Chapitre 26

Dans l’enceinte de la Tour, un groupe de jeunes gens étaient rassemblés avec leurs chevaux sur un bout de terrain près des vergers. Leurs capes d’hiver étaient serrées contre eux et ils portaient de longues bottes maculées de boue. Le froid leur rougissait le visage. Quelques-uns avaient des oiseaux de proie sur leurs mains gantées, des faucons sacres tachetés pour les chevaliers, des laniers aux ailes grises pour les écuyers. Plusieurs filles déambulaient parmi eux, l’ourlet de leur robe trempé. Le vent faisait bouffer les manteaux et voler les tas de feuilles rousses que les serviteurs essayaient vainement de balayer dans les vergers. Le ciel bas et lourd menaçait de crever au-dessus de Londres.

Les belles journées de septembre avaient, sans crier gare, laissé place à l’automne, et des vents violents avaient précédé une longue semaine de déluge. La Tamise avait quitté son lit, inondant plusieurs abattoirs et drainant dans les rues une vase mêlée de sang. Les ouvriers de la Tour s’activaient à réparer une fuite dans la chambre à coucher du roi, l’eau qui s’infiltrait abîmant un tapis qui avait appartenu à Éléonore. Mais le roi ne s’intéressait pas le moins du monde à ce tapis, car les orages avaient frappé la côte sud au moment précis où l’avant-garde de sa flotte prenait la mer pour rejoindre la Gascogne. Le vent avait ramené la moitié des bateaux à Portsmouth et obligé les autres à s’abriter plus loin sur la côte, à Plymouth. Néanmoins, le mauvais temps n’était pas le seul responsable des difficultés du roi à aller en France combattre son belliqueux cousin. Après le parlement de printemps, le roi s’était tourné vers l’Église afin qu’elle finance sa campagne, mais il avait dû déchanter : le clergé n’avait aucune intention d’ouvrir ses coffres pour soutenir sa cause. Édouard avait alors menacé le doyen de Saint-Paul de les déclarer tous hors-la-loi, si bien que ce dernier avait fini par obtempérer, mais le retard pris avait permis à Philippe de renforcer son emprise sur la Gascogne.

Robert vérifiait que la longueur de ses étriers était bien ajustée. Entendant un rire derrière lui, il tourna la tête. Deux filles regardaient un serviteur pourchasser des feuilles avec un balai. La première, à peine sortie de l’enfance, portait une robe gris perle sous un manteau dont la fourrure en hermine s’enroulait autour de son cou. Élisabeth, la plus jeune fille du roi, avait hérité des longs bras de son père et des cheveux noirs de sa mère, dont quelques mèches flottaient librement sous sa coiffe. Comme Robert l’observait, elle en ramena nerveusement une derrière son oreille et se pencha pour glisser quelque chose à l’oreille de sa compagne, Helena, une fille plus âgée qui avait des cheveux auburn ondulés et un teint d’albâtre rehaussé sur ses joues et ses lèvres par un rouge provocant. Le faucon émerillon posé sur sa main gantée était tout ébouriffé par le vent. La fille du comte de Warwick et sa chevelure flamboyante étaient promises à un chevalier de haut rang de la maison du roi, mais Robert avait toujours du mal à détacher ses yeux d’elle, en dépit des avertissements répétés de Humphrey. Du coin de l’œil, il remarqua un jeune homme qui le dévisageait. Ce chevalier roux et élancé, qui le jaugeait d’un œil noir, était le frère d’Helena, Guy de Beauchamp, l’héritier de Warwick. Robert se retourna vers son cheval et raccourcit l’étrier d’un geste sec.

— Êtes-vous prêt, sir Robert ? lui lança Humphrey en approchant.

Le chevalier, qui portait une outre de vin à la main, lui désigna le grand terrain boueux où avaient été dressés deux poteaux. Une corde était tendue entre eux, et un petit anneau de fer, invisible à cette distance, pendait en se balançant au milieu.

— Vous avez deux chances, souvenez-vous-en.

Robert lui rendit son sourire bravache.

— Cela fait une de moins que vous, sir Humphrey.

Humphrey, qui n’avait pas réussi à viser l’anneau lors de ses deux tentatives, dut en outre subir les rires des autres chevaliers.

Debout avec les écuyers, Édouard Bruce donna l’accolade à Robert alors que celui-ci s’apprêtait à monter en selle.

— Montre à ces Anglais de quoi les Écossais sont capables, mon frère, murmura-t-il.

Robert se cala dans la selle et s’empara des rênes pendant que Nes serrait les sangles. Le cheval, un magnifique chargeur aubère baptisé Chasseur, était l’un des plus vifs et des plus fougueux que Robert eût jamais possédés, un véritable bonheur à monter. Mais ce bon tempérament lui avait coûté, car des bêtes de cet acabit n’étaient pas bon marché. Convaincu de la nécessité d’avoir un bon cheval pour aller à la guerre en France, il avait ignoré les insinuations de son frère selon lesquelles les coursiers et les palefrois des écuries de leur grand-père lui faisaient honte en comparaison des puissants destriers français et espagnols des chevaliers anglais. Après cela, il avait encore un peu plus pioché dans sa bourse pour s’acheter, ainsi qu’à son frère, des vêtements en accord avec la mode de Londres. Peu après le parlement de printemps, le roi lui avait accordé sa première audience, au cours de laquelle il avait exprimé le vœu de le servir à la guerre, comme son père et son grand-père avant lui. Après cela, Robert avait été invité à des conseils royaux et à des fêtes. Puisqu’il évoluait dans les plus hauts cercles de la cour, il lui semblait normal de faire des efforts pour se mêler aux autres barons.

Nes tendit sa lance à Robert. Le cuir de son gant était encore souple de n’avoir pas trop été porté, et il lui fallait serrer la hampe avec d’autant plus de force.

— Attendez, sir Robert !

La princesse Élisabeth, que certains appelaient parfois Bess par affection, brandissait un morceau de soie blanche. On eût dit qu’il avait fait partie d’un voile. Tandis qu’il la regardait, la jeune princesse fourra le tissu dans la main d’Helena avec un sourire fugace. Les joues d’Helena s’empourprèrent aussitôt et elle adressa à la princesse un regard meurtrier, mais elle sortit tout de même du rang. Robert sentit son cœur s’affoler tandis qu’elle lui tendait le tissu et croisait son regard. L’émerillon déploya ses ailes, comme s’il s’attendait à voler. Bess frappait dans ses mains en riant. Robert se pencha pour prendre le présent, et effleura les doigts d’Helena. Pendant qu’il se maudissait d’avoir gardé ses gants, elle repartit vivement vers la foule, la tête basse. Il enroula alors le ruban de soie autour de la pointe de sa lance, sans prêter attention aux regards furieux que Guy de Beauchamp ne devait pas manquer de lui décocher. Puis il se concentra sur les poteaux au loin et enfonça ses talons dans les flancs de Chasseur.

Les serviteurs s’arrêtèrent de balayer les allées pour regarder Robert filer au petit galop à travers champ, la lance levée, puis au galop, la lance à plat. La boue volait autour de lui, salissant ses bottes neuves. L’anneau de fer arrivait vite et il ne le lâcha plus des yeux. Ses doigts raffermirent leur prise sur la hampe tandis qu’il se précipitait vers sa cible, le ruban de soie flottant devant lui. Son esprit fut envahi par l’image d’Helena, le bras levé, sa manche qui glissait, dévoilant la peau de son bras. Elle ne traversa ses pensées qu’un infime instant, mais cela suffit à le distraire. Il allongea une seconde trop tard. La pointe de la lance cogna contre l’anneau de fer, mais n’y entra pas. Pendant que l’anneau oscillait follement dans son dos, il poursuivit sa route jusqu’au poteau en poussant des jurons. Ralentissant Chasseur, il décrivit un demi-cercle et retraversa le champ vers la compagnie.

Humphrey leva son outre de vin.

— Un de raté ! lança-t-il en riant à Robert lorsqu’il arriva.

— Je parie qu’il réussira le deuxième, dit Édouard en se tournant vers les chevaliers, les yeux brillants.

Humphrey rit sans se départir de sa bonne humeur mais Henry Percy, le petit-fils du comte de Surrey, fit un signe d’approbation à Édouard.

— J’accepte votre pari, dit le lord grassouillet au sourire paresseux.

Au poignet, il avait un busard dont les serres étaient plantées dans un gant épais. Henry désigna Robert, qui avait arrêté Chasseur.

— Dix livres qu’il ne la met pas dans l’anneau.

Robert entendit cette somme, regarda son frère et lui fit discrètement signe qu’il ne devait pas parier. Agissant comme le seul maître de leurs domaines d’Angleterre en l’absence de son père, il avait fait venir trois chevaliers et cinq écuyers d’Essex pour le servir au cours de la guerre en France, en plus de son frère et de leur entourage écossais. Il était de son devoir de veiller à ce qu’ils ne manquent de rien pendant la campagne et des paris risqués étaient la dernière chose dont il avait besoin.

Cependant, Édouard choisit de l’ignorer.

— J’accepte, répondit-il à Henry Percy.

 

Plusieurs chevaliers applaudirent. Depuis des mois qu’ils attendaient, ils n’avaient fait que s’entraîner, et ce pari épicerait quelque peu la journée.

Robert ne pouvait dédire son frère maintenant que le pari était engagé. Il fit tourner son cheval et se remit en position en serrant les dents. Puis, l’esprit vide, il attendit l’instant où tout – le cheval, la lance et son regard rivé à l’anneau lointain – serait en ordre. Quand ce moment arriva, il se sentit comme poussé en avant. Il enfonça ses talons et Chasseur se dirigea en ligne droite vers les poteaux. Le vent lui piquait les joues, mais Robert ne détourna pas son regard. Lance en avant, il se pencha sur sa monture. Soudain, quelque chose de blanc se mit en travers de son chemin. La tête de Chasseur partit sur le côté, sa patte avant glissa dans la boue et il chuta. En même temps que le destrier lancé à toute vitesse s’écroulait dans la boue, Robert était catapulté à plusieurs mètres. Il roula et roula sur lui-même, les cris de douleur de Chasseur dans les oreilles, et s’arrêta finalement.

Après un bon moment, Robert prit appui sur ses deux mains pour se relever. Il avait du sang et de la boue plein la bouche. Il vit que son cheval avait toutes les peines du monde à se remettre debout. Édouard courait vers eux. Son visage n’exprimait pas l’inquiétude, mais la colère. Une colère dirigée contre deux hommes et une femme qui étaient apparus au bord du terrain. Le plus grand des deux avait un visage anguleux encadré par des cheveux noirs et gras. Au poignet d’Aymer de Valence, un faucon sacre avalait un morceau de viande. Robert se rendit compte que c’était le mouvement d’ailes de l’oiseau qui avait déstabilisé Chasseur.

— À quoi jouez-vous, Aymer ? demanda Humphrey en s’approchant tandis que Robert essuyait le sang qui coulait de sa lèvre fendue.

— Je croyais que nous devions faire voler nos oiseaux aujourd’hui.

Aymer parlait d’un ton badin, mais ses yeux scrutaient Robert avec une lueur d’amusement.

— Toutes mes excuses, sir Robert. Je n’avais pas l’intention de vous distraire.

Près de lui, sa sœur, Joan de Valence, arborait un petit sourire, qu’elle tentait de dissimuler derrière sa main. Robert la dévisagea un instant, ainsi que le jeune homme à ses côtés, qui avait le teint pâle et des cheveux noirs et filasse. C’était son nouveau mari, John Comyn. Lui ne cherchait même pas à cacher son hilarité.

Le fils de lord de Badenoch était arrivé à Londres deux mois plus tôt avec son père et d’autres seigneurs écossais, convoqués par le roi Édouard pour combattre en France. On disait que Comyn avait déclaré au roi qu’aucun d’entre eux ne le servirait dans une guerre étrangère, à moins qu’il s’en tienne aux clauses prévues à Birgham et qu’il laisse Balliol administrer son royaume sans que les Anglais s’en mêlent. Robert et les autres chevaliers ignoraient si le roi avait accepté ces conditions. Ce qu’ils savaient, en revanche, c’est que, peu après, un mariage avait été célébré en toute hâte à la Tour, entre l’héritier des Comyn, qui avait dix-huit ans, et la cousine d’Édouard, Joan, fille du comte de Pembroke. Si les rapports entre Robert et Aymer n’avaient jamais été cordiaux, la relation privilégiée entre les deux beaux-frères les avait rendus totalement glacials. Il avait le sentiment que le chevalier lui en voulait de l’amitié naissante entre Humphrey et lui, mais jusqu’à présent Aymer s’était contenté de signaler sa désapprobation par des commentaires narquois et des rebuffades qu’il avait été assez facile d’ignorer.

Édouard marcha vers eux, furieux que leur astuce lui ait fait perdre son pari et ait causé la blessure de son frère.

— Vous avez lancé cet oiseau exprès, Valence. Tout le monde l’a bien vu.

Ses yeux se posèrent sur John :

— Et ôtez ce sourire de votre visage, Comyn.

John Comyn se renfrogna aussitôt, mais, avant qu’il ait pu répondre, Henry Percy arriva en caressant le plumage de son busard.

— Je dis que cela fait partie du jeu, décréta-t-il, son regard passant de Aymer à Robert. Nous nous entraînons pour la guerre. Vous croyez qu’il n’y a pas de distractions sur un champ de bataille ?

Quelques hommes firent part de leur assentiment, mais Humphrey ne semblait pas prêt à s’en laisser conter.

— Nous ne sommes pas sur un champ de bataille. Il y a des règles.

Robert prit l’outre de vin qu’un des écuyers lui tendait et versa le liquide sur sa lèvre ensanglantée. C’est alors qu’il entendit Nes l’appeler. L’écuyer tenait Chasseur par la main et essayait d’aider l’animal, qui souffrait visiblement.

— Il boite, sir.

Robert dévisagea Nes, pensant immédiatement à tout l’argent qu’il avait dépensé pour ce somptueux cheval, sa meilleure arme pour le combat à venir. Pris de colère, il se tourna vers Aymer. Il porta la main à sa poignée, déterminé à défier le chevalier français et à récupérer son honneur en même temps que ses pertes, mais un cri retentit avant qu’il en vienne au fait.

Thomas de Lancastre courait à leur rencontre à travers le pré.

— Il y a une rébellion au pays de Galles ! annonça-t-il, pantelant, quand il fut parvenu près d’eux. Des messagers sont arrivés il y a une heure. Le roi réunit les lords pour un conseil d’urgence.

— Une rébellion ? s’enquit vivement Humphrey. Menée par qui ?

— Un certain Madog. Mon père dit que c’est le cousin de Llywelyn ap Gruffudd.

— Toute la lignée des Llywelyn a été capturée lors de la dernière guerre, dit Henry Percy. Le roi Édouard s’en était assuré.

Thomas haussa les épaules.

— En tout cas, ça a l’air grave. Caernarfon est tombé et d’autres châteaux sont attaqués. Le roi va réagir sur-le-champ.

Il s’interrompit pour reprendre sa respiration, et Humphrey lut de l’excitation dans ses yeux.

— Les rebelles ont la Couronne d’Arthur.