Chapitre 17

La ville de Lincoln était noyée sous la pluie. Les nuages bouchaient le ciel et un déluge incessant s’abattait sur la multitude réunie devant la cathédrale. Mères et enfants, marchands des guildes et fermiers, aubergistes et mendiants, pieux ou curieux, tous se pressaient pour apercevoir la procession royale qui s’était engouffrée une heure plus tôt à l’intérieur de la cathédrale, par la porte surmontée d’un arc en plein cintre. Tout là-haut, la cloche sonnait sans interruption. Son carillon se répercutait au-dessus de la foule muette, du marché détrempé et jusqu’aux rues désertes.

Dans la cathédrale, caverneuse et obscure, la congrégation priait debout, remplissant les allées jusqu’au chœur des Anges. Les seigneurs et leurs dames, les barons et les chevaliers, les caméristes et les officiers royaux étaient tous habillés de noir, le visage caché sous les capuches et les voiles. Les boucliers des chevaliers étaient recouverts de tissus qui cachaient leurs couleurs et leurs armes, et les rendaient anonymes dans la douleur. La cathédrale elle aussi avait pris le deuil, des soieries noires arachnéennes étaient suspendues aux voûtes. Une lumière blême s’infiltrait par les trèfles à trois et quatre feuilles de l’étage, illuminant les volutes fantomatiques qui s’élevaient des bâtons d’encens et des cierges. La pluie cognait contre les grands vitraux de la façade et battait à un rythme constant souligné par la cloche.

Pour Édouard, qui se tenait debout devant le grand autel dans un habit de velours noir d’encre, cette cloche ressemblait aux battements d’un cœur. Dans son dos se trouvait le jubé, derrière lequel les arcades de marbre veiné se succédaient le long de la nef en une imitation grotesque de cage thoracique. Devant le roi, placé sur un catafalque et éclairé par le halo lumineux des cierges, était posé un cercueil. Il était recouvert d’un drap mortuaire de soie vénitienne, brodé de centaines de petites fleurs en or, de sorte qu’on ne distinguait qu’une forme en dessous : une silhouette anguleuse, noire, de taille humaine. Dans ce cercueil se trouvait sa femme.

Édouard demeurait stupéfait de la rapidité avec laquelle le Seigneur avait réclamé son âme. Quelques jours à peine après la terrible nouvelle de la mort de Marguerite de Norvège, la future épouse de son fils, Éléonore était retombée malade. En Gascogne dejà, elle avait souffert d’une maladie dont elle ne s’était pas vraiment remise et le médecin soupçonnait qu’elle était cause de la fièvre qui l’avait consumée avec une telle voracité. Édouard avait fait venir Éléonore à Lincoln pour qu’elle soit près du sanctuaire de St Hugues d’Avalon, mais rien, aucune prière, aucun médecin, aucun miracle, n’avait pu la sauver.

Cela faisait trente-six ans qu’Éléonore, sa reine espagnole, était à ses côtés. Quand ils s’étaient mariés en Castille, il avait quinze ans, et elle juste douze. Et tout ce temps, elle l’avait passé près de lui. Elle l’avait rejoint pendant les croisades, l’avait soutenu pendant les campagnes au pays de Galles et lors de la rébellion sanglante de Simon de Montfort. Elle avait été à son côté dans la maladie et la défaite, dans l’exil et dans la gloire, et elle lui avait donné seize enfants, dont sept étaient morts. Elle avait été sa raison d’être, son reflet, sa compassion et sa sagesse. Voilà qu’elle n’était plus qu’une dépouille dans une boîte en bois, et ses organes lui avaient été enlevés pour être consacrés à Lincoln tandis que son corps était convoyé à Londres avec toute la pompe royale dont Édouard était capable. Il avait payé les hérauts pour qu’ils annoncent sa mort à travers le royaume et, bientôt, dans toutes les villes d’Angleterre, la cloche funèbre sonnerait, de Winchester à Exeter, de Warwick à York.

Tandis que l’évêque entonnait un psaume du bréviaire, le roi entendit qu’on pleurait derrière lui. Il se retourna à demi et vit son fils, Édouard de Caernarfon, au milieu de ses quatre sœurs aînées. Le garçon pleurait, la tête enfouie dans les mains, le corps parcouru de sanglots. Le roi fit volte-face sans un mot. Sa propre peine nichait en lui, elle infiltrait chacun de ses muscles et de ses tendons, elle lui liait les tripes et menaçait de faire exploser sa poitrine. S’il l’avait laissée éclater, il se serait effondré. Et il n’avait aucune intention de s’effondrer. Il avait peut-être perdu la femme qu’il aimait. Mais il ne perdrait pas ses nerfs.

Quand l’évêque eut prononcé les dernières paroles de la messe de requiem, la congrégation revint à la vie. Pendant que les acolytes aspergeaient le cercueil d’eau bénite avec des brins d’hysope, dans le chœur les seigneurs et les évêques se levaient, pressés de présenter leurs respects à sa défunte épouse et à lui-même. Édouard ne voulait ni de leur sympathie, ni de leur pitié, qui, pour certains d’entre eux, seraient insincères. Plusieurs barons récalcitrants s’étaient montrés mécontents de son long séjour en France et avaient fait part de leur frustration au parlement le mois précédent. Pour Édouard, la tristesse qu’ils affichaient n’était qu’un masque et il ne supportait pas plus de contempler leur hypocrisie que ce cercueil. Faisant signe à John de Warenne au premier rang, le roi sortit par une porte du transept et emprunta un couloir qui menait au cloître. Le comte de Surrey le suivit quelques instants plus tard.

La pluie tombait toujours avec la même intensité sur le carré d’herbe qui occupait le centre du cloître. Édouard ferma les yeux et inspira l’air glacial de novembre, qui le revigora après l’enivrante odeur de l’encens. Il se tourna au moment où John de Warenne se matérialisait derrière lui. En vieillissant, le comte, qui faisait une tête de moins que lui, avait pris du ventre. Les muscles qu’il avait développés grâce à des années d’entraînement et de combat, se ramollissaient et rendaient plus épaisse sa silhouette carrée. Le roi fut frappé par le changement physique de celui qu’il considérait comme le plus capable et le plus loyal des hommes. Il se demanda si c’était une métaphore de son règne. Lui aussi devenait-il plus mou ? Plus flasque ? Était-ce la raison pour laquelle tout allait de travers ? Cette idée le crispa.

— Répétez-moi ce que disait le message de l’évêque de St Andrews.

John de Warenne sembla prendre le temps de réfléchir à sa réponse.

— Alors ?

Le comte s’éclaircit la voix.

— Pardonnez-moi, Sire, mais cette discussion est-elle opportune en ce moment ? Ne préférez-vous pas attendre et…

— Au contraire, le coupa froidement Édouard. Je veux commencer à planifier mes prochaines actions avant que les Écossais resserrent les rangs et nous éliminent de cette affaire.

— L’évêque disait que sir Jean s’est déclaré roi suite à la mort de Marguerite, mais que sir Robert Bruce d’Annandale a lui aussi des vues sur le trône. Les hommes du royaume sont divisés entre ces deux prétendants et l’évêque craint que cette division provoque une guerre. Il vous implore de venir dans le nord pour contribuer à restaurer la paix. Il pense que les seigneurs écossais vous écouteront. Il veut que vous soyez impliqué dans le choix du successeur.

Édouard considérait l’herbe détrempée et l’eau qui dégoulinait le long des piliers.

— La situation n’est-elle pas identique à celle que mon père a connue à l’époque du couronnement d’Alexandre ?

John de Warenne paraissait sceptique.

— Il y a des similitudes, mais je ne dirais pas qu’elle est identique, Sire.

— Mais les Écossais avaient demandé l’intervention de mon père parce que Alexandre était encore un enfant lorsqu’il est monté sur le trône, s’impatienta Édouard. Et par son intervention, mon père avait réussi à arranger un mariage entre ma sœur et le roi.

Le comte acquiesça.

— Oui, mais ce mariage n’avait pas permis à votre père de s’assurer un véritable contrôle sur le trône d’Écosse. Son emprise sur le royaume était faible, si vous me permettez.

— Mon père n’a jamais su tirer avantage des situations, répondit Édouard. Et pour Balliol et Bruce ? Quel roi feraient-ils, selon vous ?

— Eh bien, comme il est marié à ma fille, je connais mieux sir Jean que Bruce, dit Warenne avec circonspection. Balliol est quelqu’un de malléable. Il n’a pas de poigne. Il préfère recevoir des ordres qu’en donner. Bruce, de son côté, est un homme fin, et il a un fort caractère, même s’il a toujours été un allié loyal et que les terres qu’il possède en Angleterre font de lui votre sujet comme il était celui d’Alexandre.

Les rides qui marquaient le front d’Édouard se creusèrent.

— Lorsque Alexandre a évoqué la possibilité d’un mariage entre nos maisons, je croyais avoir trouvé un moyen d’assouvir mon ambition sans grandes dépenses, ou sans perdre d’hommes. Vous savez comme moi que les guerres au pays de Galles ont grevé mes finances. Je ne peux pas me permettre une campagne militaire aussi coûteuse. Pas maintenant, alors que les barons essayent de profiter de ma longue absence.

Édouard se tourna vers Warenne.

— Mais je me suis trop battu pour rester les bras ballants. Je ne veux pas avoir fait tout cela en vain. Mon père a peut-être été aveugle lorsque les Écossais lui ont offert une opportunité, je ne le suis pas. Dès que ma femme aura rejoint son dernier lieu de repos, je partirai au nord terminer ce que j’ai commencé il y a six ans. Je ne crois pas qu’une guerre sera nécessaire pour que la prophétie s’accomplisse.

 

Affraig serra sa cape autour d’elle pour se protéger du froid de ce soir de décembre. Le vent lui mordait la peau et lui arrachait des larmes. Le ciel était blafard, la colline morne et nue. Seules quelques feuilles s’accrochaient encore aux branches du chêne. Autour du tronc, le sol était recouvert de brindilles posées sur un tapis de feuilles rousses. Affraig s’aperçut que deux autres destins étaient tombés au cours de la nuit. Le vent qui avait fait rage toute la journée dans la vallée et ébranlait sa maison les avait jetés à bas de l’arbre. Elle les ramasserait plus tard, elle brûlerait les brindilles et la corde qui les liait, puis elle enterrerait les objets. Elle les confierait à la terre.

Elle s’accroupit, posa le pilon et le mortier qu’elle portait et fit courir ses doigts sur le sol. Il était dur comme de la pierre. Prenant le pilon à deux mains, elle l’enfonça dans la terre noire, qu’elle retourna. Elle laboura et l’effort réchauffa son corps. De temps à autre, elle s’arrêtait pour ramener en arrière les cheveux qui lui tombaient devant les yeux. L’odeur de moisi fut de plus en plus sensible à mesure que les mottes de terre s’amassaient à ses pieds. Elle déposa le pilon dans le mortier et prit une poche attachée à sa ceinture. Déjà elle voyait un ver bien gras sortant d’une des mottes, fouillant aveuglément la terre. Elle le pinça entre ses doigts, il se tortilla, et elle le glissa dans la poche. Elle retourna les mottes entre ses mains pour en trouver d’autres. Et elle continua jusqu’à ce qu’elle eût entassé sept vers de terre. Alors, après avoir refermé la poche, elle ramassa le pilon et le mortier.

Quand elle entra dans la maison, les chiens levèrent les yeux vers elle, pleins d’espoir. Sans leur accorder la moindre attention, elle alla vers le coin de la pièce où étaient entreposées ses herbes. La femme ne tarderait plus à venir. Après avoir mis une poignée d’orge dans le mortier, Affraig sortit les vers un à un et les déposa sur les grains. Les lombrics se tortillèrent les uns sur les autres, leurs corps annelés scintillant dans la lumière que dispensait une bougie. Affraig posa la main à plat sur le mortier, puis inséra le pilon entre son pouce et son index. Les premiers mouvements ne réussirent qu’à glisser entre les vers, mais leurs corps éclatèrent bientôt et elle mania son instrument de plus en plus rapidement. Fermant les yeux, elle murmura des incantations avant de retirer le pilon et de le cogner contre le mortier, qui contenait désormais une bouillie visqueuse. Elle hésita un instant à saupoudrer des têtes de lavande sèches, mais y renonça. La femme ne la payait pas assez cher pour cela.

Affraig nettoyait le mortier quand les chiens se dressèrent et se mirent à aboyer. Elle siffla en traversant la pièce, ce qui les fit taire. Elle ouvrit la porte et vit deux femmes qui descendaient la colline, leurs capes de laine claquant au vent. Elle entendit la plus grande des deux éclater d’un rire aigu. Cela eut le don de l’agacer. À une époque, on venait chez elle en silence, avec révérence même, plein de crainte et d’effroi. Aujourd’hui, les femmes plaisantaient entre elles en se présentant à sa porte pour obtenir des potions d’amour et des sortilèges. D’une certaine façon, elle se demandait si elles y croyaient vraiment, même si cela leur coûtait quelques pièces. Elles le faisaient au cas où, par exemple, Dieu n’aurait pas écouté leurs prières. Elles avaient oublié ces jours anciens, quand les femmes des guerriers lançaient des malédictions au ciel, espérant que la foudre frappe l’ennemi ; ces jours anciens où, quand les druides arpentaient la terre de Bretagne, chacun baissait la tête, car il était interdit de poser les yeux sur ces hommes saints. La vieille magie disparaissait. Cela faisait déjà longtemps.

Les deux femmes entrèrent dans la maison, l’une appuyée sur l’autre, en surveillant les chiens du regard. Affraig alla au comptoir prendre la poche en lin fermée par une ficelle dans laquelle elle avait versé tout à l’heure son mélange de vers et d’orge, puis elle s’approcha de la plus grande des femmes.

— C’est fait.

— Et pour la suite ? demanda la femme en prenant lestement la poche dans ses doigts boudinés.

— Mettez-le dans sa nourriture la nuit prochaine, la lune sera pleine. Vous devez vous assurer qu’il mange tout. Quand ce sera le cas, il vous aimera.

La femme passa la langue sur ses lèvres en couvant la poche des yeux.

— Et il me demandera de l’épouser ?

— Il ne désirera plus que vous, c’est tout ce que je peux vous dire.

— Comment vas-tu le mettre dans son plat ? demanda l’autre femme par-dessus l’épaule dodue de son amie.

— Je vais m’arranger pour aller en cuisine avant que le repas soit servi dans la salle des gardes.

— Tu as intérêt à être certaine que ce soit bien lui qui le mange, ricana l’autre. Sinon, c’est ce vieux benêt de Yothre qui te courtisera !

La femme jeta un coup d’œil à son amie, puis se tourna anxieuse vers Affraig.

— Et s’il ne le mange pas pendant la pleine lune ?

— Cela ne marchera pas. Le sortilège n’aura aucun effet.

La femme regarda son amie avec inquiétude.

— Il est à Annandale avec sir Robert. Est-ce qu’il sera revenu à temps ?

— On les attend d’un jour à l’autre, d’après ce que dit lady Marjorie.

— Le comte de Carrick est à Annandale ? s’enquit Affraig.

— Oui, répondit sa cliente, visiblement jamais avare de commérages. Vous n’êtes pas au courant ? Comme la pauvre petite Marguerite est morte, un grand conseil doit avoir lieu. Lady Marjorie dit que le roi d’Angleterre va venir au printemps pour aider à choisir le nouveau roi. Le comte Robert va bientôt revenir à Turnberry pour préparer sa plaidoirie. Il veut revendiquer le trône.

— Revendiquer le trône ? répéta Affraig avec étonnement. Mais ce n’est pas lui qui en a le droit, c’est son père, lord d’Annandale, qui peut prétendre au trône.

La femme n’avait pas l’air convaincue.

— Son père est aussi vieux que ces collines. Il ne portera pas la couronne bien longtemps. Et c’est le comte qui lui succédera.

Elle eut un sourire satisfait.

— Ses chevaliers bénéficieront grandement de son élévation.

— Et toi aussi, si tu en épouses un, murmura son amie en lui pinçant le bras, ce qui la fit glousser.

La femme tendit la main vers Affraig.

— Voilà votre dû.

Affraig sentit les pièces chaudes tomber dans sa paume. Résistant à l’envie de les jeter au visage de la femme, elle serra le métal poisseux dans ses doigts froids et alla vers la porte, qu’elle ouvrit sans un mot, le visage fermé.

Les deux femmes sortirent aussitôt dans le vent glacial. Affraig les regarda remonter la colline, la plus grande des deux tenant la poche devant elle en chantant d’une voix enfantine tandis que l’autre riait. Puis elle leva les yeux vers le chêne dont les branches se dressaient au-dessus d’elle comme des bois de cerf contre le ciel. Son regard erra jusqu’à une cage, tout en haut, qui oscillait au bout de sa ficelle. Elle se revit la fabriquer en récitant une invocation contre la malédiction de saint Malachie. Elle se rappelait la main du vieux Bruce qui s’était posée sur son épaule, le crépitement du feu, son souffle dans son cou et, dehors, la pluie d’étoiles filantes. Elle se tourna vers l’ouest, vers Turnberry. Sa mémoire était occupée par le comte, mais en pensant à son fils, elle reprit ses esprits. Il y avait aussi des étoiles filantes le jour où il était né. Elle se rappelait avoir vu la planète Mars rouge et renflée, bille de sang en suspension dans les ténèbres du ciel.