Il était midi lorsque les Écossais reculèrent à la porte nord-est. Ils lancèrent trois autres offensives mais, à cause du sol couvert de cadavres et de gravats, ils n’avançaient pas aussi facilement que la première fois. La paille mouillée avait du mal à flamber et les défenseurs semblaient encore plus déterminés après leur succès. Pour finir, l’infanterie battit en retraite, ayant subi beaucoup de pertes, et les troupes se retirèrent dans les champs alentour, accompagnées par les chants et les railleries des hommes de Carlisle. L’ennemi se tint là plusieurs heures, les soldats soignant les blessés pendant que d’autres compagnies postées autour de la ville les rejoignaient.
Robert et ses troupes se reposaient tout en restant aux aguets. Ils partageaient le vin et le pain chaud que leur apportaient les villageois. Les prêtres venaient au secours des blessés, administraient au besoin les derniers sacrements. Les hommes et les femmes s’étendaient tandis que leur parvenaient, peu à peu, les rapports concernant les autres parties de la ville. Les portes et les murs avaient résisté, les Écossais ne réussissaient pas à entrer. Le grand incendie qui avait détruit plusieurs bâtiments, dont celui d’un vigneron, faisait toujours rage. C’est un espion des Comyn qui l’avait fait partir, espion qui était apparemment entré en ville avec le flot des réfugiés et qui s’était caché en attendant l’attaque. Les chevaliers d’Annandale l’avaient capturé et pendu aux murailles du château.
Enfin, l’armée écossaise s’éloigna, vaincue à cause du manque d’engins de siège et de l’ardente défense de la ville. Au bout d’une heure, ce n’était plus qu’une forme brumeuse à l’horizon, au-dessus de laquelle tournoyaient des corbeaux appâtés par les vers qui allaient sortir de la terre retournée sous leurs pas.
Robert s’assit au bord du chemin de ronde. Vidant les dernières gouttes de vin de son outre, il ferma les yeux pour profiter un instant du soleil de l’après-midi. La fumée et la poussière lui brûlaient la gorge, et il avait une blessure sur le côté de la tête qui n’arrêtait pas de saigner. Il ne se rappelait plus comment il se l’était faite. Les autres célébraient la victoire sans lui, il entendait leurs voix perçantes mais n’arrivait pas à trouver le courage de se joindre à eux. Ce n’était que la première bataille. Carlisle était maintenant une île dans une mer ennemie. Ni au nord, ni au sud aucun endroit n’était sûr. Son père croyait fermement que le roi Édouard allait gagner cette guerre et leur restituer leurs terres, mais l’idée d’une telle victoire mettait Robert mal à l’aise. Quelques jours plus tôt, il avait surpris son père dire à l’un des chevaliers que le roi avait l’intention de déposer ce traître de Balliol. Puis il avait évoqué le trône, qui serait vacant et qu’il faudrait occuper, sans jamais mentionner Robert, à qui ce droit avait pourtant été transmis.
— Sir.
Robert vit Christopher Seton s’accroupir à côté de lui. L’écuyer, dont le visage était couvert de crasse, rendit son épée à Robert. Il l’avait gardée durant tout le siège.
— Tenez, sir.
En prenant l’épée, Robert revit très nettement le regard de son grand-père posé sur lui le jour où le comte de Mar l’avait adoubé. Le vieil homme rayonnait de fierté. Ce souvenir lui fit ressentir toute l’ampleur de sa perte, non seulement celle de son aïeul, mais aussi de l’époque où les choses étaient claires et son propre chemin tracé. Aujourd’hui, où qu’il se tourne, la route semblait obscure et tortueuse. Son frère était certainement dans le vrai ce matin quand il déclarait que leur grand-père ne se serait jamais battu contre l’Écosse. Pour autant, il lui semblait impossible de savoir ce qu’il aurait fait dans cette inextricable situation.
— Je voulais vous remercier, sir Robert, lui dit Christopher dans son dialecte anglais du nord. Si vous ne m’aviez pas tiré par la manche, je…
Le chevalier baissa les yeux sur ses mains écorchées.
— Je vous dois la vie, conclut-il.
Alors que Robert s’apprêtait à répondre au jeune homme, Édouard l’appela. Il le chercha des yeux en bas, dans la rue. Katherine était avec lui. À la vue de la servante, Robert se leva. Il avait complètement oublié son inquiétude pour sa femme pendant le siège, mais elle revint aussitôt. Abandonnant Christopher sur le chemin de ronde, il dévala l’escalier de la tour.
— Comment va-t-elle ? demanda-t-il en marchant à grands pas vers Katherine. Comment va ma femme ? Le bébé est-il né ?
Katherine était à bout de souffle, mais elle réussit à lui répondre.
— Une fille, sir Robert. Lady Isobel a eu une fille.
Un sourire naquit sur les lèvres de Robert et il rit, la joie lui tournant la tête autant que l’épuisement. Édouard souriait lui aussi. Mais Katherine, elle, ne souriait pas. Elle le dévisageait avec de grands yeux apeurés, ce qui coupa court à l’hilarité de Robert.
— Qu’y a-t-il ?
— Il faut que vous alliez la voir, sir.
Robert scruta un instant son visage, puis il se tourna vers son frère.
— Va, lui dit Édouard. Je m’occupe des portes.
Sans attendre d’autre encouragement, Robert courut à l’endroit où Chasseur était attaché puis, montant en selle, il le lança au galop en direction du château.
Il fonça à travers les rues de la ville, dépassant des groupes en liesse, un chariot qui transportait des tas de cadavres, des files d’hommes qui jetaient des baquets d’eau sur les maisons en feu. Le bâtiment du vigneron, réduit à néant, crachait une fumée noire dans le ciel.
La cour du château était un havre de calme, la plupart des hommes se trouvant toujours près des remparts. Robert sauta à terre en criant à un soldat de s’occuper de son cheval. Il grimpa les marches quatre à quatre et entra dans la fraîcheur du donjon, son armure pesant autant que du plomb. En grimpant aussi vite qu’il le pouvait l’escalier qui menait aux chambres que son épouse et lui partageaient, il entendit des petits cris.
Il entra dans la chambre, et fut submergé par la chaleur et l’âcre odeur de sang qui y régnaient. Isobel était étendue sur le lit entouré de rideaux. Un prêtre était accroupi auprès d’elle, un crucifix à la main. Près de la fenêtre, la sage-femme tenait dans ses mains un chiffon. C’est le chiffon qui criait. Robert s’approcha de sa femme en jetant un regard hostile au prêtre, qui se leva et recula.
Le visage d’Isobel était couvert de sueur. Ses épaules et sa gorge luisaient à la lueur des torches. Elle était restée fine pendant sa grossesse, seul son ventre avait enflé. Un linge rougi pendait entre ses jambes, et la tache semblait sans cesse croître. Sa robe était imprégnée de sang et elle en avait aussi sur les paumes. S’agenouillant avec raideur à cause de son armure, Robert ôta ses gantelets et prit sa main entre les siennes.
Isobel battit faiblement des paupières avant d’ouvrir les yeux. Ses pupilles se contractèrent un instant, puis elle croisa son regard. Elle marmonna son nom.
— Je suis là, murmura-t-il.
— Mon père ?
Ses yeux partirent dans le vague, puis revinrent à son mari.
— Ils sont partis, dit-il en lui caressant son front, brûlant. C’est terminé.
Elle humecta ses lèvres du bout de sa langue.
— Je sais que vous vouliez ma sœur.
Sa voix était à peine plus qu’un souffle, mais Robert fut aussi ébranlé que si elle l’avait frappé. Il voulut nier, mais elle poursuivit :
— Cela n’a pas d’importance. Vous avez été un mari passionné.
Comme Robert embrassait la paume de sa main, Isobel ferma les yeux et des larmes coulèrent sur ses joues. Elle respirait à peine. Le linge était à présent saturé de sang. Robert sentit ses doigts se relâcher entre les siens. Quand le prêtre s’avança en murmurant des prières, Robert baissa la tête, le front appuyé contre la poitrine de sa femme.
Au bout d’un long moment, il se releva avec difficulté et rejoignit la sage-femme. Il tendit les bras sans un mot, et reçut sa fille. Robert serra cette petite chose pour la protéger du froid de son armure. Ses cris fendaient l’air. Debout devant la fenêtre de la chambre surchauffée, alors que le ciel était envahi par la fumée, lui vint le souvenir de sa mère berçant l’une de ses sœurs.
— Marjorie, murmura Robert. Je vais t’appeler Marjorie.