Chapitre 40

À une lieue de la Tweed, derrière ce qui restait des portes de Berwick, dont le bois pourri s’était révélé d’une bien piètre résistance face aux Anglais, un groupe d’ouvriers attendait d’entamer sa journée de travail. Sous les remparts en terre de la ville s’étirait une fosse peu profonde, jonchée d’échardes projetées par la palissade en s’effondrant. Les hommes étaient alignés sur le bord de cette tranchée, des pioches et des pelles à la main, toussant et reniflant dans l’air humide. Ils avaient hâte de commencer, de vaincre le tremblement de leurs membres, mais une cérémonie était en cours.

Entre leurs rangs marchait le roi Édouard, sa cape raidie par les broderies. Plus grand que la plupart des ouvriers qui avaient les yeux braqués sur lui, il dépassait même l’imposant Hugh de Cressingham, qui luttait pour rester à sa hauteur. Sa gloutonnerie avait triplé la taille des bajoues du clerc royal et son visage gras était aussi pâle et brillant que du suif fondu. Il dégageait une odeur de viande rance. Tandis qu’Édouard allongeait le pas, le clerc ventripotent le suivait en se dandinant et en ahanant. Le roi avait déjà décidé qu’à son retour en Angleterre, Cressingham resterait là comme trésorier de l’Écosse. C’était un homme capable, mais sa présence lui était désagréable.

— Ici, Sire, fit Cressingham, pantelant, en désignant au roi une brouette placée à côté de la fosse et remplie de terre brune. Nous y sommes.

Édouard ressentait à chaque inspiration l’humidité de l’air et il alla droit à la brouette, pressé de retourner à ses préparatifs dans la tiédeur du château, un des rares bâtiments que l’attaque n’avait pas démolis. Encore maintenant, la fumée demeurait comme figée au-dessus des ruines de Berwick. Les foyers d’incendie avaient éclairé la nuit, visibles à des lieues, jusqu’à ce que les pluies d’avril éteignent les flammes. Alors des colonnes de fumée s’étaient élevées, qui étouffaient la ville sous des nuages noirâtres.

Après que les troupes eurent brisé les défenses de la ville, le massacre s’était poursuivi pendant deux jours. Sept mille habitants avaient péri avant qu’Édouard n’ordonne à ses hommes d’arrêter la tuerie. Seule une poignée de prisonniers avait été capturée après la capitulation, dont le commandant de la garnison, un homme au tempérament volcanique du nom de sir William Douglas, qui avait vitupéré contre le massacre des citoyens de Berwick et promettait l’enfer à Édouard et ses chevaliers tandis qu’on l’entraînait vers les geôles du donjon. On avait creusé des fosses communes pour les morts, mais les charniers n’avaient pas suffi à tous les ensevelir. Les cadavres dont on ne savait que faire avaient fini dans la rivière. Quant aux femmes et aux enfants survivants, ils pouvaient reprendre leur vie normalement, ou presque. Ils avaient quitté la ville à la file, le visage blême, en silence. Du haut des remparts, Édouard n’en avait éprouvé nulle pitié. Les habitants de Berwick, qui se moquaient de ses chevaliers et de lui à l’abri derrière leur palissade, lui avaient permis de donner une bonne leçon à tous les Écossais. Maintenant qu’ils connaissaient le prix de la rébellion, la résolution des Écossais allait faiblir. Et il les écraserait d’autant plus vite. Car le plus important, pour Édouard, était d’en terminer avec cette campagne.

Après la guerre au pays de Galles, lorsqu’il était rentré en Angleterre, il avait découvert que les Écossais avaient noué une alliance avec le roi Philippe. Il avait alors envoyé William de Valence et son frère, Edmond de Lancastre, à la tête d’un contingent de chevaliers pour renforcer sa présence en Gascogne. Puis ils avaient convoqué ses vassaux. Malgré leurs doutes au sujet d’une nouvelle guerre, les barons, les chevaliers et les soldats avaient répondu à son appel aux armes et plus de vingt mille hommes l’avaient rejoint à Newcastle, des archers venus du pays de Galles nouvellement conquis. Pendant que les troupes écossaises attaquaient Carlisle, laissant leur royaume sans défense à l’est, Édouard avait franchi la Tweed au village de Coldstream et progressé vers le nord, atteignant Berwick à Pâques. Quarante-quatre galères parties de l’est de l’Angleterre l’avaient suivi en longeant la côte, les cales pleines de ravitaillement et de pierres pour les engins de siège. Quand les chevaliers avaient donné l’assaut, les galères avaient remonté l’estuaire pour prendre la ville à revers. Malgré quelques pertes, notamment trois bateaux échoués auxquels les hommes de Douglas avaient mis le feu, les Anglais avaient pu se rendre maîtres de Berwick.

Édouard avait peu d’argent pour cette campagne, mais il compensait cette pauvreté par une volonté d’airain. D’une certaine façon, cette rébellion écossaise, qui arrivait aussi peu de temps après le soulèvement des Gallois, lui fournissait un avantage. Sa machine de guerre était bien huilée, elle était prête à se déployer, et la victoire au pays de Galles, ainsi que la prise de la Couronne d’Arthur, avaient cimenté l’union de ses hommes derrière lui. Contrairement au pays de Galles et à l’Irlande, Édouard n’avait jamais pensé soumettre l’Écosse par la force. Dès l’instant où il avait eu des vues sur le royaume, il avait espéré pouvoir forcer le passage par une porte ouverte. La première porte – le mariage de son fils à l’infante Marguerite – lui avait claqué au nez avec la mort de la fille ; la deuxième porte – sa mainmise sur le roi Jean – avait été fermée par les Comyn pendant qu’il était occupé ailleurs. Aujourd’hui, par l’épée et par le feu, il obtiendrait ce qu’il voulait.

À proximité de Berwick, se trouvait le cœur vibrant du royaume. Il aurait suffi à Édouard de tendre la main pour s’en saisir. Il ne faisait pas de doute qu’une fois qu’il les aurait vaincus et qu’il détiendrait le symbole de leur souveraineté, la résistance des Écossais s’étiolerait, comme cela avait été le cas pour les Gallois. Alors, son rêve d’une Bretagne unie sous son règne serait accompli et ses hérauts iraient révéler la Dernière Prophétie à tous ses sujets pour qu’ils sachent combien leur roi était grand. Les Écossais ne ressemblaient pas aux Gallois, que des décennies de lutte et de combats acharnés avaient endurcis. Un pas de plus et la guerre serait finie. Berwick était la première pierre qui allait fonder le nouveau royaume d’Édouard au nord de ses frontières, et il allait lui conférer tout l’éclat requis.

Édouard s’approcha de la brouette sous les regards des ouvriers et des chevaliers de son armée. Les terrassements allaient enfin donner naissance à des murailles et des tours de garde, à un bastion de la puissance impériale capable de rivaliser avec ses forteresses galloises. Il avait ordonné qu’on élargisse la fosse de plusieurs mètres et qu’on la creuse plus profondément.

Édouard remarqua qu’on avait minutieusement nettoyé les poignées de la brouette de toute trace de terre. En les empoignant, il se demanda tout à coup si sa démonstration n’allait pas paraître stérile, si elle n’allait pas ressembler à une mystification pour l’assistance. Cette pensée le fit tressaillir. Il s’était donné la peine de délaisser ses préparatifs pour se livrer à cette mascarade, le résultat devait être à la hauteur de ses espoirs.

Le roi distingua un ouvrier non loin de lui, appuyé sur une pelle. Il alla vers l’homme pendant que Cressingham l’appelait d’une voix hésitante. L’ouvrier se redressa, la peur sur le visage. Apparemment, il se demandait ce qu’il avait fait de mal. À mesure qu’Édouard s’approchait, il baissait la tête et serrait la pelle à en casser le manche. Le roi se contenta de lui prendre la pelle des mains et, sans un mot, il repartit à grands pas vers la fosse. Il plongea ensuite la pelle dans la terre humide et l’enfonça jusqu’à l’argile. L’ourlet doré de sa cape traînait dans la boue. Soulevant sa charge, Édouard se retourna alors vers la brouette et, sous les regards admiratifs et craintifs des hommes, il la déposa sur le tas de terre déposé là par quelqu’un d’autre. S’il voulait marquer aujourd’hui l’établissement de ses nouveaux territoires au nord, il semblait important qu’il soit le premier à en retourner le sol. Ravi par son geste, Édouard recommença l’opération. Il était tellement occupé qu’il ne vit pas les cavaliers qui accédaient aux portes de la ville par la route du nord.

Après trois autres pelletées, alors que ses conseillers le regardaient avec stupeur, Édouard planta la pelle dans le sol et, s’emparant des poignées, fit avancer la brouette. Cressingham lui sourit et hocha la tête d’un air encourageant, enchanté. Édouard poussa la brouette devant les hommes alignés et la retourna à l’emplacement prévu, dans les fragrances de la terre humide. Les ouvriers applaudirent.

Cressingham rejoignit le roi, le souffle court.

— Voilà qui devrait leur mettre du cœur à l’ouvrage, Sire, dit-il tandis que les ouvriers s’emparaient à leur tour de leur pelle et de leur brouette et se dispersaient autour du fossé pour en creuser le sol.

— Sire.

Édouard leva la tête et vit John de Warenne qui fondait la foule des ouvriers. Au côté de Warenne se tenait le comte écossais Patrick de Dunbar, qui l’avait aidé à mettre Berwick à sac. Le comte portait une cape salie par le voyage et sous ses cheveux gras, il paraissait inquiet. À l’arrière, un groupe de cavaliers avaient mis pied à terre et discutaient avec Anthony Bek. Édouard frotta ses mains pour en faire tomber la poussière et alla à la rencontre des deux comtes, suivi de près par Cressingham.

— Sire, le salua Patrick de Dunbar en s’inclinant.

— Vous avez des nouvelles des positions de l’ennemi ?

Édouard parlait d’une voix sèche. Il avait hâte d’avoir des informations depuis que les rapports lui avaient appris la percée de l’armée écossaise dans le Northumberland. Il comptait sur des vassaux loyaux, comme le comte Patrick de Dunbar et les Bruce de Carlisle, qui connaissaient bien la région, pour lui servir d’yeux et d’oreilles, mais n’ayant rien à se mettre sous la dent depuis la chute de Berwick, il sentait son impatience grandir.

— L’ennemi a retraversé la frontière pour rentrer en Écosse il y a cinq jours, Sire. Ils sont à environ trente lieues d’ici, ils vous barrent la route au nord. Ils campent sur mes terres, précisa le comte Patrick avec tristesse. Quand j’ai voulu regagner mon château après vous avoir quitté, il était encerclé. Dunbar est tombé aux mains de Comyn le Noir et de ses hommes.

— Comment ? s’écria Édouard, irrité par ces nouvelles.

Il avait choisi la route du nord en partie parce que Dunbar, sous contrôle allié, lui offrait un refuge au cœur du territoire ennemi : une place forte où il pourrait battre en retraite, si cela s’avérait nécessaire.

— Vous m’aviez dit que vos défenses tiendraient.

Sir Patrick ne répondit pas immédiatement. Il luttait contre ses émotions.

— C’est mon épouse qui les a fait entrer, Sire, finit-il par dire d’une voix contrite. Elle m’a trahie.

Édouard le dévisagea un long moment.

— Et Balliol ?

— Le roi se trouve avec l’armée principale.

Édouard réfléchit un instant en silence. Plusieurs jours après Berwick, il avait reçu du roi Jean une lettre de défi à l’opposé de l’homme faible qu’il connaissait. Pour Édouard, il ne faisait pas de doute que John Comyn l’avait rédigée. Lord de Badenoch était plus fin qu’il ne se l’était imaginé. Édouard avait cru que le mariage de son fils à la fille de William de Valence le calmerait. Comyn avait besoin d’une démonstration plus éclatante de son pouvoir. Ils en avaient tous besoin.

Édouard reporta son attention sur John de Warenne.

— Je veux que vous emmeniez une compagnie au nord pour vous occuper de ces rustres. Emparez-vous du château et des brigands qui le tiennent. Rien ne doit s’opposer à ma progression vers le nord. Prenez les jeunes chevaliers pleins de fougue avec vous, ajouta-t-il avec un geste par-dessus son épaule qui désignait Humphrey de Bohun et les Chevaliers du Dragon.

— Oui, Sire.

Édouard fut sur le point de s’en aller puis, se ravisant, il ajouta à l’intention du comte Patrick :

— Vous auriez mieux dû tenir la bride à votre épouse, Dunbar.