Chapitre 52

Le vent était tombé durant l’après-midi et un calme total régnait sur le camp. Au cours de la dernière heure, les nuages s’étaient amoncelés à l’ouest. Robert et sa suite mangeaient en silence leur repas, un porridge peu appétissant agrémenté de baies, dans la pénombre grandissante. Les serviteurs et deux écuyers de Carrick étaient occupés à monter les dernières tentes, créant un petit camp au sein de celui plus vaste de l’armée de Wallace. Au-dessus de ce camp flottait l’étendard de Carrick. Robert, après beaucoup d’hésitations avait décidé d’affirmer sa présence plutôt que de tenter de la dissimuler. Près d’eux, un groupe de paysans était assis au coin du feu, leurs lances posées à terre à côté des capes de laine qui leur servaient de lit. Ils épiaient d’un œil envieux les fourrures, les oreillers et les couvertures qu’on déchargeait des chariots pour aménager les tentes.

Robert abandonna sa cuillère dans la bouillie grise que son intendant avait préparée. La faim qui le tenaillait un peu plus tôt lui était passée. Il leva les yeux et vit Christopher fouiller dans son sac avant d’en sortir une petite flûte gracile. C’était la chose à laquelle l’écuyer du Yorkshire était le plus attaché. Son père la lui avait ramenée de Castille. Il s’était révélé très doué pour en jouer et avait égayé nombre de soirées pendant leur voyage. Il posa l’embout contre ses lèvres et émit pour se chauffer quelques notes qui résonnèrent dans le soir. Étendu près du feu, Uathach leva la tête et poussa un gémissement. Tout à l’heure, Robert avait discrètement fait connaître à l’écuyer et à Alexandre l’indiscrétion du grand chambellan à propos du plan concocté par Wishart et Wallace. Alexandre avait semblé douter de l’efficacité de la ruse tandis que Christopher s’était montré troublé qu’on l’eût caché à Robert, alors même que les Écossais l’avaient invité à se joindre à la compagnie qui rencontrait Percy et Clifford.

— On dirait qu’ils cherchaient à éprouver votre loyauté, lui avait dit Alexandre. Ils voulaient constater la réaction des Anglais à votre vue.

Robert comprenait leur inquiétude. Les deux hommes, en particulier Alexandre, avaient beaucoup à perdre. Il essayait de se dédouaner à leur égard : après tout, ils auraient pu choisir de retourner à Annandale avec Gillepatric et les autres. Mais la vérité, c’est qu’en leur proposant une place dans sa compagnie, il avait fait d’eux ses hommes et il en était maintenant responsable.

Tandis qu’il fixait son bol sans écouter l’air de flûte qui s’élevait près de lui, toutes les pistes que son esprit élaborait semblaient le mener droit dans le mur. Les Écossais ne voulaient pas de lui ici, ils ne lui faisaient pas confiance. Il n’avait pas besoin d’Alexandre pour le savoir. Même si Wallace et ses hommes l’emportaient finalement et que le roi Jean était restauré, lui ne se retrouverait guère dans une meilleure posture. Les chevaliers anglais le détestaient parce qu’il avait déserté. Quant à son père, mieux valait ne pas y penser.

Du coin de l’œil, Robert vit sa fille chanceler dans sa direction, ses petits bras écartés pour garder l’équilibre. Le sourire de Marjorie était un rayon de soleil qui éclairait sa journée. Il sourit en retour et il lui tendit les bras. Mais elle tomba en arrière avant d’arriver jusqu’à lui. Son sourire s’effaça et elle se mit à crier. Christopher cessa de jouer en l’entendant. Judith posa immédiatement son bol et alla la relever. Marjorie se débattit et cria plus fort, agitant ses mains vers son père qui s’était déjà replongé dans ses pensées. Ignorant les protestations de la fillette, Judith pénétra dans la petite tente qu’elle partageait avec Katherine en dégrafant déjà sa robe pour la nourrir. Les pleurs de Marjorie cessèrent tandis que les autres terminaient leur repas. Après avoir léché sa cuillère, Nes se leva et alla voir les chevaux attachés non loin. Puis il s’accroupit, prit une brosse au fond d’un sac et se mit à frotter Chasseur. Il sifflait en travaillant l’air qu’avait joué Christopher. Katherine termina son bol, l’odeur des chevaux lui arrachant une grimace.

— Nes, répare la selle de Marjorie quand tu auras fini. Elle est fendue à l’arrière, je te l’ai déjà dit hier.

Robert vit Alexandre qui l’observait. Il y avait une espèce de colère sur le visage du chevalier, se dit-il, mais son attention fut attirée par un groupe d’hommes dont la conversation animée couvrait le brouhaha du camp. Parmi eux se trouvait Adam. Le cousin de Wallace lui jeta un regard hostile en passant.

Quand ils se furent éloignés, Robert posa le plat auquel il n’avait pas touché et se rendit dans sa tente. À l’intérieur, les serviteurs avaient étendu un épais tapis sur le sol. Les coffres contenant ses vêtements et ses affaires étaient soigneusement entassés dans un coin et plusieurs couches de fourrures et de couvertures formaient un lit confortable. Sur un coffre, un plateau d’argent supportait une carafe de vin et une coupe. Pendue à un crochet au-dessus, une lanterne éclairait la tente. Assis sur les fourrures, Robert ôta ses bottes. Il avait mal à la tête, trop de questions tourbillonnaient dans son esprit. Demain, à la première heure, avant les négociations avec Percy et Clifford, il irait à la rivière s’entraîner à l’épée avec Alexandre, un peu d’activité l’aiderait à se détendre et à s’éclaircir les idées.

Un courant d’air lui arriva dans le dos. Robert tourna la tête et vit Katherine entrer. Elle ne prononça pas un mot. Il continua à s’acharner sur ses bottes sans rien dire tandis qu’elle s’agenouillait derrière lui. Lorsqu’elle mit ses mains sur ses épaules, les mouvements de Robert ralentirent. Elle commença à lui masser doucement la nuque. Il ferma les yeux, sa tension s’évacuait peu à peu. Au bout d’un moment, elle se pencha en avant et ses seins se pressèrent contre lui. Balayant une mèche de côté, elle l’embrassa dans le cou. Elle avait les lèvres sèches à cause du soleil mais le contact le fit frissonner. Les idées sombres qu’il ressassait refluèrent et il ne fut bientôt plus qu’à elle, à son odeur, mélange de fumée, de transpiration et de baies.

Elle resta à genoux mais lui fit face. Il rejeta sa coiffe en arrière et ses cheveux retombèrent en cascade sur ses bras. Les yeux clos, il caressa son dos de sa main et, l’attirant contre lui, colla sa bouche à la sienne. Elle prit son menton mal rasé entre ses doigts et sa langue, qui après s’être approchée puis dérobée, s’enroula bientôt contre la sienne.

Il fit glisser une bretelle de la vieille robe de sa femme, mais le vêtement ne voulait rien savoir et il descendit la main pour dénouer le lacet. Rouvrant les yeux pour mieux voir ce qu’il faisait, il s’aperçut que Katherine le dévisageait, transie. Lorsqu’il eut défait le nœud, il tira fiévreusement sur les fils pour enlever la robe. Elle libéra ses bras et l’aida à baisser la robe sur sa taille. Tandis qu’elle rejetait ses cheveux en arrière, la poitrine nue, il la contempla longuement puis, submergé de désir, il la renversa sur les fourrures. Il ne voulait plus penser.

Des cris d’alerte se firent entendre à l’extérieur, en même temps que des hennissements de panique des chevaux. Robert se retourna au moment où les pans de la tente s’ouvraient. Alexandre passa la tête à l’intérieur. Katherine se rassit en croisant les bras sur ses seins nus et en jetant un regard noir au chevalier. Mais celui-ci ne s’intéressait pas à elle. Robert s’était relevé en jurant.

— Que diable…

— Il faut que vous voyiez ça.

Laissant Katherine, Robert suivit Alexandre hors de la tente. Son désir était retombé et faisait place à une colère froide. Christopher et Walter, ainsi que les chevaliers d’Alexandre et les écuyers, regardaient tous dans la même direction. Nes et l’intendant calmaient les chevaux tandis que Judith, l’air apeurée, serrait Marjorie dans ses bras. Il y avait quelque chose dans le noir, près de sa bannière. Des hommes qui campaient alentour arrivaient à la hâte en s’interpellant.

— Qu’est-ce que c’était ?

— On nous attaque ? Allez chercher Wallace !

Robert se pencha : il s’agissait d’une flèche. Un morceau de parchemin avait été embroché sur la tige.

— Vous savez d’où c’est venu ? demanda-t-il à Alexandre, qui fit signe que non.

Robert s’empara de la flèche pour la casser puis, l’ayant ramassée, il fit glisser le message avant de l’ouvrir.

TRAÎTRE

Le mot était écrit en capitales bien grasses, tracées à l’aide d’une substance noire.

— Les Anglais ? murmura Alexandre en lisant par-dessus son épaule.

Robert releva la tête. Là-haut, les nuages formaient maintenant un mur noir qui cachait les étoiles. Il eut un mouvement d’impatience, la mâchoire serrée.

— Je ne sais pas.

— Vous devriez en informer le grand chambellan.

— Non, répondit vivement Robert. Nous devons nous débrouiller.

Il jeta le message au feu sans répondre aux interrogations muettes des hommes accourus aux nouvelles.

— Mettez quatre hommes de garde cette nuit.

Tandis qu’il se dirigeait vers sa tente, Alexandre le suivit.

— Il y a autre chose, Robert, dit-il lorsqu’ils furent assez éloignés des autres.

Alexandre fit un signe de la tête vers la tente, où l’on voyait la silhouette de Katherine se découper.

— Pourquoi ne pas garder votre lit pour une femme qui serait votre égale, mon ami, au moins devant vos alliés nobles ?

— Je partage ma couche avec qui bon me semble, cela ne regarde personne.

À bout de nerfs, Robert rentra dans la tente. Le morceau de parchemin achevait de se consumer au milieu des flammes.