Chapitre 37

Le ciel fut bouché par les tempêtes et les roulements de tambour de la guerre en cet automne 1295. Les augures funestes abondaient, de l’enfant né avec deux têtes au pêcheur qui clamait avoir vu le fantôme du roi Alexandre hanter les falaises de Kinghorn, sa main spectrale tendue vers Édimbourg.

La nouvelle du remplacement de Jean de Balliol par le Conseil des Douze se répandit rapidement à travers les villes et les villages d’Écosse. Les hommes discutaient avec inquiétude des événements à venir. Certains s’avouaient ravis par le changement, car ils blâmaient le roi de s’être montré faible et d’avoir remis les libertés de l’Écosse entre les mains d’Édouard, et ils espéraient que le Conseil leur rendrait leurs droits. D’autres se faisaient du souci, pensant à la conquête sanglante du pays de Galles. Et alors que les rumeurs couraient, qui prétendaient que les Douze avaient envoyé une délégation auprès du roi de France pour nouer une alliance contre l’ennemi anglais, tous attendaient la nouvelle année en retenant leur souffle.

Robert, dont le retour en Écosse avait été célébré par les cloches du mariage, avait été préoccupé pendant toute cette sinistre période par le deuil de son grand-père et ses rapports exécrables avec son père. Mais même lui n’avait pu être sourd au grondement croissant annonciateur du conflit. La fête de la Toussaint avait été accompagnée de vents violents qui avaient frappé la côte est et provoqué l’effondrement d’un pan de mur de la nouvelle cathédrale de St Andrews, tuant cinq maçons. Le lendemain, la nouvelle leur était parvenue que la délégation écossaise avait scellé une alliance avec le roi Philippe contre Édouard. La guerre ne tarderait pas, tel était l’avis général. Robert, dont la jeune épouse avait conçu un enfant, avait espéré que le roi d’Angleterre parviendrait à un accord avec le Conseil des Douze. Il savait ce que la victoire au pays de Galles avait coûté à Édouard et il ne croyait pas que le roi et les barons eussent l’estomac pour une nouvelle campagne, d’autant plus que de nombreux soldats anglais étaient toujours retranchés en Gascogne. La réponse d’Édouard l’avait surpris.

Quand il apprit la nouvelle alliance, le roi exigea la reddition de trois châteaux et interdit aux Français l’entrée sur le territoire écossais. Là où Balliol eût cédé, le Conseil avait tenu bon et, grâce à la poigne de Comyn, avait refusé de rendre les châteaux. En représailles, Édouard avait confisqué les fiefs anglais des Douze et ordonné aux prévôts d’emprisonner tous les Écossais présents dans son royaume. Il apparut rapidement que ces gestes étaient les signes avant-coureurs de l’inévitable. Les négociations paralysées ne pouvaient conduire qu’à une explosion.

Avant Noël, des instructions étaient arrivées à Lochmaben avec le sceau du roi Jean, mais c’était Comyn qui les avait rédigées de la part des Douze. Le message demandait à lord d’Annandale et à son fils de se tenir prêt pour une inspection des armes dès le début de la nouvelle année. Le choix était ardu : soit combattre pour un roi qu’ils détestaient et perdre leurs domaines en Angleterre, soit trahir leur royaume et perdre leurs terres en Écosse. Robert s’était senti déchiré, hésitant entre son sang écossais et son serment à l’ordre des Chevaliers du Dragon. Pour son père, néanmoins, le choix était évident. Cinglant, il avait répondu aux messagers du roi qu’il préférait perdre ses terres et sa vie plutôt que de servir l’imposteur assis sur le trône. Robert, troublé par l’attitude rebelle de son père, ignorait que celui-ci avait déjà contacté son vieil allié, le roi Édouard. Peu après, il avait fait quitter Annandale à sa famille et à ses hommes. Emportant tout ce qu’ils pouvaient, alors qu’Isobel était désormais enceinte de cinq mois, ils avaient traversé la frontière et rejoint Carlisle, dont Bruce fut fait gouverneur au nom du roi anglais.

Dans les semaines qui avaient suivi, des rapports leur étaient parvenus en petit nombre, en partculier un message du roi Jean lui-même annonçant à Robert et à son père que leurs terres de Carrick et d’Annandale étaient confisquées et confiées au cousin de John Comyn, le comte de Buchan, à la tête des Comyn Noirs. Les Bruce n’étaient pas les seuls seigneurs écossais à subir ce sort. Leur vieux compagnon membre de l’alliance de Turnberry, le comte Patrick de Dunbar, avait refusé de combattre pour Balliol, de même que le comte d’Angus. Parce qu’ils avaient choisi de rester loyaux à Édouard, ils furent également privés de leurs biens. Mais cela ne consolait pas Robert de la perte de Carrick, où il avait grandi et que son grand-père lui avait donné.

Quand les neiges et la glace de février fondirent sous la pluie en mars, des chariots de blé et de bière commencèrent à traverser l’Angleterre vers le nord, tandis que par la mer arrivaient les navires qui apportaient le bois et les pierres pour les engins de siège. Les compagnies de chevaliers et les escadrons de fantassins suivaient dans leur sillage, tous convergeant vers Newcastle, choisi comme point de départ de la campagne.

La guerre approchait.

 

Les sabots de Chasseur dérapaient sur les pavés humides des rues de Carlisle. Au loin, les murs du château juché sur la petite colline rougeoyaient à la lumière des torches. Les nuages filaient devant la lune jaune et bouffie qui se reflétait dans les flaques. Une cloche égrenait son carillon à travers la ville.

Aux côtés de Robert chevauchait Édouard, qui avait été fait chevalier lors d’une cérémonie hâtive au début de l’année. Deux chevaliers de Carrick et deux vassaux de leur père les accompagnaient. Des feux brûlaient, éclairant les groupes à l’abri sous les pentes des toits d’où dégoulinaient des filets d’eau. Sur les visages des hommes et des femmes se lisaient la peur et le doute, et l’hébétude sur ceux des enfants ensommeillés. Nombre d’entre eux avaient empilé sur des charrettes à bras des sacs, des couvertures, des outils, des pots et un plateau ou un chandelier en argent, un objet sans nécessité dont ils ne supportaient pas de se séparer dans leur précipitation à se mettre à l’abri dans l’enceinte de la ville. Auberges, églises et écuries étaient bondées de réfugiés des environs, et les derniers arrivés devaient dormir dans la rue.

— Faites place ! cria Édouard lorsqu’ils débouchèrent de la ruelle sur la place du marché. Faites place pour le comte de Carrick ! Faites place aux hommes du gouverneur !

Après avoir traversé la place, occupée par des enclos à bétail, ils s’enfoncèrent dans une rue qui menait vers les remparts nord-est dont une tour dominait la route de l’Écosse. La cloche sonnait plus fort maintenant, à mesure que la tour se rapprochait. Robert vit des hommes décharger des paniers de flèches et des sacs de sable d’un chariot. Il fit faire halte à Chasseur et mit pied à terre en tendant ses rênes à l’un de ses chevaliers. La tour d’angle surplombait un passage voûté entre deux arcades. Les portes au bout du passage étaient fermées. Des hommes fixaient des poutres aux montants en bois. Les coups de marteau résonnaient dans l’espace confiné lorsque Robert y entra, suivi par son frère. Ils passèrent devant une salle de garde saisie d’une animation frénétique, puis montèrent des marches inégales jusqu’au deuxième étage, d’où ils purent rejoindre les remparts.

Trois hommes arpentaient le chemin de ronde balayé par le vent. Ils examinèrent Robert et Édouard lorosque ceux-ci émergèrent de l’escalier. De la fumée tourbillonnait au bout d’une torche qui illuminait leurs visages soucieux.

— Dieu merci, les salua le capitaine, en faisant quelques pas vers Robert.

Il portait une cotte de mailles sous sa cape et avait un heaume sous le bras. Son anglais ressemblait beaucoup à celui des hommes d’Annandale, qui se trouvaient à moins de dix lieues, par-delà la muraille romaine écroulée et les fonds traîtres de l’estuaire de la Solway. Le capitaine dut élever la voix pour se faire entendre par-dessus le monotone carillon de la cloche.

— J’allais envoyer un de mes hommes au château.

— Nous avons entendu l’alarme de la porte d’Angleterre, dit Robert. Que se passe-t-il ?

— C’est Tom qui les a vus le premier, dit le capitaine en désignant l’un de ses gardes qui paraissait maussade.

Tom montra du doigt la meurtrière à côté de laquelle il se tenait.

— Par ici, sir. Regardez par vous-même.

Robert traversa le chemin de ronde et rejoignit l’homme. Il sentait son haleine chargée de viande bouillie. En contrebas, la douve qui faisait le tour de la ville reflétait les torches du haut des remparts. Plus loin, le paysage disparaissait sous la brume. Robert distingua la rivière Eden, fantomatique, et les contours d’une lointaine colline, mais c’était à peu près tout.

— Je ne vois rien.

— Au nord, insista la garde en regardant avec mauvaise humeur les nuages qui cachaient la lune.

La poussière du mur tombait dans les yeux de Robert tandis qu’il scrutait le nord. Au-dessus de lui, la cloche continuait de tintinnabuler. Rien n’accrocha son attention pendant un moment, puis la lune refit surface. Quand elle projeta de nouveau sa lumière blême sur le paysage, Robert discerna ce qui ressemblait à un petit cours d’eau scintillant au loin, sauf qu’il savait qu’il n’y avait pas de rivière par là. Le clair de lune n’était pas renvoyé par de l’eau, mais par du métal : les pointes des lances, les heaumes, les boucliers et les cottes de mailles. Le jeune homme sentit son estomac se nouer. Robert qui, tout au long de l’automne et de l’hiver, et jusqu’à ces derniers jours agités, avait espéré une issue pacifique, dut se rendre à l’évidence en voyant l’armée qui avançait.

— Viens, dit-il à Édouard. Nous devons avertir père.

— Quels sont les ordres du gouverneur ? lui demanda le capitaine alors qu’il s’éloignait.

— Vous les aurez en même temps que les autres, répondit Robert en se hâtant.

— Ce n’est pas possible, dit Édouard qui attrapa Robert par le bras quand ils sortirent de la tour pour reprendre leurs chevaux. Le comte Donald ? Et Atholl ?

— Tu l’as vu comme moi, répondit sombrement Robert.

— Ton beau-père vient raser la ville, fit Édouard en lançant son bras vers le château au loin. Sa fille porte ton enfant ! Comment cela a-t-il pu arriver ?

— Tu sais bien. Les Comyn.

— Ce ne sont pas seulement nos compatriotes. Ils sont de notre famille. Nous devrions nous battre à leurs côtés.

Robert croisa le regard de son frère. Il comprenait ce qu’Édouard ressentait, à quel point il était écarterlé. Mais ils avaient pris cette décision au seuil de la guerre, aussi insupportable qu’elle paraisse, et maintenant ils ne pouvaient plus reculer.

— Tu en sais autant que moi, lui répondit-il rudement. Ces hommes-là dehors, y compris mon beau-père et John d’Atholl, ont brûlé toutes nos terres. Ce ne sont plus nos compagnons, ni notre famille. Ce sont nos ennemis. Est-ce que tu es de leur côté ?

Édouard leva les yeux au ciel, où les nuages filaient dans l’obscurité.

— Notre grand-père n’aurait pas permis que cela arrive. Il aurait trouvé un autre moyen. Un moyen de ne pas avoir à trahir notre pays.

— Notre grand-père est mort. Et nous avons fait le serment de protéger cette ville.

Plantant là son frère, Robert se dirigea vers les chevaliers de son père qui attendaient avec les chevaux. Édouard l’appela mais Robert était déjà en selle et s’en allait.

Pendant qu’ils traversaient la ville, d’autres cloches se joignirent à celle de la tour nord-ouest. Les habitants réveillés ouvraient leurs volets et se présentaient sur le seuil de leur maison, les yeux pleins de sommeil. Quelques personnes hélèrent les six chevaliers qui galopaient dans Castle Street, mais ils ne répondirent pas à leurs cris alarmés. Ils franchirent à bride abattue le pont qui enjambait le fossé de la ville et traversèrent des vergers avant d’arriver à la douve au pied des murailles du château.

Après avoir franchi deux portes où les capitaines criaient des ordres à leurs gardes, les deux frères pénétrèrent dans la cour intérieure, bondée d’hommes. Certains portaient le chevron rouge de Carrick sur leurs surcots et leurs gambisons et étaient sous les ordres de Robert, mais la plupart portaient les couleurs de son père. Il n’y avait pas trace du lion bleu, le symbole d’Annandale auquel était attaché leur grand-père. Ces chevaliers arboraient tous les armes choisies par leur nouveau lord : une croix rouge surmontée d’un liseré sur un fond jaune. Quelques-uns déchargeaient des sacs de blé des chariots, qu’ils emportaient dans la réserve. Quant aux autres, bien plus nombreux, on leur distribuait des armes. Robert mit pied à terre au milieu du chaos. Il supposa que son père devait être au courant du danger maintenant, mais il voulait quand même qu’il lui donne ses propres ordres.

Après avoir interrogé un des chevaliers, qui lui apprit que le gouverneur se trouvait avec ses commandants dans la salle du château, Robert se frayait un chemin dans la foule lorsqu’il remarqua une jeune femme qui tentait tant bien que mal d’arriver jusqu’à lui. C’était la servante de sa femme, Katherine. Elle avait le visage rougi et paraissait inquiète.

— Sir Robert ! s’écria-t-elle en l’apercevant au milieu des soldats.

Robert alla vers elle, plein de sollicitude.

— Qu’y a-t-il ? Où est Isobel ?

Il chercha des yeux la fenêtre de la chambre à l’étage où ils avaient emménagé la semaine précédente, quand les éclaireurs avaient aperçu de la fumée de l’autre côté de la frontière. Les torches brillaient derrière les rideaux.

— Elle va accoucher, sir. Elle m’a suppliée de venir vous trouver.

— Mais nous n’attendons pas l’enfant avant au moins un mois.

— La sage-femme dit que son inquiétude vis-à-vis de son père a précipité les choses.

— Frère, implora Édouard en le rejoignant.

Robert montra un visage distrait à son frère, qui lui indiqua les portes de la salle, par où sortaient leur père ainsi que trois chevaliers.

Lord d’Annandale, impérieux dans la cotte de mailles scintillante que lui avait offerte son nouveau gendre, le roi de Norvège, se tint debout en haut des marches et toisa les hommes amassés dans la cour. Son surcot, avec ses deux couleurs rouge et jaune et la croix blasonnée sur le cœur, était serré à la taille par une ceinture à laquelle pendait son épée. Il prit la parole et sa voix retentit par-dessus le brouhaha. Chacun se tut pour l’écouter.

— Tous autant que nous sommes, nous avons payé un prix élevé pour sauver notre honneur. Plus que les autres, j’ai conscience des grands sacrifices consentis par loyauté ces derniers mois.

Les paroles de son père attisèrent la colère de Robert. Quels grands sacrifices ? pensa-t-il avec amertume. Grâce à sa loyauté envers le roi Édouard, son père possédait toujours les riches domaines de l’Essex et du Yorkshire. Alors que lui n’avait plus rien.

— Mes éclaireurs m’ont informé que les troupes des Comyn n’ont apporté que la dévastation sur mes terres. Tous, nous avons perdu des choses qui nous étaient chères. Tous, nous avons des raisons de détester les hommes qui viennent nous attaquer de nuit, comme les pleutres qu’ils sont !

Quelques chevaliers firent connaître bruyamment leur véhémente approbation.

— Annandale brûle et les Comyn Noirs vont bâtir sur les cendres. Si nous les laissons faire. Mais je dis que nous devons nous élever contre eux ! Je dis que nous devons nous dresser contre ces sept comtes et leur faux roi ! Je dis qu’il faut leur montrer de quel métal sont faits les hommes de Carrick, d’Annandale et de Carlisle !

Les hommes rugirent et la clameur envahit la cour.

— Le roi Édouard compte sur nous, à l’est de Newcastle où il s’est arrêté avec les troupes anglaises. Nous sommes l’appât, et pendant que l’ennemi mord à l’hameçon, il va attaquer les forteresses devenues vulnérables à cause de leur intrépidité. Tenez bon avec moi et on vous rendra vos maisons. Tenez bon avec moi et vous serez récompensés !

Lord d’Annandale tira son épée et la brandit. Les soldats dégainèrent leur arme et cognèrent du plat de la lame contre leur bouclier.

Robert se tourna vers Katherine. La servante avait mis les mains sur ses oreilles.

— Arrangez-vous pour que mon épouse ait tout ce dont elle a besoin, hurla-t-il au milieu du vacarme. Je viendrai dès que possible.