Chapitre 19

— Elle te regarde.

Robert avala une gorgée du vin couleur prune tandis qu’Édouard se penchait contre lui, hilare.

— Vraiment ?

Robert s’adossa nonchalamment contre le mur, mais son regard vola furtivement au-dessus des têtes des danseurs de l’autre côté de la salle. Son frère le considérait en riant.

— En fait, non.

— Imbécile, ronchonna Robert.

Il chercha dans la foule le voile rouge qu’il avait repéré quelques minutes plus tôt. La salle était pleine du son des cornemuses, des tambours et des pas des danseurs. Les tables à tréteaux, sur lesquelles on avait festoyé un peu plus tôt, étaient poussées contre les murs pour faire de la place. Une rangée de femmes enjouées traversa la piste à la rencontre des hommes, bouchant la vue de Robert. Il tourna la tête et aperçut alors le voile rouge, sur l’estrade. C’était elle.

Elle s’appelait Eva et elle était la fille du comte Donald de Mar, l’un des plus fidèles alliés de son grand-père. Robert l’avait rencontrée à plusieurs occasions au cours de l’année passée, son père étant venu à Annandale soutenir le lord pendant les audiences. Ce n’était pas la première femme qu’il remarquait : une ou deux filles de Lochmaben avaient retenu son attention quand il s’y trouvait, comme la nièce d’un vassal de son grand-père, qui avait fait de lui un homme dans une grange en lisière du bois. Mais Eva était différente. Elle était de son rang et c’était une jeune dame instruite qui avait bien plus confiance en elle que les filles du village. Robert avait peur qu’elle ne soit pas aussi facile à impressionner.

Tandis qu’il la dévorait des yeux, Eva alla vers son père et passa son bras autour de ses épaules. Son voile rouge en soie, maintenu en place par sa couronne de tresses, se plissa légèrement, découvrant son visage. Quelques mèches de cheveux blonds flottaient devant ses joues, auxquelles la chaleur et le vin avaient donné des couleurs. Le vieux comte se pencha vers elle. Elle lui sourit et lui glissa un mot à l’oreille. Robert quitta sa place d’un pas résolu et, sans voir le sourire narquois de son frère, se fraya un chemin dans la cohue. Une femme tourbillonna devant lui en riant, un peu essoufflée, avant de se retrouver dans les bras de son cavalier. Robert porta sa coupe à ses lèvres et vida les dernières gorgées de vin, puis il la tendit à un serviteur qui passait. Ce soir, il n’était pas un simple écuyer. Ce soir, il était le petit-fils d’un homme qui serait peut-être bientôt roi.

Un an s’était écoulé depuis que les treize hommes s’étaient agenouillés au château de Norham et que le roi avait pris le contrôle de l’Écosse. L’audience s’était ouverte l’été précédent au bourg royal de Berwick par les pétitions écrites de chacun des prétendants, complétées des rouleaux détaillant leur généalogie. On avait composé une cour de cent un hommes, dont quatre-vingts avaient été choisis par les deux principaux prétendants, lord d’Annandale et Balliol, et les autres par Édouard lui-même. Les rouleaux avaient été expédiés en France pour que les savants de la Sorbonne les étudient. L’attente touchait à sa fin. On attendait le verdict du roi d’un jour à l’autre et lord d’Annandale avait organisé la fête de ce soir pour remercier les seigneurs qui l’avaient appuyé. Le vieux Bruce, qui avait maintenant soixante-dix ans, avait confiance, non sans raison. Seul Balliol pouvait rivaliser avec lui sur la question du sang. Et puis il était un vassal loyal du roi d’Angleterre, il avait servi sous les ordres d’Édouard en Terre sainte et s’était battu aux côtés de Henry contre Simon de Montfort. Encore plus crucial, il avait obtenu le soutien de sept des treize comtes d’Écosse, qui selon l’ancienne coutume avaient le pouvoir de choisir le roi.

Robert approchait du dais, les yeux rivés sur Eva, lorsqu’il entendit qu’on l’appelait par son nom. Il se tourna, c’était sa mère. Les cheveux de Marjorie, d’un noir de jais, dégringolaient sous un filet de soie bleu assorti à sa robe. Pour Robert, elle avait l’air d’une reine, droite et belle. Ce n’est qu’en allant à sa rencontre qu’il vit les cernes sous ses yeux et la peau tendue sur ses os. Il comprit alors que ces audiences n’avaient pas seulement éreinté son grand-père et il eut honte de n’avoir pas pensé à elle ces derniers mois. Robert jeta un coup d’œil à son père, qui se trouvait sur l’estrade. Le comte avait une coupe à la main et, bien que la circonstance commandât la gaieté, il semblait scruter le monde avec une mauvaise humeur inaltérable. Robert se dit qu’il n’avait pas dû être facile à vivre.

— Mon fils, dit la comtesse en contemplant Robert, qui était vêtu de chausses noires et d’une tunique boutonnée. Comme tu es beau.

Robert entendit quelqu’un rire nerveusement, et il s’aperçut que l’une de ses sœurs l’observait à la dérobée, cachée derrière les jupes de la comtesse. C’était la plus jeune, Matilda. Pouffant toujours, elle courut rejoindre ses autres sœurs qui étaient assises avec la nourrice. Il n’arrivait pas à croire qu’elles avaient changé à ce point depuis la dernière fois qu’il les avait vues. Mary était une turbulente petite fille de sept ans qui se mettait toujours dans l’embarras, comme Édouard. Christiane, neuf ans et des cheveux bouclés, paraissait sensible et sérieuse, tandis qu’Isabel avait l’air d’une belle jeune femme. Il aurait aimé que ses autres frères soient à la fête ce soir, mais Niall et Thomas étaient à Antrim, suivant le même chemin que lui, et Alexandre devait entrer dans les ordres. On disait qu’il irait à Cambridge étudier la théologie.

— Je ne t’ai pas encore vu danser, reprit la comtesse en posant sa main froide sur sa joue.

— Il est encore tôt, répondit Robert, dont les yeux allèrent presque involontairement jusqu’à l’estrade.

Lady Marjorie lui adressa un regard complice.

— Demande-lui, murmura-t-elle avant d’aller se mêler à la foule.

Robert, que la perspicacité de sa mère avait mis mal à l’aise, monta sur l’estrade, d’où l’on dominait l’assemblée. Puis il alla vers la table sur laquelle étaient éparpillés les restes du festin et, passant devant son père plongé dans ses pensées, se dirigea vers son grand-père et le comte de Mar. Le comte d’Atholl, sir John, était là avec sa femme, elle aussi fille du comte Donald, et vêtue d’une robe rouge comme sa sœur. Robert s’approcha d’eux en essayant de ne pas prêter attention à la robe rouge qui l’obnubilait. Il ouvrit la bouche, espérant que quelqu’un de courtois lui adresserait la parole en premier, et alors, comme par magie, son grand-père leva les yeux vers lui.

— Ah, Robert, nous parlions justement de toi.

Le lord paraissait en excellente forme, malgré les veines rouges qui sillonnaient le bout de son nez.

— C’est vrai, dit John d’Atholl. Votre grand-père nous racontait vos exploits à la chasse aujourd’hui.

Le jeune homme au regard ardent se pencha vers Robert avec un sourire chaleureux, ses cheveux frisés retombant sur ses yeux.

— On me dit que c’est vous qui avez donné le coup de grâce. J’aurais bien voulu voir cela.

— Un cerf à seize cors, précisa lord d’Annandale en se renfonçant dans un siège avec un grognement satisfait avant de prendre sa coupe. Le meilleur de la saison, et le dernier.

Robert n’y tenait plus. Il jeta un coup d’œil en coin à la tache rouge qui se trouvait en périphérie de son champ de vision. Eva croisa son regard. Elle aussi souriait, mais c’était un sourire moins chaleureux, plus détaché que celui des hommes, comme si, le jaugeant, elle ne s’estimait pas réellement impressionnée. Elle avait les yeux d’un bleu plus pâle que les siens. La couleur d’un ciel de printemps, décida-t-il.

— Eva.

Une petite fille, l’une de ses sœurs, montait les marches d’un pas hésitant.

— Oui, Isobel ?

— Tu veux bien danser avec moi ?

Eva serra une dernière fois l’épaule de son père et descendit légèrement de l’estrade en prenant sa sœur par la main. Avant de disparaître dans la foule, laissant derrière une traînée rouge, elle jeta un bref regard en arrière vers Robert.

Le comte d’Atholl se leva et enlaça sa jolie femme.

— Je crois que je vais les rejoindre, annonça-t-il avant de se tourner vers Robert avec un grand sourire. Faites attention, Robert, toutes les sœurs seront bientôt prises.

Le jeune homme adressa un clin d’œil au comte de Mar et à lord d’Annandale, qui rirent tous deux d’une façon qui laissait à penser qu’ils n’avaient pas seulement parlé de ses talents de chasseur. Il avait dix-huit ans ; la question de son mariage ne devait sans doute pas être très éloignée de leur esprit, surtout eu égard aux circonstances. On choisirait bientôt pour lui une épouse de haut rang, avec une dot appropriée. Eh bien, se dit-il à la vue des sourires entendus des hommes, ce n’est pas encore fait. Désireux de changer de sujet, il laissa ses yeux errer sur la feuille de palmier accrochée au manteau de son grand-père.

— Pensez-vous que le roi Édouard va répondre à l’appel du pape, qui veut une nouvelle croisade ?

Leur expression s’assombrit aussitôt et Robert se maudit d’avoir lancé un sujet de conversation aussi sinistre. Cela faisait six mois qu’ils avaient appris la chute d’Acre, dernière forteresse des croisés en Terre sainte. Les rumeurs parlaient d’hommes et de femmes se jetant à la mer pour échapper aux lames des Sarrasins, au chaos et au feu, de rues pleines de sang et de bateaux pleins à ras bord de réfugiés errant d’un port de la Chrétienté à l’autre. Ce qui avait conduit le pape à préconiser une nouvelle croisade. Mais rien n’était fait.

— Quand notre trône sera occupé, peut-être pourrons-nous répondre à cet appel, répondit son grand-père d’une voix grave avant de vider sa coupe.

Le comte Donald hocha la tête.

— Nous avons besoin de sang neuf pour la guerre sainte, dit-il en se penchant vers Robert. Si un jeune et puissant seigneur prenait la Croix, d’autres le suivraient.

Un grondement rauque s’éleva au bout de la table. Les yeux injectés de sang, les paupières lourdes, le comte de Carrick les regardait du haut de son mépris.

— Un puissant seigneur ! éructa-t-il en se levant.

La chaise recula derrière lui dans un grincement, et il tendit le bras vers Robert, renversant du vin sur la table.

— S’il incarne l’espoir pour la Terre sainte, alors que Dieu nous vienne en aide !

Il n’articulait presque plus, mais Robert comprenait distinctement le moindre mot.

— Assez, intima lord d’Annandale.

— Je ne dis que la vérité. Il ne connaît pas la guerre. Il n’a jamais tué que des bêtes, et non des hommes. Du sang neuf ? poursuivit-il avec une moue. Le sang qui coule dans les veines de nos fils n’est pas comme le nôtre. On croirait du vin coupé à l’eau. Comment voulez-vous faire des croisés de ces avortons ?

Le comte poursuivit sa diatribe, mais Robert n’était plus là pour l’entendre.

Tournant les talons, il descendit quatre à quatre les marches de l’estrade et s’enfonça dans la foule. Il ignora les protestations des gens qu’il poussait, partit en trombe vers les portes et sortit dans la nuit, où le bruit de la musique et des danseurs s’effaça, englouti dans l’obscurité. Il laissa derrière lui la chapelle et les cuisines, les écuries et le chenil dont la silhouette se découpait dans la lueur blanche de la demi-lune, et il alla vers l’enceinte. Devant lui, au-dessus des toits, s’élevait la masse noire de la butte argileuse, avec ses pentes abruptes. À son sommet, protégé par des murs, une tour ronde se dressait tel un doigt pointant les lointaines étoiles. Au lieu d’escalader la butte jusqu’au donjon, où il partageait l’habitation de son grand-père, Robert se dirigea vers la muraille qui ceignait le domaine. Il avait presque atteint la porte lorsqu’il entendit crier son nom. Il se retourna et vit Eva qui courait après lui. Au clair de lune, son voile était si sombre qu’il paraissait noir.

— Vous quittez la fête ?

— J’avais besoin d’air.

Ne voulant pas rester un instant de plus au château, même pour elle, Robert continua son chemin. Eva le suivit sans hésiter, les jupons de sa robe bruissant sur le sol verglacé. C’était la fin de l’automne et la silhouette nue des arbres se découpait contre le ciel. Les gardes saluèrent Robert et, tandis qu’ils ouvraient la porte, leurs regards s’attardèrent sur Eva.

— Prenez garde, maître Robert, lui dirent-ils avec un petit sourire entendu. Le sol est détrempé près du loch, ce soir.

Robert suivit le chemin au milieu des arbres qui menait à Kirk Loch. Ils ne parlaient pas. Étrangement, Robert était d’un calme souverain, entre la colère et l’espoir. Au bout d’un moment, les arbres s’espacèrent et le petit plan d’eau se présenta à eux, resplendissant sous la lune, cerné par la forêt. Le château de son grand-père, siège de la famille depuis plus d’un siècle, avait été construit près de ce plan d’eau, mais contrairement à la forteresse de ses ancêtres près d’Annan, la butte et le donjon avaient été érigés à bonne distance de l’étang. La famille Bruce avait appris à se méfier de la malédiction de saint Malachie.

Robert s’arrêta et contempla l’étendue d’eau.

À côté de lui, Eva frissonna dans l’air glacial et se rapprocha en se frottant les bras.

Robert savait ce qu’il devait faire, il savait même qu’elle désirait qu’il le fasse, mais le visage de son père, déformé par le dédain, ne laissait pas son esprit en paix. Ses paroles s’infiltraient en lui comme un poison. Bientôt, Eva posa sa main sur la sienne et enlaça ses doigts aux siens. Quelque part dans les bois, une chouette hulula. La respiration de Robert s’accéléra, des nuages de buée se formèrent devant lui. L’image de son père reflua, vaincue par le contact de cette main sur la sienne. Il sentait son pouls, aussi rapide que le sien. Il se tourna vers elle avec l’envie de chasser la moindre de ses pensées et pressa ses lèvres contre les siennes. Elle se crispa, surprise par sa ferveur, puis se laissa aller contre lui. Elle avait un goût de vin.

Robert entendit un bruit lointain, et supposa d’abord que c’était le sang qui battait à ses tempes, mais le son ne fit qu’augmenter et il comprit qu’il s’agissait de sabots cognant contre le sol. Trois, peut-être quatre chevaux. Il se détacha d’Eva.

— D’autres invités ? murmura-t-elle.

Il vit ses lèvres humides et son estomac se noua.

— Non, répondit-il d’une petite voix avant de se racler la gorge. Tout le monde est là.

Robert hésita. Il avait envie de rester dehors avec elle, mais cette intrusion l’avait distrait. Il était bien tard pour voyager.

— Viens.

Il la prit par la main et ils rebroussèrent chemin à travers bois, laissant le loch inerte et silencieux derrière eux.

En arrivant près des remparts, Robert s’aperçut que les cornemuses ne jouaient plus. Ayant franchi la porte, il entendit des éclats de voix venus de la salle. Il y avait des chevaux dans la cour. Robert se précipita dans la salle, dont les portes étaient grandes ouvertes. Le brouhaha était à son comble. Soudain, Édouard émergea au milieu de la foule. Apercevant Robert, il vint le rejoindre. Robert n’avait jamais vu son jeune frère avec un visage aussi morose.

— Que se passe-t-il ?

— On vient de nous annoncer que John Balliol sera roi.