Chapitre 38

L’aube pointait au-dessus de Carlisle, dernière ville d’Angleterre. Un voile de fumée s’étendait sur les hordes en contrebas des remparts. Dans la lumière froide, les soldats allumaient leurs torches aux braises des feux et les emportaient vers la porte nord-est, maintenant leurs boucliers au-dessus de leur tête pour se protéger. D’autres arrivaient, les bras chargés de paille.

Sur les remparts, les défenseurs se pressaient sur l’étroit chemin de ronde en faisant attention aux flèches tirées des rives de la douve. Tous ces boucliers levés face au ciel formaient un ensemble de couleurs aussi mouvant qu’une mer houleuse. Le visage écrasé contre les meurtrières, les hommes de Carlisle regardaient les soldats disparaître, la fumée s’élevant entre les boucliers jusqu’aux portes en bas de la tour.

Robert criait ses ordres d’une voix déjà rauque alors que le siège ne faisait que commencer. Ce qui n’était que le simple déploiement de ses troupes le long du chemin de ronde avait vite viré au cauchemar, les cornes de l’ennemi s’en étaient mêlées et les flèches avaient commencé à pleuvoir sur les remparts et dans les rues en contrebas. Son père l’avait posté à la défense de la porte nord-est avec son frère et les soldats de Carrick. Avec les hommes de Carlisle, cela constituait une force de vingt-cinq chevaliers et d’une cinquantaine d’écuyers et de soldats. Robert, qui n’avait eu la charge que d’une poignée d’hommes au pays de Galles, avait rapidement découvert combien il était difficile de commander une telle division. D’autant que les hommes de Carrick avaient longtemps été les vassaux de son père. Il n’avait passé que quelques mois dans son comté avant de partir pour l’Angleterre et beaucoup se souvenaient davantage de lui comme de l’enfant de Turnberry. Quand il rassembla à l’aube ces vétérans aguerris, il eut le sentiment qu’ils l’écoutaient par obligation plus que par respect. Mais, il n’avait pas eu le temps de s’appesantir, l’ennemi avançait et son armée recouvvrait les champs devant eux.

Robert avait observé son approche silencieuse, les yeux braqués sur les bannières de Mar, Ross, Lennox, Strathearn, Atholl et Menteith, qui suivaient l’étendard noir portant trois gerbes de blé blanches, les armes de Comyn le Noir, l’homme qui s’était emparé des terres de sa famille. Menteith, autrefois leur allié, avait vu son rouquin de fils lui succéder. Robert se souvenait de l’avoir rencontré lors de l’assemblée de Turnberry ; il était assis face à lui à la table de son père. Qui aurait pu penser qu’ils se retrouveraient dans des camps opposés, sous les murailles d’une ville anglaise ? Cela valait aussi pour le comte John d’Atholl – son propre beau-frère ? Mais la bannière qui le blessait le plus était celle de Mar. Le comte Donald avait été l’un des plus proches compagnons de son grand-père et c’est par l’épée du comte qu’il avait été adoubé. Il était marié à la fille de Mar et sa sœur, Christiane, avait épousé le fils et héritier du comte. Il semblait inconcevable que ce vieil homme, pour qui il avait toujours éprouvé une vive affection, recherchât aujourd’hui sa mort. Mais l’étendard noir éclairé par les feux était bel et bien là. Son grand-père, s’il avait eu connaissance de cela, se serait retourné dans sa tombe.

Pendant que l’ennemi se déployait pour attaquer à plusieurs endroits à la fois, Robert avait vu sept cents hommes sous les bannières de Buchan, Mar et Ross, marcher vers lui. Dans ces rangs se dissimulaient aussi les armes de Comyn le Rouge, portées par le fils du lord de Badenoch, qui avait récemment pris pour épouse la sœur d’Aymer de Valence. John le Jeune, qui avait survécu à la guerre de Gascogne, avait quitté le roi Édouard pour combattre avec son père contre l’Angleterre. Malgré le tourment qu’il ressentait à voir tant d’anciens alliés ligués contre eux, Robert avait le sentiment que les troupes écossaises seraient inefficaces, car elles n’avaient pas d’engins de siège pour attaquer les remparts. C’est alors que les soldats s’étaient avancés avec leurs boucliers levés vers le ciel, et le calme de ses hommes s’était mué en frayeur.

La fumée était plus épaisse devant les portes, où les soldats avaient mis le feu aux ballots de paille qu’ils avaient transportés sur le pont. Hurlant à ses archers de continuer à tirer, Robert regarda les flèches qui visaient leurs adversaires et poussa un juron quand nombre d’entre elles se plantèrent dans les boucliers déjà hérissés d’une quantité de pointes décochées pour rien. Il vit un bouclier tomber. Un homme avait été touché à l’épaule, mais le trou qu’il laissait fut vite comblé par ceux qui l’entouraient. Robert avait du mal à déglutir, la fumée lui piquait la gorge. Ses hommes continuaient de déverser de l’eau du haut de la tour, comme il en avait donné l’ordre, mais elle ruisselait sur les boucliers sans éteindre la moindre torche. Il fallait qu’ils réussissent à percer cette carapace s’ils voulaient atteindre les hommes et le feu en dessous.

Au milieu du tumulte, Robert aperçut son frère dans une rue près d’un chariot au contrebas. Il organisait le déchargement des sacs de sable qui devaient les aider à calmer l’incendie. Édouard, couvert de sueur, semblait concentré. Ses réserves avaient été mises de côté et il se consacrait à la défense de Carlisle avec autant de vigueur que n’importe quel soldat de la garnison. Il était dur d’éprouver des remords envers des hommes qui s’apprêtaient à vous tuer. Au loin, des femmes à la file apportaient de l’eau aux hommes et aux prêtres qui étaient arrivés dès l’aube avec leurs bibles et leurs prières quand soudain, les yeux de Robert s’arrêtèrent sur un tas de gravats près du mur adjacent à la tour. Quand il avait été patent que les troupes écossaises allaient attaquer, son père avait ordonné qu’on répare les défenses et particulièrement les parties écroulées proches des portes. Les ouvriers de la ville avaient renforcé la maçonnerie par des pierres et du mortier neuf.

— Avec moi, cria Robert en faisant signe à plusieurs chevaliers de le suivre.

Il dévala l’escalier et courut jusqu’au chariot auprès duquel se trouvait son frère. Prenant un des sacs, il le jeta à terre.

— Il faut les vider, dit-il à ses chevaliers en retournant le sac et en versant le sable par terre. Remplissez-les de pierres.

— Frère ? s’exclama Édouard, qui n’y comprenait rien.

Mais Robert s’élançait déjà vers les gravats et jetait les blocs de pierre au fond du sac tout en commandant les chevaliers qui s’attroupaient autour de lui. La sueur coulait le long de son nez, il s’acharnait à l’ouvrage malgré son armure qui pesait sur ses bras. Il était habitué à ce que des chevaux portent les charges et son épée le gênait. Se redressant, il chercha en vain Nes du regard dans la cohue sur le chemin de ronde. Il repéra alors un grand blond un peu maigre qui se tenait près du tas de décombres pour donner un coup de main. C’était un écuyer, le fils d’un chevalier du Yorkshire, vassal de son père.

— Christopher, n’est-ce pas ? lui cria Robert en détachant l’épée à sa ceinture.

— Oui, sir, répondit le jeune homme en approchant. Christopher Seton.

— Tiens-moi ça.

Christopher prit l’épée que Robert lui tendait.

— Que voulez-vous faire de ça ? lui demanda un chevalier qui remplissait de pierres le sac qu’un autre tenait ouvert pour lui.

— Nous allons les jeter sur ces misérables.

Prenant un panier de flèches qu’un homme de Carlisle avait apporté, Robert le remplit lui aussi de pierres. Édouard, qui avait compris son plan, appelait des renforts pour porter les sacs et les paniers en haut des remparts. Christopher se tenait debout, l’épée de Robert dans les mains. Quand il eut rempli le panier, Robert voulut le soulever, mais il était trop lourd pour lui. Se maudissant, il commençait à retirer des pierres lorsque deux mains saisirent le panier de l’autre côté. Il leva les yeux pour remercier son compagnon d’un grognement et s’aperçut qu’il s’agissait d’une femme. Petite, trapue, elle avait retroussé ses manches jusqu’aux coudes. Robert était sur le point de lui dire d’aller chercher un homme, mais la détermination qu’elle affichait lui fit comprendre qu’elle en était capable. D’autres femmes qui apportaient de l’eau aux combattants se joignirent à eux, aidant à remplir les sacs et les paniers. Certaines se servaient même de leurs jupons. Il était bizarre de voir ces femmes en vêtements de laine au milieu des chevaliers en armure. La matrone souleva son côté du panier, Robert l’imita, et ils traînèrent leur charge jusqu’à la tour. Christopher suivait avec l’épée de Robert.

En haut des remparts, Robert ordonna qu’on répartisse les sacs de chaque côté de la tour et au sommet. La fumée était dense, étouffante, même si l’eau versée par-dessus bord en limitait les effets. Robert cria aux archers de ne pas gâcher leurs flèches, mais de se tenir prêts, puis, après avoir demandé à Édouard de faire connaître à tous son plan, il grimpa lestement en haut de la tour. De là, il avait une vue vertigineuse sur les forces écossaises, de l’autre côté de la douve, qui envoyaient toujours plus d’hommes avec du foin et autres combustibles brûler les portes. En se retournant, Robert pouvait aussi voir la ville. Quelque part dans les ruelles, un incendie faisait rage, comme l’indiquait l’épaisse colonne de fumée noire qui s’élevait dans le ciel. Il se demanda si l’ennemi avait réussi à ouvrir une brèche, mais il n’avait pas le temps de s’en inquiéter.

Lorsque Robert en donna l’ordre, les chevaliers et les villageois soulevèrent les paniers et les sacs de pierres, qu’ils gardèrent en équilibre sur leurs genoux ou sur le parapet. Quand tout le monde fut prêt, il rejeta sa tête en arrière et poussa un hurlement. Dans un même ensemble, les hommes déversèrent les gravats par-dessus les murailles. Parmi eux, des femmes jetaient des pierres une à une. Christopher Seton, qui avait fixé l’épée de Robert à la ceinture, s’approcha pour aider Robert à soulever un des sacs. À eux deux, ils le hissèrent sur le parapet. Puis, avec l’assentiment de Robert, il hocha la tête et poussa de toutes ses forces pour le faire basculer de l’autre côté.

En bas, des cornes retentirent. Trop tard. Avant que les hommes sous les boucliers aient compris ce qui se passait, le ciel leur tombait dessus dans un déluge de décombres, de pierres et de poussière. Les boucliers se brisaient et les hommes criaient. Les soldats touchés par les morceaux les plus lourds s’effondraient, d’autres chancelaient sous le choc, mais c’était l’ouverture que Robert avait attendue et, sur son ordre, les archers se glissèrent entre les chevaliers et se mirent à décocher leurs flèches. Elles faisaient mouche désormais, touchaient les ennemis au cou, aux épaules ou dans le dos. C’étaient des soldats à pied pour l’essentiel, qui ne portaient pas d’armure. Quelques flèches étaient amorties par les gambisons, mais la plupart se plantaient dans la chair. Des hurlements de douleur et de panique se firent entendre. Les hommes à l’avant qui tisonnaient les tas de foin, bousculés par leurs compagnons, tombaient dans la paille en feu, projetant des gerbes d’étincelles. Brûlés, ou suffoquant, ils rampaient pour s’extraire des flammes, semant la pagaille dans les rangs et facilitant encore les tirs des archers. Les hommes tombaient, obstruaient le chemin de leurs camarades, qui s’écroulaient à leur tour avant de mourir d’une pointe dans le dos. Les cornes retentirent de l’autre côté de la douve, les commandants écossais donnant l’ordre à leurs archers de riposter.

Lorsque les projectiles jaillirent, des cris s’élevèrent sur les remparts. La femme qui avait aidé Robert à porter le panier de gravats en reçut une en plein visage et fut précipitée du haut du chemin de ronde. Elle s’écrasa sur un chariot dans la rue en contrebas. Surpris, les chevaux s’élancèrent en la traînant dans la ville. Christopher soulevait un autre sac lorsqu’une nouvelle salve visa le sommet de la tour. Robert, qui la vit arriver, cria un avertissement et tira l’écuyer par le bras. Christopher lâcha son sac et se coucha contre le parapet. Un soldat de Carrick n’eut pas autant de chance. Une flèche le toucha à la gorge et il s’écroula, pris de convulsion. Allongé près de Robert, Christopher regarda l’homme agoniser, le souffle coupé.

Malgré leurs pertes, les archers de Carlisle continuaient à tirer tandis que les hommes de Robert jetaient des pierres, et bientôt la confusion tourna à la déroute, les soldats ennemis étant obligés de traverser la douve en sens inverse pour se mettre à l’abri. En s’enfuyant, ils abandonnèrent les tas de paille enflammés contre les portes et Robert hurla qu’on amène de l’eau. Le feu produisait des sifflements en mourant sous les trombes d’eau. En bas, le sol était jonché d’un mélange de paille brûlée, de boue, de flèches, de gravats et de cadavres. Des blessés se traînaient vers le pont. D’autres voulurent les aider, mais les flèches les en dissuadèrent. Lorsque les cornes retentirent une nouvelle fois, l’infanterie se retira complètement, abandonnant les morts et les blessés derrière elle. En haut des remparts, la lumière dorée de la matinée apportait sa touche glorieuse sur les visages trempés de sueur des vainqueurs.