Chapitre 22

Pendant que le roi et ses conseillers montaient sur l’estrade recouverte d’un dais, les huissiers indiquaient leur place aux invités. Les sièges les plus proches de la plate-forme étaient réservés aux chevaliers du tournoi. Robert et son frère se retrouvèrent au milieu de la salle, à bonne distance de la table royale.

Les tables étaient encombrées de carafes en verre et de coupes, ainsi que de bassins en argent remplis d’eau et de pétales de roses, afin que les invités se lavent les mains. Tandis que les seigneurs et leurs dames prenaient place, les serviteurs amenaient les cygnes rôtis à la peau croquante, des saumons d’Irlande accompagnés de citrons d’Espagne, des coupelles de beurre, du fromage de Brie et des figues toutes ridées. Quand tout le monde fut assis, l’évêque Bek bénit le repas. Le goûteur du roi s’adonna à son office, en quête de poison, et les serviteurs entreprirent de servir le vin.

— Êtes-vous sir Robert Bruce ?

Robert regarda aimablement l’homme d’une grande élégance qui s’était adressé à lui par-dessus la table, d’une voix forte, pour se faire entendre malgré le bruit des couteaux. Il inclina la tête.

Sans se donner la peine de se présenter, l’homme se pencha pour prendre un morceau de fromage, puis il se tourna vers une dame plantureuse qui portait une robe trop serrée dont le tissu semblait prêt à se déchirer.

— Ils viennent d’Écosse, lui dit-il.

— Vraiment ? fit la femme en posant son regard sur Robert. J’ai entendu dire que c’est un endroit vraiment sauvage. Des terres désolées, pauvres, harcelées par le froid et les pluies continuelles.

Robert n’eut pas le temps de répondre car Édouard acquiesçait déjà tristement.

— C’est vrai, madame. Il fait si froid, d’ailleurs, que nous ne pouvons nous baigner que trois jours de l’année, en juin, quand la glace qui couvre les lochs fond.

L’élégant fronça les sourcils, sceptique, tout en coupant des petites tranches de fromage. La femme hocha la tête.

— Comme vous devez savourer le fait d’être en Angleterre.

Édouard lui fit un grand sourire.

— Eh bien, cela m’évite de puer comme un porc.

La femme eut un rire nerveux et préféra se concentrer sur la tranche de bœuf qui refroidissait dans son assiette. L’homme détourna le regard avec une moue dédaigneuse. Quand le couple entama une conversation avec un autre convive, Robert murmura à son frère :

— Tu ne risques pas de te faire d’amis en te comportant de cette façon.

Le sourire d’Édouard disparut.

— Tu entends comment ils parlent de notre royaume ? La seule différence avec les Gallois ou les Irlandais, c’est qu’ils considèrent que nous sommes civilisés alors qu’ils les prennent pour des barbares.

— Peux-tu leur en vouloir de penser que tout ce qui n’est pas aussi grandiose qu’ici est inférieur ?

Robert prit sa coupe et du bras désigna la grande salle et la foule opulente.

— Ne me dis pas que tu n’es pas impressionné.

— Je le suis peut-être, mais ça ne veut pas dire que je compte me laisser traiter comme un paysan, répondit Édouard en plissant les yeux. Le roi ne t’a même pas encore salué, Robert. Nous sommes ici depuis une semaine. Tu devrais être accueilli comme un invité de marque.

— Je ne pense pas que le roi ait eu l’occasion de parler avec la plupart des gens qui se trouvent ici, rétorqua Robert, piqué par ces propos de bon sens.

Il s’était sans doute senti soulagé de ne pas affronter le roi immédiatement, mais l’attente se prolongeant, le répit se transformait en insulte. Il ne pouvait guère faire ce que son grand-père attendait de lui pour restaurer le prestige de la famille en Angleterre si le roi ne daignait même pas le recevoir.

— J’imagine que les problèmes en France l’auront occupé…

— La France ?

La voix bourrue le prit par surprise. Il se retourna et il découvrit un homme âgé portant un manteau brodé maintenu au cou par un fermoir orné d’une pierre précieuse.

— Ainsi donc, même nos lointains voisins écossais ont eu vent de nos problèmes ?

Robert avait entendu parler de la bataille qui avait provoqué le conflit juste après qu’elle avait eu lieu, l’été précédent. La flotte française avait attaqué plusieurs navires marchands au large des côtes britanniques, apparemment sans provocation de leurs équipages anglais et gascons, et c’étaient les Anglais qui étaient sortis vainqueurs de l’escarmouche, au cours de laquelle ils avaient capturé trois vaisseaux et obligé les autres à fuir. Mais il n’eut pas le temps d’expliquer qu’il était en Angleterre depuis un an.

— Écoutez bien ce que je vous dis, reprit le vieil homme à voix basse en faisant de grands gestes avec son couteau, si bien qu’un morceau de viande tomba sur la table, les tournois et les banquets ne suffiront pas longtemps à regonfler le moral des barons. Leur moral coulera comme une pierre dès que le parlement se réunira.

La mention du parlement réveilla l’intérêt de Robert. Malgré ses réserves, il avait hâte de connaître les plans du roi pour une nouvelle croisade, et les opportunités qu’elles offriraient, car l’une des meilleures manières pour lui de renouer avec le lustre d’antan aurait été de prendre la Croix sous la bannière d’Édouard. Il entendait encore les mots acerbes de son père la nuit où ils avaient appris que le trône reviendrait à Balliol, aussi clairement que s’ils avaient été prononcés à l’instant même.

Le sang qui coule dans les veines de nos fils n’est pas comme le nôtre. On croirait du vin coupé à l’eau. Comment voulez-vous faire des croisés de ces avortons ?

Ces paroles l’avaient longtemps fait souffrir, et cette souffrance le poursuivait maintenant que son père était parti pour la Norvège. Une partie de lui les avait combattues – sa rage et son ivresse étaient seules responsables, c’était un pur déversement de bile, sans substance. Mais une autre partie de lui, plus lucide, lui répétait que le comte parlait vrai. Il n’était pas à la hauteur des croisés partis avant lui. Il avait grandi à une époque de paix sans autre cible à frapper qu’une quintaine sur une plage déserte. C’était peut-être sa chance de prouver à son père qu’il avait eu tort. Robert se voyait rentrer chez lui avec de nouveaux fiefs accordés par le roi, des sacs pleins de bel or sarrasin et une réputation aussi flamboyante que celle de son grand-père, à qui il ramènerait une nouvelle feuille de palmier tout exprès de Jérusalem.

Le vieil homme, néanmoins, ne pensait pas précisément aux croisades.

— La session va être difficile pour le roi, dit-il à Robert en hochant la tête avec enthousiasme. Oh oui !

De l’autre côté de la table, l’élégant se racla la gorge en lui lançant des regards appuyés.

— Vous savez que j’ai raison, s’écria le vieil homme. Le roi Édouard n’aurait jamais dû envoyer son frère traiter en son nom avec Philippe. S’il y était allé lui-même, il ne risquerait pas aujourd’hui de voir la fin la domination anglaise en Gascogne.

— D’après ce que j’ai entendu, dit Robert en s’adressant tour à tour aux deux hommes, la reddition des terres du roi en Gascogne est temporaire, jusqu’à ce qu’un accord de paix soit trouvé avec le roi Philippe. Ce n’est qu’un geste pour prouver sa bonne foi.

— C’est exact, reprit l’élégant avec superbe. Le roi Édouard devait rendre les vaisseaux capturés et céder le duché. Quand il ira en France faire la paix avec Philippe, la Gascogne lui sera restituée. Tels sont les termes acceptés par le comte Edmond à Paris.

— Bah ! balaya le vieux noble. D’abord, est-ce que vous n’êtes pas surpris que deux ou trois navires marchands réussissent à battre la flotte française ?

L’homme en face de lui fronça les sourcils.

— Que voulez-vous dire ?

— Je dis que c’était un piège et que notre roi est tombé dedans ! Philippe a déclaré dès le début de son règne qu’il ne voulait pas qu’un roi anglais domine une partie de la France. Il a demandé aux capitaines de ses vaisseaux de se laisser capturer afin d’avoir une raison d’exiger la reddition de la Gascogne.

— C’est grotesque, s’exclama l’autre.

Mais son air démentait ses propos.

— Et je sais aussi pourquoi le roi Édouard a accepté sans barguigner les conditions de Philippe, poursuivit le vieil homme en pointant son couteau vers le dais sous lequel le roi était assis avec ses conseillers.

Il se pencha en avant, comme pour une confidence :

— C’est l’attrait de la chair.

Robert attendait la suite avec impatience. Il avait entendu des rumeurs à propos de l’accord de mariage qui aurait été conclu pendant les négociations concernant la Gascogne, mais rien n’avait été confirmé.

— La sœur du roi Philippe, la princesse Marguerite, murmura le vieillard en détachant chaque mot. Pas avant ses treize ans, vous verrez.

Il piqua son couteau dans un morceau de bœuf saignant qu’il avala d’une seule bouchée.

— Notre roi a échangé ses vastes terres françaises contre un petit trou français.

Là-dessus, il lécha le jus sur son couteau et repoussa son plat. Ignorant les regards de ceux qui avaient entendu sa sortie, il se leva de table et disparut dans la foule.

Robert regarda son frère.

— C’est bien ce que je te disais, murmura-t-il. Le roi était occupé.

Édouard se carra sur son siège et se cura les dents.

— Je continue à penser qu’il aurait dû t’accueillir convenablement, aussi occupé soit-il. Tu es comte, Robert. Et il n’y a pas si longtemps, notre grand-père se battait pour le trône.

Robert piocha dans sa viande en silence.

Au départ, la colère d’avoir perdu le trône avait été quelque peu étouffée par le chagrin qu’avait provoqué la mort de sa mère, mais au fil du temps elle était revenue le hanter. Son seul réconfort, c’était de savoir que le règne du nouveau roi était tout sauf heureux.

Après son couronnement, les juristes anglais avaient obligé Jean de Balliol à accepter docilement que, même sur le trône d’Écosse, il demeurât le sujet d’Édouard. La promesse faite par Édouard aux Écossais, selon laquelle sa suzeraineté ne serait que temporaire, avait été oubliée – sous la pression d’Édouard, qui avait contraint Balliol à décréter cette garantie nulle et non avenue. Le roi d’Angleterre avait alors entrepris de démontrer sa supériorité en s’ingérant dans les affaires écossaises. Des hommes qui auraient dû être jugés en Écosse le furent à Westminster. Quand les Écossais protestèrent, emmenés par Comyn, Balliol fut convoqué devant les juges d’Édouard. Endeuillé par la perte récente de son épouse, la reine, Balliol s’était laissé humilier par le roi et, pour son outrage, avait été condamné à perdre trois villes et châteaux royaux.

Le frère de Robert estimait que Balliol devait boire un amer calice, mais Robert ne pouvait s’empêcher de penser que son grand-père aurait été capable de tenir tête au roi. Ces pensées l’avaient d’ailleurs conduit à soupçonner que c’était la raison pour laquelle il n’avait pas été choisi. Ces derniers mois, Robert s’était plus d’une fois souvenu des paroles prononcées par l’évêque Wishart de Glasgow et le fougueux comte d’Atholl : le roi Édouard voulait seulement étendre son empire aux dépens de ses voisins. Son grand-père l’avait chargé de soutenir leur droit au trône, quel que soit celui qui l’usurpait aujourd’hui. Cependant, il avait l’impression que la lutte pour le trône était déjà bien engagée et qu’il n’était pas dans la course.

Robert vida son vin et repoussa son plat, les serviteurs débarrassant les tables. Les ménestrels se mirent à jouer un air enlevé et une rangée d’hommes et de femmes se forma au milieu de la salle. Les gens frappaient dans leurs mains en se tenant enlacés. Édouard parlait de nouveau à la grosse dame, à qui il racontait des histoires de bêtes monstrueuses qui rôdaient dans les collines d’Écosse et dévoraient les enfants des villages.

— Sir, êtes-vous le comte de Carrick ?

À cette question, Robert se crispa. Il jaugea son interlocuteur, peu enclin à faire la conversation, et découvrit un homme portant une cape bleue avec une rayure blanche. De près, le chevalier paraissait encore plus jeune qu’au tournoi. Ses cheveux bruns lui tombaient sur les yeux et il dégageait d’emblée une certaine chaleur. L’irritation de Robert se dissipa.

— C’est moi. Vous êtes sir Humphrey de Bohum, comte de Hereford et d’Essex ?

Humphrey sourit, ce qui fit naître des fossettes sur ses joues.

— Pas encore. C’est mon père qui est comte. Mais puisque je suis son héritier, ce titre n’est pas vraiment faux non plus.

— Laissez-moi vous présenter…

Robert était sur le point de nommer Édouard, mais celui-ci s’était levé et conduisait la grosse femme au centre de la salle, où les danseurs faisaient signe aux invités de les rejoindre.

— Félicitations pour votre victoire. C’était amplement mérité.

Il avait presque envie d’ajouter que c’était la première fois qu’il voyait une telle démonstration, mais il se ravisa, ne voulant pas passer pour un imbécile.

— C’est moi qui devrais vous féliciter, sir Robert. Vous avez résolu cette querelle entre les fermiers de nos pères dans l’Essex de façon admirable.

Robert secoua la tête, embarrassé par ses compliments.

— C’était le moins que je pusse faire. Nos hommes étaient clairement dans leur tort. Ils n’auraient jamais dû chasser dans le parc de votre père, pour commencer. J’espère que les travaux que je leur ai commandés pour le comte vous ont satisfait ?

— Plus que je ne saurais le dire. Mon père m’a chargé de vous remercier. Il m’a demandé des nouvelles de votre famille.

— Eh bien, mon frère Alexandre étudie la théologie à Cambridge et ma sœur Christiane va bientôt se marier avec l’héritier du comte de Mar.

Robert pensa à Mary et à Matilda à Lochmaben, ainsi qu’à Niall et Thomas à Antrim, mais il supposa que le chevalier se montrait seulement poli.

— Et je crois que mon père va bien, conclut-il plus froidement. Il est en Norvège, à la cour du roi Éric.

— Ah oui, votre nouveau beau-frère.

Robert fut pris de court. Quelques mois plus tôt, il avait reçu un message qui lui annonçait la nouvelle inattendue du mariage de sa sœur avec le roi norvégien. La lettre était brève, une simple information, sans un mot personnel de son père. Robert avait envoyé une broche en argent en forme de rose pour Isabel, en espérant que ce cadeau convenait à une dame qui allait devenir reine, mais il n’avait plus eu de nouvelles depuis. Il n’aurait pas pensé que les fiançailles soient déjà connues.

Humphrey rit de son air décontenancé.

— Vous ne devriez pas être surpris, sir Robert. Le noble nom de votre famille est bien connu par ici et vous n’allez pas tarder à découvrir que tout le monde se mêle des affaires des autres à la cour.

— Je l’ignorais.

— Vous vous y ferez. Gardez les yeux ouverts et surveillez vos arrières, dit le jeune homme avec un sourire aimable qui jurait avec son avertissement. Je vous souhaite une bonne soirée.

Robert se leva.

— Peut-être pourrions-nous reparler plus tard ? demanda-t-il. J’aimerais m’engager dans un tournoi.

— C’est vrai ?

Humphrey parut intéressé, mais il hocha finalement la tête avec regret.

— Une autre fois. Malheureusement, je suis attendu ailleurs.

— Bien sûr, dit Robert en essayant de cacher sa déception.

Les manières avenantes de Humphrey étaient rafraîchissantes après l’arrogance et la réserve de la plupart des nobles qu’il avait rencontrés jusque-là. Tandis que le chevalier s’éloignait, il joua avec sa coupe en regardant son frère tournoyer avec la femme à une vitesse qui devait être éreintante. Si tous les espoirs de la famille n’avaient pas reposé sur ses épaules, peut-être aurait-il pu lui aussi se montrer plus insouciant. Étant l’aîné, Robert avait toujours su que son heure sonnerait, mais elle était venue plus tôt qu’il ne s’y attendait. Il n’avait que dix-neuf ans. Cependant, il ne pouvait prendre sa jeunesse comme excuse car à son âge, son grand-père avait déjà été designé héritier du trône et il avait épousé la fille d’un comte anglais, obtenant autant de terres au sud de la frontière qu’en Écosse.

Tout à coup, il aperçut Humphrey de Bohun qui revenait vers lui. Le jeune chevalier parut hésiter, mais il l’aborda en souriant.

— Voulez-vous vous joindre à moi ?

Après un instant, Robert se leva. Il avait le sentiment qu’accepter en silence était plus digne que de le remercier pour sa proposition. Tout en suivant Humphrey dans la salle bondée, il essaya de croiser le regard de son frère, mais Édouard était trop pris par la danse pour remarquer son départ. Ils se frayèrent un chemin dans la foule et sortirent par une porte qui donnait sur un couloir.

Humphrey le fit passer devant des gardes vigilants, puis ils empruntèrent une allée qui longeait les murs de l’enceinte intérieure. La nuit était tombée, des nuages arrivaient de l’est. Un vent frais agitait leurs capes. Au bout de l’allée, ils descendirent quelques marches en pierre menant à une grande tour ronde.

— Ce sont les anciens appartements du roi Henry, dit Humphrey en passant devant d’autres gardes à l’entrée de la tour. Le roi Édouard nous laisse les utiliser, de temps à autre.

Robert hocha la tête sans rien dire. Il se demandait qui était ce nous, légèrement excité par la situation. En montant des escaliers en spirale derrière Humphrey, il entendit des voix et des rires. En haut, Humphrey ouvrit une porte et précéda Robert dans une chambre spacieuse avec un haut plafond voûté et des murs d’un vert sombre, parsemés ici et là d’étoiles jaunes. Des couches confortables étaient disposées de part et d’autre d’un âtre gigantesque. Il y avait dix hommes dans la chambre. Robert en reconnut certains pour les avoir vus au tournoi. Mais avant d’avoir pu mettre des noms sur des visages, son attention fut attirée par une grande bannière qui pendait au mur. Elle était usée, mais elle était indubitablement rouge, et les motifs brodés, eux aussi en piteux état, formaient un dragon jaune au milieu du feu. Robert avait envie de demander à Humphrey la signification de ce symbole, qui ornait aussi leurs boucliers, mais les hommes dans la chambre le regardaient tous en silence, à présent.

— Qu’est-ce que c’est ?

L’homme qui avait parlé était d’une taille imposante, musclé, avec des cheveux noirs sur un visage anguleux. Il désigna Robert de la main tendue qui tenait sa coupe.

— Qui est-ce ?

— Vous avez oublié vos manières au tournoi ? lui demanda Humphrey d’un ton badin, mais prudent. C’est un invité.

— C’est une réunion privée, fit l’homme sans détacher son regard de Robert.

Sans tenir compte de sa remarque, Humphrey s’adressa aux autres :

— Permettez-moi de vous présenter sir Robert Bruce, comte de Carrick.

— Mais bien sûr, dit un chevalier en saluant Robert de la couche où il était affalé.

Il était trapu, avec d’épais cheveux blonds et un sourire paresseux en contradiction avec ses yeux bleu pâle.

— Votre famille a des terres à côté de la mienne dans le Yorkshire, sir Robert. Mon père connaît bien le vôtre. Je suis Henry Percy, lord d’Alnwick.

Il avait prononcé son nom avec cette pointe d’orgueil à laquelle Robert avait appris à se familiariser. Il connaissait ce nom, et comprit que le jeune homme était le petit-fils du comte John de Warenne.

Un autre, qui n’avait pas vingt sans et arborait un grand sourire, leva la main pour le saluer.

— Bienvenue, sir Robert. Je suis Thomas.

Robert s’inclina. Quelques-uns hochèrent la tête tandis que les autres reprenaient leur conversation. Au bout d’un moment, l’homme aux cheveux noirs finit par s’intéresser à autre chose.

— Ne faites pas attention à Aymer, murmura Humphrey en guidant Robert vers un domestique qui leur servit deux coupes de vin. Il est seulement vexé que je l’aie battu aujourd’hui.

— Aymer ?

Humphrey but une gorgée.

— Aymer de Valence, dit-il en se tournant discrètement vers le chevalier aux cheveux noirs. Fils et héritier de sir William de Valence, comte de Pembroke. Vous avez dû entendre parler de lui.

Robert était en effet au courant. Son grand-père s’était battu aux côtés de William de Valence lors de la bataille de Lewes et son père avait fait l’une des campagnes du pays de Galles avec lui. Il était le demi-frère du roi Henry. Né dans le Poitou, Valence était arrivé en Angleterre dans sa jeunesse et avait été l’une des principales causes de la guerre entre le roi et Simon de Montfort. Si Aymer était le fils de William, cela faisait de lui le cousin du roi Édouard.

— Je connais les Valence de réputation, dit-il prudemment.

Humphrey rit doucement, semblant le comprendre à demi-mot, puis il montra le garçon qui s’était présenté sous le nom de Thomas.

— Lui, c’est Thomas de Lancastre. Son père est le comte Edmond, le frère du roi.

— Je ne crois pas l’avoir vu à la joute aujourd’hui.

— Vous ne l’avez pas vu au tournoi, il n’a que seize ans, dit Humphrey avec un regard appréciateur sur le garçon. Mais il participera dès le jour de son adoubement. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi doué à son âge.

Humphrey termina son verre et le tendit au serviteur avant de continuer à décliner l’identité de tout le monde à Robert. Tout en buvant le vin qui le grisait, ce dernier écouta l’impressionnante litanie des titres. Malgré leur jeunesse, ces hommes étaient les seigneurs des plus grands fiefs du royaume, ou du moins ils en hériteraient. Comme lui-même portait déjà le titre de comte, il leur était momentanément supérieur, mais ces jeunes gens qui se détendaient dans les anciens appartements du roi posséderaient bientôt un immense pouvoir. Il avait le sentiment d’être à des milliers de miles du château battu par la mer de Turnberry.

Néanmoins, Humphrey n’eut pas le temps de terminer les présentations car un garçon entra en trombe. Claquant la porte derrière lui, il se jeta derrière l’une des couches. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau et un vieil homme apparut sur le seuil.

— Messeigneurs, salua-t-il l’assemblée, pantelant. Auriez-vous vu le jeune maître ?

— Il est venu et reparti, répondit Thomas de Lancastre en indiquant une porte de l’autre côté de la chambre.

— Merci, maître Thomas, dit l’homme en soufflant avant de se dépêcher. Bonne soirée à vous, messeigneurs.

Lorsque le vieil homme eut disparu et que le bruit de ses pas se fut éloigné, le garçon vint s’asseoir sur la couche entre Henry Percy et Thomas, qui lui souriait. Il était assez maigre et avait un visage familier. Robert se rendit compte qu’il le dévisageait quand Humphrey se pencha vers lui.

— Il ressemble beaucoup à son père, n’est-ce pas ?

Robert comprit alors d’où venait cet air familier. Il ressemblait trait pour trait au roi. Il devait s’agir de son fils, Édouard de Caernarfon, l’héritier du trône d’Angleterre. Robert se rappelait du conseil à Birgham, il y avait des années de cela, où les hommes se disputaient à propos du mariage de ce garçon avec la reine d’Écosse. Il était étrange aujourd’hui de se trouver en sa présence.

Thomas de Lancastre claqua des doigts pour appeler le serviteur, qui lui reversa du vin.

— Si vous le dites à votre père, je nierai, l’avertit-il lorsque le serviteur tendit une coupe à Édouard. Le vin, ce n’est pas pour les enfants et les ânes, chantonna-t-il comme s’il récitait la leçon de morale d’un adulte. C’est pour les hommes.

Le garçon leva un sourcil, prit son gobelet et le but d’une traite. Le vin lui tacha les lèvres.

— Mon père ne se soucie pas de ce que je fais tant qu’il n’est pas là pour le voir, dit-il en haussant les épaules. Pas depuis que mère est morte.

Apercevant soudain Robert, il se rembrunit.

— Qui est-ce ?

Humphrey allait répondre pour Robert, mais du bruit se fit encore entendre dehors.

— Combien de gouverneurs avez-vous aux trousses ce soir, monseigneur ?

La porte s’ouvrit et un homme se présenta, en manteau jaune orné d’un aigle vert. Robert reconnut les armoiries qu’il avait vues à la joute. L’homme balaya rapidement la pièce du regard et se dirigea vers Humphrey. Le sourire de ce dernier disparut quand il découvrit l’air préoccupé de l’homme.

— Que se passe-t-il, Ralph ?

— Le comte Edmond est revenu de France.

Thomas de Lancastre se leva.

— Le roi Philippe n’a pas honoré sa parole, il a confisqué la Gascogne. Il a retiré l’invitation faite au roi Édouard de venir signer l’accord de paix et a envahi le duché avec son armée.

L’homme regarda un à un les jeunes gens installés sur les couches.

— C’est une déclaration de guerre.