Chapitre 21

Les semaines qui suivirent l’élévation de Robert au rang de chevalier furent sombres pour la famille Bruce, fuie par ses alliés et menacée par ses ennemis. Depuis l’époque de saint Malachie, ils n’avaient jamais autant vécu sous le signe du désastre, et le vieux lord passait une bonne partie de ses nuits à genoux dans la chapelle de Lochmaben, à prier le saint de retirer sa malédiction vengeresse. Robert se joignait parfois à lui, inquiet de son humeur erratique et hanté par les fantômes d’Affraig et de son arbre à destins. La cage contenant le nœud coulant était-elle jamais tombée, ou subissait-elle toujours l’érosion du temps, aussi obstinée que le saint qui avait maudit leur lignée ? Alors qu’il était déchiré entre deux possibilités, se retirer à Carrick qui était maintenant son comté, ou rester à Lochmaben avec le vieil homme, la décision avait été prise pour lui par la froide main de la mort.

Peu après le couronnement de Jean de Balliol, tandis que leurs soutiens se dispersaient, n’ayant pas l’envie ou le courage de défendre les ennemis jurés du nouveau roi d’Écosse, lady Marjorie était tombée malade. La comtesse était mal en point depuis longtemps, elle n’avait jamais semblé se remettre de la naissance de Matilda, mais son état empira progressivement, les accès de fièvre devenant de plus en plus fréquents, jusqu’à cette nuit maudite où elle trépassa. Quand la nouvelle de son décès était arrivée à Lochmaben, Robert était aussitôt parti pour Carrick, pour assister à ses funérailles et affronter le silence hostile de son père. Sa mort fit éclater la famille. Comme si elle était la corde qui les avait liés les uns aux autres et que, elle partie, plus rien ne les rattachait.

Quelques semaines plus tard à peine, son père avait emmené sa fille aînée, Isabel, et avait fait voile pour la Norvège, où ils séjournaient en qualité d’invités du roi Éric. Après son départ, resté seul pour régler les affaires de sa mère et celles, plus complexes encore, du comté, Robert fut heureux de recevoir en mars de la nouvelle année un message de son grand-père, qui lui demandait de venir à Lochmaben. Confiant Carrick à l’un de ses vassaux, un chevalier du nom de Andrew Boyd, Robert partit avec Édouard pour le château de leur grand-père.

À l’arrivée des deux frères, le vieux Bruce avait fait appeler Robert dans sa chambre, au donjon. Bien qu’il ne se fût écoulé que quelques mois depuis leur dernière rencontre, lorsque le page le fit entrer, Robert fut bouleversé de voir à quel point il avait changé. Il avait laissé un homme bien bâti que sa musculature faisait toujours paraître plus jeune qu’il n’était, il retrouvait un vieillard rabougri et voûté, prostré dans sa chaise près du feu, aux cheveux blancs épars.

Il se leva avec difficulté tandis que Robert traversait la pièce, le page refermant la porte dans son dos. Robert prit le vieil homme dans ses bras et il sentit son corps osseux contre le sien.

— C’est bon de vous voir, grand-père.

— Toi aussi, mon garçon, répondit le lord d’une voix rauque avant de lui désigner un tabouret près du feu. Assieds-toi, je t’en prie.

Tout en s’installant, Robert regarda autour de lui les tapisseries qui évoquaient des scènes familières, comme celle près du grand lit où l’on voyait un groupe de chevaliers sur des coursiers noirs poursuivant un cerf blanc. Cela lui rappela les chasses auxquelles son grand-père l’avait emmené dans les bois d’Annandale et il éprouva soudain une bouffée de nostalgie. Il avait été obligé d’endosser rapidement le costume de comte, et les joies de la jeunesse lui semblaient de lointains souvenirs.

— Comment vont les choses à Carrick ? l’interrogea sir Robert en l’examinant.

— Je prends mes repères, répondit posément Robert après un moment de réflexion. Sir Andrew Boyd m’est d’une grande aide. Je lui ai confié la charge de la garnison de Turnberry en mon absence.

— Et tes vassaux ?

— J’ai accepté les hommages de ceux qui vivent à côté de Turnberry. Mais entre le mauvais temps et les naissances des agneaux, je n’ai pas encore eu le temps de tous les faire venir.

— C’est le début, dit le vieux lord en hochant la tête. Tu as le temps d’apprendre à connaître tes sujets.

Ses yeux noirs scintillèrent à la lueur du feu.

— La fortune n’a pas beaucoup souri à notre famille l’année dernière, Robert, mais nous ne devons pas laisser l’adversité effacer deux cents ans d’influence sur ce royaume. Je pensais ce que je t’ai dit le jour où tu as été adoubé – je veux que tu revendiques le trône au nom de notre famille.

Il soupira en contemplant ses mains ridées.

— Je suis fatigué. Fatigué dans mes os et dans mon cœur. Ton père est à l’étranger, il essaie de bâtir des alliances avec la Norvège et je ne sais absolument pas quand il sera de retour. L’heure est venue pour toi d’endosser le manteau que nous avons porté si longtemps. Mais je ne crois pas que tu puisses y arriver en Écosse, poursuivit-il en plantant ses yeux dans ceux de Robert. Ici, le souvenir de notre défaite et de la victoire de Balliol est encore trop frais dans la mémoire du peuple. Je ne veux pas que tu pâtisses de mon échec.

Robert voulut protester, mais le vieux lord leva la main.

— J’y ai longuement réfléchi et j’ai le sentiment que tu servirais mieux les intérêts de notre famille en étant ailleurs, pour l’instant. C’est pourquoi je veux que tu te rendes en Angleterre. Les domaines que nous y possédons forment une partie de ton héritage, il est important que tu prennes le temps de comprendre leur valeur et de rencontrer les hommes qui un jour te jureront fidélité. Après cela, tu iras présenter tes respects au roi Édouard à Londres.

— Il a installé notre ennemi sur le trône, répondit Robert avec perplexité. Pourquoi irais-je lui présenter mes respects devant sa cour ?

Robert secoua la tête. Il aurait pu s’attendre à une telle proposition de la part de son père, mais pas de son grand-père, qui avait toujours fait en sorte de garder ses distances avec le roi d’Angleterre. Cependant, le vieux Bruce se montra catégorique.

— Notre position en Écosse est gravement affaiblie. Nous devons la renforcer ailleurs si nous voulons que notre famille retrouve son autorité. Tu emmèneras ton frère, continua le lord en prenant la coupe de vin posée sur la table, à côté de lui. Et un petit groupe d’hommes que j’ai choisis pour toi. J’ai peur que cette escorte ne convienne pas vraiment à un homme de ton rang, mais avec ton père à l’étranger et un ennemi sur le trône, je dois garder autant d’hommes ici que possible.

Il leva sa coupe et la tendit vers Robert, qui écoutait en silence.

— Je compte sur toi, Robert.

 

Le cheval rejeta sa tête sur le côté, et le blanc de ses yeux apparut à travers les fentes du caparaçon noir qui couvrait sa silhouette massive. Comme le chevalier se penchait pour saisir la lance que lui tendait son écuyer, son surcot s’écarta et découvrit le scintillement d’écaille de sa cotte de mailles. Pour calmer le fougueux destrier, il ramena les rênes dans sa main gauche, derrière le bouclier fixé à son bras. Plat en haut et pointu à sa base, près de son genou, ce bouclier était noir, avec une harpe rouge en son centre. Les ailettes en bois sur ses épaules portaient les mêmes armes, seul signe permettant de l’identifier dans son armure encombrante et son heaume.

Les acclamations de la foule qui assistait au tournoi de Smithfield redoublèrent lorsqu’un deuxième chevalier, de l’autre côté du terrain, prit sa lance. Celui-là portait un surcot bleu avec une rayure blanche qui passait en diagonale au milieu de six lions jaunes. Son bouclier arborait un dessin étrange. D’un rouge sanglant, son centre était frappé d’un dragon jaune.

Une corne retentit. Les chevaliers enfoncèrent leurs talons dans les flancs des chevaux, qui s’élancèrent immédiatement au galop, malgré la boue et les éclats de bois des lances précédemment utilisées. Le chevalier au dragon faillit perdre le contrôle de son cheval, sur le point de sortir de sa ligne, mais d’un coup sec sur les rênes, il le redressa à temps pour lever sa lance. Autour du champ, on se tordait le cou pour voir l’affrontement. La pointe en acier vint percuter le bouclier et la hampe de la lance se brisa net. L’impact fut brutal. Le chevalier à la harpe rouge fut projeté en arrière, sa propre lance décrivant un arc de cercle, et il bascula par-dessus la selle haute tandis que son cheval continuait sa course. Il retomba au sol dans un grand fracas de métal et d’éclaboussures. La foule hurlait.

Le chevalier au dragon passa au petit galop en arrivant à l’extrémité du champ, et l’assistance s’écarta pour ouvrir un passage à la bête en armure. Au dernier moment, cependant, il fit demi-tour et relança son cheval vers l’endroit où son adversaire gisait. Là il s’arrêta, prêt à mettre pied à terre et à se battre. Mais le chevalier au sol demeurait inerte. La corne retentit de nouveau et trois écuyers arborant la harpe rouge se précipitèrent à son secours, l’un se pressant de prendre les rênes de sa monture pendant que les deux autres s’occupaient de leur maître à terre. Le chevalier au dragon se contenta de les observer sans rien faire, sauf maîtriser le destrier qui piaffait. La foule s’était calmée, elle attendait la suite. L’homme était-il seulement inconscient, ou avaient-ils assisté à sa mort en cette belle matinée de mai ? C’était un spectacle assez commun lors des tournois, même si désormais les lances étaient équipées de pointes émoussées et que les épées étaient faites de fanons de baleine pour réduire la force des coups.

L’homme bougeait encore à terre, on aperçut à travers les jambes des écuyers un bras qui se levait, des doigts qui remuaient. Les écuyers reculèrent et l’homme se remit sur ses pieds, son bouclier cabossé pendant au bout de sa sangle. Debout, vacillant, il retira son heaume, indiquant par là qu’il ne continuerait pas le combat. Le chevalier au dragon relança son cheval au galop en décrivant de grands cercles avec son épée, accueillis par la clameur du public.

Assis avec son frère dans la tribune royale, Robert applaudit avec enthousiasme tandis qu’on emmenait le chevalier blessé et que deux nouveaux combattants se présentaient sur leur destrier. Ce n’était que la troisième joute de la journée, mais il n’avait jamais vu de chevaliers aussi doués et puissants que sur ce terrain. Pourtant, il avait assisté à quelques tournois en Écosse, mais cela n’avait rien à voir avec la somptuosité de ce qui se déroulait devant ses yeux. Tout était plus grandiose, à Londres ; les chevaux étaient plus grands, les tenues des chevaliers plus élégantes, qu’il s’agisse des flammes en soie accrochées aux hampes des lances ou des plumes qui décoraient les heaumes. Les foules, elles aussi, étaient plus importantes. Robert constata qu’il y avait encore des gens qui faisaient la queue pour franchir l’entrée entre les deux tentes rayées. Les chevaliers de la maison royale les fouillaient pour leur retirer leurs armes, interdites lors des tournois. Cela était dû à une loi relativement ancienne, promulguée après qu’un tournoi se fut encore terminé en émeute, avec des dizaines de morts. Depuis, les joutes étaient devenues plus populaires que les violentes mêlées et les tournois avaient acquis un certain raffinement, avec des juges, des récompenses, où seuls des chevaliers de haut rang étaient autorisés à participer, contre une somme princière. Malgré tout, les chevaliers du roi semblaient amasser une pleine charrette de dagues et de couteaux.

Alors que Robert reportait son attention sur le terrain, son regard tomba sur l’hôte du tournoi. Le roi Édouard, plusieurs rangées devant lui, se tenait droit dans son trône matelassé, trois lions brodés à l’avant et à l’arrière de son surcot, ses cheveux blanc cendré impeccablement bouclés. Autour de lui, la loge royale était pleine de barons et de seigneurs venus de toute l’Angleterre, ainsi que de dames qui arboraient des robes incrustées de joyaux et des coiffures délicates et complexes d’où des morceaux de soie voletaient au vent. Les pages en tunique turquoise s’agitaient alentour tels des colibris, se tenant prêt à tout moment à satisfaire telle ou telle requête.

Robert étudia le roi un moment. Peu après Noël, obéissant à son grand-père, il avait écrit à Édouard depuis le domaine de l’Essex où il se trouvait pour lui expliquer qu’il représentait les intérêts de sa famille en Angleterre et qu’il désirait présenter ses respects à la cour. Au début de la nouvelle année, un message portant le sceau royal lui était parvenu, l’invitant au printemps au parlement afin de discuter avec le roi de ses projets de croisade. Alors qu’il était arrivé depuis une semaine à Londres, Robert attendait toujours l’audience royale, rebuffade que son frère commentait déjà avec scepticisme. De son côté, il en concevait cependant un certain soulagement, car lui-même éprouvait encore du ressentiment à l’égard d’Édouard et il savait qu’il ne lui vaudrait rien de le laisser paraître. Pas ici, à Londres, au milieu de cette munificence, avec cette cour où les loups étaient si nombreux.

Robert oublia le roi pour regarder les deux adversaires qui trottaient sur le terrain, suivis par leurs écuyers qui leur tendaient leur lance. Il ressentit un soupçon de jalousie à les voir ainsi parader sur les plus beaux chevaux que l’argent pouvait acheter, adorés et admirés par la foule. Les difficultés liées aux fiefs anglais – les plaintes des fermiers, disputes infimes qu’il fallait résoudre – avaient lourdement pesé sur ses épaules au cours de l’année écoulée. Mais le frisson des tournois et la grande scène de Londres avaient réveillé en lui des désirs qui allaient bien au-delà du fardeau des responsabilités. Il y avait dans ce spectacle tout qui lui avait fait rêver de chevalerie, quand il était encore un enfant : l’euphorie, la gloire. La reconnaissance.

Il acclama comme le reste de la foule les chevaliers qui faisaient le tour du terrain, levant le poing en l’air pour s’attirer le soutien des spectateurs. Le premier portait comme blason un lion d’argent, le deuxième un aigle vert. Robert cessa d’applaudir lorsqu’il vit que le chevalier à l’aigle vert avait un bouclier rouge sang avec un dragon jaune en son centre.

— Tu as vu son bouclier ? demanda-t-il tout bas à son frère au milieu du vacarme. C’est le même que le précédent vainqueur.

— Ils viennent peut-être de la même maison, répondit Édouard tandis que le chevalier arrivé à la hauteur de la tribune royale s’inclinait devant le roi.

— Pourquoi un blason différent sur leur surcot, dans ce cas ?

Édouard haussa les épaules. Les chevaliers rejoignaient leur place de chaque côté du terrain. Sur le côté, il avisa d’autres hommes qui attendaient avec leurs écuyers.

— Regarde. Il y en a d’autres là-bas.

En tout, Robert compta treize chevaliers qui se distinguaient par leurs armes alors qu’ils avaient le même écusson décoré d’un dragon. Il n’avait jamais vu une chose pareille. En général, le bouclier d’un chevalier portait les armes de sa maison. Il eut l’intention de demander à l’un des seigneurs dans la tribune, mais ils se levaient tous pour assister à la joute. Ne voulant pas manquer l’action, Robert les imita au moment où les chevaliers, lancés au galop, levaient leur lance.

 

La procession royale avançait le long du chemin poussiéreux, les tambours annonçant son approche. Le roi Édouard était à sa tête avec ses conseillers, dont le comte de Surrey, John de Warenne, et Anthony Bek, l’évêque de Durham. Derrière suivaient les chevaliers du tournoi, qui, pour la plupart, avaient échangé les heaumes et les cottes de mailles pour des chemises en lin et des manteaux brodés. Ils chevauchaient comme des triomphateurs, les joues encore rougies par l’événement. Certains avaient gardé les favoris que les dames leur avaient jetés pendant la joute, morceaux de voile ou de manches, soie d’araignée aussi douce que des ailes de papillon. La bonne humeur qui régnait changeait agréablement du silence maussade qui avait prévalu ces derniers jours, car la cour était préoccupée par les tensions en France où le frère d’Édouard, Edmond, était empêtré dans des négociations difficiles à cause d’une bataille maritime, l’été précédent, entre des navires marchands anglais et la flotte française.

Derrière les chevaliers, les écuyers ramenaient les déchets du tournoi : les lances et les épées brisées, les boucliers fracassés, et un homme sur une litière, couvert de sang et à demi conscient. Aux chevaux de bât était confié le reste. Dans les rues boueuses derrière Smithfield, des enfants au visage crasseux avaient un moment couru à côté d’eux, quémandant quelques pièces. Mais maintenant, la procession traversait de calmes vergers où la brise faisait tomber des fleurs d’une blancheur de neige.

Robert, qui montait près de son frère, parmi les écuyers, baissa les yeux sur les pétales écrabouillés par les sabots de ceux qui allaient devant eux. Avec ses hommes, il était relégué à l’arrière de la procession, avec d’autres seigneurs étrangers et, peut-être, ceux qui avaient autrefois été plus proches du roi mais avaient perdu ses faveurs. Robert avait grandi avec ce système de rangs et de favoritisme, où les tables d’honneur et les loges servaient à appâter les vassaux récalcitrants, ou à récompenser les plus fidèles. Mais ici à Londres, où la noblesse était si nombreuse, entre les puissants comtes du royaume et les plus rapaces des chevaliers, prêts à tout pour des miettes de terre et de fortune, ces symboles étaient régis par une étiquette nébuleuse que Robert n’était pas sûr de jamais comprendre. En Écosse, il s’était naturellement retrouvé incorporé à l’élite. En comparaison, il avait l’impression très nette de ne pas être à sa place. Mentalement, il se répéta les mots de son grand-père qui lui rappelait son illustre ascendance et il se redressa sur sa selle.

Une acclamation s’éleva quand un homme, vêtu d’un surcot bleu avec une longue rayure blanche, sortit de la colonne des chevaliers. C’était le vainqueur du tournoi, qui, après avoir désarçonné son premier adversaire, en avait mis à terre quatorze autres. Il brandit son trophée en l’air, une dague d’une beauté époustouflante, et une autre acclamation suivit. Robert avait été surpris lorsque, à la fin du tournoi, le chevalier avait ôté son heaume et s’était présenté devant la loge royale pour recevoir son prix, car il n’était sans doute pas plus vieux que lui. Le rubis incrusté dans la poignée de la dague rutilait de mille feux. Le chevalier victorieux rentra dans le rang. Alors que la procession sortait du couvert du verger, la tour de Londres apparut sur la gauche. L’enceinte massive de la citadelle du roi Édouard semblait s’élever jusqu’au ciel. Construite par le Conquérant, la Tour avait connu de nombreuses modifications au fil des siècles et des rois, mais aucun, d’après ce que Robert s’était laissé dire, n’en avait fait autant qu’Édouard en vingt ans de règne.

La tête de la compagnie était déjà sur la chaussée qui longeait les douves et, bientôt, Robert et Édouard franchirent les premières défenses menant à l’intérieur de la forteresse royale. Une fois sur la chaussée, ils pénétrèrent dans une barbacane semi-circulaire entourée d’eau et gardée par des soldats. Ensuite, ce fut la première porte, qu’on atteignait par des ponts-levis au-dessus desquels étaient suspendues des herses entourées de meurtrières. En dessous, la surface verdâtre de l’eau était agitée par les ombres mouvantes des poissons. Au-delà des quais royaux qui faisaient le tour des douves, la Tamise coulait lentement le long des remparts sud, du côté des appartements du roi, lesquels, coincés entre des tours aussi graciles que des flûtes, surplombaient le fleuve.

Après la deuxième porte, ils traversèrent la section extérieure située entre deux enceintes. La procession ralentit pour s’engouffrer sous une arcade, le bruit des tambours résonnant contre les tours. Robert et Édouard suivirent le reste de la compagnie dans ce qui apparaissait comme un dédale, et passèrent devant la barge royale amarrée en contrebas des quartiers du roi. Puis ils se retrouvèrent au pied d’une dernière porte, la plus impressionnante, qui donnait accès au cœur de la forteresse. Quand ils eurent dépassé ce long passage ombragé et qu’ils retrouvèrent la lumière du soleil, la tour blanche se dressa devant eux. Le joyau de la Couronne.

Une large avenue flanquée de murs les conduisit à l’immense tour, qui les ébahit par sa grandeur, digne de Dieu, et près de laquelle ils paraissaient si petits. Robert pensa à la butte et au donjon de son grand-père à Lochmaben, un château d’enfant en comparaison. Une porte de plus, décorée de bannières celle-là, et ils débouchèrent dans le saint des saints, où un gigantesque escalier de pierre menait à l’entrée de la tour. Les chevaliers et les seigneurs mirent pied à terre, et les palefreniers emmenèrent les chevaux aux écuries pendant que les serviteurs guidaient la noblesse vers la tour.

Robert tendit les rênes de son cheval à son écuyer, Nes. Parmi les six écuyers, les deux serviteurs, l’intendant et le cuisinier qui les accompagnaient, Édouard et lui, depuis leur départ d’Écosse, c’est avec le jeune et calme Nes, fils d’un chevalier d’Annandale vassal de son grand-père, qu’il avait noué la relation la plus intime. Pendant que les écuyers emmenaient les chevaux, les deux frères gravirent l’impressionnant escalier. Le vacarme des tambours avait cessé et le son plus agréable des cornemuses et des lyres leur parvenait. Tandis que les énormes portes se rapprochaient, ils entendirent les murmures étonnés des gens devant eux. Ils entrèrent. D’innombrables piliers en marbre flanquaient la vaste pièce dont tous les murs étaient décorés de tapisseries. Cependant ce n’est pas l’architecture qui stupéfia le plus les deux Bruce, mais l’abondance de plantes et d’arbres qui donnaient l’impression que la forêt avait poussé à l’intérieur. Des lauriers serpentaient à la base des piliers et l’air était parfumé par le tapis de pétales qui recouvrait les dalles du sol. Édouard siffla d’un air appréciateur en voyant des donzelles en robe éthérée se faufiler entre des arbres devant eux. Des hommes qui portaient des masques grotesques les pourchassaient.

La musique était plus forte. Un escalier en bois s’élevait de la forêt enchantée et gagnait l’étage supérieur. Robert était si pressé de découvrir ce qui les attendait là-haut qu’il ne vit pas ce qui montait la garde au pied de l’escalier avant qu’Édouard ne le tire par la manche. Entravée par trois pages, une bête massive à la crinière sombre en broussaille leur barrait la route. De grosses chaînes étaient attachées au collier de la créature, mais même ainsi les pages avaient à l’évidence du mal à la retenir. Elle se débattait et grognait à la vue de la foule. Les muscles roulaient sous son pelage ocre, parcouru de traces pâles, sans doute dues à un fouet. Robert n’avait jamais contemplé que des images de cette créature, sur des boucliers et des surcots. Le lion était bien plus menaçant qu’il ne l’avait imaginé. Son rugissement était pareil à un coup de tonnerre, il semblait se répercuter dans sa poitrine et dans sa gueule, et sa bestialité le mettait sur les nerfs. En haut de l’escalier, après que Robert eut jeté un dernier coup d’œil à la bête qui grondait, ils entrèrent dans la grande salle.