Chapitre 35

Les chandelles faisaient briller les yeux des hommes et les dorures des tombeaux qui les entouraient. Le sanctuaire, au cœur de l’abbaye de Westminster, était dominé par un mausolée dont les marches menaient à des alcôves. Ce mausolée, construit par le roi Henry en l’honneur de saint Édouard le Confesseur, en même temps que l’immense abbaye qui l’abritait, avait été érigé vingt-six ans plus tôt, mais déjà la pierre s’usait sous les genoux des pèlerins. Sur un socle était posée une châsse qui contenait les reliques du saint, surmontée d’un dais décoré de scènes sacrées. Au-delà, les ombres s’épaississaient sous les ténèbres immenses des voûtes.

Sous les regards des saints, le roi Édouard était à genoux, ses robes rouges s’évasant autour de lui au pied du mausolée. Il avait incliné la tête. Dans son dos, ses hommes, debout, étaient rangés en arc de cercle, les plus éloignés à peine visibles dans la pénombre. Aux premiers rangs se trouvaient les hommes les plus proches du roi, les chevaliers de la Table ronde : John de Warenne et l’évêque Bek, les comtes de Lincoln et de Warwick, Arundel, Pembroke, Hereford et le frère du roi, Edmond de Lancastre, entre autres. Derrière se tenaient les Chevaliers du Dragon, qui portaient leur bouclier.

Robert, placé entre Humphrey de Bohun et Ralph de Monthermer, sentit qu’on le dévisageait. Il fit légèrement pivoter sa tête sur le côté et croisa le regard d’Aymer de Valence. Le chevalier avait repris figure humaine depuis sa mésaventure d’Anglesey, mais une cicatrice barrait sa joue. Robert avait remarqué qu’il s’était fait remplacer les deux dents perdues pendant leur combat. Parfaitement ajustées aux trous, elles étaient rattachées à ses vraies dents par du fil argenté, ce qui lui donnait un sourire étrangement étincelant. Il se demanda où il avait pu obtenir ces nouvelles dents. Aymer soutint son regard, puis reporta son attention sur le roi. Robert ne l’avait pas vu depuis des mois. Avec la chute d’Anglesey, beaucoup de nobles avaient pu retourner dans leur fief et Aymer était rentré avec son père à Pembroke. Mais à en croire la lueur maligne dans ses yeux, sa haine était toujours aussi vive. Robert n’éprouvait pas le moindre remords pour les coups qu’il avait portés au chevalier, et il ne s’inquiétait pas outre mesure des représailles qui s’exerceraient probablement un jour. Aujourd’hui encore, c’est avec joie qu’il se revoyait le frapper au visage ; après tout, l’homme avait souri de ses infortunes et s’était toujours délecté de ses souffrances et de ses humiliations. Il l’avait mérité. Et Robert n’aurait pas hésité à recommencer.

Quand le roi Édouard avait quitté l’île, alors que son nouveau château, baptisé Beaumaris, était déjà en chantier, Robert l’avait accompagné. Ils étaient d’abord allés à Caernarfon, où le roi voulait superviser les plans pour la reconstruction, puis au sud, en longeant la côte désolée et en passant par des bourgs royaux et des villes portuaires oubliées, mais aussi par de formidables châteaux, comme ceux de Cricieth et Harlech. Madog ap Llywelyn avait été conduit enchaîné jusqu’à la tour de Londres, où il devait rester jusqu’à la fin de ses jours. L’exécution sanglante de son frère avait brisé la résistance du chef gallois et, dans son désespoir, il avait semblé incarner l’essence même du pays dont il avait été prince pendant une courte période.

Dans chaque village, Édouard obtenait la reddition formelle des Gallois et il acceptait leurs vœux et leurs hommages. Partout où il allait, en ces mois splendides de mai et de juin, le suivait la Couronne d’Arthur, symbole de son autorité suprême. La population, privée de son prince et pleurant la perte de tant d’hommes, était triste et soumise. Mais Édouard se montrait indulgent, lui qui, à peine quelques semaines plus tôt, avait fait tuer le frère de Madog de façon brutale, et il établissait des corps de juristes pour conduire les audiences et recevoir les doléances des Gallois au sujet de ses émissaires trop autoritaires, doléances qui avaient finalement abouti à la rébellion. Il laissa même nombre de rebelles retourner vers leurs familles sans châtiment. Surpris par la clémence qu’il affichait, Robert avait vite compris quel en était le but. Si Édouard voulait que les Gallois paient leurs impôts, qu’ils acceptent de le servir à la guerre et qu’ils cessent de se révolter, il fallait qu’ils soient satisfaits de la manière dont il exerçait le pouvoir.

Malgré ses succès au pays de Galles, l’été ne s’était pas déroulé sans heurts pour le roi. Avec la fonte des neiges et l’arrivée du printemps, les rapports avaient commencé à affluer de partout en Angleterre. Édouard avait d’abord accueilli avec bonheur les premières nouvelles selon lesquelles les hommes qu’il avait envoyés en Gascogne s’étaient emparés de trois villes, mais comme les rapports suivants lui apprirent qu’il ne s’était rien passé depuis, le roi était devenu pensif. Les deux guerres, en plus des coûts énormes engloutis par l’érection de Beaumaris et la reconstruction de Caernarfon, avaient peu ou prou vidé ses caisses. Robert avait surpris bon nombre de conversations inquiètes entre les barons, qui se demandaient quand le roi se tournerait vers eux pour leur demander de l’argent.

Mais aujourd’hui à Westminster, le calme régnait. Chacun concentrait ses pensées sur le roi et sur le mausolée du Confesseur.

Sur l’autel, drapé d’un tissu rouge et or, étaient posés trois objets. L’un était une épée. L’Épée de la Clémence, lui avait glissé discrètement Humphrey quand on l’avait apportée dans la chapelle. Au lieu d’être taillée en pointe, la lame, qui avait autrefois été brandie par le roi gisant dans le tombeau, était plate à son extrémité. Depuis le sacre du Conquérant en 1066, tous les rois la portaient lors de leur couronnement. En voyant un prêtre l’amener devant eux, Humphrey avait murmuré à Robert une ligne de la prophétie :

La lame d’un saint, portée par les rois, brisée par la clémence.

Près de l’épée se trouvait un coffret noir tout simple, qui brillait à la lueur des cierges. Quand Robert lui avait demandé de quoi il s’agissait, Humphrey lui avait expliqué qu’il contenait la prophétie originale que le roi Édouard avait découverte à Nefyn après sa première conquête du pays de Galles. C’est ce livre qui renfermait les visions de Merlin, et qui était si vieux qu’on ne pouvait le sortir du coffret sous peine de le voir s’effriter, que le roi avait fait traduire. C’est ce livre qui l’avait lancé sur les traces des quatre reliques divisées entre les fils de Brutus afin d’éviter la ruine de la Bretagne. À ces deux objets s’ajoutait la Couronne d’Arthur, restaurée par les orfèvres du roi. La prenant sur le coussin de soie au pied de l’autel, Édouard se leva.

Robert en vit quelques-uns se dévisser le cou pour mieux voir le roi déposer la couronne sur l’autel. D’autres baissaient la tête et priaient. Les yeux de Humphrey brillaient, mais tous ne semblaient pas éprouver une semblable piété en cette occasion. Robert, lui, était partagé entre plusieurs sentiments. Il avait certes envie de se jeter à corps perdu dans la quête, avec Humphrey et les autres, en se disant que sa loyauté envers le roi pourrait servir sa famille. Mais il doutait également des choix qu’il avait faits. Les accusations de son frère à Nefyn avaient fait remonter une vérité désagréable à la surface, lui rappelant le serment qu’il avait prononcé devant son grand-père le jour de son adoubement : le serment selon lequel il restait un prétendant au trône d’Écosse. Même si cette route paraissait plus incertaine par rapport à la première, sur laquelle des trésors semblaient lui tendre les bras, il ne pouvait pas nier qu’il avait donné sa parole, ni qu’il s’en détournait aujourd’hui. Et les mots de son grand-père résonnaient dans sa tête.

Un homme qui ne respecte pas son serment ne mérite pas de respirer.

Le roi Édouard descendit de l’autel du saint et la cérémonie se conclut. Sur un signe de John de Warenne, les comtes, les barons et le clergé sortirent du mausolée par la porte qui séparait la chapelle du reste de l’édifice, pressés de profiter du festin que le roi offrait au palais et d’échanger les dernières nouvelles sur le conflit en Gascogne. Au lieu de les rejoindre, le roi se dirigea vers un autre mausolée qui jouxtait celui du Confesseur et sur lequel il y avait l’effigie en bronze d’une dame. L’inscription sur le côté indiquait :

Ci-gît Éléonore, que Dieu ait pitié de son âme.

Comme les hommes défilaient devant Robert, l’empêchant de voir le roi s’agenouiller devant l’autel de la défunte reine, il suivit Humphrey dans la majestueuse abbaye. Les vitraux qui bordaient les bas-côtés avaient la couleur du saphir et du rubis, ils étaient ornés de boucliers, et les murs entre les piliers de marbre étaient jaune et vermillon.

Robert se trouvait à mi-chemin du chœur lorsqu’il aperçut un homme, un messager royal d’après sa livrée, qui parlait avec Ralph de Monthermer. Ralph se retourna et sembla chercher quelqu’un. Apercevant Robert, il le désigna du doigt. Robert s’arrêta pour attendre le messager, tandis que Humphrey lui jetait un regard interrogateur.

— Sir Robert de Carrick, le salua l’homme en lui tendant un rouleau. Un message d’Écosse, sir. Il est arrivé il y a quelque temps, mais nous n’avons pas pu vous le remettre.

Robert remonta le bouclier sur son bras pour prendre le rouleau, supposant qu’il venait de son grand-père. Il lui avait écrit avant de partir au pays de Galles pour lui annoncer qu’il accompagnait le roi dans sa campagne. Il sourit en voyant le sceau de son grand-père, puis l’ouvrit et commença à lire en laissant les autres partir devant. À mesure qu’il lisait, son sourire s’effaça.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Humphrey.

Sans répondre, Robert relut la lettre. Humphrey répéta sa question et Robert leva les yeux vers son ami, profondément troublé.

— Je dois rentrer chez moi.

Il se racla la gorge pour raffermir sa voix.

— Je vais me marier.

— Vous marier ?

— À la fille de sir Donald, le comte de Mar.

Il considéra le bouclier abîmé pendant la bataille et il tressaillit.

— Je dois prendre congé auprès du roi dès que possible.

Après un instant, il leva le bras auquel était fixé son bouclier.

— Je vais devoir vous le rendre. Je ne sais pas combien de temps je serai parti.

Humphrey ne fit pas un geste pour récupérer le bouclier.

— Chevalier du Dragon un jour, Chevalier du Dragon toujours. Il t’appartient, Robert.

Il siffla entre ses dents.

— Il va falloir faire en sorte que le festin de ce soir soit mémorable si c’est le dernier que vous prenez avec nous en célibataire. Vous marier ? répéta-t-il en secouant la tête et en riant aux éclats. J’imagine que c’est un fardeau qui nous tombera tous dessus un jour ou l’autre.

Ralph et Thomas de Lancastre les rejoignirent, curieux de connaître les nouvelles. Humphrey les informa. Ralph donna une accolade affectueuse à Robert et lui affirma qu’il était désolé.

— Vous l’avez déjà rencontrée ? lui demanda Thomas.

Robert revit Eva près du lac sous le clair de lune, leurs souffles qui s’étaient mêlés quand il l’avait embrassée. Il se souvenait de la conversation entre son grand-père et le comte de Mar ce soir-là. Il avait senti qu’ils avaient envisagé une telle alliance.

— Est-elle belle ? s’enquit Ralph.

— Comme la Sainte Vierge et tous ses anges, répondit finalement Robert, un sourire confus aux lèvres.

Leurs rires s’élevèrent jusqu’aux oreilles de marbre des rois et des saints, et jusqu’aux plus hautes des voûtes de l’abbaye.