Pendant que les forces écossaises fêtaient leur victoire contre les Anglais à Stirling, Robert bravait les pluies et le vent de l’automne et écumait Carrick de long en large, afin de recruter les hommes de son comté et renforcer le château de Turnberry.
Au début, malgré leur colère contre les Anglais, beaucoup craignaient de le soutenir, en raison des possibles représailles de Percy et Clifford. Robert aurait pu exiger leur ralliement, mais il savait que des hommes nerveux et en proie au doute ne lui seraient pas d’une grande utilité, il n’avait donc pris que ceux qui venaient de leur plein gré. C’étaient pour l’essentiel des jeunes gens ambitieux, chevaliers sans terre ou cadets de famille, qui n’avaient pas servi son père et étaient tous désireux de gagner sa faveur. Gartnait de Mar et John d’Atholl restèrent à Turnberry avec leurs hommes et l’épouse de Gartnait, et grâce à la présence d’Édouard et de Christiane, le château rappela à Robert l’époque où ses murs corrodés par le sel abritaient sa famille et son entourage.
Vers la fin octobre, quand les hommes s’occupaient de récolter les dernières moissons et de tuer le bétail en excédent, il était allé voir Affraig pour lui proposer de mettre fin à l’exil que son père lui avait imposé. Mais la vieille femme avait décliné, elle préférait rester vivre à la campagne plutôt que de revenir au village.
Peu à peu, à mesure que les semaines passaient, les hommes rejoignaient la compagnie de Robert. C’était un travail difficile et parfois il devait ravaler sa fierté, mais il découvrit rapidement que pour gagner la confiance de quelqu’un, il faut du temps et de la patience. Quand ils furent certains qu’il comptait rester et assurer la défense du comté, ses vassaux se présentèrent d’eux-mêmes en nombre pour le servir. Plus les hommes accouraient, plus sa réputation grandissait. Il s’aperçut qu’il possédait un don naturel pour la diplomatie, cultivé sans doute auprès de son grand-père. Lion quand on le provoquait, ou agneau s’il le fallait, le vieil homme suscitait crainte et admiration chez ses sujets et Robert se rendait compte que les deux étaient nécessaires chez un chef. La détermination de Robert et sa capacité d’écoute lui valurent bientôt le respect de ses vassaux. C’était, il le savait, un premier pas sur le chemin du trône.
À Irvine, quand il avait décidé de tout faire pour devenir roi d’Écosse, Robert avait mesuré l’énormité de la tâche, voire son impossibilité. Le sang qui coulait dans ses veines jouait en sa faveur, ainsi que la revendication de son grand-père lorsque le roi Édouard avait tenu son audience, mais c’était tout. La plupart des hommes du royaume ne lui faisaient pas confiance, et beaucoup d’entre eux ne cachaient pas leur ressentiment à son encontre. Les Écossais de Wallace avaient pour but le retour de Balliol, et non l’élection d’un nouveau roi, et la Pierre du Destin se trouvait à Westminster. S’il voulait ne fût-ce qu’annoncer sa décision, il lui faudrait des soutiens. Et pour cela, il devait faire ses preuves. Il devait imiter Wallace et les autres et conquérir les cœurs en restituant au peuple les terres qu’on lui avait volées. Et, alors que les tempêtes d’automne se terminaient et qu’arrivait la froideur hivernale, il s’attela à cette tâche.
Avec une force de plus de cinquante soldats à cheval et deux cents soldats à pied, Robert se rendit au nord de Carrick, dans l’Ayrshire. Henry Percy était reparti en Angleterre pour escorter les prisonniers d’Irvine, ne laissant derrière lui qu’une petite garnison pour défendre la ville portuaire d’Ayr. Par un jour glacial de la fin novembre, Robert et ses hommes prirent la ville d’assaut et semèrent la panique parmi les troupes anglaises. Six des hommes de Percy moururent. Les autres réussirent à s’échapper en embarquant sur un bateau amarré au bord de la rivière Ayr, mais cette attaque mit un terme à la domination anglaise de la ville. C’est là, dans la cité tout juste libérée, au grand soulagement des habitants, que Robert établit sa nouvelle base. Cela permettait à sa famille de rester à l’abri sur les côtes, à Turnberry, pendant qu’il lançait des offensives sur Irvine et d’autres camps de Percy afin de déloger le reste de ses soldats.
Quelques semaines plus tard, Robert paya le prix de sa rébellion. Si Henry Percy était occupé en Angleterre, Clifford était resté dans le Galloway et il fondit sur les terres des Bruce à Annandale, où il brûla dix villages et terrorisa la population. Le château de Lochmaben, toujours défendu par des vassaux du père de Robert, tint bon, mais des bourgs isolés subirent des dégâts terribles, qui ne pourraient être réparés avant plusieurs saisons. Ce fut un coup dur pour Robert. Annandale appartenait peut-être à son père, mais il y était aussi chez lui et il avait du mal à supporter l’idée de ces représailles dévastatrices.
Cette attaque eut néanmoins une conséquence inattendue et positive. Le fait qu’un commandant anglais ait attaqué les domaines des Bruce en Écosse prouvait à tous ceux qui doutaient de lui que sa défection était authentique. Cela faisait de Robert un ennemi de l’Angleterre – ce que les chefs rebelles n’avaient pas voulu reconnaître. Au début du printemps 1298, des messagers arrivèrent pour demander à Robert de participer à un grand conseil au cœur de la forêt de Selkirk, foyer de l’insurrection.
La forêt bourgeonnait, verdoyante, quand Robert et ses hommes la traversèrent. Des pins deux fois plus larges qu’un homme se dressaient au-dessus du sol, couvert d’aiguilles et de pommes de pin qui craquaient sous les pieds. On disait que la luxuriance de Selkirk était la survivance d’une antique forêt qui recouvrait jadis tout le royaume. Pourtant, elle demeurait immense, impossible à parcourir en entier, pleine d’ombres et de trouées lumineuses. C’était un endroit parfait pour une armée voulant rester cachée et Robert était certain que, si des signes ne les avaient pas guidés, ses hommes et lui se seraient perdus en moins d’une journée.
— Une autre ici, dit Édouard en se redressant sur sa selle et en désignant un tronc noueux sur lequel était peinte une croix blanche entourée d’un cercle. Nous devons nous rapprocher. C’est la quatrième que nous voyons ce matin.
Derrière l’arbre ainsi décoré, une clairière s’ouvrait. Robert entendait le gazouillis d’un cours d’eau.
— Reposons-nous un peu. Nous repartirons en début d’après-midi. Dites-le aux autres, lança-t-il à Christopher Seton qui chevauchait juste derrière lui. Je veux arriver au camp avant la tombée de la nuit.
L’écuyer hocha la tête et fit faire demi-tour à son cheval, mais Robert le sentit tendu. C’était compréhensible. Né dans le Yorkshire, où il avait grandi, le jeune homme était sur le point de rejoindre une armée qui avait l’intention de débarrasser pour de bon le comté de la présence anglaise. Robert avait assuré à l’écuyer qu’il serait sous sa protection, mais en réalité il était impuissant à protéger qui que ce fût. Tandis que l’écuyer transmettait ses ordres au reste de la compagnie, dispersé dans la forêt, Robert se dirigea vers la clairière. Un ruisseau assez large courait de l’autre côté, au-dessus de rochers bruns couverts de mousse. Les rives étaient en pente assez douce pour que les chevaux puissent boire.
Robert mit pied à terre pendant que les autres se faufilaient entre les arbres. Outre les quarante chevaliers et écuyers qu’il avait levés à Carrick, il y avait soixante-sept hommes sous le commandement de Mar et d’Atholl. Christiane accompagnait Gartnait et la femme de John se trouvait également avec lui, de même que leur fils de seize ans, David, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à son père. Ankylosés par les heures passées à cheval, fatigués, les hommes sortirent les outres de vin et la viande salée des sacoches tandis que les écuyers prenaient les chevaux en charge.
Saisissant la main que lui tendait l’un des chevaliers de Robert, Katherine descendit de sa jument. Après avoir adressé un sourire charmant au jeune homme, elle ôta la poussière de ses jupes à l’aide d’une brosse pendant que Judith prenait Marjorie dans ses bras. Elle fit signe à un serviteur d’emmener son cheval à la rivière, puis s’étira.
— Apportez-moi quelque chose à manger, lança-t-elle à Judith. Quand vous aurez nourri Marjorie.
Robert avait remarqué que ces derniers mois, Judith était devenue aussi bien la servante de sa maîtresse que la nourrice de Marjorie. Les autres femmes, Christiane et la femme de John, qui avaient leurs propres servantes, gardaient leurs distances avec elle. Christiane, en particulier, se comportait de façon glaciale avec Katherine. Robert n’avait ni le temps ni l’envie d’en élucider la raison. Il était las de la politique et des petits jeux. Tous les hommes et les femmes qui se trouvaient là avaient leurs propres motivations, même s’ils le suivaient. Gartnait, il ne l’ignorait pas, critiquait ses ambitions royales et il lui conseillait de rechercher la trêve avec les Anglais. John d’Atholl le soutenait de tout son cœur mais il en avait assez des Seton, qui étaient restés aux côtés de Robert depuis Irvine. De leur côté, Alexandre et Christophe s’empressaient pour conserver sa confiance. Seul Édouard se mouvait parmi les uns et les autres avec aisance.
Retournant dans la clairière, Robert alla se dégourdir les jambes. La forêt, qui les entourait depuis des jours, avait fini par devenir oppressante et la tension n’avait fait que croître au sein de la compagnie à mesure qu’ils s’y enfonçaient. Christopher n’était pas le seul à éprouver un malaise. John et Alexandre avaient tous deux été troublés par la convocation qui portait le sceau de William Wallace. Ils se demandaient pourquoi, après tous ces mois de silence, le rebelle voulait que Robert assiste au conseil. C’était un risque, certainement. Il ignorait comment il serait accueilli. Mais les rumeurs faisaient état des représailles que les Anglais préparaient, de la grande armée qu’Édouard rassemblait en vue d’une nouvelle invasion. Robert devait savoir à quoi s’attendre.
Un peu plus bas, le long de la rivière, il s’accroupit sur les berges. Comme il se penchait au-dessus de l’eau, son reflet lui apparut. Il ne s’était pas rasé depuis des jours et une barbe noire lui mangeait les joues. Ses yeux étaient des trous sombres sous des cheveux ébouriffés. Peut-être avait-il eu tort de venir ici ? Peut-être affichait-il sa faiblesse en acceptant la proposition d’un rebelle ? Robert plongea les mains dans l’eau fraîche et son image se brouilla. De ses mains en coupe, il s’arrosa le visage. Tandis que l’eau dégoulinait le long de son menton, une autre image se forma à la surface de l’eau. Une femme se tenait derrière lui, dont le corps ondulait avec le ruisseau. Il se releva et se retourna. C’était Katherine. Le bruit du cours d’eau avait couvert le bruit de ses pas.
Elle sourit.
— Je ne voulais pas te faire peur.
Il s’essuya le visage avec ses mains, et elle s’avança vers lui.
— Attends, laisse-moi faire.
Elle prit une manche entre ses doigts et lui tamponna le front.
Sa robe lie-de-vin avait de longues manches bouffantes. Elle la portait depuis qu’ils étaient partis de Turnberry, cinq jours plus tôt. Si elle avait eu une ceinture à anneaux dorés, elle aurait ressemblé à une comtesse, sauf que son corsage lui comprimait trop la poitrine. Soudain agacé, Robert la saisit par le poignet.
— Pourquoi portes-tu ça ?
Ses yeux s’arrondirent de surprise.
— Tu ne l’aimes pas ?
— Je n’aime pas la façon dont les hommes te regardent.
Katherine rit et lui caressa la joue.
— Alors je ne la porterai plus.
Robert lâcha son poignet et entrelaça ses doigts froids aux siens.
— Garde la robe, dit-il dans un soupir. Je suis seulement fatigué.
Un peu plus loin, ses hommes parlaient. Il avait la tête lourde. L’eau glaciale lui avait laissé les joues humides.
La main de Katherine caressa son cou et la jeune femme se pressa contre lui.
— Je ne suis qu’à toi, mon amour.
— Katherine…
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— On ne peut pas nous voir, dit-elle, aguichante, avant de se hisser sur la pointe des pieds et d’effleurer ses lèvres des siennes. Tu es comme un ours blessé, dit-elle pour le taquiner. Tellement irritable.
Elle l’embrassa et grimaça.
— Et il faut que tu te rases.
Robert lui rendit son baiser et la colla contre un tronc. Elle s’accrocha à son cou en l’embrassant fougueusement.
Quelqu’un s’éclaircit la gorge et Robert s’écarta. Alexandre approchait.
Katherine rejeta ses cheveux vers l’arrière.
— Sir Alexandre ! Robert a de la chance qu’on surveille ses arrières, dit-elle avec un rire cassant. On a vraiment l’impression que partout où il va, vous le suivez.
— La forêt est pleine de créatures dangereuses, répliqua-t-il en la toisant.
Katherine fut la première à détourner le regard.
— Je vais voir votre fille, Robert.
Elle remonta ses jupes et s’éloigna à travers les hautes herbes.
— Nous devons parler, reprit Alexandre quand elle fut partie.
Robert poussa un soupir d’agacement.
— Je vous l’ai dit. Cela ne vous concerne pas.
— Je parlais du camp. Là où nous allons.
Alexandre marqua une pause.
— Mais en vérité, mon ami, elle fait partie de cette discussion. Vous n’avez pas mentionné vos intentions en dehors de notre cercle, ce qui, à mon avis, est le plus sage, mais le jour viendra où vous devrez revendiquer le trône devant les hommes de ce royaume. Comment pouvez-vous espérer que les seigneurs vous prennent au sérieux si vous-même ne le faites pas ?
— Vous croyez que je ne suis pas sérieux ? Avec tout ce que j’ai entrepris ces derniers mois, tout ce que vous m’avez aidé à accomplir ? Je risque ma vie et celle de mes parents pour atteindre mon but !
— Katherine sera-t-elle votre épouse ? Votre reine ?
Robert se détourna.
— Bien sûr que non.
— Dans ce cas, ne frayez pas avec une servante.
Alexandre fit un pas de côté pour obliger Robert à le regarder.
— Les autres ne vous en parlent pas, mais ils voient tous qu’elle s’est élevée bien au-dessus de sa condition initiale. C’était une servante, elle se comporte comme une dame. Et vous l’y encouragez.
Robert alla au bord du ruisseau et fixa les feuilles qui oscillaient sur les branches de l’autre côté. Sur la route de Douglasdale, Katherine l’avait distrait, elle lui permettait d’oublier ses doutes. Chaque matin, il se réveillait accablé de préoccupations. Chaque soir, il libérait sa frustration en elle. Depuis la mort d’Isobel, il savait qu’un jour il devrait prendre une autre femme, une femme de sa condition qui lui donne un fils. Mais il ignorait délibérément ce problème dont l’urgence n’échappait à personne. Il se disait qu’il avait des choses plus importantes à régler. Ce n’était pas faux, mais la raison de son inaction était ailleurs. La raison pour laquelle il refusait d’envisager ne fût-ce qu’un instant de se choisir une femme, c’est que Katherine avait cessé d’être une distraction. Elle était aussi l’une des rares choses qui n’avaient pas changé dans sa vie. Elle lui demandait rarement quoi que ce soit et son seul désir, quand elle était avec lui, était de le combler.
— J’ai besoin d’elle, Alexandre, dit-il d’une voix faible. Pour le moment, j’ai besoin d’elle.
— Je comprends que vous vouliez qu’une femme réchauffe votre lit. N’importe quel homme peut le comprendre. Mais d’autres facteurs sont à prendre en considération. Ne voyez-vous pas que le comte Gartnait s’en offusque ? Ou encore la femme du comte John ? Lady Isobel était leur sœur. Vous avez fait de sa servante la véritable mère de sa fille. Robert, elle porte les vêtements d’Isobel. Ce sont vos partisans. Nous avons besoin d’eux. Je me demande même si la réticence de Gartnait vis-à-vis de vos ambitions ne vient pas en partie de votre relation avec Katherine.
Alors que Robert secouait la tête et s’apprêtait à lui répondre, il aperçut un mouvement de l’autre côté de la rivière. Quelqu’un se levait dans la broussaille, entièrement vêtu de vert, un arc tendu entre les mains. Robert se jeta sur Alexandre pour le plaquer à terre. Ils retombèrent durement contre le sol au moment où une flèche se plantait dans un tronc derrière eux.
Alexandre repoussait Robert pour se mettre debout quand une voix retentit.
— C’était un avertissement. Le prochain sera fatal à moins que vous ne me disiez ce qui vous amène ici.
L’homme armait déjà une nouvelle flèche.
Robert se releva et tendit la main à Alexandre sans détacher son regard de l’archer.
— Je suis venu rencontrer William Wallace, annonça-t-il. Je suis sir Robert Bruce.
D’autres hommes progressaient dans le sous-bois, de l’autre côté de la rivière. Tous portaient des arcs et étaient vêtus de vert et de marron. Des cris se faisaient entendre plus loin, les hommes de Robert, alertés, se précipitaient vers eux. Édouard et Christopher étaient suivis de près par John d’Atholl. Robert leur cria de s’arrêter avant de se tourner de nouveau vers les hommes sur la rive, qui se tenaient prêts à tirer.
— Nous ne vous voulons aucun mal. Wallace nous attend.
L’homme qui avait parlé en premier baissa lentement son arc.
— Rassemblez vos gens, lui dit-il après un instant. Nous vous guiderons à partir d’ici.