La foule regardait en silence l’homme marcher seul dans l’allée qui la traversait en direction de la plateforme au centre du camp. Les lambeaux de brume voilaient les eaux du lagon, l’humidité qui régnait en cette matinée promettant une nouvelle journée à la chaleur étouffante. À l’est, le ciel saturé de lumière éblouissait l’assistance disposée autour de l’estrade royale. Vaincus et pâles, les hommes alignés sous l’œil goguenard des chevaliers du roi paraissaient minuscules au pied de la structure en bois, et seule une poignée d’entre eux regardaient l’homme qui venait vers eux.
Robert Bruce, lord d’Annandale, qui avait sa place au sein de la noblesse anglaise, ne détachait pas son regard de Jean de Balliol, lequel s’avançait lentement. Le roi d’Écosse, hagard, avait les yeux perdus au loin. Il était d’une blancheur sépulcrale en dépit de la chaleur, et son surcot jaune était la seule chose chez lui qui parût receler quelque vie.
Après Dunbar, Balliol avait fui avec les Comyn. Mais en raison de l’implacable marche vers le nord du roi Édouard, qui n’avait eu de cesse de s’emparer des châteaux et des villes sur sa route, le roi Jean n’avait bientôt plus eu de refuge où s’abriter. La déroute des dernières semaines l’avait amaigri, et il paraissait totalement ravagé. En juin, il avait écrit à Édouard pour renoncer au traité conclu avec le roi Philippe et offrir sa reddition sans condition. Mais en cet instant, humilié et désespéré, il portait sur ses épaules toute la détresse de l’homme qui n’a plus d’autre issue que la potence.
Lorsque Balliol passa près de lui, Bruce tendit la tête, espérant que son ennemi regarde dans sa direction. Il voulait qu’il le voie debout parmi l’assistance, qu’il sache qu’il assisterait à ses dernières minutes à la tête du royaume d’Écosse. Mais Balliol ne prêtait attention à rien d’autre qu’à l’estrade vers laquelle il se dirigeait. Et la foule se referma derrière lui.
Le roi d’Écosse arriva au niveau des prisonniers, devant la plate-forme, et ils durent s’écarter pour le laisser passer. Un homme fit un pas en avant, comme pour lui dire quelque chose, mais les épées des chevaliers d’Édouard le retinrent. Bruce reconnut John Comyn. Lord de Badenoch recula, mais ne quitta pas des yeux son beau-frère qui montait les marches. Avec Comyn se trouvait son fils et héritier, le mari disgracié de Joan de Valence, ainsi que Comyn le Noir et les comtes d’Atholl, de Menteith et de Ross. Bruce les observa tous, les uns après les autres. Beaucoup d’entre eux avaient été les camarades de son père. Comme lui, ils appartenaient au passé. On allait les enfouir loin sous terre. Il était temps qu’une nouvelle ère commence pour l’Écosse.
Quand son fils Édouard murmura quelque chose à l’un de ses vassaux, Bruce lui jeta un regard noir pour le faire taire. À l’aube, il avait découvert que Robert était parti au cours de la nuit pour le compte du roi, et avait perdu toute contenance. Il avait interrogé Édouard, mais soit son fils un était meilleur menteur qu’il ne le croyait, soit il ignorait réellement la raison de la disparition de son frère aîné. Depuis lors, sa fureur s’était muée en une colère froide à laquelle se mêlait aussi du soulagement.
Depuis le début de la guerre et son alliance avec le roi d’Angleterre, à aucun moment il n’avait reconnu son fils comme prétendant au trône, mais cette vérité le consumait. Hanté par la peur que Robert fasse valoir son droit, il avait gardé ses distances avec ce fils dont il se sentait de toute façon étranger. Peut-être, se disait-il, l’absence de Robert à la veille d’un moment si crucial pour sa famille était-elle le signe que Robert céderait sans combattre. Bruce espérait que ce serait le cas, car lui ne comptait pas céder. Son père l’avait traité avec un mépris indigne. Il n’avait pas l’intention de laisser le trône lui échapper. Dieu, comme il espérait que cette canaille se retournerait dans sa tombe.
Lord d’Annandale vit Balliol arriver en haut de la plate-forme au centre de laquelle l’attendait son beau-père, John de Warenne, avec un rouleau de parchemin. Le comte de Surrey était placé devant une délégation d’ecclésiastiques, de juristes et d’officiers royaux, dont l’évêque Anthony Bek, qui se tenaient de part et d’autre du trône où était assis le roi Édouard. Sa vue n’étant plus ce qu’elle était, Bruce avait du mal à distinguer le roi, mais il semblait concentré sur Balliol. Le comte de Surrey déroula le parchemin et, d’une voix sonore, commença à lire les accusations portées à l’encontre de Balliol qui, par sa trahison, avait conduit le roi anglais à lui confisquer son fief. Comme cela avait été convenu au moment de la reddition, il devait maintenant abandonner son royaume et sa dignité de roi à son suzerain.
Quand il eut fini de lire, John de Warenne recula en ignorant son gendre. Un instant, Jean de Balliol fut seul au milieu de l’estrade. Il regarda autour de lui d’un air hésitant, puis tressaillit quand deux chevaliers s’approchèrent de lui. Tous deux avaient une dague à la main. Plusieurs seigneurs écossais commencèrent à protester, mais les hommes du roi n’avaient aucune intention de s’en prendre à leur souverain. Au lieu de cela, ils coupèrent les fils du lion rouge qui ornait le surcot de Balliol. L’expression de défaite muette de Balliol montrait qu’il s’y attendait. Quand ce fut terminé, l’un des deux hommes donna sa dague à son camarade puis arracha les armes royales d’un coup sec. Des acclamations et des applaudissements se firent entendre, mais le silence revint rapidement. Balliol chancela. Le chevalier le fit tenir debout face à l’assemblée, des fils rouges pendant sur son surcot jaune.
Le roi Édouard avait fait de Jean de Balliol le roi d’Écosse. Aujourd’hui, il le défaisait. Bruce crut voir des larmes rouler sur le visage fatigué de Balliol dans la lumière dorée de l’aube.
Lorsque Balliol descendit les marches de la plateforme, première étape d’une longue route qui allait le mener jusqu’à la tour de Londres, où il serait emprisonné avec les autres nobles écossais, le roi Édouard se leva. Le roi quitta l’estrade à son tour, entouré de sa suite, et Bruce joua des coudes dans la foule pour se frayer un chemin. Il n’avait toujours pas obtenu d’audience, bien qu’on l’eût convoqué. Son impatience le poussait à l’action.
— Votre Majesté !
Bruce ignora les plaintes que son passage en force faisait naître autour de lui. Il avait presque rattrapé Édouard, qui marchait avec John de Warenne et plusieurs officiers, lorsque deux chevaliers royaux se mirent en travers de son chemin, bien disposés à lui barrer la route. Bruce interpella alors désespérément le roi.
— Sire, je vous en supplie. Il faut que je vous parle !
Édouard se tourna et son regard se posa sur Bruce, retenu entre les deux chevaliers et le visage rougi par l’effort qu’il avait fait pour fendre la foule. Les officiers toisaient avec animosité cet inconnu qui avait osé s’adresser au roi avec une telle grossièreté.
— Sire, reprit Bruce en s’efforçant de reprendre contenance et en s’inclinant. Je désire vous parler d’une affaire d’importance.
Comme Édouard semblait pressé d’en finir, il précisa :
— En privé.
— Je ne reste ici que peu de temps, répliqua le roi sans s’émouvoir. Je rencontrerai tous mes vassaux le mois prochain à Berwick, lorsque j’aurai achevé ma progression vers le nord. J’y recevrai les hommages du peuple d’Écosse. Vous me parlerez à ce moment-là, sir Robert d’Annandale.
Là-dessus, il tourna les talons. Voyant lui échapper la chose dont il rêvait le plus, cette chose qui le tourmentait et qui semblait à portée de main, lord d’Annandale s’oublia.
— J’insiste, Sire ! s’exclama-t-il d’une voix perçante.
Cette sortie fit sursauter les officiers royaux et les chevaliers qui retenaient Bruce portèrent la main à leur pommeau avec l’intention très nette d’en faire usage s’il tentait le moindre geste.
Édouard fit volte-face lentement. Le soleil accentuait encore la dureté des traits de son visage. Ses yeux gris se plissèrent, toute sa force et son pouvoir se concentrèrent dans ses deux prunelles, et son regard d’acier transperça Bruce.
Bruce se reprit aussitôt.
— Ce que je veux dire… Sire… c’est que cette affaire ne peut pas attendre, dit-il en évitant de penser à l’assistance. Maintenant que le roi Jean a perdu son titre, le trône d’Écosse est vacant. Mon père était le second prétendant après Balliol, comme l’a judicieusement déterminé votre audience. Depuis sa mort l’année dernière, ce droit me revient. Vous l’avez vous-même reconnu quand vous m’avez nommé gouverneur de Carlisle.
Édouard le dévisagea un long moment sans rien dire. Et quand il lui répondit, ce fut d’une voix acerbe, cinglante.
— Croyez-vous donc, sir Robert, que je n’ai rien de mieux à faire que de gagner des royaumes pour vous ?
Le roi se remit en branle avec sa suite et les chevaliers s’en allèrent eux aussi, laissant lord d’Annandale seul, sous le choc, au milieu de la foule.