Chapitre 32

Les hommes avançaient lentement, à la file, à travers les collines désolées. Sur leur droite, des champs bruns couverts d’herbe givrée descendaient doucement vers la mer, tandis qu’à gauche le terrain s’élevait rapidement vers des sommets arborés. Le roi Édouard montait son destrier d’un pas assuré, presque à l’avant du cortège. Bayard, son préféré, était un cheval énorme, musculeux, une nécessité vu la charge qu’il portait. Le caparaçon de l’animal allait de la tête à la queue et cachait le jupon de mailles qui tombait raide sur ses jambes. Par-dessus la housse, si lourde qu’il fallait deux palefreniers pour la hisser sur la monture, était installée la selle en bois sur laquelle le roi voyageait à son aise, le cheval devant en outre supporter le poids de son armure : un haubert à manches longues par-dessus lequel il portait une cotte de mailles plates rivetées dans le dos. Des gantelets, en cuir eux aussi, couverts de plaques d’acier protégeaient ses mains et il avait des chausses de mailles aux pieds. Les hommes de rang élevé de l’armée d’Édouard, qui l’escortaient à l’avant-garde, étaient tous pareillement accoutrés, tandis que l’infanterie devait se contenter de tuniques de cuir bouilli ou de gambisons rembourrés de paille. Mais tous, grands ou petits, portaient une armure, car ils progressaient dans une région dominée par Madog et ses hommes, qui les observaient peut-être depuis les collines alentour.

Quatre jours plus tôt, les éclaireurs d’Édouard lui avaient apporté les nouvelles qu’il attendait avec tant d’impatience. On avait aperçu des troupes ennemies au sud de Caernarfon, non loin du village de Nefyn. Rassemblant ses chevaliers autour de sa table, il avait annoncé sa décision d’aller à leur rencontre. Quelques-uns avaient émis des réserves, craignant que le temps ne s’aggrave subitement et que la neige, qui menaçait depuis des semaines de tomber, choisisse ce moment fatal. D’autres étaient partisans d’attendre que les compagnies expédiées au sud les rejoignent pour attaquer avec toute la force possible. Le comte de Pembroke, auréolé du succès de son attaque sur le groupe de rebelles qui assiégeait une forteresse anglaise près de Cardiff, avait ajouté ses hommes à ceux déjà présents, mais plusieurs divisions arriveraient encore.

Édouard n’avait que mépris pour l’idée selon laquelle son armée, essentiellement composée de cavalerie lourde, ne saurait peut-être pas tenir tête à des insurgés armés de lances et d’arcs. La réticence de ses commandants l’ulcérait, car il leur avait fait part de ses propres craintes dix ans plus tôt, autour de la même table sur laquelle étaient gravés les noms des chevaliers du roi Arthur. Il leur avait expliqué la nécessité de mettre la main sur la couronne qui avait permis d’unifier le pays de Galles. Aujourd’hui, les événements lui donnaient raison. Un autre s’était approprié la Couronne d’Arthur et le pays était en proie à la rébellion. Il fallait arrêter Madog, oui. Mais surtout, il fallait s’emparer de la couronne.

Le lendemain, les troupes du roi avaient quitté Conwy et longé la bande côtière coincée entre Snowdonia et la mer. La première ville qu’ils avaient croisée était Caernarfon.

Édouard savait que ses plus grandes forteresses avaient été attaquées : tous les rapports le lui avaient appris. Il s’était armé de courage, s’attendant aux dégâts causés, mais il n’était pas prêt pour la scène de dévastation absolue qu’ils étaient en train de contempler. La ville était visible à plusieurs lieues de distance, et avant même d’y parvenir, ils avaient pris la mesure de l’élan destructeur qui l’avait ravagée. Stupéfaits, les hommes restaient muets. Les remparts de Caernarfon n’étaient plus que décombres par endroits, la ligne de fortification semblait avoir été avalée par la gueule de quelque bête gigantesque. La ville était méconnaissable. Les maisons étaient des ruines noircies, les arbres dans les vergers des souches calcinées. L’odeur piquante de la fumée flottait encore dans l’air.

Édouard avait déambulé au milieu des gravats, les yeux rivés sur son château, lieu de naissance de son fils et héritier. Il y avait des tas de cadavres dans la douve au pied des remparts, la chair déchirée par les charognards. Les corbeaux tournoyaient autour des murailles, telles des ombres de la mort dans le ciel hivernal. Deux formes squelettiques, qui portaient en guise de surcot des hardes aux couleurs du prévôt, étaient attachées à une des tours. Des rapaces épiaient les hommes fatigués du haut des parapets, espérant un nouveau festin.

À l’intérieur du château, le sol était jonché de débris : murs écroulés, flèches, cadavres d’hommes et de chevaux. Des tas de poutres noircies, tombées des toits effondrés, gênaient la progression. Édouard avait eu l’impression d’être venu là dans une autre vie. À l’époque, son entrée avait été saluée par des fanfares de trompettes et de tambours et par les chants victorieux de ses hommes. Le pays était ensoleillé, c’était l’été, et sa femme était à ses côtés, son parfum embaumant l’air. Son garçon, Alfonso, était encore en vie à Londres et ses pensées étaient tournées vers l’avenir ; le charpentier gravait déjà la Table ronde. Aujourd’hui, le château lui donnait l’impression de symboliser la ruine de son règne. Il était resté moins d’une heure avant de tourner le dos à cette vision d’horreur et de partir au sud vers Nefyn, d’humeur à tuer.

Un rire arracha le roi à ses sombres pensées. Tournant la tête pour en connaître la cause, il vit Humphrey de Bohun et Henry Percy derrière lui, à la tête d’une compagnie de jeunes chevaliers. Humphrey parlait, un sourire éclairant son visage. À les voir l’esprit léger en dépit de la gravité des circonstances, Édouard éprouva une vive nostalgie. Le crépuscule approchait pour ses fidèles les plus proches et pour lui-même. Eux étaient au zénith, un sang jeune irriguait leurs veines, et ils prendraient bientôt place autour de sa table, ou de la table de son fils. Sur leurs visages encore vierges des rides de l’âge ou du deuil, Édouard voyait l’avenir et le passé : son passé, leur avenir. C’étaient des chevaliers vaillants, loyaux et fervents, mais ils n’avaient pas encore connu l’épreuve des champs de bataille. Tel le métal fondu dont on fait les épées, ils étaient tout feu tout flamme, mais pas encore complètement formés, pas encore froids et tranchants comme l’acier.

Le regard calculateur d’Édouard se posa sur Robert Bruce, qui chevauchait à côté de Humphrey. Le comte semblait inséparable du fils de Hereford. Le roi avait hésité à le faire entrer dans l’ordre quand John de Warenne le lui avait proposé, car Bruce semblait réticent à Londres. Mais le père du jeune homme s’était toujours montré conciliant et ses alliés écossais lui seraient sans doute nécessaires dans les mois à venir. Après toutes les difficultés qui avaient suivi la mort du roi Alexandre – la grossesse de Yolande, la mort de Margaret et les audiences prolongées destinées à choisir le successeur –, la situation avait l’air de prendre bonne tournure au nord. Comyn semblait apaisé depuis le mariage de son fils avec la fille de Pembroke et Balliol ne faisait pas le poids face à ses juristes. Édouard avait forcé le roi d’Écosse à lui céder tant de prérogatives et de libertés que son autorité de suzerain devenait impossible à contester. Bientôt, Balliol perdrait le peu de crédibilité qui lui restait. Quand il serait vraiment à terre, Édouard contrôlerait entièrement le royaume.

— Sire.

John de Warenne remontait à sa hauteur.

— Nous devrions arriver à Nefyn avant la nuit, mais les chariots de victuailles se trouvent plusieurs lieues en arrière, dit Warenne. (Il désigna trois collines devant eux.) La montée jusqu’au village va encore les ralentir. Souhaitez-vous que nous trouvions un endroit plus proche où camper ce soir ?

Il ne s’agissait pas seulement des affaires personnelles d’Édouard, mais des tentes, du foin, des barriques de bière et des sacs de grain pour nourrir les hommes. Il n’y avait pratiquement aucune opportunité de mettre la main sur de la nourriture et ils avaient dû emmener de Conwy tout ce qui était nécessaire au quotidien. Ils auraient faim cette nuit si les chariots arrivaient tard à Nefyn, mais son appétit comptait moins pour le roi que son impatience. Nefyn était le premier lieu habité sur leur chemin et constituerait une bonne base pour envoyer des éclaireurs dénicher l’ennemi.

— Nous serions trop exposés en restant ici. Continuons.

La longue file des hommes poursuivit donc sa marche sur le terrain qui s’élevait en pente douce. Les nuages étaient bas et la neige paraissait à chaque instant sur le point de tomber. Quand ils commencèrent à escalader les contreforts des collines, la mer disparut de leur champ de vision. Derrière eux, le mont Snowdon scintillait au loin sous un ciel vert gros de menaces. Si la progression était laborieuse pour l’armée d’Édouard, elle l’était encore plus pour les chariots de victuailles. Les charretiers devaient sans cesse jouer du fouet pour obliger les chevaux de trait épuisés à avancer. Dans les ténèbres qui s’épaississaient, l’avant-garde s’enfonça dans une succession de gorges étroites, bordées d’à-pics rocailleux. Puis, subitement, la mer s’ouvrit devant eux en une vaste baie où les vagues déversaient leur écume blanche sur le rivage.

 

Quand il eut mis pied à terre à Nefyn, Robert examina les lieux en essayant de se représenter ce village isolé comme le berceau de la prophétie. Quelques maisons délabrées étaient regroupées autour d’une église dans une sorte de tranchée entre des pentes boisées à l’est et au sud. Du côté où ils étaient arrivés, par-delà les falaises abruptes et le ressac de la mer, une ligne tremblotante de feux de torches signalait l’approche du reste de la compagnie. On eût dit qu’un collier de feu se refermait autour des collines.

Les hommes de l’avant-garde se dispersèrent. Certains allèrent fouiller les maisons désertes, d’autres étaient en quête d’eau fraîche pour les chevaux. Le plus gros contingent descendit ramasser du bois au bord de l’eau pour faire le feu. Dans le crépuscule bleu du soir, plusieurs bateaux étaient échoués sur la plage. Les villageois les avaient abandonnés lorsqu’ils avaient fui, dès le commencement de la guerre, poussant devant eux leur bétail dans les forêts. Ils avaient laissé derrière eux un paysage figé dans le silence de l’hiver. Les chevaliers s’activaient avec morosité, les doigts gourds maniant les sangles, les boucles, les sacs, les muscles courbaturés par la marche et des nuages de fumée sortant de leur bouche.

— Où allons-nous coucher ?

Robert tourna la tête vers son frère. Malgré la lourde cape qu’il portait par-dessus sa cotte de mailles et son surcot, Édouard avait le visage violacé et les lèvres gercées. L’air était aussi coupant que de la glace.

— Près de ces arbres, ça ira, dit Robert en désignant un bosquet de vieux chênes à côté d’une maison écroulée. Dis aux écuyers de faire du feu.

Une demi-heure plus tard, adossé à un tronc, il contemplait les effets de lumière sur le feuillage. Son corps se dégelait lentement grâce à la chaleur et il écoutait d’une oreille distraite les conversations ponctuées de hennissements. Les hommes creusaient des trous et ramassaient du bois mort pour le feu. Nes et quelques autres écuyers étaient partis en chercher plus loin, tandis que ses serviteurs et l’intendant préparaient le repas. Voyant les chevaliers boire les dernières gouttes de leurs outres et avaler avec difficulté du pain rassis, Robert sentit son estomac grogner. Il faudrait plusieurs heures au moins aux chariots pour arriver avec le ravitaillement. Humphrey se trouvait à côté, ainsi que tous ceux qui avaient fait le voyage en tête.

Depuis le duel, Robert se tenait à distance, en partie parce qu’il ne voulait pas que l’animosité qui demeurait entre Guy et lui soit connue en dehors de leur cercle, mais aussi parce que la fin de sa liaison avec Helena n’était pas véritablement son choix. Le duel ne semblait pas avoir nui à sa situation au sein de l’ordre ; à vrai dire, Humphrey, Thomas et Ralph le respectaient encore davantage, mais les divisions qui existaient auparavant étaient d’autant plus nettement marquées, immuables. L’inimitié entre Aymer et lui, limitée jusque-là à des attitudes puérilement agressives, était devenue concrète et dangereuse.

— Est-ce que tu lui fais confiance ?

Son frère, assis de l’autre côté du feu, l’avait surpris à observer Humphrey. Ils étaient seuls depuis un moment, les chevaliers de l’Essex s’occupant des chevaux et les serviteurs fouillant les paquetages à la recherche de nourriture. Robert ne répondit pas, Édouard continua, d’une voix à peine audible au-dessus du crépitement du feu :

— Je sais que tu ne me diras rien à propos de cet ordre, de ce que tu as dû accepter pour y entrer, mais je me demande si tu as pris le temps de t’interroger sur la nature de l’organisation à laquelle tu appartiens désormais.

Édouard ramassa un tison tombé du feu, qui refroidissait doucement sur l’herbe, et le rejeta au milieu des flammes. Il avait l’air de préparer soigneusement ses propos.

— Ces chevaliers servent l’homme qui a volé le trône à notre famille. Ne l’oublie pas.

— Je ne l’oublie pas, répondit vivement Robert en croisant le regard de son frère. Notre grand-père m’a envoyé ici pour retrouver notre prestige. Il savait que je ne pouvais rien faire en Écosse pour améliorer notre situation, pas avec Balliol sur le trône, mais il pensait que je pouvais me rendre utile ici. C’est ce que j’essaie de faire.

Édouard se pencha en avant.

— Ah oui ? De mon point de vue, cela n’a rien à voir avec notre famille, c’est uniquement pour toi que tu agis. Je crois que tu t’es laissé séduire par les éblouissantes promesses du roi Édouard, frère, exactement comme notre père. Ces hommes, avec leurs divagations sur le roi Arthur, t’ont détourné de la vérité. En rejoignant leurs rangs, en prononçant leur serment, tu as trahi la charge que t’a confiée notre grand-père. Comment aiderais-tu notre famille en servant les ambitions du roi qui nous a privés du trône ?

Édouard secoua la tête d’un air obstiné avant de conclure :

— Bientôt tu auras oublié saint André et tu te prosterneras devant saint Georges.

Robert refréna sa colère avec difficulté.

— Si quelqu’un menace les intérêts de notre famille, c’est toi. Tu dis que tu n’aimes pas qu’on te traite comme un paysan ? Alors arrête de te comporter comme tel.

Derrière Édouard, il voulait voir Nes et les autres arriver avec les bras chargés de bois. Il toisa son frère.

— Ce n’est pas sur toi que repose notre avenir, Édouard. Si c’était le cas, peut-être ne serais-tu pas aussi péremptoire dans tes jugements.

Lorsque tout le monde se rassembla autour du feu, il se réfugia dans le silence. Édouard accepta l’outre de vin qu’un des serviteurs lui tendait, le regard braqué sur Robert qui se calait confortablement contre le tronc, les yeux clos.

 

Quelque temps après, Robert fut tiré des brumes d’un rêve perturbant par des éclats de voix. Il se redressa, l’esprit confus, la nuque raide. Debout, son frère et les chevaliers de l’Essex scrutaient l’obscurité. Les glapissements reprirent, plus forts et plus aigus. Robert aperçut alors la grande silhouette de John de Warenne se diriger vers l’église où le roi couchait. Robert s’approcha de ses hommes.

— Qu’y a-t-il ?

— Regarde, murmura Édouard.

La crête des collines par lesquelles ils étaient arrivés s’illuminait d’une vague lueur orangée. Il y avait un grand feu à quelques lieues. Deux silhouettes émergeant des ténèbres devant eux attirèrent son attention. Entre elles se trouvait un troisième homme qui pressait un morceau de tissu contre son cou. Lorsqu’ils furent à leur hauteur, Robert comprit qu’il saignait.

— Réveillez les autres, ordonna-t-il aux chevaliers en se penchant pour prendre sa cotte de mailles.

Il enfilait son camail lorsque Humphrey le rejoignit, vêtu de son armure au complet. Son bouclier n’arborait pas ses armoiries, mais le dragon jaune. Robert s’enquit de ce qui se passait.

— Le convoi de ravitaillement a été attaqué. Nous sortons.

— Nes, selle Chasseur pour moi, lança Robert à son écuyer qui s’exécuta aussitôt. Les hommes de Madog ?

— Nous n’en savons rien. Tout s’est passé très rapidement.

Humphrey regarda Robert qui saisissait son épée.

— Prenez votre bouclier. Seulement vous, Robert, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à Édouard et aux chevaliers de l’Essex. Il faut que le gros des troupes reste ici, au cas où l’attaque serait une diversion avant un assaut plus important. Le comte de Warwick est aux commandes ici.

Tandis que Humphrey repartait à travers le camp où régnait une animation fébrile, Robert s’accroupit près du sac qui contenait son bouclier. Il hésita un instant, puis le sortit, sentant sa gorge se nouer en voyant le rouge s’embraser à la lumière du feu. En se levant, il croisa le regard d’Édouard.

Nes l’appelait.

— Chasseur est prêt, sir.

Robert entoura ses épaules de sa cape et suivit l’écuyer.

— Frère… dit Édouard en le retenant par le bras.

— Suis les ordres de Warwick, fit Robert sans s’arrêter.

Le roi Édouard, déjà en selle, était entouré d’un nombre d’hommes considérable. Les torches que tenaient certains chevaliers se reflétaient sur les dragons des boucliers. Le visage du roi était empreint de colère, une colère froide et dévastatrice qui ne s’apaiserait que dans un bain de sang. L’ennemi n’avait pas attaqué franchement sur un champ de bataille, mais sans prévenir, de nuit, en exploitant leur faiblesse.

Lorsque le roi éperonna Bayard, la compagnie sortit d’un pas déterminé de Nefyn. Robert, qui chevauchait à l’arrière auprès de Humphrey, vit son frère, isolé, prendre sa ceinture et son épée. Serrant son bouclier, il lança Chasseur et s’inséra dans la foule des chevaliers qui, tous, oubliaient en cet instant leurs différences, leurs inimitiés, et qui dirigeaient leurs forces vers l’ennemi invisible tapi dans les collines. Pour la première fois dans cette campagne déjà longue, Robert ressentit une certaine excitation. Il faisait partie de la compagnie du roi maintenant, on l’avait choisi, on lui faisait confiance. Son frère ne pouvait pas comprendre.

Ils grimpèrent en haut des falaises, accompagnés par le bruit des vagues qui s’écrasaient en contrebas. Robert remarqua que les parois abruptes plongeaient vers le rivage à peine discernable dans la lumière grise qui commençait à poindre à l’est. Dans une heure environ, ce serait l’aurore. La caresse qu’il sentait contre son visage était celle de la neige.

Après avoir parcouru plusieurs lieues, alors que l’horizon s’éclaircissait peu à peu, ils contournèrent une pente raide et l’incendie qui faisait rage dans une vallée rocailleuse entre deux collines fut devant eux. Il neigeait de plus en plus. La compagnie ralentit. Prudents, les chevaliers guettaient de tous côtés une éventuelle attaque. Peu à peu, à mesure qu’ils s’approchaient du convoi en flammes, ils découvraient une scène de désolation totale. Les corps éparpillés sur le sol étaient recouverts d’un fin manteau neigeux. Des flèches étaient fichées dans certains cadavres, alors que d’autres, qui avaient pris part à des combats rapprochés avec des ennemis visiblement équipés d’armes sauvages, des haches et des piques, montraient des plaies profondes et monstrueuses. Il y avait là des cous arrachés, des têtes fendues en deux, des crânes enfoncés, des membres tranchés. La plupart des morts étaient des charretiers ou des écuyers. Leurs armures avaient été impuissantes face à la brutalité avec laquelle on s’en était pris à eux.

Les chevaliers de la compagnie du roi descendirent de cheval et donnèrent des coups de pied aux cadavres des quelques Gallois, dont les pauvres vêtements de laine étaient gorgés de sang. L’odeur poisseuse de la mort était recouverte par l’épaisse fumée qui tourbillonnait au-dessus des chariots en feu. Les chevaux de trait morts se mêlaient aux hommes. L’un d’eux, seulement blessé, poussa des gémissements pathétiques lorsque les chevaliers s’approchèrent. Il tenta de se lever, ses entrailles pendant de son abdomen ouvert, et tituba avec ses intestins qui tombaient derrière lui, jusqu’à ce qu’il s’effondre à genoux.

Le roi Édouard observait le désastre en silence depuis la selle de son destrier. Sur ordre de John de Warenne, plusieurs chevaliers s’étaient déployés sur les collines pour chercher des traces de l’ennemi, même s’il était clair qu’il était reparti se terrer à l’abri dans les ténèbres. Quelques barriques étaient éparpillées dans la vallée, et d’autres brûlaient, mais le plus gros des victuailles avait disparu.

— Les canailles, murmura Humphrey.

Robert voyait de la neige et des cendres se déposer sur les épaules du chevalier.

— Il y a un homme en vie, Sire !

Le roi se retourna vivement. Deux de ses hommes redressaient un Gallois coincé entre deux barriques de bière. Vêtu d’une cape de laine marron, couvert de sang, il se laissa traîner vers le roi en grognant.

Édouard, d’une voix tranchante s’adressa à lui en anglais .

— Où est Madog ?

Comme l’homme gardait le silence, l’un des chevaliers le bourra de coups de poing dans les côtes.

— Réponds à ton roi, lui ordonna-t-il

L’homme tituba entre les chevaliers, des filets de sueur dégoulinant sur son visage. Il s’humecta les lèvres et leva les yeux vers Édouard. Il lâcha des mots en gallois accompagnés d’une grimace avant de détourner le regard.

Édouard le fixa un instant.

— Jetez-le au feu.

Alors que les chevaliers le poussaient vers les chariots, l’homme se mit à hurler et à se débattre. De ses plaies, le sang s’écoula de nouveau.

— Non ! Je vais parler ! Je vais parler !

Son anglais était teinté d’un fort accent.

— Où est Madog ? répéta Édouard en levant les mains pour arrêter les chevaux.

— Snowdon, cracha le rebelle en tournant la tête vers les sommets déchiquetés au loin. La montagne.

— Où à Snowdon ? l’interrogea l’un des chevaliers.

— Je ne sais pas. Dinas tomen

L’homme secoua la tête avec l’énergie du désespoir et se lança dans une litanie en gallois.

— Je ne sais pas ! conclut-il en anglais.

— Il a parlé d’une forteresse, dit l’un des chevaliers. Une forteresse en ruine sur les contreforts de Snowdon. Je ne crois pas qu’il y soit allé.

— Il y a plusieurs forteresses près de Snowdon, mais seulement deux en ruine.

Édouard était revenu au français et s’exprimait avec plus de calme. L’homme s’efforça d’afficher un air soumis.

— Pitié, roi, dit-il presque timidement.

— Brûlez-moi ce misérable, répondit le roi sans le lâcher des yeux.

Les chevaliers se saisirent de l’homme, l’un par les chevilles, l’autre par les poignets. Quelques hommes qui assistaient à la scène poussèrent des acclamations tandis qu’on l’emmenait vers le feu. L’homme cria en essayant de se libérer mais ses blessures l’en empêchèrent. Les chevaliers se mirent à le balancer au-dessus des flammes, d’avant en arrière, le corps du prisonnier montant chaque fois plus haut.

Cela rappela à Robert un jeu auquel il jouait avec ses frères, quand il était plus jeune. Un été à Turnberry, ils s’étaient amusés à se lancer de cette façon dans les flots. Mais au milieu des chariots incendiés et des cadavres, avec cet homme qui criait, du sang plein la bouche, cela devenait obscène.

Pour finir, les chevaliers le jetèrent et l’homme atterrit au milieu du brasier. Il s’agita et cria un moment, poupée désarticulée se tortillant dans les flammes, jusqu’à ce que ses cheveux et ses vêtements s’embrasent et que sa peau cloque et fonde.

— Je veux qu’on trouve Madog, dit Édouard à John de Warenne au milieu des hurlements terrifiés de l’agonisant.

— Comme nous tous, Sire, répondit sombrement Warenne.

Le comte plissa les yeux car les flocons se faisaient de plus en plus denses.

— Mais nous ne pourrons pas tenir ici avec ce temps sans ravitaillement.

Pendant que les hommes du roi retournaient à Nefyn retrouver le reste de l’armée, la neige recouvrit d’un manteau blanc les corps des morts et les chariots brûlés.