Chapitre 23

Il n’y avait plus de danseurs ni de musique, plus de plateaux de friandises ni de carafes de vin. La gaieté s’était enfuie. Ne restait du festin qu’une forte odeur de viande brûlée et quelques pétales de roses écrasés que les balais des serviteurs avaient oubliés. La grande salle n’avait pas désemplie, mais nul n’était plus d’humeur à chanter ou à danser. La colère dominait les hommes. Le parlement de printemps que le roi avait convoqué pour discuter de ses projets de libération de la Terre sainte était tout entier consacré à la question de la France. Le roi Philippe avait récemment fait part de son soutien pour une nouvelle croisade et construit une flotte pour partir en Orient. Mais il semblait aujourd’hui que ses vaisseaux fussent tournés vers l’Angleterre.

Le roi Édouard était sur l’estrade surmontée du dais, en surplomb de l’assemblée des nobles, les mains sur les bras de son trône. Il faisait ses cinquante-cinq ans ce matin, la lumière maussade qui filtrait par les hautes fenêtres rendait encore plus visible sa paupière tombante, légère malformation héritée de son père. John de Warenne et Anthony Bek, ainsi que plusieurs clercs en robe noire, avaient rejoint le roi sur la plate-forme. Les lords, eux, s’entassaient sur des bancs face au trône, le visage tourné vers le sénéchal de Gascogne, qui avait pris la parole.

— Après avoir reçu l’ordre d’Angleterre de rendre temporairement les villes, nous avons attendu que les hommes du roi Philippe arrivent pour nous relever de nos fonctions, disait le sénéchal en regardant Édouard. Cependant, ce ne sont pas seulement des administrateurs qui sont arrivés, Sire, mais toute une armée. Ils nous ont annoncé que le roi Philippe avait décrété la confiscation du duché, dont il serait désormais le souverain. Les chevaliers, qui sont allés à Bordeaux, dans l’Agenais, à Bayonne et à Blaye, ont répété la même chose à nos hommes. Ils nous ont dit que la Gascogne n’était plus un territoire anglais et que si jamais nous revenions, le sang anglais coulerait.

— Comment cela a-t-il pu arriver ? s’exclama le comte d’Arundel en se levant. Sire, aucun d’entre nous n’aurait pu deviner que le roi Philippe n’avait pas l’intention de vous rendre la Gascogne, ni que l’accord de paix et le mariage n’étaient que des ruses destinées à vous faire rendre le duché sans bataille. Mais ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment ses mensonges ont-ils été aussi facilement acceptés ?

Il balaya la salle du regard.

— Et pourquoi aucun d’entre nous n’a été consulté sur ce qu’a avalisé le comte Edmond à Paris. Je crois exprimer une opinion partagée par nombre d’entre nous en disant que nous aurions instamment demandé de ne pas céder le duché avant d’avoir conclu l’accord de paix.

Au fond de la salle, Robert se tordit le cou pour apercevoir le comte de Lancastre, assis en silence sur l’un des bancs. Au début, il avait été surpris de voir le frère du roi parmi les barons et les chevaliers plutôt que sur l’estrade royale, mais c’était sans doute une sorte de punition pour la façon dont il avait mené les négociations de Paris, qui s’étaient soldées par un désastre. Cependant, si l’intention d’Édouard avait été de faire un exemple avec son frère, cela ne semblait pas avoir fonctionné, car la plupart des hommes présents ne blâmaient pas tant le comte de Lancastre que le roi lui-même.

— Le roi a consulté ses conseillers, répondit John de Warenne.

Warenne, avec ses cheveux gris coupés court et son regard belliqueux, semblait plus agressif que jamais. Robert se demanda si le changement de caractère du comte pouvait être dû au décès récent de sa fille, la femme de Jean de Balliol.

Le comte de Gloucester, un homme robuste aux cheveux auburn, se mit debout. À côté de lui était assis le vieil homme qui avait critiqué le roi la veille, lors du festin.

— Il les a peut-être consultés, dit Gloucester d’une voix stridente, mais d’après ce que je sais, Sa Majesté n’a retenu l’opinion que de ceux qui lui sont le plus proches. Le chancelier lui a conseillé de refuser les conditions de Paris, comme nous autres l’aurions fait si on nous l’avait demandé.

Il posa un regard plein d’animosité sur le roi.

— La question, Sire, c’est : pourquoi ? Sauf que je connais déjà la réponse.

Tandis que les propos comminatoires du comte résonnaient dans la salle, Robert ne quittait pas le roi des yeux. Il n’avait jamais imaginé que cet homme assis sur le trône, si puissant et privilégié, et qui ne se soumettait qu’à Dieu, puisse paraître vulnérable, mais c’était bien le cas en cet instant : fragile et seul, on eût dit un mât rigide dressé au-dessus d’une mer de visages accusateurs. Reconnaissant une expression parfois entrevue sur les visages de son père et de son grand-père, Robert comprit ce qu’était l’isolement qu’engendre le pouvoir. Peut-être les Comyn avaient-ils raison : être assez près du trône pour le contrôler, mais ne pas s’y asseoir afin de ne pas s’attirer le mécontentement des hommes.

— Comte Gilbert, surveillez votre langage, rugit John de Warenne.

— Pourquoi donc ? s’exclama Gloucester. Alors que c’est à mon épée que l’on va faire appel pour reconquérir le duché ? À mes hommes que l’on va demander de combattre ? Si nous avions tous été trahis par la France, nous serions unis à notre roi dans la colère. Mais on ne nous a pas donné la possibilité de refuser les conditions de Philippe. Pas plus qu’on ne nous a fait miroiter une jeune vierge française au bout d’un hameçon. Pourquoi donc devrions-nous risquer nos vies ?

Tandis qu’éclatait un concert de protestations, Robert observa le comte de Gloucester, dont l’antagonisme de longue date avec le roi était bien connu. Gloucester s’était récemment marié avec l’une des filles du roi – une surprise étant donné sa réputation ! – mais en attirant ce puissant au cœur de la famille royale, le roi Édouard avait sans doute voulu s’éviter à l’avenir ce genre d’altercation. Se souvenant des histoires de son grand-père à propos de la guerre entre Simon de Montfort et le roi Henry, Robert se dit qu’Édouard avait eu l’occasion d’apprendre qu’un baron mécontent pouvait devenir dangereux.

Des comtes se levaient en approuvant bruyamment les accusations de Gloucester. D’autres volaient au secours du roi. Robert vit que l’homme assis à côté de Humphrey de Bohun s’était levé pour haranguer le comte de Gloucester. Les manières aimables du jeune chevalier avaient disparu et il regardait d’un air solennel l’homme qui parlait et dont le visage ressemblait tellement au sien qu’il devait s’agir de son père, le comte de Hereford et d’Essex, prévôt d’Angleterre. Hereford n’était pas le seul à défendre le roi. Anthony Bek levait également la voix. Il demandait à ce que le comte de Gloucester soit méprisé pour avoir manqué de respect au roi, lequel avait été trompé non à cause de son désir d’une nouvelle épouse, mais par la fourberie et l’iniquité de son cousin qui, tel un loup déguisé en agneau, avait promis la paix et endormi ses soupçons. C’était la France, et non leur roi, qui méritait leur colère, fulminait-il en brandissant le poing.

— Assez ! s’emporta Édouard en se levant.

Cet ordre fit taire tout le monde. Un à un, les hommes se rassirent sur leur banc. Pendant un long moment, le roi ne dit rien et se contenta de rester debout devant eux, immobile. Puis, d’un coup, toute sa tension sembla s’évacuer et il baissa la tête.

— Le comte Gilbert a raison.

Les hommes échangèrent des regards et certains tournèrent la tête vers Gloucester, qui dévisageait Édouard, mal à l’aise, stupéfait de ce qu’il entendait.

Édouard leva les yeux.

— J’ai été stupide de faire confiance à Philippe.

Un instant, Robert crut voir la colère de nouveau inonder le visage du roi, mais elle disparut et une expression de remords se peignit sur ses traits.

— Je reconnais que ce mariage m’a paru une bénédiction. La plupart de mes enfants sont morts. Je n’ai qu’un héritier mâle, ce n’est pas suffisant.

Robert hocha la tête en songeant au roi Alexandre.

— Mon devoir envers ce royaume et mes sujets et non mon désir m’a guidé dans mes choix. Je me suis montré aussi mal avisé qu’imprudent.

Le silence était total. Gloucester était incapable de croiser le regard du roi. Édouard s’éloigna du trône et descendit les marches de l’estrade. Il s’arrêta un moment puis s’agenouilla devant les rangées de bancs. Robert se redressa pour mieux voir le monarque à genoux. Avec ses cheveux argentés et sa robe noire, dans la lumière matinale, Édouard avait l’air plus royal que jamais.

— J’implore votre pardon, dit le souverain d’une voix puissante. Non comme votre roi, mais comme un homme, aussi faillible que tous les hommes qui descendent d’Adam. Et de même que je vous demande de me pardonner les folies commises pour le bien de ce royaume, je vous demande votre aide pour reconquérir ce qu’on nous a volé. Nobles d’Angleterre, rangez-vous derrière moi et jamais plus vous ne me verrez pris en défaut.

Le comte de Hereford se leva.

— Je vous suivrai, Sire. Dans la vie comme dans la mort.

Humphrey de Bohun se leva à son tour, la tête haute et le visage empreint de fierté. Peu à peu, les autres l’imitèrent.

— Chevaliers du royaume, lança Anthony Bek depuis l’estrade royale, enfourchez vos destriers ! Prenez vos lances ! Nous allons reconquérir les terres de notre roi !

Près de Robert se levèrent les comtes de Norfolk et d’Arundel, ainsi que d’autres qui s’étaient opposés au roi, soit que le discours d’Édouard les eût sincèrement émus, soit qu’ils fussent trop mal à l’aise pour rester parmi les rares nobles qui n’avaient pas bougé. Lui-même demeura assis un long moment, puis finit par se mettre debout. Ce n’était peut-être pas une croisade, mais une guerre contre la France présentait aussi des opportunités : des domaines confisqués, des prisonniers à échanger contre des rançons, la reconnaissance du roi. Tandis que le comte de Gloucester à son tour se dressait, la mine sombre et défaite, Robert, au milieu des barons anglais, ressentit une subite excitation. Voilà pourquoi il s’était entraîné pendant des mois en Irlande, des années à Carrick et Annandale. Enfin il allait avoir l’occasion de faire ses preuves en servant dans l’une des plus formidables armées du monde.