Chapitre 60

Au-dessus de la clairière, le soleil levant auréolait le sommet des pins d’une lumière dorée. Les toiles d’araignées aux branches scintillaient comme de minuscules colliers de perles tandis que les hommes se rassemblaient, leurs murmures faisant écho aux chants des oiseaux. Au centre de la clairière se trouvait un chariot à l’arrière duquel était placé un petit escalier en bois. Sur cette plate-forme improvisée, l’évêque de Glasgow s’entretenait avec James Stewart.

Robert se fraya un chemin au milieu de la foule dense, tous les hommes du camp désirant assister à la cérémonie, capitale pour leur chef et leur lutte. L’ambiance était festive, la perspective de la nomination de Wallace réjouissait les soldats. Les Seton marchaient devant lui avec Walter et cinq chevaliers de Carrick, qui lui ouvraient le chemin du mieux qu’ils pouvaient. Christopher ne lâchait pas le pommeau de son épée. Alexandre, lui, ne disait pas un mot, leur relation s’étant nettement refroidie depuis leur discussion au sujet de Katherine. Robert était entouré de ses beaux-frères, John et Gartnait, et Édouard fermait la marche. Comme il s’approchait du chariot en ignorant les regards hostiles que sa présence engendrait, il aperçut James Stewart. Le grand chambellan inclina légèrement la tête. En prenant sa place au premier rang, Robert sentit la tension croître en lui à l’idée de ce qui l’attendait.

William Wallace était à quelque distance de là avec ses commandants – Adam, un homme brutal et couvert de cicatrices du nom de Gray, et plusieurs seigneurs plus ou moins importants. Parmi eux, on trouvait Gilbert de la Hay, lord d’Erroll, un roc avec de grands cheveux blonds et un air jovial, et Neil Campbell de Lochawe, qui avait rejoint Wallace après la libération de Dundee. Plus près de Robert, il y avait le frère du chambellan, John, et la femme de James, Egidia de Burgh, sœur du comte d’Ulster, qu’il avait épousée juste avant que la guerre n’éclate. Bien que son frère fût le commandant en qui le roi Édouard avait le plus confiance en Irlande, Egidia avait choisi de rester avec James pendant le conflit et elle portait leur premier enfant. De tous les hommes réunis, Robert n’en connaissait que quelques-uns de nom et il comptait sur le comte d’Atholl pour le renseigner en attendant que le conseil commence.

Derrière John Stewart était assis Malcolm Lennox, un jeune homme avec un visage d’une beauté remarquable et de longs cheveux noirs qu’il attachait en queue de cheval au moyen d’un fil d’argent. Il était entouré d’hommes du même âge que lui, tous habillés comme lui d’une tunique et de chausses noires. Robert avait déjà rencontré Malcolm avec son père, le comte de Lennox, lors des diverses assemblées qui s’étaient tenues à l’époque de l’audience pour le choix du roi d’Écosse, mais il n’avait jamais eu l’occasion de lui parler. Malcolm, qui avait récemment succédé à son père, avait été l’un des chefs des troupes qui avaient attaqué Carlisle au début de la guerre. Il jeta un coup d’œil dans la direction de Robert, le dévisagea un instant, puis détourna le regard.

La plus grande concentration d’hommes se trouvait de l’autre côté d’un énorme feu de camp. John Comyn et son fils, ainsi que le comte de Buchan, étaient au premier rang de ce groupe. Derrière Comyn le Rouge et Comyn le Noir, Robert aperçut le visage de Comyn de Kilbride, de la branche de la famille qui s’était battue du côté de Simon de Montfort lors de la bataille de Lewes. Autour d’eux étaient installés une foule d’anciens vassaux de Balliol, des hommes qui avaient été dépossédés de leurs domaines, désormais administrés par Henry Percy. Robert repéra un visage familier parmi eux. Son nom ne lui revint que quelques secondes plus tard : Dungal MacDouall, le capitaine de l’armée du Galloway. Un vieil ennemi de son père. Mais ce qui surprit le plus Robert, ce fut la femme aux cheveux châtains, portant haut un visage dur et fier. Eleanor Balliol, l’épouse de Comyn le Rouge et sœur du roi banni, se tenait droite au milieu de ces hommes, comme si elle voulait symboliser par sa prestance le grand soutien dont bénéficiait encore Jean de Balliol.

Lorsque Wishart prit la parole depuis la plate-forme, les murmures de l’assemblée cessèrent.

— Seigneurs de l’Écosse, nous sommes réunis aujourd’hui devant Dieu Tout-Puissant pour assister à la consécration d’un homme qui a risqué sa vie pour notre royaume. Un homme qui a bouté notre ennemi par le fer et le feu et qui nous a rendu nos libertés !

Des applaudissements nourris suivirent cette introduction. Les plus vigoureux venaient de l’entourage de Wallace. Pendant que l’évêque continuait son discours en évoquant la victoire de Wallace à Stirling, Robert remarqua que le jeune géant était visiblement mal à l’aise au centre de l’attention générale. Debout au milieu de ses compagnons, raide, il se tenait les mains croisées dans le dos.

— Depuis deux ans, notre royaume est privé d’un roi ou d’un chef capable de le guider. Aujourd’hui, nous voyons cette situation prendre fin car nous allons choisir maître William Wallace comme Gardien du royaume. En vérité, nous sommes bénis. Avec William, nous avons un guerrier en qui le Seigneur a placé sa foi. Un guerrier qui a le cœur de saint André et la grâce de saint Kentigern !

De nouvelles acclamations firent s’envoler les oiseaux cachés dans les arbres.

Le regard de Robert passa de Wishart à James Stewart. Sa tension était à son comble, il se demandait quand le chambellan lui donnerait le signal.

— Pourtant, malgré la joie que connaissons aujourd’hui, nous ne devons pas oublier les jours terribles qui nous attendent, poursuivit Wishart d’une voix profonde. La guerre n’est pas terminée, ce n’est qu’une pause. Avant que maître William ne prenne sa place de Gardien, j’invite lord de Badenoch à s’exprimer, car il apporte des nouvelles d’Angleterre, où il était détenu jusqu’à récemment.

Robert regarda John Comyn s’extraire de la foule. Il avait la bouche légèrement ouverte, les cheveux grisonnants, mais en dépit des années qui passaient, Comyn le Rouge dégageait toujours le même sentiment de force et de volonté. Il passa devant William Wallace avec un hochement de tête qui paraissait forcé, puis monta sur la plate-forme où Wishart s’était placé aux côtés de Stewart.

— Malgré les épreuves que nous prédit l’évêque, je peux tout de même vous apporter une lueur d’espoir. Édouard retient notre roi prisonnier à la Tour, mais j’ai eu l’occasion de lui parler à plusieurs reprises quand je me trouvais là-bas. Je tiens donc à vous informer que le roi Jean est en bonne forme et qu’il est optimiste quant à la possibilité d’une future restauration.

Comyn baissa les yeux sur Robert, devant lui.

— Je suis sûr que vous prierez tous avec moi pour qu’il revienne au plus vite s’asseoir sur le trône de notre royaume.

Des applaudissements crépitèrent. William Wallace hocha la tête. Robert n’avait jamais été aussi crispé.

— Comme beaucoup d’entre vous le savent, le mécontentement est grand en Angleterre à cause de la guerre contre la France. Quand Édouard s’y est rendu l’année dernière, nombre de ses sujets ont refusé de le suivre.

Plusieurs hommes crièrent leur approbation, mais Wishart les fit déchanter :

— Malheureusement, le roi est revenu à Londres et il a fait la paix avec ses opposants en Angleterre et avec le roi Philippe. Le choc provoqué par la victoire de maître Wallace à Stirling a uni les Anglais contre nous. Ne vous y trompez pas, ils comptent bien se venger de leur défaite.

Ils furent quelques-uns à vouloir prendre la parole, mais la voix de John d’Atholl fut la seule à demeurer audible.

— Nous devrions envoyer une délégation au roi de France et nous assurer que l’alliance entre la France et l’Écosse tient toujours. Quel que soit son pacte avec Édouard, nous en faisons sans doute partie.

Wishart s’apprêta à répondre, mais les cris d’approbation fusaient de partout. Wallace s’avança alors pour se placer devant la plate-forme. Il n’avait pas besoin d’y monter, tout le monde pouvait le voir.

— C’est en cours. Quand l’évêque de St Andrews est mort l’année dernière, l’évêque Wishart et moi-même avons jugé que le doyen du chapitre de Glasgow, maître William Lamberton, un homme d’honneur, dévoué, était le mieux à même de lui succéder. Ce choix a été confirmé depuis par l’Église et Lamberton est actuellement en route pour Rome, où il sera consacré. En chemin, il va rencontrer le roi Philippe et confirmer notre alliance. Soyez assurés que Lamberton fera tout ce qu’il peut pour notre cause.

— Mais tout en cherchant du soutien à l’étranger, nous devons rester unis, reprit Wishart en s’adressant à l’assemblée. Nous savons que le roi Édouard rassemble une grande armée, il enrôle autant d’archers gallois et de soldats irlandais qu’il le peut. Grâce aux efforts de maître William, beaucoup de garnisons du roi ont connu la débâcle, mais Roxburgh et Berwick demeurent aux mains des Anglais. Jusqu’à maintenant, ces forteresses étaient comme des îles isolées, entourées par nos troupes, pratiquement coupées de leurs sources de ravitaillement. Si le roi parvient à les soulager au cours de cette campagne et à reprendre le contrôle des régions avoisinantes, il disposera d’une base solide dans le sud, d’où il pourra relancer l’invasion du nord. Nous ne pouvons pas le permettre.

— Notre plan, dit Wallace d’une voix déterminée, consiste à ravager les terres le long de la frontière, ces mêmes terres que le roi et ses hommes devront traverser. Nous brûlerons les champs et conduirons le bétail dans la forêt. Nous dirons aux hommes et aux femmes des comtés du sud de partir au nord en emportant toute la nourriture. Il faut que les Anglais ne trouvent rien à manger. Plus longue sera la campagne, plus dure sera pour le roi la possibilité de ravitailler son armée.

— Nous devons être prêts quand ils arriveront, dit Wishart. Nous devons dépasser nos rivalités et travailler ensemble, guidés par notre Gardien.

Les hommes hochaient la tête avec véhémence, approuvant de tout leur cœur les propositions de Wallace et l’état d’esprit prôné par Wishart.

À ce moment, Robert vit James Stewart se tourner vers lui et lui faire discrètement signe. Comme si on le secouait d’un rêve, il se leva et se dirigea vers Wallace, sous les regards surpris de ses hommes.

— Nous avons choisi de faire de cet homme notre Gardien, lança-t-il à la cantonade d’une voix grave. Mais il n’est toujours que le fils d’un chevalier.

— Vous remettez en question ce choix ? demanda Adam, prêt à s’emporter.

La colère se propageait comme un incendie dans l’assemblée.

— Au contraire, répondit Robert, je suggère qu’un homme de son envergure, un homme qui sera l’unique Gardien du royaume, porte un titre digne de ses prouesses.

Il fit face à la foule.

— Moi, sir Robert Bruce d’Annandale, comte de Carrick, je me propose d’adouber William Wallace.

Il regarda Wallace dans les yeux.

— S’il daigne s’agenouiller devant moi, bien entendu.

Les quelques plaintes furent noyées sous les vivats des compagnons de Wallace. Le chef rebelle soutenait le regard de Robert. Pendant un long moment, il ne sembla pas se décider à bouger. Puis, quand les applaudissements cessèrent et que le silence se rétablit, Wallace fit un pas vers lui, une expression impénétrable sur le visage, et il murmura une phrase d’une voix si basse que Robert ne la comprit pas sur-le-champ.

— Cela ne fait pas de moi votre sujet.

Mais lorsqu’il tira son épée pour adouber William Wallace à genoux devant lui, Robert mesura l’impact de son geste. Et quand il croisa le regard venimeux de lord de Badenoch, debout sur la plate-forme, il sut que Comyn en avait lui aussi saisi la portée.