Chapitre 31

De retour dans sa chambre, Robert se lava les mains dans la bassine près de sa fenêtre. Il se pencha pour s’asperger le visage, puis posa ses deux mains à plat sur la planche de bois tout en laissant son regard errer par-dessus les remparts.

Il faisait presque nuit, des nuages bas dérivaient au milieu des tourelles du château. La chambre, avec sa paillasse, était plongée dans la pénombre que ne parvenait pas à réduire la seule bougie allumée. En bas, Robert entendait les voix de son frère et de ses hommes qui partageaient un repas. La lumière du feu filtrait par les interstices entre les lattes du plancher. Édouard racontait une histoire qui faisait s’esclaffer les autres. D’ordinaire, Robert se joignait à eux, mais il ne se sentait pas d’attaque ce soir.

On frappa à la porte. Robert traversa la chambre, ouvrit et tomba nez à nez avec Humphrey, dont le visage était à peine éclairé par le faible halo de la bougie. Il n’avait pas le sourire.

— Que se passe-t-il ?

L’air austère de son camarade donnait à penser à Robert que les éclaireurs avaient communiqué les positions de l’ennemi.

— Prenez votre épée.

Cela semblait corroborer son idée, mais il y avait quelque chose chez Humphrey qui éveilla sa suspicion. Néanmoins, il alla chercher son épée.

— A-t-on enfin découvert l’ennemi ? demanda-t-il en attachant à sa taille la ceinture à laquelle était fixé son fourreau. Est-ce qu’ils nous attaquent ?

Alors que Robert s’apprêtait à enfiler son gambison, Humphrey secoua la tête.

— Pas la peine, dit-il sobrement, seulement votre épée.

Il se mit en route dans le corridor, s’attendant de toute évidence à ce que Robert le suive. Ce que ce dernier fit après un instant d’hésitation.

— Qu’y a-t-il, Humphrey ?

Sans répondre, le chevalier grimpa quelques marches, jusqu’à une porte qui donnait sur les remparts.

Robert grimaça en sortant dans l’air glacial. Il ne portait que ses chausses noires et un maillot en lin blanc, ouvert sur le cou. La bruine lui fouetta le visage. Tandis que Humphrey le guidait vers les tours du secteur nord-est, Robert guettait des signes d’une attaque imminente, mais tout était calme au château, les torches brûlaient dans la cour au milieu des groupes des gardes. Derrière les murailles, les ténèbres avaient pris possession des rues de Conwy. Au bout d’un moment, alors que Humphrey continuait en silence devant lui, Robert, qui trouvait curieuse cette attitude, s’arrêta.

Humphrey tourna la tête.

— Venez.

— Pas avant que vous m’ayez dit où nous allons. Vous n’avez même pas d’épée.

La colère envahit le visage de Humphrey. Il s’avança jusqu’à coller son visage à celui de Robert.

— Pourquoi l’avez-vous fait ? Je vous avais dit de vous retenir.

— Fait quoi ? demanda Robert, confus et lui aussi quelque peu outré.

— Helena.

Robert fut pris de court, et le nom de la jeune fille flotta un instant entre eux.

— Comment le savez-vous ?

Sa voix était pâteuse.

— Aymer, dit Humphrey d’un ton caustique. Il l’a vue quitter la tour.

— Elle lui a raconté ? murmura Robert, incrédule.

Helena pouvait avoir autant de problèmes que lui s’ils se faisaient prendre.

— Aymer s’est douté de quelque chose. Il lui a fait avouer.

— Il lui a fait avouer ? répéta Robert, sur ses gardes.

— Il a menacé d’aller voir son père si elle ne lui disait pas la vérité. Est-ce une sorte de jeu imprudent, Robert, comme ceux auxquels joue votre frère ? C’est comme cela que se passent les choses dans votre famille ? En Écosse ?

Robert soutint son regard. Depuis plusieurs mois qu’il fréquentait Humphrey, jamais il n’avait eu l’impression qu’il pouvait dénigrer son pays natal, au contraire de beaucoup d’autres. Le rouge lui monta aux joues.

Humphrey dut sentir qu’il était allé trop loin car sa voix perdit de sa véhémence.

— Vous n’avez donc pas pensé que vous pouviez vous faire prendre ?

— Aymer en a-t-il parlé au père d’Helena ?

Le premier choc passé, il regardait froidement la réalité. Le comte de Warwick avait la confiance du roi. Il avait peut-être mis en péril sa situation ici, qu’il venait tout juste d’assurer en entrant dans l’ordre. Bien sûr, ce n’était pas une découverte ; il le savait depuis le tout début de sa passion pour Helena, mais après son initiation il s’était convaincu que personne ne découvrirait son secret et qu’il était en quelque sorte invincible. Ce que disaient les poètes et les prêtres était donc vrai : une femme pouvait détruire un homme mieux que n’importe quelle épée. Il pensa à Ève et à sa pomme puis à son père, qui avait épousé sa mère sans la permission du roi – son amour avait failli lui coûter ses terres.

— Non, répondit Humphrey, plus doucement. Il en a parlé à son frère.

Sentant le poids de l’épée contre lui, Robert comprit où l’emmenait Humphrey.

— Je n’ai pas pu l’en empêcher, dit Humphrey en lisant sur son visage. J’ai essayé, mais les autres… Guy fait partie de notre ordre depuis quatre ans et son père a sa place autour de la Table ronde. Il voulait que justice soit faite sans que sa sœur ait à en subir les conséquences. Tout le monde a accepté sa requête.

Robert sentit le poids de la culpabilité lui écraser la poitrine, mais il serra fermement la poignée de son épée et allongea sa foulée, de plus en plus déterminé. Il avait fauté, oui. Mais il ne paierait pas sa faute de sa vie. Pas de son plein gré.

Humphrey le conduisit à la tour d’angle, puis dans les jardins en terrasse entre les enceintes intérieure et extérieure du château, cette dernière se dressant au-dessus des rochers qui dégringolaient vers la rivière. Passant devant quatre gardes, dont l’un salua discrètement Humphrey, ils franchirent la porte et empruntèrent la rampe creusée dans les rochers jusqu’au quai en bois. L’espace d’un instant, Robert crut qu’ils allaient embarquer sur un bateau, mais après une saillie rocheuse, il aperçut de la lumière sur le quai, où un groupe s’était rassemblé. L’un, au centre, s’échauffait en faisant décrire des petits cercles à son épée. Robert regarda derrière lui et vit qu’en dehors des quatre gardes de faction à la porte et d’une petite partie du chemin de ronde tout là-haut, le quai était presque totalement hors de vue. Ce n’était pas de cette façon dont se déroulaient normalement les duels, sans arbitre ni jugement.

Le vent agitait la surface de la rivière. Robert souffla dans ses mains pour se réchauffer les doigts. Guy avait déjà eu le temps de faire ses assouplissements, alors que ses muscles à lui étaient raides. Humphrey l’escorta jusqu’au quai, le bruit de ses bottes sur le bois résonnant dans le calme souverain de l’estuaire. À l’autre extrémité, un bateau tanguait en se cognant contre l’appontement. Les hommes se retournèrent à leur approche. Guy cessa de faire tournoyer son épée et se tint tranquille. Ses cheveux, aussi roux que ceux de sa sœur, paraissaient bruns à la lumière des torches disposées le long du quai. Il le lorgnait, impassible, contenant sa colère pour le combat. Thomas et Henry se trouvaient là eux aussi, avec Ralph et les autres. Robert croisa les yeux d’Aymer de Valence. Il comprit alors qu’il l’exécrait réellement. Aymer semblait attendre avec impatience ce qui allait se dérouler.

Humphrey se plaça devant lui.

— Sir Guy, êtes-vous prêt ?

Guy hocha la tête tout en dévisageant Robert. Il était vêtu d’un maillot noir qui descendait jusqu’à ses cuisses et sous lequel il portait des chausses de laine et des bottes en peau et en cuir. Sa ceinture faisait deux fois le tour de sa taille et il avait enfilé des gants en cuir.

Humphrey s’adressa aux deux hommes.

— Vous combattrez jusqu’à ce que du sang coule, déclara-t-il d’une voix forte, de façon à ce que tous entendent. Le vainqueur décidera alors des conditions de la reddition de son adversaire.

Puis il retira ses gants et les tendit à Robert :

— Tenez, lui dit-il à mi-voix, ça devrait aider.

Le chevalier royal Robert Clifford s’avança en portant deux rondaches pendant que Robert enfilait les gants, encore chauds d’avoir été au contact de Humphrey. Il prit un des petits boucliers bombés que Clifford lui présentait par la poignée au centre du disque. Robert n’avait pas utilisé de rondache depuis l’époque où il s’entraînait avec Yothre. Par rapport aux grands boucliers pointus qu’il utilisait pour monter, il paraissait presque minuscule, laissant la plus grande partie du corps exposé aux coups. Il se rappelait Yothre lui aboyant dessus après qu’il fut tombé à la renverse sur la plage de Turnberry, la rondache par terre dans le sable. Il hurlait que même ses sœurs auraient mieux tenu le bouclier. Combien de fois son instructeur avait-il réussi à percer sa défense ? Il repoussa cette pensée et fit face à Guy. La pluie se faisait plus forte et leurs vêtements commençaient à être trempés.

Robert tira son épée. La longue lame était équilibrée par un pommeau de bronze, devenu turquoise au fil du temps, et l’habillage de cuir sur la poignée en os était usé. L’arme lui avait été offerte le jour de son adoubement par son grand-père, qui s’en était servi sur les champs de bataille de Terre sainte. L’acier venait de Damas, où l’on fabriquait les lames les plus résistantes au monde, et son grand-père lui avait expliqué qu’il l’avait baptisé dans le sang des Sarrasins. Sa main droite assurait une bonne prise sur l’épée, et la gauche tenait le bouclier. Robert fit quelques mouvements en se servant de son pouce comme d’un levier, la faisant d’abord tournoyer dans un sens, puis dans l’autre, le poignet souple. Il allongea plusieurs fois en essayant de prendre ses marques sur le quai en bois et en étirant ses muscles. Puis il se redressa et demeura immobile, les yeux braqués sur Guy.

La voix de Humphrey retentit.

— Que le duel commence.

Guy, tout de suite, fut sur lui, abattant son épée en arc de cercle vers le cou de Robert. Celui-ci leva vivement sa lame pour bloquer et les armes s’entrechoquèrent dans un fracas métallique. Il repoussa Guy de toutes ses forces pour ne pas être acculé. Le chevalier recula de quelques pas, mais repartit aussitôt à l’attaque, sans laisser à Robert le temps de s’organiser. Les deux épées se cognèrent une nouvelle fois et Robert dévia le coup sur le côté.

La lutte dura ainsi quelques minutes, avec des attaques rageuses et vives de Guy, et Robert ne pouvait faire mieux que se défendre. Les torches illuminaient les visages des hommes qui suivaient le combat. Aymer ne se départait pas d’un grand sourire tandis que Guy se démenait. Robert et Guy n’étaient concentrés que sur leur corps-à-corps, sur les parades, les allonges, les feintes qu’ils enchaînaient sous la pluie. Humphrey avait parlé d’arrêter à la première goutte de sang, mais s’ils avaient porté, les coups de Guy auraient été bien plus dévastateurs.

Robert rejeta sa mèche en arrière, la pluie dégoulinant dans ses yeux. Les planches du quai devenaient glissantes. Guy allongea vers sa poitrine. Robert se protègea de son bouclier et un craquement sourd se fit entendre. À cet instant, Robert ressentit une soudaine bouffée de haine qui rompit toutes les vannes en lui, ainsi que sa volonté de respecter les instructions d’Humphrey. Il avait déjà éprouvé le même sentiment à l’entraînement : un accès de férocité aveugle, engendré par le désir de vaincre. Son honneur était en jeu, sa réputation et peut-être même sa vie. Guy était en colère, mais la colère vous fait perdre votre sang-froid. Il allait vite se fatiguer, chaque coup l’obligeant à une débauche d’énergie. Si Robert parvenait à le manœuvrer, il l’emporterait. Il gagnerait.

Retrouvant de l’aplomb, il lança une attaque qui obligea Guy à contrer. Le chevalier grogna entre ses dents serrées. Robert afficha soudain un sourire destiné à provoquer son adversaire, lequel finit par pousser des jurons. Des étincelles jaillirent de leurs épées, petits éclats rougis par les impacts. Robert entendit Humphrey qui tentait de leur rappeler les règles, mais il l’ignora. L’euphorie et la détermination le submergeaient, il ne désirait plus que la victoire, dût-il pour cela tuer l’homme en face de lui.

Il feinta à gauche, Guy se pencha de côté pour le suivre, Robert se redressa et contre-attaqua. Au moment où il allongeait, son pied dérapa sur le sol et il perdit l’équilibre. Voyant l’ouverture, Guy imprima un mouvement latéral à son épée. Les deux lames se heurtèrent dans un crissement. Guy poussa avec tout son poids pour forcer Robert à baisser son épée, et en même temps il jeta sa rondache en avant. Robert eut le temps de voir arriver le disque d’acier vers son visage, il esquiva le coup et leva son propre bouclier pour écraser la main ennemie. Le bord de sa rondache frappa Guy au poignet, son bras partit en arrière et il hurla de douleur. Il recula alors de plusieurs pas, obligeant les spectateurs à se replier. Puis, remettant son épée et son bouclier en position, il se rua à l’attaque, avec l’envie de démolir Robert.

Robert leva son épée au-dessus de sa tête pour parer un nouveau coup et les deux lames formèrent une croix suspendue dans le ciel. Guy rugit et poussa de toutes ses forces. Robert esquiva subitement et, profitant du léger déséquilibre de son adversaire, il pivota sur lui-même pour lui assener un violent coup de bouclier dans l’estomac. Guy se plia en deux, le souffle coupé, et tomba à genoux en lâchant l’épée. Il leva son bouclier devant sa tête, mais Robert ne le frappa pas. Il recula d’un pas, lécha le sel sur ses lèvres et repoussa une mèche tombée devant ses yeux. Les hommes autour d’eux gardaient le silence. Humphrey s’avança, prêt, visiblement, à mettre un terme au duel, mais Henry Percy le retint par le bras. Après un instant, Guy récupéra son épée et se releva en grimaçant sous l’effort. Les deux hommes étaient trempés, leurs visages couverts de pluie et de sueur mêlées.

Silencieux désormais, malgré sa respiration hachée, Guy s’approcha. Il donna trois coups rapides, brutaux, pour forcer la défense de Robert. Mais celui-ci l’attendait de pied ferme. Avec toutes les raclées et les railleries qu’il lui avait infligées sur la plage de Turnberry, Yothre l’avait bien entraîné, de même que son grand-père. Dans les yeux de son adversaire, il lisait la défaite, le terrible épuisement et la douleur lancinante dans son bras et son poignet. Robert était lui aussi éprouvé, mais il avait dépensé beaucoup moins d’énergie que Guy dans la première série d’attaques. Ses coups plus lents, plus raisonnés, lui avaient laissé assez de nerfs pour en finir. Au quatrième assaut, il coinça la lame de Guy entre son épée et son bouclier et tira sur le côté, entraînant Guy dans le mouvement. Alors que tous se penchaient, il donna un coup de pied qui toucha le chevalier juste au-dessus du genou. Sa jambe céda et Guy s’effondra. Cette fois, Robert lui écrasa les doigts avec son épée avant de pointer la lame sous sa gorge. Guy leva la tête et ferma les yeux.

Robert recula, leva son visage vers le ciel pluvieux et inspira profondément.

— C’est terminé, dit Humphrey.

Il avait la gorge serrée, mais Robert nota du respect dans son expression.

— Sir Robert l’emporte. Vous devez maintenant décider des conditions de la reddition de sir Guy.

Robert secoua la tête en s’efforçant de reprendre sa respiration.

— Je n’attends rien de lui.

Plusieurs chevaliers échangèrent des regards surpris. Guy fixait Robert comme s’il voulait reprendre le combat, même s’il tenait à peine debout.

— Vous avez gagné ce duel, Robert, dit Humphrey. C’est votre droit.

— Il ne me doit rien. Mais tout cela, c’est du passé, fit Robert en se tournant vers Guy.

Dans son esprit, il s’agissait autant de leur duel que de son histoire secrète avec Helena.

Guy continua de le dévisager, puis il hocha la tête, semblant acquiescer. Aymer de Valence s’approcha de lui mais Guy le repoussa avec colère et se releva en tendant sa rondache à Clifford. Quand Aymer tourna les yeux dans sa direction, Robert réalisa que c’était lui qui avait eu l’idée du duel. Croisant le regard hostile du chevalier, Robert lui adressa un sourire triomphant.