— Où étais-tu hier soir ?
Son frère Édouard était accroupi, les bras enserrant ses genoux, le dos au mur de l’armurerie qui jouxtait l’enceinte extérieure du château de Conwy. Un son désagréable provenait de la barrique pleine de sable que Nes roulait d’avant en arrière. Il avait au préalable placé la cotte de mailles de Robert à l’intérieur, ce qui devait normalement la débarrasser de toute trace de rouille. D’autres hommes, à côté d’eux, réparaient les anneaux des mailles ou nettoyaient leur épée. Des bourrasques de vent glacé soufflaient dans la cour et leur envoyaient de la poussière dans les yeux. La semaine précédente, juste après Noël, il était tombé un peu de neige, mais elle n’avait pas tenu. À en croire le ciel sombre, ils ne devraient pas tarder à en voir d’autre.
— La nuit dernière ? J’étais avec Humphrey, dit Robert d’un air dégagé.
— Je t’ai à peine vu ces dix derniers jours. Qu’est-ce que tu fabriques ?
Robert haussa les épaules.
— Je m’entraîne.
Ce n’était pas vraiment un mensonge. Depuis dix jours que l’armée du roi était stationnée à Conwy, il n’y avait guère d’autre chose à faire qu’attendre pendant que les équipes d’éclaireurs rassemblaient des informations sur les positions ennemies. Jusqu’ici, à part l’attaque des rebelles dans la forêt, ils n’avaient rencontré personne à l’exception de quelques paysans dans les champs. Le pays était d’un calme presque inquiétant. L’entraînement les tenait occupés. Mais ce n’était pas l’unique cause des absences de Robert.
Édouard se leva, outré. Le bruit de la barrique sur le sol n’empêcha pas Robert de saisir les mots qu’il murmurait :
— J’ai vu ton nouveau bouclier, frère.
En s’apercevant qu’Édouard n’avait pas percé l’essentiel du secret, Robert se sentit soulagé. Pour autant, une certaine culpabilité le taraudait. Humphrey avait insisté pour que l’histoire de la prophétie ne sorte pas de l’ordre, mais il lui avait indiqué qu’il était libre de se déclarer Chevalier du Dragon et d’arborer le bouclier lors des tournois ou même sur les champs de bataille. Cependant, Robert s’était tu sur son entrée dans l’ordre. Il rechignait à se confier à Édouard. Au fond de lui, il savait que son frère n’approuverait pas le vœu qu’il avait prononcé devant ces hommes. Il cacha ces sentiments sous un accès de colère.
— Tu as fouillé dans mes affaires ? Tu n’en as pas le droit !
— J’étais dans ta chambre. Je l’ai vu, c’est tout.
— Il est sous mon lit. Enroulé dans une toile à sac.
Nes leur jetait un coup d’œil en coin, aussi Robert s’éloigna en faisant signe à son frère de le suivre. Quand ils furent hors de portée de voix, il se tourna vers lui.
— Ce que je fais ne te concerne pas toujours.
Édouard serra les dents.
— Je suis un de tes hommes. N’as-tu pas le devoir de m’informer de tes intentions dans cette campagne ?
— Si tu es l’un de mes hommes, tu dois m’obéir sans poser de questions, répliqua Robert, comme n’importe quel écuyer.
Il regarda ailleurs, conscient que son frère allait se sentir humilié.
— Écoute…
— J’ai bien compris, le coupa Édouard. Je ne te vaux pas, maintenant ? Je ne suis pas aussi digne d’intérêt que ces chevaliers qui sont tes nouveaux camarades ?
Robert s’adossa au mur de l’armurerie et poussa un profond soupir. Il avait senti venir cette dispute. Les premiers changements étaient intervenus chez son frère après son adoubement. Sur le chemin qui les avait menés en Angleterre, livrés à eux-mêmes dans un pays qui leur était inconnu, tous deux s’étaient rapprochés et le ressentiment d’Édouard avait semblé diminuer. Mais au cours de l’été à Londres, alors que son amitié avec Humphrey se renforçait, il avait resurgi. Robert s’était demandé si c’était la raison du comportement de plus en plus indocile d’Édouard : sa manière de tenir tête aux chevaliers comme s’il était leur égal, sa façon désobligeante de parler de certains barons, ses paris et ses défis incessants, que ce soit à table lors d’un festin ou sur le terrain d’entraînement. Quel qu’en soit le motif, Robert s’agaçait de plus en plus de ses frasques et était de moins en moins enclin à lui accorder ce qu’il voulait.
— Pourquoi ne m’adoubes-tu pas ?
Voilà la question que Robert sentait arriver.
— J’ai dit que nous en discuterions quand nous rentrerions à la maison.
— C’était avant la guerre. Nous sommes partis d’Écosse depuis dix-huit mois déjà et tu ne sais pas combien de temps cette campagne va durer.
Édouard se planta devant Robert.
— Frère, j’aurai dix-neuf ans l’année prochaine.
— C’est encore jeune pour être adoubé. Sois patient.
Robert posa ses mains sur les épaules d’Édouard.
— Finissons-en avec ce que nous sommes venus faire ici et alors, je te le promets, je te ferai chevalier.
Édouard parut prêt à répliquer, des émotions contradictoires se faisaient jour sur son visage, mais finalement il hocha la tête.
Robert le lâcha au moment où une cloche se mettait à sonner en ville, appelant les fidèles à l’office de l’après-midi. Le carillon lui noua instantanément l’estomac, comme lorsqu’il éperonnait Chasseur en visant une cible.
— Je dois y aller, dit-il à son frère avant de se tourner vers son écuyer. Vérifie que Chasseur va bien, Nes, quand tu auras terminé.
— Bien sûr, sir.
— Bon entraînement, lança Édouard dans son dos d’une voix sarcastique.
Robert poursuivit son chemin sans répondre et traversa la cour vers un escalier menant aux remparts. Quand il y parvint, la cloche avait cessé de sonner. Tandis qu’il se hâtait sur le chemin de ronde en direction de la tour nord-est, une petite voix intérieure se moquait de lui : un instant plus tôt, il réprimandait son frère pour ses négligences, et voilà qu’il se comportait comme un enfant casse-cou qui se pend aux branches des arbres sans se soucier de ce qu’il y a en dessous, ni d’une éventuelle chute. Robert repoussa cette petite voix et laissa le frisson s’emparer de lui et le porter là où la raison et la prudence n’étaient pas les bienvenus.
En longeant la tour qui surplombait l’entrée principale, il vit une compagnie de plusieurs centaines d’hommes remonter vers le château. La plupart étaient à cheval et des bannières aux couleurs criardes flottaient dans la lumière terne de l’estuaire. Des hommes arrivaient depuis une quinzaine de jours, venus des divisions envoyées au sud au secours des châteaux assiégés par les rebelles. Cependant, cette compagnie était plus importante que les autres. Robert se demanda si ces hommes apporteraient des nouvelles quant à la situation de l’ennemi. À bien des égards, quitter l’espace confiné du château serait un soulagement. Mais une chose lui manquerait.
Robert parvint à une tour qui dominait tout l’estuaire. L’odeur infecte des évacuations des latrines, creusées dans la roche en contrebas, montait jusqu’à lui. Des mouettes sautillaient d’un rocher luisant à l’autre en se disputant les déchets. Ouvrant la porte de la tour, Robert entra dans la pièce plongée dans la pénombre. L’espace était occupé par un escalier en spirale qui descendait. À l’étage inférieur, il avança avec prudence dans une grande pièce ronde uniquement éclairée par des meurtrières. Il s’arrêta dans l’obscurité, scrutant la poussière où des empreintes de pas allaient vers des sacs de grain entassés. Il y avait beaucoup moins de sacs aujourd’hui qu’au début de la semaine, quand il avait découvert cet endroit. Là, le sol était parsemé de grains et il vit d’autres empreintes, plus nombreuses. Les cris des mouettes résonnaient à l’intérieur. Entre deux cris, il entendit murmurer son nom.
Robert se fraya un chemin dans le tas de sacs. Il poussa des épaules, à gauche et à droite, les grains roulant contre lui comme des muscles sous la peau. L’odeur lui rappelait la période des moissons à Carrick. Soudain il fut de l’autre côté. Deux bancs se faisaient face dans cette alcôve de fortune, devant une meurtrière. Debout dans le contre-jour, Helena de Beauchamp, dont les cheveux remontés en chignon semblaient embrasés par le feu du jour.
À Lochmaben, les filles étaient douces et se laissaient faire, mais au bout du compte ce n’était pas satisfaisant. Cela revenait au même que de frapper une quintaine à l’arrêt, il manquait l’ivresse de la course. Eva, qu’il avait embrassée près du loch la nuit où sa famille avait perdu le trône, avait quelque chose de différent, et son souvenir l’avait longtemps tourmenté, mais les événements n’avaient pas permis qu’ils vivent leur histoire. À seize ans, Helena, fille d’un comte anglais, était déjà promise à un autre homme, ce qui faisait de sa séduction une entreprise encore plus risquée, mais cette situation avait justement le don d’exacerber le désir de Robert. Elle s’était offerte à lui. Comment aurait-il pu ne pas céder ?
Helena portait une robe bleu marine serrée à la taille par une ceinture tressée, et qui retombait sur ses jambes en de multiples plis. Dans cette robe sombre, avec sa silhouette élancée, elle avait presque un côté garçon, mais Robert savait que le corps malléable et doux sous ses vêtements n’avait rien de masculin. Elle sourit sans dire un mot. Ils ne parlaient jamais lorsqu’ils se retrouvaient. Robert s’en accommodait très bien. Seule une envie puissante les conduisait dans ce cul-de-sac qui sentait le grain et la poussière. Une envie jusqu’à présent toujours contrariée, et que, chaque après-midi, Robert cherchait plus ardemment à assouvir.
Robert prit le visage d’Helena entre ses mains, frémit au contact de sa peau marbrée et posa ses lèvres sur les siennes. Il huma son parfum d’huile d’olive, devenu familier, qui venait du savon qu’elle se faisait envoyer d’Espagne. Ses lèvres étaient chaudes, comme son souffle qui se mêlait au sien. Ses mains remontèrent timidement le long de son cou et ses doigts s’enfoncèrent dans ses cheveux. Il délaissa ses joues pour lui caresser les épaules, puis la nuque. Il poursuivit le voyage plus bas, vers la courbe gracile où son corps mince devenait soudain souple et plein, et Helena se rejeta en arrière, bloquant sa respiration. Robert se tendit, luttant contre la frustration qui menaçait d’emporter son sens des convenances. Il y était. Le défi commençait. Ils allaient en rester là un moment, lui enserrant les reins, pendant qu’elle restait alanguie dans ses bras. La passion monterait, il bougerait légèrement les mains, les abaisserait peut-être lentement, et elle reculerait, puis il faudrait recommencer depuis le début.
Robert avait trouvé une position agréable, quelques minutes plus tard, lorsque la porte de la pièce s’ouvrit. En entendant des voix et des bruits de pas, Robert et Helena se séparèrent aussitôt. Apercevant du mouvement par le trou entre les sacs, Robert empêcha la jeune fille de bouger. Elle regardait par-dessus son épaule, les joues empourprées. Le cœur de Robert cognait dans sa poitrine et il avait l’impression d’entendre celui d’Helena lui faire écho. Derrière les sacs, deux hommes parlaient.
— Cela devrait convenir à vos hommes, sir. Vous pouvez prendre la chambre du dessus. J’ai peur que vous ne nous ayez pris de court. Le roi ne vous attendait pas avant longtemps. Nous allons faire enlever ces sacs immédiatement.
— N’y manquez pas. Mes hommes sont fatigués.
Robert fronça les sourcils. Cette voix rauque et son fort accent, il les avait tout de suite reconnus : le vieux comte de Pembroke, William de Valence.
— Certainement, sir.
Les bruits de pas s’éloignèrent et la porte se referma en claquant. Robert attendit un moment que les voix aient diminué, puis il se tourna vers Helena.
— Nous allons nous en aller mais pas ensemble. Je pars en premier, je vais m’assurer que la voie est libre.
Alors qu’il allait s’éloigner, Helena le retint par le bras.
— Où nous reverrons-nous maintenant, sir Robert ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Je trouverai un endroit.
Robert se pencha pour l’embrasser tendrement puis il sortit de leur cachette, Helena sur ses talons. Il colla son oreille à la porte. Tout était silencieux. L’escalier était désert. Il se tourna pour lui adresser un sourire rassurant et sortit en laissant la porte entrebâillée. Il montait l’escalier en remerciant le Seigneur pour ces piles de sacs lorsqu’il entendit deux hommes descendre. Il faillit faire demi-tour, mais il n’en avait plus le temps et il devait donner une chance à Helena de s’enfuir. Les voix lui feraient comprendre qu’il lui fallait descendre et non monter.
Les bottes apparurent en premier, couvertes de poussière. Un surcot rayé bleu et blanc, taché et décoré de petits oiseaux rouges, venait ensuite. L’espace d’un instant, à la vue du blason, Robert crut avoir affaire au comte de Pembroke lui-même, mais c’est le visage dur et anguleux de son fils qui lui fit face.
Aymer de Valence s’arrêta net. Une barbe naissante couvrait son menton d’un chaume noir et on lui avait récemment recousu une plaie à la joue. Un écuyer se tenait derrière lui, un sac passé par-dessus l’épaule et les bras chargés de linges sanglants. Le surcot d’Aymer était également maculé de sang, au point qu’il cachait presque les oiseaux rouges.
— On m’a dit que nous logions ici, dit Aymer d’une voix sèche à son écuyer.
— C’est exact, sir, répondit l’homme avec un regard circonspect sur Robert.
Il y avait un recoin quelques marches plus haut, là où une meurtrière donnait sur l’estuaire. Robert s’y enfonça pour les laisser passer.
— Je vous en prie, allez-y, dit-il sans baisser les yeux.
Aymer hésita, puis il reprit sa descente avec l’écuyer, dans l’âcre odeur de sang. Robert escalada les marches sans se retourner et ne souffla qu’après avoir poussé la porte de la tour et être sorti dans le vent cinglant.