Chapitre 61

Au cours du printemps et jusqu’aux premiers jours radieux de l’été, l’Angleterre se prépara à la guerre. Des émissaires partirent de la cour pour recruter des hommes au service du roi, des grands comtes avec leurs suites aux plus pauvres des soldats d’infanterie équipés en tout et pour tout d’une tunique de laine et d’un couteau de chasse. Les arbalétriers, les archers de la forêt de Sherwood ou du Gwent, tous devaient répondre à l’appel des représentants du roi qui écumaient le nord de l’Angleterre et le pays de Galles conquis pour emmener les hommes. Plus de vingt-cinq mille hommes furent levés pour l’infanterie.

Les fermiers laissaient tomber leurs bêches, les forgerons leurs marteaux, pour prendre les armes. De nombreux jeunes hommes attirés par les gages promis se présentaient d’eux-mêmes, avec leur arc et leurs flèches. On recousait les gambisons, on nettoyait la rouille des heaumes, on réparait les cottes de mailles. On affûtait les épées. Quand l’été arriva, les soldats gallois se mirent en marche. Ils formaient de longues lignes de long de la côte et sur les barrières montagneuses de Cader Idris et Snowdon, des lignes qui avançaient lentement et inexorablement vers Carlisle et les frontières du nord. Les officiers du roi allaient des réserves de grain aux brasseries, des brasseries aux marchés, et accumulaient les sacs de blé et de céréales, les barriques de vin et de bière, la viande de mouton. D’autres vivres arriveraient d’Irlande. Les navires marchands des Cinq-Ports, les cales pleines, faisaient voile depuis Douvres, Rye ou Hythe pour transporter des provisions et un blocus se constituait dans la Manche pour empêcher les vaisseaux français d’apporter de l’aide aux Écossais. Après une campagne malheureuse en Flandre, Édouard avait réussi à conclure une trêve temporaire avec le roi Philippe, mais il ne voulait pas prendre le moindre risque. D’autres accords de ce genre avec son belliqueux cousin avaient été rompus, par le passé.

Pendant qu’on rassemblait les vivres et les hommes, le clergé s’occupait de répandre la haine dans la population. À travers toute l’Angleterre, dans les villes comme dans les moindres villages, le nom de William Wallace était jeté en pâture avec mépris au peuple scandalisé par les histoires de cet ogre qui violait des nonnes et torturait des prêtres pour le plaisir. Son expédition dans le Northumberland prenait des proportions légendaires. On racontait que les Écossais, assoiffés de sang, avaient enfermé deux cents enfants dans une école à Hexham avant d’y mettre le feu. Wallace, disait-on, avait regardé les enfants brûler en riant. On le traitait de lâche, de brigand, d’enfant de putain et de meurtrier. À Londres, on avait brûlé son effigie sous les acclamations de la foule en liesse.

L’appel aux armes résonnant à travers tous les comtés, le roi Édouard avait déplacé le siège de son gouvernement à York. Il attendait là-bas, muré dans le silence. L’animosité de ses barons, due à la guerre sans fin en Gascogne, avait été balayée par la défaite des troupes de Warenne et Cressingham. Les hommes d’Angleterre étaient tous aussi déterminés à anéantir Wallace et son armée de paysans, et à venger la mort de leurs amis et parents tués dans les marais autour du pont de Stirling. Ce n’était pas la première fois qu’une armée anglaise perdait une bataille, mais son ampleur avait choqué même les plus anciens. Des milliers de soldats et d’archers avaient péri, avec des centaines de chevaliers. Les Écossais n’avaient demandé aucune rançon, ils n’avaient pas proposé d’échanger des prisonniers. La noblesse, qui subissait rarement une mort anonyme sur un champ de bataille, se retrouvait soudain confrontée à la perspective de finir comme le premier soldat venu. Cette pensée avait eu le don de susciter sa colère.

Pour Édouard, cette défaite était un terrible affront. Sa conquête de l’Écosse avait été l’une des plus rapides et des plus faciles campagnes qu’il avait menées. Après avoir fait main basse sur la Pierre du Destin, reçu l’hommage des seigneurs qu’il n’avait pas jetés en prison et détrôné Balliol, il s’était réjoui d’un succès aussi complet. Mais ce William Wallace qu’il avait cru aussi inoffensif qu’une mouche continuait à rôder tel un spectre et à faire planer le risque d’une nouvelle Gascogne, d’un nouveau conflit interminable qui lui aliénerait ses barons. Pour l’heure, ils étaient tous derrière lui. La Table ronde le soutenait ainsi que les Chevaliers du Dragon, mais serait-ce encore le cas dans cinq mois, ou dans un an ? Édouard n’avait pas envie de le savoir. Il était résolu à mettre un terme, une fois pour toutes, au soulèvement de Wallace et des Écossais.

Début juin, les chevaliers se retrouvèrent avec leurs seigneurs au château, entourés d’écuyers, de porte-étendards et de chariots chargés de tentes et d’équipements. Dans les villes et les villages des comtés du nord, les hommes firent leurs adieux à leurs femmes avant de se mêler aux groupes de soldats qui peuplaient les places de marché. On distribua des bandeaux blancs décorés de la croix rouge de saint George, que les hommes se passèrent fièrement autour du bras. Nerveux, excités, certains n’ayant jamais connu la guerre, ils enfilèrent leurs tuniques et ajustèrent les sangles de leurs casques sous les ordres des représentants du roi et des prévôts. Puis, par des routes poussiéreuses, en se plaignant de la chaleur accablante, les compagnies partirent au nord rejoindre l’armée de soldats gallois qui s’amassait aux frontières.

Des bateaux pleins de vivres firent voile depuis le sud, les rames fendant la mer étale, et remontèrent lentement la côte est de l’Angleterre. Au loin, vers la mer du Nord, on discernait des voiles de pluie sous les gros nuages qui crachaient des éclairs. Les marins, manquant d’air, regardaient avec un certain malaise le ciel s’assombrir au fil des jours.

 

Rongés par la faim et la fatigue, têtes basses, mais déterminés, ils se traînaient à travers champs. Leurs pieds couverts de cloques leur faisaient mal à chaque pas. L’aube pointait en ce jour où l’on fêtait sainte Marie Madeleine et le ciel s’éclaircissait à l’est. Déjà, les hommes de l’armée anglaise sentaient la chaleur monter, promettant une nouvelle journée à cuire au soleil.

Humphrey de Bohun suivait la compagnie de son père, le comte de Hereford et d’Essex, également constable d’Angleterre. Dans les premières lueurs de l’aube, il distinguait les visages des chevaliers de son père et, au-delà, ceux de ses compagnons : le jeune Thomas, comte de Lancastre depuis la mort du frère du roi ; Aymer de Valence, qui avait, lui aussi, perdu son père dans la guerre en France, mais qui n’hériterait du comté de Pembroke qu’à la mort de sa mère ; Robert Clifford ; Henry Percy ; Ralph de Monthermer ; Guy de Beauchamp. Tous arboraient une barbe roussie, mais malgré leur épuisement certain, Humphrey les sentait habités d’une énergie farouche qu’il n’avait plus vue chez eux depuis des semaines. Cela lui donna du cœur au ventre alors que le ciel devenu plus lumineux révélait un paysage ravagé. De la fumée continuait de s’élever des champs calcinés, des cultures réduites en cendres.

De Roxburgh jusqu’à Édimbourg en passant par Lauderdale, l’armée anglaise n’avait découvert qu’un pays dévasté et plongé dans le silence. À force de passer par des villages déserts dont les garde-manger étaient vides et les puits empoisonnés par des carcasses putréfiées de moutons, au milieu de cette fournaise et de cette désolation, l’envie de combattre avait peu à peu quitté l’armée. On envoyait des soldats fouiller les bourgs à la recherche des habitants, mais ils ne trouvaient jamais personne. Pas plus qu’il n’y avait le moindre signe de la présence de Wallace et de ses forces. Et pendant tout ce temps, l’exubérante forêt de Selkirk s’étirait à l’ouest, propice aux embuscades, tandis qu’à l’est l’horizon se chargeait de nuages annonciateurs d’orages.

La tempête était arrivée tard le soir par la mer. Les éclairs avaient illuminé le paysage comme en plein jour. Le déluge qui s’était abattu sur eux avait trempé les hommes jusqu’aux os et transformé les champs en marécages. Le lendemain matin, alors que le tonnerre n’avait pas cessé de gronder, l’armée s’était remise en marche avec la rouille qui s’attaquait aux cottes de mailles et les housses des chevaux imbibées d’eau. La boue pestilentielle avait séché à même la peau et les vêtements, formé des croûtes, et les mouches s’étaient mises à voler autour des bouches et des yeux des hommes et de leurs montures. Ces tourments étaient pénibles, bien sûr, mais ce n’est qu’en arrivant à Édimbourg que les Anglais avaient compris le véritable prix de cette tempête, car les bateaux qui devaient les retrouver dans le port de Leith ne s’y trouvaient pas.

Après avoir ordonné à une petite partie des troupes d’attendre au port l’arrivée des vaisseaux, le roi Édouard avait emmené le reste de l’armée chez ses alliés, les chevaliers du Temple, qui possédaient un domaine à l’ouest de la ville. Là, ils avaient établi leur camp à l’extérieur de la commanderie de l’ordre et attendu, tendus et affamés, des vivres et des nouvelles de la situation de l’ennemi. Ils avaient mis la main sur quelques pommes pas encore mûres dans les jardins du Temple et sur une poignée de pois, dans un champ qui avait échappé aux Écossais, mais il n’y avait presque rien d’autre pour augmenter les rations de plus en plus réduites. Plusieurs journées s’écoulèrent. Les vaisseaux ne réapparaissaient pas et les éclaireurs ne donnaient pas signe de vie. Ulcérés par leur maigre pitance, les Gallois protestèrent : les chevaux mangeaient mieux qu’eux. À moitié morts de faim et rendus fous par la soif, les hommes se disputaient des flaques d’eau de pluie et des carcasses décharnées d’oiseaux ou de lièvres. Quand un bateau, qui s’était abrité le long de la côte pour échapper à l’orage, entra finalement au port de Leith, on amena aussitôt son chargement à l’armée, mais il ne contenait que du vin. Dans un moment de folie, le roi fit distribuer les barriques à l’infanterie mécontente et la soûlerie qui s’ensuivit dégénéra en bagarre entre soldats anglais et gallois, puis en émeute qui fit plus de cent morts. Ce qui avait commencé comme une marche pleine d’aplomb vers le nord pour affronter et détruire un ennemi se réduisait désormais à une lutte de tous les instants pour rester en vie.

Pour finir, alors qu’il semblait que l’armée anglaise allait périr sur place, ou se saborder, des charrettes de céréales, de pain et de bière firent leur entrée dans le camp de Leith sous les acclamations. Plus tard ce jour-là, alors que les estomacs étaient pleins et les esprits apaisés, une compagnie dirigée par le comte Patrick de Dunbar et le comte d’Angus arriva. Les deux Écossais restés fidèles à Édouard savaient où se trouvait l’ennemi. Wallace et ses forces stationnaient à environ dix miles du camp, près de la ville de Falkirk.

En regardant devant lui, par-delà les troupes de son père, Humphrey vit les bannières du roi hissées haut dans le ciel pâle de l’aube, trois lions d’or sur fond rouge. Édouard et ses chevaliers composaient l’avant-garde. La nuit précédente, après avoir quitté le domaine du Temple, l’armée anglaise avait campé dans des champs, à la belle étoile. Le roi s’était allongé à même le sol, parmi ses hommes, et dans le noir son destrier, Bayard, lui avait marché dessus et brisé deux côtes. La nouvelle de sa blessure avait fait le tour de l’armée et inquiété les hommes. Néanmoins, le roi avait dissipé leur inquiétude. Son page l’avait enveloppé dans une cotte de mailles plates rigide et il était monté en selle, faisant l’admiration des troupes qui l’observaient. Humphrey nota qu’il se tenait raide sur sa monture et qu’une grimace tordait son visage chaque fois que Bayard faisait une embardée sur le sol inégal, mais il était clair que rien ne ferait dévier le roi de sa cible.

À la suite de l’avant-garde avançaient les comtes et leurs suites. Parmi eux, sir John de Warenne se faisait discret. Il était humilié par sa défaite à Stirling et, Cressingham étant mort, il avait essuyé seul la colère du roi. Après les comtes, cinquante Templiers arboraient leurs manteaux d’une blancheur éclatante, ornés des fameuses croix rouges. Après venaient les archers : arbalétriers de Gascogne, chasseurs de la forêt de Sherwood, tireurs à l’arc long venus du sud du pays de Galles. Un immense convoi de chariots tirés par des chevaux de trait faisait un vacarme assourdissant sur la terre tassée. Et les vingt-cinq mille hommes de l’infanterie marchaient derrière en une suite ininterrompue de colonnes.

C’était une immense armée, comme Humphrey n’en avait encore jamais vu. Elle s’étirait derrière lui, les bannières et les lances scintillant au loin, et il était submergé de fierté. Il remonta un peu le bouclier au dragon sur son bras. La peur lancinante de ne pas vivre assez longtemps pour se battre contre les Écossais avait disparu et c’est un sentiment de haine irrépressible qui l’animait maintenant. La rébellion leur avait à tous laissé un goût amer, mais en particulier à Humphrey, qui s’en voulait d’avoir cru en un homme qui s’était révélé le plus grand des traîtres. Il s’était demandé avec mauvaise humeur s’il croiserait son ancien ami sur le champ de bataille, mais d’après les rapports du comte de Dunbar, Robert Bruce s’était retiré à Ayr, dont il avait fait le centre de son pouvoir. Son absence surprenait Humphrey. On disait que pratiquement toute la noblesse écossaise se battrait aux côtés de Wallace, y compris les Comyn, que le roi désirait tout particulièrement capturer pour leur faire passer le goût de la trahison. Cependant, s’ils sortaient vainqueurs de cette journée, il ne faudrait pas longtemps pour que tous les hommes qui s’étaient opposés au roi, et notamment Robert Bruce, soient traînés devant la justice.

Humphrey fut tiré de ses réflexions par des cris. Des hommes pointaient du doigt une forêt au loin. Là-bas, scintillant dans l’aube blafarde, il discerna des milliers et des milliers de lances.

 

Les bras du jeune homme tremblaient sous le poids de la longue lance dont il tenait la hampe entre ses mains moites. La pointe d’acier s’affaissa vers le sol.

— Lève-la, Duncan !

Duncan tourna la tête et vit que Kerald le regardait. Des veines bleues saillaient au cou de l’homme, qui était de loin son aîné. Sa main droite, solide, serrait fermement sa lance. La gauche, où il n’avait plus que deux moignons de doigts, semblait le faire souffrir. Ses récentes amputations lui avaient laissé des marques noires et renflées.

Kerald montra ses dents dans sa barbe, sans que Duncan sût si c’était un sourire ou une grimace.

— Montrons à ces chiens d’Anglais que les Écossais ont des queues en acier ! hurla-t-il par-dessus le brouhaha du champ de bataille.

Quelques-uns des hommes qui se bousculaient dans le champ éclatèrent de rire, mais les autres gardèrent le silence, chacun se concentrant sur sa lance dans l’attente de la prochaine charge de la cavalerie lourde anglaise. Les chevaliers faisaient demi-tour un peu plus loin et se regroupaient après une nouvelle tentative ratée de briser le mur formé par leurs adversaires. Des cornes retentirent et les commandants hurlèrent leurs ordres d’une voix sonore.

William Wallace avait disposé ses quatre anneaux défensifs, des schiltrons comme il les appelait, sur le haut terrain entre le bois de Callendar et les rives boueuses de la Westquarter Burn, à l’extérieur de la ville de Falkirk. Chaque anneau se composait d’environ deux cents hommes tournés vers l’extérieur en un vaste cercle. Au premier rang, les soldats agenouillés tenaient leurs lances pointées obliquement vers le ciel. Derrière, leurs camarades lançaient leurs pointes par-dessus leurs têtes. Entre les schiltrons, Wallace avait organisé de petits regroupements d’archers sous les ordres de John Stewart, le frère du grand chambellan. Là-haut, dissimulés par les feuillages des arbres, la cavalerie écossaise restait en retrait. En se tordant le cou, Duncan pouvait voir les hommes à cheval qui attendaient le signal pour faire irruption dans la mêlée. Les Anglais, eux, étaient éparpillés sur les pentes en contrebas. Duncan n’arrivait pas à savoir combien ils étaient, mais il avait l’impression que les hordes de l’enfer étaient lâchées devant lui. Au-dessus de l’immense champ de bataille, le ciel était couleur de cendre.

Levant sa lance avec effort, Duncan bloqua sa respiration. Le sol glissait à cause de la boue, qui avait éclaboussé ses chausses et sa tunique, comme celles des hommes autour de lui, et des relents de terre et de pourriture lui emplissaient les narines. Duncan se dit que c’est à cela que devait ressembler l’odeur de la tombe. Il jeta un coup d’œil aux cadavres étalés devant lui, là où la petite palissade de pieux ceinturait le schiltron. Un puissant destrier était empalé sur la barrière, les yeux révulsés, de la mousse lui sortant par les naseaux. Le chevalier qui avait conduit l’animal vers cette fin horrible était encore à moitié en selle, plié en deux sur la lance qui lui avait ôté la vie. Plus près de lui, quelques Écossais gisaient à terre. Il y avait entre autres un gars plus jeune que Duncan dont la tête avait été écrasée dans la boue, fendue en deux par une épée. L’arme était toujours fichée dans son crâne, un liquide écœurant s’écoulait sur la lame.

Duncan s’obligea à détourner les yeux avant de murmurer une prière pour se redonner du courage.

— Les voilà, ils reviennent !

Pendant que le cri faisait le tour de l’anneau, couvrant le vacarme des cornes, Duncan regarda droit devant lui la pente que les chevaliers gravissaient.

Ils se mirent d’abord au pas, sans laisser d’espace entre les destriers couverts de housses colorées dont le balancement laissait voir les mailles par-dessous. Puis ils passèrent au trot et les Écossais les distinguèrent de plus en plus nettement. De plus en plus rapide, le martèlement des sabots, qui n’avait d’abord été qu’un tambour aux battements réguliers, se transforma en un roulement dément. La terre se mit à trembler. Duncan sentait les vibrations sous ses pieds. Autour d’eux sur la colline, d’autres chevaliers se précipitaient contre les trois autres schiltrons mais il les voyait à peine. La peur contractait chacun de ses muscles. Ses mains serraient convulsivement la lance pour résister à l’impact imminent. Dieu Tout-Puissant, épargne-moi.

Une volée de flèches jaillit dans le ciel sur sa gauche et fila en direction des chevaliers qui déferlaient vers lui. La plupart des projectiles éclatèrent contre les heaumes et les cottes de mailles. Un cheval, qui portait une housse rayée bleu et blanc, paniqua et sortit du rang, se déportant vers le schiltron d’à côté, mais le chevalier réussit avec adresse à le ramener dans la bonne direction. Pendant que les autres continuaient leur course au galop, il se remit en ligne en éperonnant comme un fou l’animal pour l’obliger à suivre le rythme. Le monde sembla s’ébranler sous la puissance de leur assaut. Les fers pilonnaient le sol boueux, les destriers lançant leurs grandes têtes en avant avec autant d’intrépidité que les hommes qu’ils portaient. Au dernier moment, les chevaliers levèrent leur lance ou firent tournoyer leur épée lorsqu’ils se jetèrent contre les Écossais avec une brutalité inouïe. Duncan éprouva plus qu’il n’entendit la clameur des hommes autour de lui, vague sonore mugissante et incohérente. Le sang lui cognait aux tempes. Il sentait Kerald et les autres se presser contre lui, les dents serrées, les yeux exorbités, dans un mélange indistinct de désespoir et de hardiesse. Il hurla lorsque les chevaliers anglais chargèrent.

Lances contre lances. Le choc fut prodigieux.

Un Écossais, à côté de Duncan, partit en arrière, une lance anglaise l’ayant percé à la poitrine et rejeté dans les rangs de derrière. Il battit l’air de ses bras en criant. Un autre se hâta de remplir le vide qu’il avait laissé. D’autres Écossais tombèrent ça et là autour du schiltron, certains chevaliers se servant de courtes épées ou de haches pour perforer les rangs adverses avant de pivoter. La plupart des défenseurs n’avaient que des tuniques de laine ou de cuir et ces armes, vu leur élan quand ils frappaient, étaient mortelles.

Duncan entendait à peine les hurlements des blessés. Lui aussi hurlait. Sa lance s’était enfoncée dans le cou d’un cheval. La bête ruait et gémissait tandis que son chevalier tirait sur les rênes. Lorsque l’animal recula en un soubresaut, la pointe toujours dans la chair, Duncan crut que ses bras allaient s’arracher. Soudain, le cheval s’écroula sur ses pattes avant et la lance se brisa. Duncan, surpris, chancela. Le chevalier fut jeté à bas de la selle, retomba sur les pieux affûtés de la palissade et l’impact fut suffisant pour que l’un d’eux traverse sa cotte de mailles. Il se convulsa au bout de la pique en crachant du sang par la visière de son heaume. Autour des schiltrons, d’autres hommes tombés de cheval, victimes de la forêt de lances ou des montures qui les écrasaient, gisaient à terre. Les autres, ayant fait usage de leur lance ou de leur arme, tournaient bride et repartaient au galop en laissant derrière eux des masses d’Écossais à terre.

Mais chaque fois qu’un Écossais mourait, un autre venait prendre sa place et les lignes se reformaient pour remplir les espaces vides. On traînait les blessés au centre des schiltrons, où leurs camarades s’occupaient d’eux ou les achevaient au plus vite en priant pour leur âme. Les Anglais ne causaient presque aucun dommage aux anneaux défensifs et ils perdaient des hommes et des chevaux à chaque effort, comme un lion qui s’attaquerait à un porc-épic ne réussirait qu’à se blesser et à devenir de plus en plus enragé.

Duncan ramassa sa lance brisée, pris de frénésie. Le chevalier dont il avait tué le cheval se débattait sur son pieu. Il étouffait dans son propre sang. Duncan voyait le renflement de son surcot dans le dos, le pieu l’ayant traversé de part en part. Il s’efforça de combattre la nausée qui le saisissait et ferma les yeux en aspirant de longues bouffées d’air. À côté de lui, Kerald déposa sa lance et sortit du rang. Il se pencha sur le chevalier et lui ôta son heaume. C’était un jeune homme pâle et trempé de sueur. Bien qu’il eût de la peine à ouvrir les yeux, il parvint à murmurer quelque chose à Kerald entre ses dents. Le vieil Écossais prit la dague qu’il portait à la ceinture de sa bonne main. Puis il se plaça devant le chevalier, bouchant la vue de Duncan, et fit un grand geste. Duncan vit un spasme agiter le corps du chevalier et une gerbe de sang jaillir, puis l’homme s’affala sur la palissade. Kerald arracha l’outre attachée à la ceinture du chevalier et, ayant rengainé sa dague ensanglantée, il rentra dans le rang en faisant sauter le bouchon et en reniflant d’un air méfiant. Satisfait, il but avidement et arbora un sourire satisfait avant de tendre le vin à Duncan. Il était fort et doux à la fois. Duncan dut se forcer pour ne pas tout boire et en garder pour le camarade qui se trouvait à côté de lui. Des gouttes de vin dans la barbe, Kerald récupéra son arme.

À côté du schiltron, la voix tonitruante de Wallace se fit entendre, encourageant ses hommes à tenir bon.

Je vous ai amenés sur la piste, rugissait leur chef tandis qu’ils reformaient les rangs. Maintenant, voyons si vous savez danser !

Et pour danser, ils dansèrent. Après des mois d’oppression sous le joug anglais, à faire des courbettes aux officiers et à trembler de peur devant les soldats, après des mois à vivre comme des hors-la-loi dans la campagne, ils avaient une chance de reconquérir leur liberté. Wallace les avait déjà conduits à la victoire dans les prés de Stirling alors qu’ils semblaient voués à la défaite. Aujourd’hui, le nouveau Gardien de l’Écosse paraissait résolu à l’emporter une fois encore. Ragaillardi par les mots d’encouragement de Wallace, Duncan jeta sa lance cassée et en saisit une autre, intacte, qui traînait dans la boue. Les cornes anglaises sonnèrent à nouveau, mais au lieu de lancer une nouvelle charge, les chevaliers s’éloignèrent en direction du corps principal de l’armée, où la bannière du roi Édouard était hissée.

— Nous les tenons maintenant, grogna Kerald. Ils ne peuvent plus continuer. Ils perdent trop de chevaliers.

Duncan regarda en silence une longue ligne d’hommes courir dans le champ à la suite des chevaliers. Il plissa les yeux pour mieux voir les armes incurvées qu’ils tenaient entre leurs mains.

— Les archers, murmura quelqu’un.

Le sourire de Kerald s’effaça.

Duncan avait entendu parler des archers gallois et de la puissance mortelle de leurs armes. Il se contracta instinctivement en serrant ses bras autour de lui. Il n’avait pas de bouclier, et ses camarades non plus – ils avaient besoin de leurs deux mains pour les lances et, d’ailleurs, les anneaux étaient des boucliers en soi, ils protégeaient les hommes à l’intérieur. Comme la plupart des hommes du schiltron, Duncan n’avait presque rien qui pût faire office d’armure, si ce n’est une paire de jambières prélevée au cadavre d’un chevalier anglais après la bataille de Stirling. Il se dit qu’il aurait mieux fait de se vêtir d’une cotte de mailles.

Les archers se mirent en formation. Malgré la distance, Duncan vit que certains d’entre eux avaient des armes différentes : plus ramassées que les longues courbes des arcs.

— Des arbalètes, marmonna Kerald. Ces scélérats ont des arbalètes.

Les hommes armèrent les carreaux et les flèches. Au son d’une corne, ils tirèrent. À cet instant, le ciel devant les Écossais s’obscurcit et sembla fondre sur eux. Duncan ferma les yeux et se recroquevilla, sa lance inutilement tendue devant lui. Il sentit le souffle des projectiles tout autour de lui et entendit les cris qui fendaient l’air. Un violent impact sur le côté le fit tomber. L’espace d’une seconde, il crut qu’il avait été touché et il serra les dents pour anticiper la douleur qui, il le savait, n’allait pas tarder. Mais comme elle n’arrivait pas, il rouvrit les yeux et comprit qu’il avait chuté à cause de Kerald. Le vieil Écossais avait un carreau planté dans le visage. Il lui avait fracassé la joue, juste sous l’œil. Pris de convulsions, Kerald, par son poids, enfonça un peu plus Duncan dans la boue et ce dernier poussa un cri. D’autres volées de flèches s’abattaient. Les hommes mouraient les uns après les autres. Le schiltron le plus proche du leur se défaisait sous les salves. Duncan essaya de repousser le corps de Kerald, mais quelqu’un d’autre était étendu sur sa jambe et l’empêchait de bouger. Il était cloué au sol. Face contre terre, la boue humide et glaciale s’immisçait entre ses lèvres. Dans sa panique, il vit la cavalerie anglaise former une ligne et s’élancer dans sa direction.

La terre recommença à trembler.