Chapitre 29

En haut des remparts, Robert contemplait l’estuaire où se reflétait le clair de lune. De l’autre côté du canal, un énorme rocher se dressait, telle une bête faisant le gros dos dans la lumière spectrale. Les eaux de l’estuaire, auxquelles se mêlaient de longues traînées boueuses, scintillaient comme des éclats de verre.

Il était tard, mais les rues de Conwy, sous le château, étaient encore éclairées par les nombreuses torches des soldats que l’on conduisait à leurs baraquements. De l’autre côté de la rivière, près des murailles nord-est du château, des taches lumineuses éparses indiquaient où s’étaient installées les compagnies qui n’avaient pu embarquer avant que la nuit tombe. Il en viendrait bien d’autres encore, pendant des jours.

Les troupes de Warenne étaient arrivées sur ces rivages depuis plusieurs heures, au soleil couchant. La silhouette du château de Conwy, qui se découpait sur le ciel lie-de-vin en haut d’un promontoire rocheux, était apparue aux soldats comme dans un rêve, avec ses murs chaulés aussi blancs que de la neige. Les eaux profondes de la rivière leur renvoyaient son reflet, ponctué des mille feux des torches. Le roi était déjà là et ses bannières rouges ornées des trois lions pendaient aux tourelles nord-est. Ces mêmes armoiries étaient reprises ici et là sur les murailles, mais d’autres emblèmes et d’autres couleurs, visibles sur certaines tours, signalaient que tel baron ou tel comte y logeait. Par-delà l’enceinte du château et de la ville, jalonnée par pas moins de vingt et une tours, les collines se succédaient harmonieusement, l’une derrière l’autre, jusqu’aux hauteurs lugubres du mont Snowdon, masse noire obscurcie par les nuages et les ténèbres grandissantes.

À la vue du château, les troupes de Warenne avaient ressenti un intense soulagement, les hommes avaient souri et échangé des paroles pour la première fois depuis des jours. L’attaque subie dans la clairière avait prouvé que l’immense forêt abritait un ennemi qui non seulement connaissait bien le terrain, mais qui avait assez de ruse pour s’en servir, si bien que la tension et l’inquiétude avaient gagné les hommes. Quand le bateau les avait déposés au quai d’où partait le chemin sinueux menant à l’enceinte, certains avaient même entonné une chanson.

Robert, lui, était grave, et il n’avait pas non plus participé aux conversations le cœur léger. Pendant la remontée de la rivière, il s’était retrouvé assis face à l’un des chevaliers de l’Essex – le père de l’écuyer mort dans l’embuscade. Le chevalier ne lui avait pas dit un mot depuis la mort de son fils, il obéissait à ses ordres dans un silence obstiné. Pendant tout le voyage, les yeux braqués sur le vieil homme au visage fermé, Robert n’avait cessé de revoir le jeune écuyer courant désespérément vers lui pendant que les rebelles le visaient. Il aurait voulu dire quelque chose au père, mais les mots ne venaient pas.

Après avoir fui le camp en feu, ils avaient galopé le long de la piste embroussaillée, Humphrey accroché à Robert. Pendant un temps, ils avaient entendu qu’on les poursuivait, mais les cris des rebelles s’étaient évanouis bien avant qu’ils rejoignent la route dégagée et le reste de la compagnie. Là, Humphrey, Henry et Robert durent expliquer le piège dans lequel ils étaient tombés à un John de Warenne furieux. Le lendemain matin, Warenne et Lincoln avaient emmené les chevaliers les plus aguerris dans les collines pendant que les jeunes gens recevaient ordre de rester derrière. La nuit avait passé avant que les hommes reviennent, couverts de sang et satisfaits. Ils avaient traqué les rebelles de la clairière incendiée où les chevaliers avaient été attirés jusqu’à leur véritable camp dans les bois, plusieurs lieues au nord. Là, les Gallois avaient payé jusqu’au dernier leur audace : ç’avait été une boucherie absolue. Néanmoins, Warenne ne voyait pas là de victoire et préférait dénoncer les trois jeunes commandants dont l’excessive témérité avait coûté la vie à deux chevaliers, quatre écuyers et six chevaux. Humphrey avait reconnu que Robert s’y était opposé, mais le comte semblait l’avoir à peine entendu.

S’éloignant du parapet, Robert traversa le chemin de ronde qui surplombait la cour intérieure, par-dessus les toits et les cheminées de plomb qui crachaient de la fumée. La cour étroite, où s’alignaient divers bâtiments en pierre et en bois, était livrée au chaos. À la lumière des torches, les écuyers portant des paquets sur les épaules, les chevaliers et les serviteurs aux bras chargés de piles de draps, se dirigeaient tous vers les logements. Robert dévala plusieurs volées de marches successives, et, s’approchant de la tour où ses hommes et lui étaient cantonnés, il entendit quelqu’un crier son nom. C’était Humphrey.

— Je vous ai appelé trois fois, dit le chevalier.

— Je n’ai pas entendu.

Robert regarda le chevalier, puis la cour animée. Les deux hommes ne s’étaient pas parlé depuis l’attaque, sauf la fois où Humphrey, sans effusion, l’avait remercié de lui avoir sauvé la vie. Quant à Henry, il l’avait délibérément évité, ce qui n’avait pas été difficile. Tous trois préféraient rester sur leur quant-à-soi, chacun se sentant accusé en présence des deux autres.

— Vous vouliez quelque chose ?

— Que vous veniez avec moi.

Robert fronça les sourcils. Humphrey avait l’air différent ce soir, en quelque sorte. Son visage était tendu, non par la crainte, mais par une impatience qu’il ne parvenait pas à dissimuler.

— Il faudrait que j’aille voir mes hommes.

Humphrey le prit par le bras.

— Je vous en prie, Robert.

— Où donc vous rendez-vous ?

Robert avait parlé d’une voix plus dure qu’il ne le voulait. Humphrey tressaillit, puis il planta son regard dans le sien.

— Avez-vous confiance en moi ?

Robert ne répondit pas tout de suite. Il lui faisait confiance, oui, mais la façon dont le chevalier avait fait irruption dans le campement désert, en faisant fi de toutes les objections, en préférant s’entêter plutôt que d’écouter la raison, l’avait quelque peu refroidi. Jusque-là, il ne connaissait pas cette facette de son compagnon et elle l’avait surpris. Mais il aimait toujours le jeune homme, cela n’avait pas changé, et à dire vrai, Humphrey lui avait manqué ces derniers jours.

— Oui, je vous fais confiance.

Le chevalier l’entraîna dans une allée qui contournait les tours du secteur nord-est, près des vergers et des jardins, puis ils laissèrent derrière eux le sentier qui descendait jusqu’au quai, où l’on déchargeait les marchandises des derniers bateaux du jour. Les gardes, penchés en avant pour se protéger du vent, les laissèrent passer sans mot dire. Après quelques minutes de marche, ils parvinrent à une tour d’où l’on pouvait voir, par-delà les toits de la ville, les collines baignant dans la lumière de lune. Lorsque Humphrey ouvrit la porte, Robert remarqua la bannière bleue du chevalier qui pendait à une haute fenêtre.

La salle circulaire dans laquelle ils entrèrent ressemblait à ses propres logements. À l’exception d’un grand âtre et de quelques coussins aux couleurs passées entassés sous la fenêtre, à même le banc en pierre encadré de meneaux, la pièce était vide. Les verres au plomb de la fenêtre reflétaient les flammes qui crépitaient. Contre les murs s’accumulaient des sacs et des coffres que personne n’avait encore ouverts. La seule différence entre sa chambre et celle de Humphrey était que cette dernière était bondée.

Du côté de la fenêtre, avec son surcot jaune décoré d’un aigle vert, se tenait Ralph de Monthermer, un chevalier de la maison du roi. À ses côtés était assis le jeune Thomas de Lancastre, qui avait rejoint l’armée en qualité d’écuyer du comte Edmond. Dans le halo rouge du feu se trouvait Henry Percy, qui toisait Robert. Près de lui se dessinait la silhouette massive de Guy de Beauchamp, le frère d’Helena. Il y avait encore un autre chevalier royal, un personnage discret et courtois du nom de Robert Clifford, et trois autres hommes. L’assemblée regarda en silence Humphrey fermer la porte. Robert vit qu’ils portaient tous un blason sur le bouclier posé à leurs pieds. Le rouge était presque noir dans la demi-obscurité, mais les flammes faisaient rutiler le jaune doré des dragons qui semblaient presque vivants. Il remarqua également qu’un bouclier solitaire se trouvait au milieu de la pièce et une bouffée d’excitation l’envahit.

— Nous voulons que vous vous joigniez à nous.

Robert se tourna vers Humphrey : les flammes lui donnaient un air austère. Le chevalier fit signe aux autres, qui saisirent alors leur bouclier et se placèrent autour de celui qui n’était pas attribué. Après la joute de Smithfield au printemps, Robert avait supposé que ces boucliers faisaient partie d’une sorte de déguisement de tournoi, quelque chose auquel on avait droit à force de victoires, ou seulement de participations. Mais dans les mois qui avaient suivi, en observant ce petit cercle d’hommes, dont Humphrey semblait être le pivot, évoluer au sein de la cour, il avait commencé à soupçonner qu’ils avaient un but. Au cours de leur marche vers le pays de Galles, ce soupçon s’était mué en certitude en raison des discussions voilées autour de la Couronne d’Arthur et de certaines prophéties. Robert voulait entrer dans ce cercle, pas seulement par curiosité, mais parce qu’il avait vu dans quelle estime la cour et le roi tenaient ces jeunes gens. Pendant des années, les Bruce avaient fréquenté les plus hautes sphères du pouvoir, ils étaient les favoris des rois, respectés de leurs pairs. Ce n’était plus le cas. Le roi Édouard avait provoqué leur disgrâce en choisissant Balliol et Robert en était encore meurtri, mais ce ressentiment envers le souverain s’estompa quand il mesura la chance qu’on lui offrait en cet instant.

Sans un mot, il s’avança au milieu des chevaliers et Humphrey referma le cercle derrière lui.

— Prenez le bouclier, ordonna Humphrey.

Alors que Robert se penchait, il leva une main pour l’arrêter.

— Mais seulement si vous êtes prêts à ne faire plus qu’un avec nous, à intégrer ce cercle loyal au roi et à sa cause.

Robert comprit qu’il devait d’abord écouter et se redressa.

— Il y a dix ans, après avoir vaincu Llywelyn ap Gruffudd, le roi Édouard a créé un ordre de chevaliers à qui il a confié une mission capable de changer la face du monde. Quelques mois après la défaite de Llywelyn, notre roi se trouvait à Nefyn, un village tout proche d’ici, où les prophéties de Merlin ont été découvertes et traduites par Geoffroy de Monmouth. Là, dans l’ancienne forteresse de Llywelyn, le roi Édouard a mis la main sur la dernière de ses prophéties. Monmouth ne l’a pas traduite, et pendant des siècles elle est restée le secret des princes gallois de Gwynedd.

Robert connaissait les écrits de Monmouth. Son frère, Alexandre, possédait un exemplaire de l’Histoire des rois de Bretagne qu’il lui était arrivé de feuilleter. Cependant, il n’avait pas lu les Prophéties et ignorait totalement qu’on en avait découvert une récemment.

— Le roi Édouard a fait traduire La Dernière Prophétie par un Gallois qui lui était fidèle et l’a offerte à ses chevaliers, qui ont fait le vœu de l’aider à remplir ses instructions. Comme un symbole de leur but commun, le roi a fait fabriquer une Table ronde similaire à celle de la Cour d’Arthur. Ces chevaliers étaient nos pères, nos grands-pères et nos frères, poursuivit Humphrey en balayant du regard les hommes présents. Aujourd’hui, nous marchons dans leurs pas. Nous voulons montrer que nous sommes dignes de servir notre roi comme ils l’ont fait et, un jour, de prendre notre place autour de sa table pour partager sa gloire.

— Nous sommes les Chevaliers du Dragon, dit Henry Percy d’une voix puissante, en référence au dragon apparu en rêve à Uther Pendragon, rêve d’après lequel Merlin a prophétisé qu’Uther deviendrait roi et qu’Arthur, son fils, régnerait sur toute la Bretagne.

Henry s’étant tu, Thomas de Lancastre lui succéda, d’une voix juvénile.

— Geoffroy de Monmouth nous raconte l’effondrement de la Bretagne après la mort d’Arthur, à cause des invasions des Saxons. Il dit qu’à son époque, Dieu envoya une voix angélique annoncer aux Bretons qu’ils ne régneraient plus sur leur royaume. Mais qu’un jour, à une époque prédite par Merlin, si les reliques de la Bretagne étaient retrouvées, le royaume pourrait de nouveau être uni, dans la paix et l’abondance.

— Dans La Dernière Prophétie découverte à Nefyn il y a dix ans, intervint alors Ralph de Monthermer, ces reliques sont énumérées : un trône, une épée, un sceptre et une couronne. Tels sont les insignes de la Bretagne que portait le fondateur du royaume, Brutus de Troye. À sa mort, les quatre reliques et le royaume furent divisés entre ses héritiers. C’est cette division qui a provoqué le long déclin de la Bretagne, qui s’est fini par la guerre, la famine et la pauvreté. La Dernière Prophétie nous annonce que notre royaume connaîtra la destruction finale, à moins que nous ne rassemblions ces quatre reliques entre les mains d’un même souverain à l’époque décrétée par Dieu.

Humphrey reprit la parole.

— La couronne de la prophétie est le diadème porté par Brutus lui-même, puis par tous les rois bretons. C’est la couronne portée par Arthur, qui la transmit à son cousin à Camblam, après quoi elle disparut de la surface de la terre jusqu’à ce que Llywelyn ap Gruffudd unisse le pays de Galles grâce à son pouvoir. C’est cette couronne que nous devons maintenant découvrir. Si vous souhaitez faire le serment de vous consacrer à cette quête et vous montrer digne d’être admis un jour autour de la Table ronde, prenez ce bouclier.

Humphrey se tut, et Robert sut qu’il lui revenait d’agir. Les souvenirs de chasses au trésor et de quêtes chevaleresques se bousculaient dans son esprit. Du fond de sa mémoire lui revinrent les souvenirs de son père de tutelle, à Antrim, qui lui parlait de Fionn mac Cumhaill et de sa bande de guerriers. Il écoutait avec crainte et respect, en se demandant si sa propre vie de chevalier serait aussi aventureuse, mais en grandissant il avait pris conscience qu’il était question de politique et de devoirs davantage que de grandes épopées, de tournois et de gloire, et ces histoires avaient fini par être enfouies sous la routine du quotidien. Les paroles des chevaliers paraissaient peut-être irréelles, mais leurs visages solennels disaient bien que pour eux la vérité était là, et leur gravité lui donnait le frisson, ravivant l’éclat de ces vieux contes. Il hésita un moment, conscient qu’il prononçait là un vœu, aussi sacré que n’importe quel hommage ou serment de fidélité, un vœu de loyauté envers le roi. Les paroles de Humphrey résonnaient dans sa tête… prendre notre place autour de sa table pour partager sa gloire. Robert s’accroupit et souleva le bouclier au dragon.

L’atmosphère se décontracta aussitôt. Les hommes hochaient la tête en souriant.

Humphrey s’approcha de lui.

— Bienvenue, dit-il en l’étreignant.

Robert hésita. Il ne voulait pas rendre l’instant moins solennel, mais il fallait qu’il sache.

— Tout le monde m’a donc accepté ?

Aymer de Valence était un des membres de cet ordre, il le savait.

— Nous le dirons aux autres plus tard, dit Humphrey avec une légèreté destinée à le rassurer. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent pas vous refuser. Le roi a donné son autorisation.

— Le roi est au courant ?

— J’ai parlé à sir John de Warenne, qui a adressé personnellement la requête au roi pour votre admission.

Robert hocha la tête, secrètement ravi par cette preuve qu’il avait fait bonne impression au roi, malgré le désastre de l’expédition.

Ralph de Monthermer arriva près d’eux avec deux coupes de vin qu’il leur tendit. Robert en prit une.

— Si la Couronne d’Arthur est l’une des reliques, quelles sont les trois autres ?

— On considère en général qu’il y a Curtana, répondit Ralph. On l’appelle aussi l’Épée de la Clémence. C’était la lame de saint Édouard le Confesseur, mais sa véritable origine est demeurée inconnue, jusqu’à la prophétie. Le roi la garde à Westminster.

— Le sceptre, et le trône ? Sont-ils en sa possession ?

— Pas encore, répondit Humphrey en levant sa coupe. Maintenant, buvez, frère !

Robert porta la coupe à ses lèvres et but, le regard scrutateur de Humphrey posé sur lui.