Chapitre 50

Robert suivit le chambellan en maugréant jusqu’à sa tente. Accueillante, celle-ci était meublée d’un lit, d’une table à tréteaux et de quelques tabourets. Des lanternes éclairaient le sol couvert de tapis. Sir James ordonna au plus vieux des deux serviteurs qui se trouvaient là de leur verser du vin.

Furieux après Wallace, Robert avait envie de refuser, mais le calme affiché par le chambellan le radoucit et, d’ailleurs, il avait soif. Il s’empara de la coupe et but à longs traits. En revanche, il refusa l’invitation à s’asseoir de son hôte.

— Pourquoi laissez-vous Wallace tout régenter ? Son père est l’un de vos vassaux. Il n’est même pas chevalier ! Pire, c’est un sauvage. Avez-vous vu ce qu’il porte autour du cou ?

James but une gorgée de vin en attendant que Robert ait terminé.

— C’est un sujet délicat. Oui, ma condition, comme la vôtre, est bien plus élevée que celle de William. Mais pour bon nombre de ceux qui le suivent maintenant, il est devenu une sorte de sauveur. Ils n’écoutent que lui. Et ce sont eux qui composent le plus gros de cette armée.

James tendit la main vers la portière relevée de la tente, par laquelle on voyait les feux du camp rougeoyer.

— C’est ainsi, conclut-il avec fatalisme.

— J’ai entendu parler de certains de ses exploits, rétorqua Robert, qui n’avait pas l’intention de s’en laisser conter. Tortures. Meurtres. Ces actions sont-elles celles d’un homme honorable ?

— Non. Ce sont les actions d’un homme sans pitié dans une époque sans pitié. Je n’excuse pas ses méthodes, mais je les comprends.

Le chambellan s’assit sur un tabouret, son ample manteau jaune en corolle autour de lui.

— Pour William, la guerre a commencé il y a six ans, lors de l’audience qui a décidé de celui qui occuperait le trône. Quand les nobles ont été obligés de reconnaître le roi Édouard comme leur suzerain, le père de William, qui est l’un de mes vassaux, a refusé. Wallace était un homme de bien, fier et méfiant. La réaction du roi n’a pas tardé. Pour faire un exemple, il a déclaré Wallace hors-la-loi et celui-ci a dû quitter sa famille. Juste après, il y a eu une altercation entre des hommes de l’Ayrshire et des soldats anglais, censés rétablir la paix au nom du roi. Wallace est sorti de sa cachette pour se joindre aux révoltés, coupables d’avoir tué cinq soldats. Les chevaliers anglais ont traqué la bande jusqu’à Loudoun Hill.

Robert se rappelait que son grand-père avait évoqué cette escarmouche lors de l’audience.

— Le père de William en a subi les conséquences. Ils lui ont arraché les jambes et l’ont laissé se vider de son sang sur la colline. Une façon épouvantable de mourir. Sa femme est morte dans la misère peu après et ses fils se sont dispersés. Quand Balliol a pris le trône, William vivait avec son oncle, le prévôt d’Ayr. Il nourrissait déjà un puissant ressentiment contre les troupes anglaises, qu’il tenait pour responsables de la mort de ses deux parents. Quand la guerre a éclaté l’année dernière, il a compris que c’était l’occasion qu’il attendait, mais ses espoirs de revanche ont été balayés par notre défaite à Dunbar. Les officiers anglais ont repris les villes en main et remplacé les Écossais. Il y avait un homme en particulier, le prévôt de Lanark, qui s’appelait Hesilrig.

James s’interrompit un instant pour boire.

— Pendant les premiers temps de l’occupation, je me souviens d’avoir entendu parler d’un soldat, un lutteur, qui défiait les hommes sur la place du marché de Lanark. Il leur proposait de payer quatre pennies pour voir s’ils étaient capables de casser un bâton sur son dos. William a relevé le défi, seulement au lieu de casser le bâton, il lui a cassé le dos. Les camarades du soldat se sont jetés sur lui. Ils étaient trois, c’est lui qui s’en est sorti debout. En guise de représailles, William a été banni, son oncle dépouillé et ses amis battus. On a même coupé la queue de son cheval. Les choses ont dérapé et le fils d’un chevalier anglais est mort, de la main de William. Il s’est fait prendre et a fini en prison, d’où il a réussi à s’échapper après plusieurs semaines de torture.

« Après, il est allé se cacher avec les amis qui l’avaient défendu. Sa tête avait beau être mise à prix, il allait quand même à Lanark sous un déguisement. Il jouait avec le feu, surtout avec sa taille, mais il avait une jeune épouse là-bas, l’héritière d’un riche commerçant de Lanark, dont il était tombé amoureux et à qui il s’était marié l’année précédente. William ne parle jamais de Marion et ses camarades gardent le secret mais je sais qu’au printemps, elle lui a donné une enfant. Un jour, les hommes de Hesilrig l’ont surpris alors qu’il se risquait en ville pour aller voir sa femme et sa petite fille. Pris de court, William a dû se barricader dans la maison de Marion. Hesilrig est venu lui-même et lui a demandé de le laisser entrer. Pendant que Marion parlementait avec le prévôt pour gagner du temps, William s’est échappé.

« D’après ce que j’ai entendu dire, lorsqu’il s’est aperçu de cette tromperie, le prévôt a fait enfermer la femme et sa fille dans la maison avant d’ordonner à ses hommes d’y mettre le feu. Quoi qu’il en soit, Marion et le bébé sont morts ce jour-là et William est devenu fou de chagrin. Cette nuit-là, il est retourné en ville et a combattu tous les gardes qu’il croisait pour atteindre Hesilrig. Et il a assassiné le prévôt dans son lit. »

James termina son vin.

— On raconte que Hesilrig ne ressemblait plus à un homme quand William en a eu terminé avec lui. Après cela, il était impossible de faire machine arrière. William et ses camarades se sont engagés sur la voie de la violence. Ils ont commencé en attaquant des compagnies anglaises sur les chemins et en mettant le feu à des garnisons. Et quand d’autres les ont rejoints, dépossédés par les impôts incessants de Cressingham, ils se sont mis à multiplier les actions vengeresses. Il n’a pas fallu longtemps avant que la croisade personnelle de William se transforme en insurrection.

Après un moment de silence, James se leva et se planta devant Robert.

— Il est peut-être un hors-la-loi et un assassin, mais c’est un meneur d’hommes, il est doué pour le combat et nous ne pouvons pas nous passer de son autorité ici. Les hommes qui le suivent ne nous suivraient pas. William Wallace a accompli quelque chose qui nous aurait été impossible. Il a réuni des hommes venus de tout le royaume, aussi bien des mendiants que des seigneurs. Ces hommes n’ont aucune obligation envers lui, il ne les paye pas, ne les force à rien. Ils restent avec lui par loyauté, parce qu’il a souffert autant qu’eux.

Robert ignorait toutes ces brimades et ces luttes auxquelles devaient faire face les hommes de plus basse condition durant l’occupation. Cela lui fit penser au peuple de Carrick. Certains avaient-ils subi les mêmes malheurs que Wallace ? Il se sentit une nouvelle fois coupable, sentiment qui ne lui était que trop familier ces derniers temps. James avait l’air de si bien connaître ses vassaux. Lui n’avait rien su des difficultés des hommes et des femmes de Carrick jusqu’à ce qu’Affraig vienne le trouver.

— Je veux m’amender, dit-il brusquement. Je sais que tout vous pousse à me rejeter, mais en souvenir de l’affection que vous portiez à mon grand-père, je vous demande de me laisser la chance de regagner votre confiance. Je peux vous être utile. Je serai le premier comte à me déclarer ouvertement en faveur du soulèvement, et surtout, je connais les Anglais et le roi. Ils m’écouteraient peut-être si nous leur proposions de négocier.

James réfléchit un long moment.

— Oui, je crois que vous pouvez vous rendre utile.

D’un coup, il parut baisser la garde.

— Allez, lui dit-il en l’emmenant vers la sortie, installez-vous avec vos hommes. J’irai parler à William. Il dirige peut-être cette armée, mais il écoutera mon conseil.

Le chambellan s’arrêta devant l’entrée de la tente.

— Pour ce que ça vaut, Robert, je me rends compte que vous n’avez pas dû avoir la vie facile sous le commandement de votre père ces dernières années. Je sais que lord d’Annandale comptait bien reprendre le trône quand le roi Jean a été emprisonné. Je sais aussi que ce n’est pas à lui que le trône était censé revenir.

 

Le chambellan regarda Robert s’éloigner et nota le soulagement qui se lisait sur les visages de ses hommes, un peu plus loin. Le petit groupe n’avait pas touché à la nourriture qui leur avait été donnée. Ils attendaient visiblement que Robert revienne.

Une ombre s’approcha dans le crépuscule et Wishart apparut devant la tente. James fit un pas de côté pour le laisser entrer.

— Alors ? demanda l’évêque.

— Je pense que nous devrions lui permettre de rester, monseigneur, répondit James en retournant à l’intérieur, où il faisait plus chaud.

— Maître William a peut-être raison, marmonna Wishart en le suivant. Il se peut qu’il vienne nous espionner.

— C’est possible. Mais je ne crois pas que ce soit le cas.

— Je sais que vous respectiez son grand-père, James, comme moi, mais le sang ne suffit pas à faire un homme d’honneur. Regardez son père.

James ferma les yeux, perdu dans ses réflexions.

— Il avait raison pourtant, non ? murmura-t-il. Nous soutenions son grand-père contre Balliol.

Wishart ne répondant pas, il rouvrit les yeux.

— Et maintenant, nous combattons au nom d’un roi dont nous n’avons jamais voulu.

— Quels que soient nos scrupules, nous avons juré fidélité à Jean de Balliol devant Dieu.

James hésita à répondre, mais préféra se retenir. L’heure n’était pas venue pour cette discussion. Il proposa du vin à l’évêque.

— Soutiendrez-vous ma décision de le laisser rester ?

Wishart prit la coupe que lui tendait le serviteur.

— À une condition, dit-il après avoir bu une gorgée. Nous le tenons à l’écart des décisions stratégiques.

— Son aide serait plus précieuse s’il était au courant.

Wishart se montra inflexible.

— Non. Pas tant que nous ne sommes pas certains que nous pouvons lui faire confiance.

L’évêque leva le coude pour terminer son vin d’une traite.

— Nous le saurons bien assez vite, reprit-il. Nos éclaireurs nous ont informés que les Anglais arrivaient par la vallée de Nithsdale. Percy et Clifford seront là d’un jour à l’autre.