Chapitre 62

Monté sur son destrier gris au milieu de la cavalerie écossaise, James Stewart regardait avec effroi les archers gallois décocher leurs flèches. Les premiers rangs à l’extérieur des schiltrons reçurent la salve initiale de plein fouet. Les hommes touchés furent tout bonnement catapultés vers ceux de derrière. Des trous apparurent instantanément, entre les morts et les blessés, sans compter ceux qui lâchaient leur lance et se jetaient au sol dans l’espoir d’esquiver la grêle assassine.

— Seigneur, sauve-nous, murmura quelqu’un.

James l’entendit à peine. Il se dressa sur ses étriers. Les archers écossais sous les ordres de son frère répondaient aux Anglais avec leurs propres flèches. Mais il fut clair dès les premiers tirs qu’ils n’auraient que peu d’effet sur l’ennemi. Leurs arcs étant plus puissants, ils pouvaient rester hors de portée. Une corne retentit par-dessus les cris de détresse. James en reconnut le son grave et long. C’était la corne de Wallace – le signal pour la cavalerie de se jeter dans le combat. Ceux qui l’entouraient l’entendirent aussi et ils rabattirent leur visière en raccourcissant leur prise sur les rênes.

— Attendez ! hurla John Comyn en pointant son épée vers la colline où les chevaliers anglais se regroupaient sous les bannières des comtes de Lincoln, de Hereford, de Norfolk et de Surrey.

Un étendard était plus grand que les autres. D’un rouge délavé, il arborait un dragon jaune en son centre. Les archers gallois avaient cessé de tirer. Dirigés par les comtes, les chevaliers chargèrent les schiltrons, qui ne formaient plus des anneaux impénétrables, mais des masses d’hommes désorganisés et livrés à eux-mêmes.

— Il faut les aider ! s’écria James.

— Nous ne pouvons pas l’emporter, rétorqua lord de Badenoch, les yeux braqués sur la compagnie de chevaliers anglais lancés au galop sur la colline.

Deux schiltrons s’étaient démantelés avec la première charge, les Écossais s’éparpillaient. La corne de Wallace retentit une nouvelle fois. Élevant la voix, John Comyn s’adressa aux hommes autour de lui :

— La bataille est perdue. Tout espoir est perdu, il ne nous reste qu’à battre en retraite.

— Nous ne pouvons pas les livrer à une mort certaine ! protesta James.

Quelques chevaliers clamèrent qu’ils étaient d’accord, mais d’autres filaient déjà en direction des bois, fuyant les Anglais.

— Vous n’êtes que de sales lâches ! s’égosilla un homme de Wallace.

Sortant des rangs, il lança son cheval le long de la colline, suivi par une poignée de commandants de Wallace. Ils lancèrent un cri de bataille à pleins poumons en partant. Quelques chevaliers anglais qui galopaient vers les schiltrons dévièrent de leur trajectoire pour les contrer. Les anneaux défensifs avaient vécu de toute façon, les Écossais éparpillés grimpaient la colline en courant pour se mettre à l’abri dans les bois. Les soldats de l’infanterie galloise s’élancèrent à leur poursuite dans le champ boueux.

Lorsque les chevaliers anglais dirigèrent leurs chevaux vers la cavalerie écossaise, John Comyn fit pivoter son cheval et s’éloigna, suivi de son fils. Leur départ donna le signal d’un exode massif dans les rangs, nombre d’hommes étant des partisans voire des parents de lord de Badenoch.

Malcolm, le beau et jeune comte de Lennox, croisa le regard de James.

— En quoi serez-vous utile à votre roi, sir James, si vous êtes enfermé dans la cellule à côté de la sienne ? lui demanda-t-il.

Tandis que Lennox et ses chevaliers s’enfonçaient dans les bois de Callendar, James s’attarda quelques instants. Il scruta la foule, cherchant son frère, quelque part dans ce chaos.

— Sir ? s’enquit l’un de ses hommes dont le regard passait du chambellan aux chevaliers anglais qui se rapprochaient de plus en plus.

James cria de frustration, fit faire un rapide demi-tour à son coursier et s’enfuit à son tour entre les arbres.

 

Tout l’empire qu’avait Wallace sur ses hommes se délita en quelques minutes, lorsque la terreur désintégra les forces écossaises. Les flèches et les lances jonchaient le sol, où beaucoup d’Écossais gisaient morts. Les cris des blessés se mêlaient en un seul immense hurlement. Ceux qui avaient survécu aux salves que les archers avaient fait pleuvoir sur les schiltrons rampaient au milieu des cadavres de leurs camarades pour échapper à la charge des chevaliers. Certains coururent vers les bois, d’autres vers la rivière au bas de la colline. Là, les berges vaseuses, d’une profondeur parfois insoupçonnable, les attendaient. Le champ de bataille choisi par Wallace en raison de la protection naturelle qu’offrait le cours d’eau était devenu un piège pour les hommes. Ceux qui arrivaient au bord de la rivière y sautaient désespérément en espérant atteindre l’autre rive, mais la plupart s’enlisaient. Prisonniers de la bourbe pestilentielle, ils devenaient des cibles faciles pour les archers gallois.

Les Chevaliers du Dragon cavalaient dans ce chaos, le monstre entouré de flammes scintillant sur leurs boucliers dans le matin blafard. Ils attaquaient avec leurs pères, qui avaient une place autour de la Table Ronde. Ils attaquaient pour leur roi.

Aymer de Valence était à la tête des hommes de Pembroke, qui servaient presque tous son père depuis des décennies. Sa bannière aux rayures bleues et blanches flottant au-dessus de lui, il mena un assaut foudroyant sur les archers de Wallace et traversa leurs rangs sans difficulté. Aymer de Valence planta lui-même sa lance dans la poitrine de John Stewart, lequel, projeté en arrière, roula encore et encore sur le sol avant que les sabots du destrier ne lui fracassent le crâne. Laissant le corps démantibulé du frère du chambellan derrière lui, Aymer tira son épée et se mit à tailler en pièces les archers en fuite. Tout en s’adonnant à sa sinistre tâche, il beuglait férocement.

Henry Percy, exalté par la chance qui lui était offerte de venger l’humiliation subie par son grand-père à Stirling, se lança dans la mêlée avec les chevaliers de ses domaines du Yorkshire. Quelques Écossais se retournèrent pour faire front. L’un d’eux parvint à toucher un cheval au flanc. L’animal s’effondra, ainsi que son cavalier. L’Écossais reçut la pointe d’un autre chevalier dans la gorge une seconde plus tard, et de grandes gerbes de sang saluèrent sa fin. La noblesse écossaise avait fui, il n’y avait plus que la masse des paysans promise au massacre. Ces hommes n’avaient plus que l’espoir de s’échapper, ou de mourir rapidement. Le roi Édouard voulait qu’on prenne vivants Wallace et les meneurs de l’insurrection, mais dans une telle débâcle, il était difficile de garantir le sort de qui que ce fût.

Humphrey de Bohun, le visage dégoulinant de sueur dans son heaume, chargea avec les hommes de son père le long des pentes basses de la colline, où les Écossais couraient vers la rivière. Il savait que la bataille était gagnée. Maintenant, leur travail consistait à tuer tous les ennemis présents. Humphrey, ayant déjà utilisé sa lance, serrait son épée dans son poing. Il la plongea victorieusement dans le cou d’un homme qui fuyait devant lui et sentit l’onde de choc dans son bras. Décapité, l’Écossais s’effondra derrière lui. Plus loin, le père de Humphrey poursuivait un groupe de lanciers qui dévalait vers le cours d’eau. Le comte les pourchassait avec acharnement, sa lance penchée vers le sol. Tout à coup, son cheval s’écroula sous lui.

Humphrey poussa un cri en voyant son père tomber. Le destrier, déjà d’un poids énorme, auquel il fallait ajouter la housse de mailles, la selle et Hereford lui-même en armure, avait plongé dans un trou de vase. Hurlant à ses hommes de le suivre, Humphrey talonna son cheval pour rejoindre son père, qui avait lâché sa lance et essayait de faire sortir l’animal de la fange. La bête hennissait et s’enfonçait davantage à chaque mouvement de tête désespéré qu’elle faisait. Trois lanciers écossais que le comte traquait un instant plus tôt se retournèrent vers lui. Plus légers et plus agiles, n’ayant pas d’armure pour entraver leurs gestes, ils n’étaient embourbés que jusqu’aux genoux. Humphrey voulut prévenir son père. Son appel se répercuta, assourdissant, à l’intérieur de son heaume tandis que deux des lanciers visaient son père.

Le comte réussit à repousser l’une des lances avec son bouclier, mais l’autre le frappa aux côtes. La force du coup fit sauter les mailles et la pointe pénétra dans la chair. Ce n’était pas une blessure fatale, son armure lui avait évité le pire, mais l’impact poussa un peu plus le cheval dans la vase, jusqu’au cou, et fit perdre l’équilibre au comte. Il bascula du mauvais côté, vers l’ennemi, et la pointe s’enfonça dans ses muscles, perforant ses poumons.

Humphrey poussa un hurlement en voyant son père se plier sur lui-même et glisser de la selle. L’Écossais lâcha sa lance et poursuivit laborieusement son chemin avec ses camarades vers la rivière. Arrêtant net son cheval, Humphrey sauta à terre comme il pouvait et s’avança dans la vase sans écouter les appels de ses hommes. La mélasse le happa rapidement et monta jusqu’à ses cuisses. Son père était un peu plus loin, à moitié submergé, la lance toujours plantée dans les côtes, le visage enfoncé dans la tourbe. Humphrey avançait en ahanant. Le sol s’affaissa soudain sous ses pieds et la vase atteignit sa poitrine. Son père était encore à quelques pas et l’on ne voyait plus que ses cheveux et la bosse de son dos. La vase l’avalait. Humphrey sentit la panique l’envahir. Des bras l’empoignèrent, il cria et se débattit. Son père était englouti. Le surcot bleu rayé de blanc demeura visible encore quelques instants à la surface, puis lui aussi disparut.