Robert savourait la chaleur du vin qui coulait dans sa gorge. Ils étaient montés si haut au nord-ouest que l’hiver et le froid se faisaient très rudes. À travers les feuillages des arbres, il apercevait un pan de ciel bleu. L’air limpide, si différent de celui de Londres, empuanti par la multitude, lui rappelait Carrick.
Après avoir rattaché son outre à sa sacoche, Robert s’assit confortablement sur la selle. Il laissait à Chasseur le soin de trouver son chemin sur ce terrain. Les branches des chênes et des bouleaux argentés étaient presque nues et le sol était jonché de feuilles qui pourrissaient. Autour de lui, les hommes, les chevaux et les charrettes cheminaient entre les arbres en suivant les profondes ornières creusées par tous ceux qui les devançaient.
Cela faisait six jours qu’ils avaient quitté Chester et Robert était surpris par le calme et la grandeur de la région traversée. Son père lui avait parlé de montagnes sauvages, de plaines rocheuses accidentées, de collines battues par le vent et de côtes toujours pluvieuses et il s’était imaginé autre chose que ce paysage verdoyant qui s’ouvrait régulièrement devant eux. Pas de pics désolés, pas de falaises abruptes, seulement des collines moutonnantes parsemées de bois et de forêts. Il ne se plaignait pas, car même si Chasseur se remettait bien de sa blessure et se révélait plus fort qu’il ne l’avait cru, il faisait toujours attention à ne pas trop le pousser. Malgré la guérison de Chasseur, sa colère à l’encontre d’Aymer de Valence pour le tour qu’il lui avait joué sur le terrain d’entraînement n’avait pas diminué, mais il n’avait pas eu l’occasion de la laisser éclater, la nouvelle de la révolte galloise ayant bouleversé la cour.
La motivation du roi pour calmer les ardeurs galloises ne faisait pas de doute, comme le prouvait le fait qu’il ait aussitôt fait rebrousser chemin à la plupart des commandants, des soldats et des fournitures basées à Portsmouth et destinées à la France. Laissant au sénéchal de Gascogne le soin de conduire une plus petite flotte en France afin d’y organiser une base arrière, le roi avait choisi lui-même les endroits d’où se déploieraient les troupes : Cardiff, Brecon et Chester. Une attaque sur trois fronts conçue pour frapper les rebelles de tous côtés. Selon les rapports qui n’avaient pas tardé à arriver, tous plus désespérés les uns que les autres, les châteaux anglais étaient assiégés, les villes brûlaient et les émissaires royaux étaient tués un peu partout à travers le royaume. Le soulèvement initié par Madog ap Llywelyn dans le nord avait mis le feu à tout le pays, de Conwy à Caernarfon en passant par le Gwent et le Glamorgan.
Robert, qui ne s’était pas laissé démonter par ce brusque changement d’ennemi, avait été placé dans la division du roi avec les trois chevaliers et les cinq écuyers qu’il avait levés dans l’Essex, ainsi que son entourage écossais. À sa grande satisfaction, ni Aymer de Valence, ni John Comyn n’étaient là. William de Valence, qui avait participé à nombre de campagnes d’Édouard, commandait la division de Cardiff et son fils l’accompagnait. Quant à John Comyn, il avait reçu l’ordre d’aller en France, avec plusieurs autres seigneurs écossais. Depuis leur départ de Westminster, le frère de Robert se délectait à imaginer les divers coups du sort qui pouvaient frapper le jeune chevalier sur les champs de bataille étrangers.
À Chester, la compagnie du roi, composée de plus de six cents lances, s’était vue augmentée d’une armée de fantassins du Shropshire et du Gloucestershire. Ils furent suivis par soixante-dix archers et d’autres fantassins du Lancashire que commandait un clerc royal obèse et pompeux du nom de Hugh de Cressingham. Il avait déjà été forcé de changer trois fois de cheval, car ils s’épuisaient sous son poids. De là, cette armée forte de plusieurs milliers d’hommes avait franchi la frontière et était entrée dans le pays de Galles, et la masse des hommes s’était étirée en une longue file qui avançait lentement.
La compagnie était divisée en plus petits contingents qui, tous, se déplaçaient à l’allure qui leur convenait et s’étaient donc éparpillés sur la route. Robert et ses hommes avaient été placés sous le commandement conjoint de John de Warenne et du comte de Lincoln, lequel avait vu de ses propres yeux les prémices de la guerre puisque les Gallois avaient fait irruption dans sa région de Denbigh, l’obligeant à fuir en Angleterre. Henry Percy était lui aussi de la compagnie, ainsi que Humphrey de Bohun. Cela avait surpris Robert, étant donné que son père dirigeait les troupes de Brecon, mais, lors de leur marche, Humphrey lui avait avoué que son père et le roi voulaient qu’il prouve sa valeur lors de cette campagne.
Entendant la voix hautaine de Percy devant lui, Robert leva la tête et vit le lord à cheval se porter à la hauteur de Humphrey.
— Mon grand-père va ordonner qu’on fasse halte. Le terrain devient plus difficile après.
Robert fit doucement claquer les rênes pour que Chasseur accélère le pas. Son frère, resté en retrait, le regarda, interrogateur. En le voyant arriver auprès d’eux, les chevaliers tournèrent la tête vers lui.
— Nous nous arrêtons en haut de cette colline, lui annonça Humphrey en désignant un sentier qui grimpait entre les arbres.
— Vous avez dit que le terrain devient plus dur ?
— D’après mon grand-père, répondit Henry.
— Comment va-t-il ? demanda Humphrey en baissant le regard sur Chasseur.
— Je pense qu’il pourrait encore continuer deux ou trois heures.
Tout en lui frottant la nuque, Robert s’aperçut que Henry détournait les yeux, visiblement peu intéressé par la condition de son cheval. Maintenant qu’il avait reçu ses dix livres, il n’avait guère de raison de s’en soucier. Robert en voulait encore à son frère. Autant l’audace d’Édouard l’amusait quand ils étaient enfants, autant elle le conduisait maintenant à adopter une conduite imprudente.
Le terrain devenait escarpé et les chevaux étaient à la peine. Les chênes noueux cédèrent la place aux bouleaux et aux frênes.
— À ce compte-là, nous arriverons à Conwy pour Noël, dit Humphrey en reniflant dans l’air glacial.
— Et si Dieu le veut, nous serons de retour à Westminster avec la Couronne à Pâques, ajouta Henry avec un sourire hostile.
Humphrey lui jeta un coup d’œil en coin, mais le lord ne parut pas s’en apercevoir.
— Le roi Édouard espère que cette couronne sera en possession des rebelles ? demanda Robert qui prit l’air détaché. A-t-elle une grande valeur ?
Devant eux, des voix se firent entendre. Les troupes de tête étaient arrivées au sommet.
— On fait halte, dit Humphrey.
Robert réprima son envie de poser d’autres questions. Au cours de ce voyage interminable, il avait eu de nombreuses fois l’occasion de discuter et il avait été fait mention à quelques reprises de la Couronne d’Arthur. Il avait interrogé Humphrey à ce sujet, mais le chevalier avait détourné la conversation, poliment mais fermement. Robert avait alors songé à la réunion privée dans les anciens appartements du roi Henry, lors du festin plusieurs mois plus tôt. Il avait eu le sentiment à l’époque qu’un lien particulier attachait ces hommes, au-delà de leur rang et de leur fortune, un secret dont il devinait qu’il ne concernait pas tous les jeunes nobles de la cour d’Édouard – un secret peut-être en rapport avec les boucliers ornés du dragon, qu’il n’avait pas revus depuis le tournoi. Au fil du temps, la Couronne avait commencé à l’obséder et à acquérir une signification autre, plus grande. Son père avait parfois évoqué les campagnes qu’il avait faites dans le pays de Galles. Ses discours étaient toujours décousus : les blizzards et le froid brutal capable de tuer un homme la nuit, les loups qui venaient festoyer après les batailles, sans même attendre que les vainqueurs s’en aillent, mordant dans la chair avant qu’elle ne gèle. Il avait le sentiment qu’il ne s’agissait pas seulement de mater une rébellion, qu’une affaire personnelle poussait le roi et les chevaliers à affronter de telles conditions. Une affaire qui rendait les plus âgés silencieux et pensifs, et les plus jeunes impatients.
Entendant des murmures de surprise devant lui, Robert se détourna de Humphrey pour en chercher la cause. Devant eux, la colline plongeait dans une vallée où les arbres formaient un impénétrable écran, un enchevêtrement de branches de frênes et de saules, d’if et de houx surplombé par des pins. Robert trouvait que cela ressemblait à la forêt de Selkirk, dont l’immensité s’étendait des frontières écossaises à Carrick à l’ouest, et Édimbourg à l’est. La vallée était bordée de chaque côté par deux collines elles aussi couvertes d’arbres pratiquement jusqu’à leur sommet. La vision de cette forêt dense qui formait comme un nuage vert était déjà à couper le souffle, mais le plus frappant était l’immense chemin qui avait été tracé au beau milieu. C’était une cicatrice grise et morte qui suivait les contours du terrain, et qui, dans sa désolation, convenait parfaitement aux bois verdoyants qui l’entouraient. Robert avait entendu son père faire allusion à la cohorte de bûcherons et de charretiers dont le roi avait eu besoin, au cours de sa conquête du pays de Galles, afin de dégager le passage dans ces forêts impénétrables qui recouvraient l’essentiel du royaume de Gwynedd. Devant ses yeux s’étalait la preuve de cette formidable entreprise.
— Peut-être pas pour Pâques, marmonna Henry en plissant les yeux.
Les hommes mirent pied à terre et se rangèrent de côté pour faire de la place à ceux qui arrivaient. Les serviteurs sortirent la nourriture et la boisson des chevaliers pendant que les palefreniers s’occupaient des chevaux. Laissant Chasseur à la charge de Nes, Robert se dégourdit les jambes et avala une coupe de bière. À côté de lui, il vit John de Warenne et le comte de Lincoln plongés dans une discussion animée avec deux hommes dont les gambisons étaient moitié rouge, moitié jaune. Lorsque Robert remarqua la rangée de croix dorées brodées sur leur poitrine, son intérêt fut accru. Ces hommes portaient les couleurs du comte de Warwick, dont la compagnie était partie de Chester avant celle de Warenne. C’est dans cette compagnie que se trouvaient la femme et les fils de Warwick, ainsi que sa fille, Helena.
Il n’était pas inhabituel que les nobles de haut rang amènent avec eux leur famille, personne ne sachant jamais combien de temps une campagne allait durer. Les seigneurs ne devaient normalement que quarante jours de service à Édouard, mais aucun baron n’aurait abandonné à la légère son souverain en pleine bataille, quels que soient ses droits. Les femmes et les enfants seraient barricadés à Conwy avec les cuisiniers, les tailleurs, les médecins et les prêtres. Bien qu’ils ne fussent pas conviés, d’autres suivaient également l’armée sans qu’on s’offusque de leur présence : les ménestrels et les putains, pour qui l’occasion était trop belle de gagner de l’argent.
John de Warenne s’arrêta de parler et regarda autour de lui. Apercevant son petit-fils, il lui fit signe, ainsi qu’à Robert et Humphrey.
— Que se passe-t-il, sir ? demanda Henry en s’approchant avec les deux autres.
— L’arrière-garde de Warwick a vu de la fumée dans les bois devant nous. La compagnie était trop avancée pour faire demi-tour, ses éclaireurs nous ont donc attendus. Je veux que vous alliez jeter un coup d’œil, Henry.
Warenne se tourna vers Humphrey et Robert.
— Allez-y avec lui. Ce ne sont probablement que des braconniers ou des brigands. Mais nous ne sommes pas si loin de Denbigh, où Lincoln a été attaqué.
Le comte de Lincoln hocha tristement la tête.
— Ces rebelles m’ont fait perdre beaucoup d’hommes. Ils avaient des troupes en grand nombre, mais pour la plupart équipés de petites lances, même si certains avaient des arcs.
— Soyons au moins reconnaissants pour cela, marmonna Warenne. Pembroke doit faire face aux hommes du Gwent et à leurs archers. Dieu sait qu’il n’y a pas d’armes plus mortelles.
Il se retourna vers son petit-fils.
— Vous viendrez me faire votre rapport, Henry. Si l’ennemi est là, nous engagerons le combat. Nous ne voulons pas que le chemin du retour soit barré.
Après que les éclaireurs de Warwick leur eurent expliqué où ils avaient aperçu de la fumée, les trois jeunes gens retournèrent vers leurs hommes. Édouard grommela en écoutant Robert lui expliquer la mission, mais il avala sa coupe de vin et monta en selle avec les trois chevaliers et les onze écuyers qu’avait embauchés Robert. Nes déroula la bannière de Robert alors que les quarante-huit hommes du détachement quittaient le camp et rejoignaient le chemin des bûcherons, longue bande brune qui se déroulait au cœur de la vallée luxuriante.