diable lui-même qu’une famille de basse extraction comme la nôtre. Je vous avais dit qu’un jour, je vous ferais payer cette décision qui menaçait d’entraîner la ruine de ma famille. Ce jour est venu.

Lorsque William Comyn fut sorti, suivi de Jean de Balliol et de l’écuyer, John Comyn ferma la porte de la cellule derrière lui. La dernière chose que vit lord d’Annandale, ce fut le visage de John Comyn éclairé par les torches.