Un vent frais faisait onduler l’herbe des champs et sur les rives de l’Irvine, les arbres frémissaient. De l’autre côté de la rivière, le large sentier qui menait au port était couvert d’une foule d’hommes dont les bannières ternes flottaient sous un ciel maussade.
Robert observait en silence l’armée en marche, de la cavalerie en tête aux fantassins qui les suivaient, visibles grâce au terrain en pente. Il estima qu’il devait y avoir là plusieurs centaines d’hommes à cheval et trois fois plus de soldats à pied. Sur les premiers rangs, flottaient deux étendards. Robert scruta un instant le lion bleu sur fond jaune de la maison de Percy, qui se détachait nettement.
En apprenant que Henry Percy et Robert Clifford arrivaient au port, Robert n’avait pas été surpris. Percy était désormais gouverneur du Galloway et de l’Ayr et, maintenant que l’évêque Bek avait disparu et que le prévôt de Lanark était mort, il était le principal commandant anglais dans l’ouest de l’Écosse. Si l’on ajoutait à cela le fait qu’il pouvait rapidement lever des impôts de ses domaines voisins du Yorkshire, le choix de Cressingham ne pouvait se porter que sur lui pour affronter les rebelles. Même s’il nourrissait une certaine appréhension à l’idée de revoir ses anciens camarades, Robert pensait sincèrement qu’au moins ils l’écouteraient. Il s’était battu à leurs côtés, avait tutoyé la mort avec eux, il avait été accepté comme l’un des leurs. Ils l’avaient considéré comme un frère.
Mais tandis que l’armée s’approchait, son optimisme fondit.
À côté de lui se trouvait l’évêque de Glasgow, jambes écartées, mains dans le dos, enraciné telle une plante obstinée. Sur sa gauche, le chambellan affichait une expression impénétrable. Il y avait aussi avec eux le truculent lord de Douglas et William Wallace, qui les dépassait tous d’une ou deux têtes. Le géant semblait le plus détendu de tous, mais ses yeux bleus trahissaient une impatience presque fiévreuse. Il portait attachée dans son dos une épée énorme dont la lame marquée, dénuée de fourreau, mesurait pratiquement la taille d’un homme. Deux de ses camarades l’accompagnaient. Le premier était le chauve, son cousin comme l’avait appris Robert entre-temps. Il s’appelait Adam et portait toujours son étrange cape fourrée, apparemment un trophée dont il s’était emparé dans la salle du Justicier de Scone.
L’avant-garde anglaise quitta le sentier pour s’engager dans le champ, les chevaux faisant se coucher l’herbe sous leurs sabots. Les premiers rangs s’écartèrent, révélant aux Écossais la cavalerie qui suivait. Des destriers caparaçonnés étaient montés par les chevaliers en cottes de mailles, lances au poing. Les soldats à pied des régions du nord de l’Angleterre, qui avançaient péniblement derrière, ne semblaient pas plus nombreux que ceux de l’armée de Wallace, mais en termes de cavalerie, les Écossais étaient en très nette infériorité. Robert réalisa avec un certain malaise que si une bataille devait avoir lieu, ils la perdraient.
Au son d’une corne, l’armée anglaise s’arrêta. Un petit groupe se détacha et lança ses destriers au petit galop en direction des Écossais. Même sans sa bannière distinctive, Robert aurait reconnu Henry Percy à son allure. Lord d’Alnwick, dont la lance était portée par son écuyer, tenait ses rênes d’une main, l’autre étant posée sur sa hanche, son torse massif suivant tranquillement les mouvements du cheval. Il portait un grand heaume orné de trois plumes blanches de cygne, mais le viseur en était relevé et Robert distingua son visage rougi, plus épais que la dernière fois qu’il l’avait vu, et sa bouche tordue en un rictus méprisant.
Lorsque le groupe fit halte, les hommes ne mirent pas pied à terre et toisèrent les Écossais. Le destrier de Percy piaffa en soufflant par les naseaux. Le regard du lord les transperça les uns après les autres, s’attarda sur Wallace avant de se poser sur Robert, qui dut se contenir pour demeurer impassible.
Wishart fut le premier à parler.
— Je suis Robert Wishart, évêque de Glasgow par la grâce de Dieu et ancien Gardien de l’Écosse. Mes nobles compagnons et moi-même allons parlementer avec vous.
Il les présenta tour à tour, mais Percy ne quittait pas Robert des yeux.
— J’ai appris que vous aviez trahi votre roi. Parjure.
Sans laisser à Robert le temps de répondre, Percy se tourna vers l’évêque.
— Des nobles compagnons, dites-vous ? Je ne vois pour ma part qu’un ecclésiastique, trois traîtres et un hors-la-loi.
Lord Douglas marmotta une obscénité, mais Wishart ne se démonta pas.
— Nous sommes ici pour parlementer en hommes, pas pour échanger des insultes comme des enfants.
Clifford, qui lui aussi considérait Robert, intervint.
— Nos ordres sont d’arrêter quiconque trouble la paix du roi et lève les armes contre lui. Cet homme est recherché, poursuivit-il en désignant Wallace. Tous autant que vous êtes, vous perdrez vos terres pour avoir rompu le serment fait au roi. Il n’y a pas de négociations. Soumettez-vous à son autorité ou nous répondrons par la force.
Robert se préparait à une déclaration ferme et sans ambiguïté de Wishart, au lieu de quoi l’évêque répondit calmement :
— Inutile d’en arriver là, lord Clifford. Nous nous rendrons.
Robert entra chez le chambellan à grandes enjambées, et sans se faire annoncer. Les panneaux de la tente ondulèrent sous l’effet du courant d’air qui l’accompagna à l’intérieur.
— Étiez-vous au courant des intentions de l’évêque ? Au nom de quoi avez-vous pu laisser faire une chose pareille ?
James ne semblait pas apprécier particulièrement la rudesse de son ton, mais Robert , cependant, poursuivit :
— Je croyais que nous devions leur tenir tête ? Je croyais que c’était pour cela que nous étions venus à Irvine ? En allant à l’encontre des ordres de mon père et en me déclarant en faveur du soulèvement, j’ai tout risqué ! Mes terres, ma famille. Et pour quoi ? Je ne suis pas venu pour céder à leurs demandes sans résister.
— Nous sommes peut-être vaillants, mais il nous est difficile d’affronter les Anglais en bataille. Vous le savez aussi bien que moi. Mieux même, je parierais. Vous avez combattu dans leurs rangs au pays de Galles. Vous connaissez bien leur puissance. Dites-moi, une armée sans discipline peut-elle venir à bout de la cavalerie lourde anglaise ?
Robert ne répondit pas. Ce n’était pas nécessaire. Le chambellan se contentait d’énoncer une vérité dont il avait été conscient dès l’arrivée des Anglais.
— Nous n’étions pas obligés de nous battre. Nous pouvions négocier. J’aurais pu parler à Percy, présenter des conditions à proposer au roi. Au moins, nous aurions gagné un peu de temps. J’aurais fortifié Carrick. Là…
Il poussa un juron et se mit à faire les cent pas dans la tente.
— Je n’ai même pas le temps d’appeler mes vassaux pour qu’ils assurent sa défense !
— Vous auriez pu négocier ? demanda James en le regardant aller et venir comme un lion en cage. Vous auraient-ils écouté ? L’inimitié de Percy à votre égard m’a paru assez claire.
Robert s’assit lourdement sur un tabouret en se demandant s’il n’avait pas commis une bêtise en venant ici. Il aurait dû comprendre qu’il n’y avait rien de pire que de trahir le roi. Au lieu d’être une sorte de pont entre les deux camps, sa présence ne faisait sans doute qu’envenimer les choses. Il se dit que peut-être il aurait dû aller rencontrer Édouard lui-même et l’implorer de l’écouter. Mais en même temps qu’il formulait cette idée, il se rendait compte de son ridicule. Même les plus proches conseillers du roi étaient incapables de le détourner du chemin qu’il se traçait.
— Je n’arrive pas à croire que Wallace soit d’accord, en songeant soudain à l’acceptation qu’il avait lue sur les visages des rebelles lorsque Wishart les avait ainsi acculés.
De leur côté, Percy et Clifford avaient eu l’air aussi surpris que lui quand l’évêque avait promis qu’ils se rendraient, mais sans leur laisser le temps de réagir, Wishart avaient suggéré qu’ils se revoient le lendemain pour discuter des conditions. Il avait aussi proposé un lieu pour l’établissement de leur camp, à une lieue de là. La capitulation instantanée de l’ennemi leur ayant fait perdre quelque peu de leur élan, les seigneurs anglais avaient acquiescé, quoiqu’avec réticence.
Ayant toujours présent à l’esprit le calme avec lequel avait réagi Wallace, Robert fixait James.
— Après tout ce que vous m’avez raconté, j’aurais cru que Wallace préférerait mourir l’épée à la main plutôt que d’abandonner sans lutter.
Comme le chambellan détournait les yeux, Robert se leva. L’expression de Stewart était étrange.
— Sir James ?
Le chambellan se tourna vers lui. Il demeura impassible un moment puis il se résigna.
— On m’a demandé de ne rien vous dire.
— De quoi parlez-vous ? demanda Robert.
— De notre plan. Wishart et Wallace l’ont mis au point il y a quelques semaines. Ils ont choisi d’attirer ici les forces qu’Édouard n’allait pas manquer d’envoyer pour mater l’insurrection. Irvine était assez proche du Galloway et de l’Ayr pour être certain que Percy découvrirait notre intention de faire front, mais suffisamment loin des côtes est et de nos principales forteresses.
— Suffisamment loin pour quoi ?
— Robert Wishart veut les embourber dans les négociations concernant la reddition, de façon à ce que William poursuive sa campagne à l’est. Ses hommes et lui ont servi d’appât pour les Anglais. Maintenant, nous allons les tenir occupés ici pendant que Wallace s’éclipsera pour finir ce qu’il a commencé. Il compte rejoindre le reste de ses hommes dans la forêt de Selkirk, et de là aller retrouver les forces de Moray au nord. Le but est de s’emparer d’assez de forteresses pour pouvoir nous battre efficacement le jour où Cressingham réussira à lancer une véritable offensive de Berwick.
— Comment Wallace va-t-il s’éclipser ? Les Anglais le verront partir !
— Notre camp est assez vaste pour que nous puissions faire croire qu’il est occupé en totalité. Wishart s’est arrangé pour que les négociations aient lieu dans le camp des Anglais et William n’est pas censé y participer.
Robert était stupéfait. Il essayait de réfléchir à ce que cela signifiait pour lui, mais le chambellan n’avait pas terminé.
— J’informerai Wishart que je vous en ai parlé. Nous n’aurions pas pu vous le cacher indéfiniment. En outre, pour moi, la réaction de Percy a prouvé votre innocence. Une telle haine ne peut être simulée.
Il se tut un instant avant d’ajouter :
— Vous feriez bien d’être prudent, Robert.