Les roues du chariot glissaient sur le sol détrempé. Les bœufs courbaient la tête sous l’orage, leurs sabots s’enfonçant dans la boue mêlée d’argile rougeâtre. Robert, l’eau dégoulinant sur son visage, avait les yeux braqués sur les tas de poutres à l’arrière du chariot, destinées à la nouvelle palissade d’Ayr.
— Quatre autres chargements doivent arriver aujourd’hui, sir. Le reste sera là d’ici la fin de la semaine.
Robert regarda l’homme qui se tenait à côté de lui, courbé sous la pluie, un charpentier du coin dont il avait fait son maître d’œuvre.
— Je veux que vous commenciez à travailler dès demain sur les baraquements, dit-il en se tournant vers les bâtiments en bois qui se dressaient derrière eux, sur les berges de la rivière qui coulait, paresseuse, vers l’estuaire au nord de la ville.
Henry Percy les avait fait construire pour ses hommes, Robert les avait repris pour les siens après que la ville eut été libérée.
— Quand ce sera fait, vous vous consacrerez aux défenses de la ville.
Le maître d’œuvre opina. Levant la main pour héler les charretiers, il alla à leur rencontre pour les diriger à travers le terrain boueux de la cour.
Robert laissa errer son regard sur les rives où le bétail paissait. Malgré la pluie, il sentait l’odeur âcre de fumier et d’urine qui se dégageait de la tannerie, par-dessus celles des embruns et du bois en feu. De la fumée s’élevait au-dessus de la plupart des maisons à clayonnage dont il apercevait les toits couverts de joncs et de genêts. Ayr était progressivement revenu à la vie après le départ des troupes de Percy et l’espoir avait timidement refait surface. Cependant, tous accueilleraient avec soulagement la nouvelle palissade, car l’avenir du royaume demeurait incertain et ils n’avaient pas la moindre idée de la façon dont Wallace et son armée s’en étaient sortis face aux Anglais.
Robert bouillait d’impatience. Il n’avait pas reçu la moindre nouvelle depuis qu’il avait quitté la forêt de Selkirk. Dans les semaines qui avaient suivi son retour à Ayr, il s’était demandé s’il n’aurait pas mieux fait de rester auprès du nouveau Gardien de l’Écosse. Il lui paraissait futile d’avoir adoubé Wallace avec cette solennité un peu ridicule pour se retirer une nouvelle fois dans l’anonymat. Il avait pensé s’impliquer dans la campagne des Écossais – histoire de prouver sa valeur comme meneur d’hommes et de démontrer, une fois pour toutes, son attachement au royaume. James Stewart l’avait convaincu de n’en rien faire. Le chambellan l’avait persuadé de ne pas trop se mêler des affaires de Wallace et des Comyn, lui conseillant plutôt de grossir son armée de partisans jusqu’à ce que le temps soit venu d’annoncer son ambition. Robert se sentait un peu frustré, mais il ne pouvait nier l’intelligence du chambellan. Pour que son plan ait une chance de réussir, il devait conserver son intégrité, et pour cela il lui fallait rester à l’écart de ceux qui se battaient toujours pour le retour de Balliol.
Le chariot s’arrêta, les bœufs meuglèrent et Robert entendit au même moment qu’on l’appelait. Christopher Seton arrivait près de lui. Les cheveux blonds de l’écuyer, mouillés, étaient plaqués sur son front et des gouttes d’eau coulaient le long de son nez. Il avait l’air grave.
— Mon cousin a besoin de vous voir, Robert. À vos appartements.
— Pourquoi ? demanda Robert en fronçant les sourcils.
Christopher fixait le sol. Il ne voulait pas croiser son regard.
— Il dit que c’est important. Sir, il veut que vous alliez le voir. Aussi vite que possible.
Christopher ne s’adressait plus aussi formellement à lui depuis longtemps. Cela mit Robert mal à l’aise.
— Très bien.
Après avoir dit un mot au maître d’œuvre, il quitta les berges avec Christopher, leurs bottes s’enfonçant dans la boue. Les baraquements fourmillaient d’hommes et de femmes. Toute sa compagnie l’avait suivi là quand il avait quitté la forêt, et les épouses des chevaliers les avaient rejoints. Dans les écuries bondées, les palefreniers balayaient la paille salie et remplissaient les auges d’eau. Un groupe de chevaliers de John d’Atholl, abrité sous l’avancée du toit d’un bâtiment, jouait aux dés. Ils saluèrent Robert d’un hochement de tête tandis qu’il se dirigeait vers la grande salle où il avait pris logis.
Trempé jusqu’aux os, Alexandre l’attendait devant la porte.
— Que se passe-t-il, mon ami ? lui lança Robert en le rejoignant.
De l’intérieur de la salle lui parvinrent les pleurs étouffés de sa fille. Le chevalier avait un air sinistre et la première pensée de Robert en entendant les cris de Marjorie fut qu’elle était concernée.
— Au nom du Christ, Alexandre, répondez-moi ! C’est Marjorie ?
Il passa devant le chevalier, qui le retint par le bras.
— Cela n’a rien à voir avec votre fille, Robert.
La voix d’Alexandre était réduite à un murmure.
— Je dois vous montrer quelque chose.
De plus en plus troublé, Robert le laissa pousser la porte. Il entra et scruta brièvement l’intérieur de la pièce. Celle-ci servait à recevoir des invités. Il y avait quelques tabourets, mais c’étaient pour ainsi dire les seuls meubles. Il n’avait ni le temps ni le goût de l’améliorer, et d’ailleurs il n’avait pas l’intention de rester pour toujours dans cette petite ville côtière. Il n’était presque jamais là, sauf pour dormir, toutes ses heures étant consacrées à l’administration de la ville et de son comté.
Il remarqua que Judith s’était levée brusquement en voyant la porte s’ouvrir. Elle berçait Marjorie dont il discernait le petit visage rougeaud. Marjorie cria plus fort en découvrant son père et elle tendit les bras vers lui. Judith bégaya quelque chose que Robert ne comprit pas, et il entendit tout de suite après un autre cri derrière la porte de sa chambre à coucher. Passant devant Judith, Robert entra.
Sa chambre était la plus grande des trois pièces qui composaient la grande salle. Elle s’étirait devant lui, éclairée par quelques bougies. Il y avait une table et un banc où il prenait ses repas, près d’un feu qui crépitait dans la cheminée de terre cuite. Les reines-des-prés dont le sol était couvert se collèrent à la boue de ses bottes. Des vêtements pendaient à une perche, les siens et ceux de Katherine. Plusieurs coffres contenant son armure et son épée étaient empilés entre deux poteaux encastrés dans le mur. Une carafe en verre bleu était posée sur la table, à côté de deux coupes et des reliefs d’un repas qui n’étaient pas là quand il était parti, plus tôt dans la matinée. Les bougies étaient presque entièrement consumées. Robert enregistra toutes ces informations en quelques secondes, puis il entendit de nouveau le petit cri et ses yeux allèrent vers le lit qui se trouvait contre le mur opposé. De grands rideaux suspendus à une poutre du plafond le dissimulaient à la vue. Les reines-des-prés couvrirent le bruit de ses pas. Arrivé près du lit, Robert saisit les rideaux et les écarta.
Katherine était dans le lit, nue, le visage empourpré tourné vers le ciel, les yeux mi-clos. Étendue sous un homme dont les mains empoignaient ses cuisses ouvertes. Le bruit des rideaux lui fit ouvrir les yeux. Elle passa du plaisir à l’horreur en une fraction de seconde et elle se démena pour se dégager de l’homme, qui fit volte-face et poussa un juron à la vue de Robert. Katherine se recroquevilla et attira le drap sur son corps pour le couvrir. L’homme, que Robert reconnut comme un des paysans du coin qu’il avait engagés pour travailler sur les fortifications, rampa à quatre pattes hors du lit et ramassa ses braies, jetées à même le sol. C’était un jeune homme assez beau, il n’avait pas dix-huit ans. Sa virilité fièrement dressée commençait déjà à mollir entre ses jambes. Il enfila sa culotte et serra la corde à sa taille pendant que Robert le toisait en silence. Katherine respirait comme une bête prise au piège. Ses yeux se posèrent un instant sur Alexandre, qui se tenait derrière Robert.
La haine qu’il y lut fit que Robert se retourna. Il avait oublié la présence du lord dans son dos. Christopher l’avait suivi, lui aussi.
— Vous saviez, leur dit-il d’une voix morne, étrangement calme.
— Je suis désolé, mon ami, répondit Alexandre sans détacher les yeux de Katherine, qui lui lançait toujours un regard noir. Mais il fallait que vous le voyiez par vous-même.
— Sale serpent ! cracha-t-elle. Vous m’espionnez ?
Avisant un vêtement roulé en tapon au bord du lit, Robert se baissa et le ramassa. C’était une des robes de Katherine. Elle était courte et serrée, comme à son habitude. Il la lui jeta.
— Habille-toi.
— Robert, s’il te plaît, murmura-t-elle en changeant de ton.
Il se détourna tandis qu’elle enfilait la robe en tentant de l’amadouer.
— Je t’en supplie.
Lorsqu’elle fut vêtue, elle fit le tour du lit pour se planter devant lui.
— J’étais seule. Tu n’es jamais ici. Pas pour moi. Seulement pour tes hommes.
Elle lui effleura le bras, timidement.
— Sors d’ici.
Elle posa doucement la main sur son poignet.
— Robert, je t’en prie, je…
— Je t’ai dit de partir…
— J’attends un enfant, annonça-t-elle soudain en se mettant à sangloter.
— Un enfant ? rétorqua-t-il d’une voix de marbre. De qui est ce bâtard ?
Katherine blêmit, puis elle changea de stratégie.
— Qui s’occupera de ta fille ?
Elle se tourna vers Judith, debout sur le seuil, qui serrait Marjorie dans ses bras.
— Tu crois qu’elle en est capable ? La pauvre fille s’écroulerait si je n’étais pas là pour la faire marcher droit.
— Tu n’as plus à t’inquiéter de ma fille.
— Et où vais-je aller ? Comment vais-je survivre ?
— Je suis certain que tu pourras exercer tes talents dans n’importe quelle ville.
Katherine le dévisagea un moment, déglutit avec difficulté, puis elle alla prendre sa cape sur la perche. Le souffle court, elle enfila une paire de chaussures et récupéra quelques affaires qu’elle fourra dans un sac. Robert n’essaya pas de la retenir. Le jeune amant de Katherine était resté près du lit, contre le mur. Il avait enfilé sa tunique et semblait chercher une autre issue.
Katherine bouscula Alexandre en se dirigeant vers la porte.
— Salaud, lui dit-elle entre ses dents avant de sortir sous la pluie.
Quelques instants plus tard, le jeune homme, les bottes à la main, tenta une sortie discrète. Robert avait l’intention de le laisser partir, mais sa colère explosa subitement et il se mit à serrer le cou du garçon d’une clé de bras. Indifférent aux cris d’Alexandre, il le traîna jusqu’à la cour. Alexandre et Christopher se hâtèrent de le suivre. Le garçon hurlait, implorait son pardon. Robert le projeta au sol et lui donna un violent coup de pied dans l’estomac. Il se plia en deux, le visage tordu par la douleur. Plusieurs chevaliers d’Atholl couraient dans la cour, attirés par la bagarre. Sans tenir compte de leurs cris, Robert saisit le garçon par la tunique et le releva pour lui donner un coup de poing. Alexandre posa sa main sur son épaule. Robert fit face à son compagnon, qui voulut esquiver, mais Robert ne le frappa pas : il lui prit son épée. Lorsqu’il se retourna vers le garçon qui se débattait dans la boue, terrorisé, Alexandre réussit à saisir son bras et à arrêter son geste.
— Il a pris ce qui s’offrait à lui, Robert. Il n’aurait pas dû. Mais il ne mérite pas de mourir.
Le jeune homme se remit péniblement debout. Sa tunique était déchirée. Abandonnant ses bottes tombées par terre, il se rua à travers la cour. Deux chevaliers qui observaient la scène s’apprêtaient à l’appréhender, mais Alexandre leur cria de le laisser partir.
Robert reporta sa fureur sur lui.
— Pour qui vous prenez-vous ?
— Je fais partie des hommes qui ont pris le risque de tout perdre pour vous soutenir, répliqua Alexandre sans se démonter. Je pense que vous pouvez devenir roi, Robert. Mais il faut que vous commenciez par y croire.
D’autres voix se firent entendre dans la cour. Robert tourna la tête et vit son frère et John d’Atholl arriver, suivis par Walter et plusieurs chevaliers de Carrick. Ils avaient l’air tendus. Il crut qu’ils étaient là à cause de l’altercation, mais il avait tort, comme il le comprit quand John prit la parole.
— Nous avons des nouvelles. L’armée de Wallace a été vaincue à Falkirk. Des milliers d’hommes sont morts.
— Et Wallace ? demanda Alexandre en oubliant Robert.
Christopher s’était rapproché.
— Nous n’en savons rien, répondit Édouard en dévisageant son frère. La cavalerie, sous les ordres de Comyn, s’est enfuie du champ de bataille sans même y prendre part. Ces bâtards ont préféré sauver leur peau et laisser les autres se faire massacrer.
— Et le roi Édouard ? s’enquit Robert. Est-ce que vous me dites que l’Angleterre contrôle le royaume ? Que nous avons perdu l’Écosse ?
— Rien n’est sûr. Ce que nous savons, c’est que les Anglais arrivent.
Robert réfléchit.
— Il vient me chercher, marmonna-t-il au bout d’un moment.
Son beau-frère acquiesça.
— Maintenant, vous êtes le seul qui soit dangereux pour lui.
— Mais la nouvelle palissade n’est même pas construite, dit Christopher d’une voix rauque. Nous ne pouvons pas défendre Ayr.
— Que suggérez-vous que nous fassions ? le rabroua Édouard. Fuir comme des lâches ? Laisser cette ville et tous ceux qui s’y trouvent à la merci de votre roi sans foi ni loi ?
Alexandre s’interposa, glacial.
— Mon cousin fait partie de la compagnie, tout comme vous. Peu importe où il est né.
Robert les écoutait s’affronter en silence. La pluie coulait sur la lame qu’il serrait dans sa main. Derrière lui, dans la salle, sa fille criait. Au-dessus des baraquements, des volutes de fumée s’élevaient des maisons. Il pensa à la vague d’optimisme qui était née ici ces derniers mois. Puis il songea aux chariots chargés de bois qui attendaient sur les berges de la rivière.
— Brûlons-la.
À ces mots, les hommes cessèrent de se quereller. Robert les observa les uns après les autres et répéta, d’une voix grave.
— Brûlons la ville et allons dans les collines, là où les Anglais ne pourront pas nous suivre. Nous irons chercher le chambellan, s’il a survécu à la bataille.
— Fuir ? s’écria Édouard en secouant la tête.
Robert soutint son regard.
— Nous ne pouvons pas battre les Anglais. Pas encore. La seule chose que nous puissions faire, c’est de ne leur laisser aucune nourriture ni aucun endroit où s’abriter. Plus les ravitaillements doivent faire du chemin, plus il est difficile pour eux de subvenir à leurs besoins.
John d’Atholl hocha la tête.
— Je vais l’annoncer à mes hommes. Nous allons commencer l’évacuation de la ville immédiatement.
Sans un mot, Robert rendit son épée à Alexandre et s’éloigna avec Atholl.
Tandis que les autres se dispersaient sous la pluie, Alexandre resta en arrière avec Christopher. Quand ils furent partis, il rengaina son épée, sortit une bourse de la poche pendue à sa ceinture et la tendit à son cousin.
— Donne-la au garçon. Il n’a pas dû aller bien loin.
Christopher, agacé, évita son regard.
— Tu y penses encore après ce que nous venons d’entendre ?
Il tourna le dos pour s’éloigner, mais Alexandre le retint par le bras.
— Je ne voulais pas m’en mêler, tu le sais, lança Christopher. Robert m’a sauvé la vie. Nous l’avons trahi !
— Ce n’est pas nous qui l’avons trahi. C’est Katherine. Nous lui avons seulement ouvert les yeux. As-tu eu beaucoup de mal à faire en sorte qu’elle couche avec le premier étalon venu ? Il n’a pas fallu longtemps au gaillard pour la mettre au lit, n’est-ce pas ? Robert n’aurait jamais écouté la voix de la sagesse. Katherine était une de ces cordes qu’il nous fallait trancher si nous voulons qu’il devienne roi. Quand cela arrivera, tu me remercieras. N’oublie pas, cousin, que nous avons autant à perdre que Robert s’il ne parvient pas à s’emparer du trône. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’il y arrive.
Alexandre fourra la bourse dans les mains de Christopher.
— Maintenant, j’ai dit au garçon que je le récompenserai. Je tiens mes promesses.