Chapitre 66

Robert s’accroupit dans la trouée entre les arbres. Après avoir ramassé une petite branche par terre, il rabattit la capuche de sa cape verte en arrière pour mieux y voir. Une douzaine d’hommes formaient un cercle autour de lui, pareillement vêtus de capes qui dissimulaient les reflets des cottes de mailles. Des feuillages qui les surplombaient leur parvenaient les trilles des merles et des grives que leur arrivée dérangeait. Au-dessus, le ciel était d’une blancheur éblouissante. Les arbres protégeaient les hommes de la férocité du soleil, mais l’humidité de l’air et les insectes les tourmentaient : moucherons, mouches, tiques rendaient fous les hommes à force de les harceler et de tourner autour d’eux.

— Comme nous le savons, les chariots arriveront par cette route, dit Robert en traçant une ligne dans la poussière. En direction de Roxburgh.

Avec son bâton, il pointa un caillou au bout de la ligne avant de tracer un cercle à l’autre extrémité.

— Sir James et ses hommes les surveilleront de là, où le terrain est surélevé et où ils auront une vue dégagée sur la route. Pendant ce temps, nos troupes attendront ici, ajouta-t-il en traçant deux croix de part et d’autre de la ligne. Bon, nous ne savons pas exactement quand les Anglais arriveront, mais nos éclaireurs pensent que ce sera dans l’après-midi, en tout cas avant la tombée de la nuit. Sir John et ses hommes ont reconnu la route.

Il leva les yeux vers son beau-frère, qui acquiesça. Les cheveux noirs d’Atholl étaient cachés sous sa capuche. Il avait l’air pressé de se retrouver face aux Anglais.

— Nous estimons qu’il faudra environ dix minutes au convoi de ravitaillement pour atteindre nos positions, après qu’il sera passé devant le chambellan, précisa-t-il.

Robert croisa le regard ombrageux de John Comyn.

— Je suppose que vous avez désigné quelqu’un pour nous transmettre le signal de James.

Comyn était pâle, le visage bouffi.

— C’est Fergus qui s’en occupera, marmonna-t-il en désignant de la tête un Écossais athlétique qui se tenait les bras croisés.

Robert observa les chevaliers de Comyn, auxquels s’ajoutaient des hommes du Galloway. Ils avaient tous le même air revêche et indomptable, mais Robert savait que cela n’était pas tant dû à l’arrivée de l’ennemi qu’à ses hommes à lui qui leur faisaient face. De ses gens, Atholl était le seul qui parût concentré sur le plan. Gartnait semblait soucieux, Alexandre Seton sur ses gardes, Christopher nerveux, tandis que Neil Campbell, nonchalant, essayait de déloger quelque chose coincé entre ses dents avec une brindille. Édouard regardait John Comyn avec une haine qu’il ne cachait pas.

— Bien, dit Robert sombrement en reportant son attention sur la ligne qu’il avait tracée. Le chambellan va laisser les Anglais se jeter dans la gueule du loup avant de descendre pour les empêcher de battre en retraite. De notre côté, nous refermerons le piège et…

Robert s’interrompit, ayant entendu quelqu’un marmonner. Ses yeux se posèrent sur Dungal MacDouall, debout à droite de Comyn, qui portait un haubert épais sous sa cape brune.

— Vous avez quelque chose à dire ? lui demanda-t-il.

MacDouall soutint son regard sans ciller.

— Je pense qu’il est risqué de tenter une embuscade aussi près du château. Si la garnison de Roxburgh est alertée, elle sortira pour nous prendre à revers. Pourquoi ne pas laisser les troupes du chambellan engager le combat ? Nous irions les aider.

Édouard répondit avant que Robert ait pu ouvrir la bouche.

— Nous avons déjà examiné ce genre d’objections, MacDouall. N’avez-vous rien écouté de ce qui se disait ?

Robert jeta un regard noir à son frère tandis que Dungal murmurait quelque chose dans sa barbe.

— Il n’y a pas de meilleur endroit pour l’embuscade, dit-il en écartant les bras pour montrer les bois autour d’eux. Le terrain est parfait pour nos chevaux et nous pouvons attaquer simultanément des deux côtés. Nous savons que le convoi sera bien défendu. Les éclaireurs nous ont dit qu’il y avait une trentaine d’hommes à cheval et le double à pied, sans compter les conducteurs. Non. C’est là que nous devons prendre position. Si nous agissons rapidement, nous détruirons leurs vivres et pourrons battre en retraite dans la forêt bien avant que la garnison de Roxburgh ait le temps de monter une offensive.

Dungal glissa quelque chose à l’oreille de John Comyn, et Robert chassa avec irritation une mouche qui volait devant lui. L’air était si épais qu’il était difficile de respirer. Il se rappela la colline galloise enténébrée et couverte de neige, les flammes qui crépitaient dans la nuit, les corps éparpillés autour des chariots, les chevaux blessés qui gémissaient piteusement. Il avait préparé cette embuscade en pensant à Nefyn, mais il ne pouvait nier que ce fût différent ici, plus dangereux que ça ne l’était pour les Gallois, lesquels pouvaient à tout moment s’esquiver dans les montagnes. Pour commencer, il faisait jour. Et le terrain, s’il se prêtait davantage à une attaque, rendait aussi plus facile à l’ennemi de les poursuivre si ça tournait mal. Les paroles de Dungal suscitèrent le doute en lui.

Le château de Roxburgh était rempli de soldats anglais à moitié morts de faim qui attendaient l’arrivée des vivres. Il repoussa ses inquiétudes. Il fallait que le plan réussisse. Il se releva et jeta la branche par terre en croisant le regard de l’autre Gardien.

— Êtes-vous avec moi, John ? J’ai besoin d’en être sûr.

Après un instant, John hocha la tête, la mâchoire crispée.

— Pour Falkirk, ajouta Robert en lui tendant la main.

John la saisit. Ils se serrèrent brièvement la main, puis chacun s’éloigna.

Les deux groupes se séparèrent, Comyn et ses chevaliers en direction de la route où les attendait, un peu plus haut, le reste de leur compagnie. Robert et ses hommes s’enfoncèrent plus avant dans la forêt en faisant s’envoler devant eux les oiseaux. Les arbres, plus clairsemés vers la route, ne permettaient pas de rester à couvert, ce qui posait un problème si les Anglais avaient des éclaireurs à l’avant du convoi. Ils ne pouvaient prendre le risque d’être repérés et que l’alerte fût donnée. Robert avait décidé que les deux compagnies se tiendraient en retrait tant que le signal du chambellan ne leur serait pas parvenu.

Édouard jeta un coup d’œil par-dessus son épaule tandis qu’ils partaient.

— Ce corniaud de MacDouall conteste toutes les décisions que tu prends, dit-il tout à trac.

— Ne le blâme pas s’il nous en veut, répondit sobrement Robert. Notre père a tué le sien.

Édouard haussa les épaules avec indifférence.

— C’est son père qui a attaqué le nôtre. À quoi s’attendait-il ? Et puis d’ailleurs, c’était il y a longtemps.

Robert se mura dans le silence et se contenta d’écarter les branches qui le gênaient. Dans une clairière les attendait leur compagnie, qui se composait pour l’essentiel des chevaliers de Carrick, dont Nes et Walter, ainsi que des hommes d’Atholl et de Mar. Ils étaient soixante au total, ce qui, en y ajoutant les forces de John Comyn, était plus que supérieur aux quatre-vingts Anglais attendus.

— Le guetteur est en place ? demanda Robert en s’approchant de Walter et en acceptant la coupe de bière que Nes lui tendait.

Walter désigna les branches hautes d’un vieux chêne où Robert vit, au milieu de l’épais feuillage, les jambes d’un homme assis à califourchon.

Sa bière bue, Robert attendit. Il faudrait peut-être des heures avant que le signal arrive. Il fallait se reposer autant que possible. Les arbres étiraient leurs branchages au-dessus de lui, des rayons de soleil filtrant, obliques, là où la canopée était moins touffue. Ces bois constituaient la limite sud de la forêt de Selkirk. Sur cette frontière, il y avait essentiellement des chênes, des noisetiers et des bouleaux, et non les immenses pins qui culminaient au cœur de ce royaume végétal. De temps à autre, des éminences se transformaient en collines parsemées de bruyères, puis des vallées abruptes leur succédaient d’où jaillissaient soudain les flèches des abbayes et les tours des châteaux, tous construits avec les mêmes pierres roses.

S’adossant à un arbre, Robert observa ses hommes qui buvaient de la bière et discutaient entre eux. Ils étaient tous en sueur et portaient des vêtements sales après des mois de vie dans la forêt et de voyages d’un endroit à l’autre. Beaucoup s’étaient laissés pousser la barbe, car ils n’avaient pas le temps de se raser. Robert se frotta le menton et supposa qu’il devait leur ressembler.

Ces dix derniers mois, depuis que John Comyn et lui avaient été faits Gardiens, ils s’étaient engagés dans une guerre d’usure contre les châteaux toujours détenus par les Anglais livrés à eux-mêmes depuis que le roi Édouard avait ramené son armée en Angleterre. Ne disposant pas d’engins de siège, ils n’avaient pu lancer d’assauts de grande envergure et ils s’étaient efforcé de priver les garnisons des vivres qui leur étaient si nécessaires. À Stirling, on disait que les Anglais étaient sur le point de mourir de faim. Si Dieu était avec eux et leur accordait la victoire aujourd’hui, Roxburgh subirait le même sort. Ils auraient d’ailleurs grandement besoin d’un succès, car le château était situé à un endroit hautement stratégique, d’où Édouard, l’année précédente, avait lancé sa campagne.

Alors qu’il laissait ses yeux errer sur ses hommes, Christopher Seton croisa son regard. Robert avait adoubé le jeune homme à Noël pour le récompenser de sa loyauté des deux dernières années. L’écuyer avait d’abord semblé mal à l’aise d’être ainsi honoré, ce qui avait étonné Robert, mais Christopher avait peu à peu appris à ne pas accorder plus d’importance à son titre qu’il n’en méritait. Les autres s’étaient consacrés aux tâches qu’exigeait la guerre des nerfs qu’ils menaient. Certains s’en sortaient mieux que d’autres. Son frère et Alexandre Seton semblaient chez eux dans la forêt, à organiser des embuscades et des attaques, à vivre au jour le jour. Cela valait aussi pour John d’Atholl, dont le jeune fils, David, le servait comme écuyer, même s’il se languissait de son épouse restée au camp dans la forêt, avec les femmes et les enfants. Robert avait laissé Marjorie là-bas en la confiant aux soins de Christiane et de Judith. La nourrice avait changé depuis le départ de Katherine et semblait prendre plaisir à s’occuper de sa fille. De tous, Gartnait était celui qui avait le plus de mal à s’adapter, notamment parce qu’il n’aimait pas cette forme de guerre qui les obligeait à se cacher constamment – à ramper, comme il disait. Pourtant, même lui reconnaissait qu’il n’y avait pas d’alternative. Après la défaite de Falkirk, une bataille rangée était hors de question. Ils n’avaient pas les forces requises, et l’obstination de William Wallace, parti à l’étranger, qui défendait désormais leur cause auprès des rois et du pape, leur manquait.

Robert reporta son attention sur son frère, assis à côté de Neil Campbell. Tous deux se ressemblaient beaucoup – le même tempérament fougueux, le même sens de la répartie. Robert n’était pas surpris qu’ils soient devenus proches. Lui-même avait mis du temps à faire confiance à Campbell, l’un des lieutenants les plus fidèles de Wallace, mais il avait noté sa bravoure et ses talents de combattant, et au fil du temps il s’était aperçu qu’ils avaient plus en commun qu’il ne l’avait cru. Neil avait rejoint dès le début de la rébellion la compagnie de Wallace, après que les MacDougall eurent détruit les terres de sa famille à Lochawe. Dans l’ouest du pays, la guerre qui avait éclaté deux ans plus tôt entre les MacDougall, alliés des Comyn et de Balliol, et les MacDonald, lords d’Islay, qui agissaient toujours sur les ordres du roi Édouard, se poursuivait avec la même violence. Le chef des MacDonald était mort récemment, et c’est Angus Og qui lui avait succédé – l’homme qui avait proposé à Robert sa cuillère il y avait tant d’années, lors du banquet au château de Turnberry. Robert, qui éprouvait toujours la même vive douleur de la destruction de Lochmaben, partageait donc avec Neil des malheurs communs. Nombre d’entre eux avaient d’ailleurs connu des histoires similaires.

Le roi Édouard n’était pas encore revenu pour poursuivre son œuvre d’anéantissement, même si les rumeurs concernant l’imminence d’une prochaine campagne pullulaient. Cependant, malgré la distance, il s’était montré actif et avait offert des parcelles des terres confisquées à ses barons. Le comte de Lincoln avait reçu les domaines de James Stewart, Clifford le château de Caerlaverock au sud-ouest, et Percy la plupart des forteresses de Balliol dans le Galloway. Mais pour l’heure, tant que les Anglais ne s’assuraient pas le contrôle du royaume, les barons ne pouvaient pas réellement jouir de leurs nouvelles terres, menacées par les Écossais.

Observant les hommes qui allaient et venaient devant lui, Robert songea au chemin sur lequel il les engageait. À Irvine, quand il avait pris la décision de s’emparer du trône, il savait déjà que le processus serait long, mais il commençait seulement maintenant à se demander combien de temps il faudrait. Il y a une saison pour chaque chose, lui avait dit James quand il lui avait demandé quand il pourrait annoncer son ambition aux hommes du royaume. Sois patient, à l’écoute de l’ordre naturel des choses. Mais l’ordre naturel des choses, pour Robert, se réduisait surtout à des joutes politiques, à des attaques sur des convois de ravitaillement, à une tension incessante. Attendre, toujours attendre.

 

Le soleil poursuivait sa course dans le ciel et tapait sur la nuque de Fergus. Sa peau brûlait et des gouttes de transpiration coulaient dans son dos. Il chassa du revers de la main un frelon qui tournait autour de lui. Le gros insecte changea de trajectoire et se retrouva hors de portée. La lumière jouait sur l’écorce du chêne rongée par des scarabées au dos bleuté. Entre les branches, il distinguait en dessous de lui les têtes des hommes et les croupes des chevaux. Il avait une bonne vue d’où il était, les branches du chêne s’ouvrant devant lui à l’est et au sud, par-dessus les bois luxuriants. Par endroits, il apercevait distinctement la route, là où le terrain s’élevait. Derrière lui, en se tordant le cou, il pouvait apercevoir des murs roses à travers le feuillage : les remparts du château de Roxburgh.

Fergus se frotta le cou et plissa les yeux. Le soleil qui filtrait par les plus hautes branches l’éblouissait. Il aurait eu une vue tout aussi bonne de là-haut, mais davantage d’ombre. La chaleur lui donnait mal à la tête. Au bout d’un moment, il se redressa et finit par se tenir debout sur la branche où il était assis à califourchon depuis deux heures. Le sang afflua dans ses jambes et il eut bientôt des fourmis. Une voix le hélait.

— Fergus ? Alors, le signal ?

— Toujours pas, répondit-il à l’homme de Comyn qui levait le nez vers lui. Il faut que je bouge. Je vais aller plus haut.

Fergus enserra de ses bras une branche et se mit à grimper sans quitter des yeux l’endroit où étaient stationnés les hommes du chambellan. Un bourdonnement l’informa du retour du frelon mais il l’ignora, concentré sur son ascension, d’une branche à l’autre. Profitant d’une fourche, il passa de l’autre côté de l’arbre. Plus fines à cette hauteur, les branches pouvaient tout de même supporter son poids. Il en choisit une qui lui offrirait une vue dégagée à l’est tandis que ses feuilles le protégeraient de la morsure du soleil, et s’assit dessus. Le bourdonnement enfla dans ses oreilles. D’autres frelons. Il chassa un de ceux qui s’approchaient en poussant un juron. La bestiole s’esquiva. Fergus la suivit des yeux, prêt à l’intercepter si elle revenait. Il plissa un peu plus les yeux. Ils étaient des dizaines à tournoyer autour d’une petite branche, sous lui. À travers les feuilles, il distingua un gros renflement pâle.

Fergus se crispa en découvrant le nid. De plus en plus de frelons arrivaient dans sa direction. L’un d’eux se posa sur sa jambe et il le frappa. Il revint, passa devant ses yeux, le harcela. Fergus maudit sa malchance et se dit qu’il ne pouvait pas rester ici. Ces diables d’insectes le distrairaient de son guet. Il aurait mieux fait de ne pas bouger. Il tendit alors les mains vers la branche du dessus pour y prendre appui avant de redescendre. Lorsqu’il posa la main sur la branche, il sentit une piqûre. Il releva instinctivement la main et aperçut le frelon écrasé, le dard toujours planté dans sa paume. Au même instant, il reçut sur la nuque une autre piqûre. Fergus se donna un coup sur le cou, mais ce geste lui fit perdre l’équilibre. Il bascula en avant et heurta durement la petite branche du dessous. On entendit un craquement et le bruissement des feuilles et la branche céda. Se sentant tomber, il tendit les bras. Il parvint à s’agripper à une branche et resta là, suspendu, haletant, pendant que la branche dégringolait jusqu’au sol, le bourdonnement diminuant à mesure qu’elle chutait. Fergus cria pour avertir les autres, mais c’était trop tard. Quand elle heurta le sol, la poche s’ouvrit et libéra une nuée de frelons. Quelques secondes plus tard, des cris s’élevèrent jusqu’à lui.

Au loin, trois flèches traversèrent le ciel bleu, l’une après l’autre, au-dessus des bois qui surplombaient la route de Roxburgh.

 

De l’autre côté du chemin, dans la touffeur moite de la forêt, un sifflement fendit l’air depuis les grandes branches d’un orme blanc. Robert, qui s’était assoupi, se réveilla aussitôt. Un coup d’œil en l’air où un homme agitait le bras lui signala que le moment était venu. Sa compagnie, dispersée ça et là, vida les coupes de bière et les conversations s’arrêtèrent. Se remettant debout, tous se dirigèrent vers l’endroit où leurs montures étaient attachées. Certains prirent le temps de soulager leur vessie contre un buisson pendant que les écuyers finissaient de préparer les chevaux. Les oiseaux endormis dans la torpeur de l’après-midi prirent leur envol, effarouchés par cette soudaine activité.

Au côté de Chasseur, Robert enfila son heaume par-dessus sa cervelière, le visage fermé. Il entendait vaguement le bruit des chariots qui bringuebalaient sur la route. Il avait déjà accompagné un convoi de ravitaillement et savait le vacarme qu’il faisait sur une route semée de fondrières.

— Ils n’entendront pas grand-chose avec le raffut que font leurs chariots, dit-il aux autres en serrant les rênes de Chasseur dans une main et en prenant son épée dans l’autre. Avec l’aide de Dieu, le bruit nous couvrira quasiment jusqu’à ce qu’on soit sur eux.

Il pressa les flancs du destrier entre ses mollets pour le faire avancer de quelques pas. Ses hommes l’entouraient. John d’Atholl lui adressa un sourire grave en tirant son épée de son fourreau. Respirant difficilement sous les visières fermées, ils attendirent.

Le bruit se rapprocha et ils entendirent alors les sabots de nombreux chevaux. Robert ne percevait plus les tintements des harnais du côté des Comyn. Sans y prendre garde, il se concentra sur son objectif, comme un archer visant sa cible. Les chevaliers et ses beaux-frères étaient à ses côtés, les écuyers et les soldats derrière, brandissant de courtes épées et des haches. Nes avait l’air nerveux, mais il avait son arme et il était prêt à suivre Robert en enfer s’il le fallait. Walter n’était pas loin. L’écuyer chargé du guet, qui avait pour tâche de calculer le temps entre le signal et l’arrivée du convoi, descendit à la hâte de l’arbre et lui adressa un signe de tête.

Robert s’avança avec précaution, suivi par ses hommes, et la ligne se rompit au gré des obstacles du sous-bois. Les chevaliers devaient se baisser pour éviter les branches tout en gardant la bride courte aux montures. Plusieurs chevaux montraient des signes d’agitation, ils secouaient la tête, sentant la tension de leurs maîtres, mais les hommes réussirent à les contrôler. Au milieu des ormes et des chênes, Robert lança Chasseur au trot, imité par ses hommes. Le vacarme des chariots et des chevaux semblait emplir la forêt. Dès que les arbres se clairsemèrent, les chevaliers éperonnèrent leurs destriers pour se mettre au galop. Ils ne prêtaient aucune attention aux branches qui oscillaient près d’eux, aux buissons qui les lacéraient. Des rayons de soleil traversaient le feuillage. Devant, à la lisière du bois, ils distinguaient les formes imposantes des chariots et les reflets brillants des surcots.

Lorsqu’ils surgirent sur la route, Robert poussa un hurlement de toute la force de ses poumons :

— Pour l’Écosse !

À leur vue, les Anglais firent faire volte-face à leurs chevaux et sortirent les épées de leurs fourreaux en criant pour donner l’alerte. Les soldats, qui portaient la croix rouge de saint George, s’emparèrent de leurs armes et vinrent se poster devant les chariots chargés de caisses, de sacs et de barriques. Les chevaux de trait harnachés hennirent, effrayés, et les conducteurs durent batailler pour les contrôler. La compagnie de Robert arriva au grand galop sur leur flanc droit, les chevaliers vociférèrent et éperonnèrent leurs chevaux pour qu’ils sautent le petit talus qui bordait la route.

Robert fonça droit à l’avant du convoi sur un chevalier vêtu de noir qui portait une croix bleue sur son bouclier. Il brandit son épée en un grand mouvement circulaire, dont l’acier scintilla dans la lumière dorée du début de soirée. Le chevalier leva son bouclier et la lame percuta durement le bois. Il n’avait pas eu le temps de fermer sa visière et son visage affichait sa détermination à ne pas se laisser faire. Il repoussa la lame et allongea sur le côté. Son épée dérapa sur le bouclier de Robert et entailla le chevron rouge sur toute sa longueur. Le chevalier poussa un juron et revint à la charge. Sa lame rencontra celle de Robert à mi-hauteur, le choc de l’acier contre l’acier résonna dans l’air au milieu du brouhaha qui les entourait. Robert banda ses muscles pour attirer vers lui son adversaire. Les chevaux vacillaient l’un contre l’autre en se montrant les dents. Quand l’épée de l’homme vint toucher la garde de la sienne, il pivota, la rejeta de côté et le déséquilibra. Puis, reculant promptement tandis que le chevalier essayait de se rétablir, Robert sortit le pied de son étrier et l’envoya sur son adversaire. Le chevalier, déjà de guingois sur sa selle, bascula à la renverse en criant. Comme il n’avait pas lâché les rênes, la tête de son cheval fut entraînée dans sa chute.

Quand il retomba dans un fracas métallique, son destrier libéré se cabra et battit l’air avec ses sabots. Au passage, il frappa Chasseur à la nuque, ce qui le fit chanceler. Robert, qui n’avait pas encore remis son pied dans l’étrier, fut à son tour projeté en avant, par-dessus la tête de sa monture. Il heurta le sol, roula et reprit ses esprits juste à temps pour éviter les sabots d’un cheval de trait. Avec un soupir de soulagement, il ramassa son épée dans la poussière tandis que le chevalier, déjà debout mais le nez en sang, venait vers lui en grognant. Derrière lui, Robert aperçut un chaos de couleurs et de mouvements. Ses hommes étaient à la tâche. Il réalisa tout à coup que Comyn et les siens n’avaient pas attaqué le flanc gauche ; un frisson glacial le parcourut, mais déjà le chevalier se jetait sur lui et il fallut contrer, ramener son épée au-dessus de sa tête et l’abaisser rageusement pour parer.

Le combat était âpre, la surprise initiale ne jouait plus. Les Anglais, qui s’étaient rapidement organisés, se battaient pied à pied. Les épées des chevaliers fendaient l’air, les chevaux s’écrasant les uns contre les autres dans l’espace confiné. Les soldats ne s’épargnaient pas non plus, ils se battaient avec opiniâtreté, personne n’hésitait à lutter au sol, écraser les doigts de l’adversaire, lui fracasser le menton avec le pommeau de l’épée, lui trancher la gorge ou lui planter un coutelas dans le ventre. Le sang giclait et les chevaux devenaient fous. Les troupes de Robert étaient tenaces, mais sans le concours de celles de Comyn, ils faisaient face à une force plus nombreuse. En quelques instants, la victoire changea de bord, certains chevaliers écossais devant s’occuper de deux adversaires à la fois. John d’Atholl, poussé dans ses retranchements, luttait à la fois contre un chevalier et un soldat qui l’attaquait sans vergogne depuis le sol. L’un des chevaliers anglais hurla au conducteur du chariot de tête de rejoindre le château. Obtempérant, l’homme fouetta le dos des chevaux et le chariot s’ébranla en direction de Roxburgh.

Robert s’escrimait encore avec le chevalier en noir lorsque les deux chevaux de traits foncèrent sur lui. Il se jeta de côté, le chariot passa en cahotant devant lui. L’espace d’un instant, il se retrouva seul sur le flanc gauche alors que le combat se concentrait à droite. Il se tourna vers les arbres, reprit sa respiration et hurla le nom de Comyn. Il crut entendre des cris au loin, puis un deuxième chariot se mit en route vers Roxburgh.

Édouard Bruce venait de planter son épée dans la gorge d’un soldat qui l’avait touché à la jambe quand il vit les chariots s’ébranler et les conducteurs fouetter les chevaux pour qu’ils accélèrent. Il éperonna sa monture et se lança à la poursuite du plus proche, qui s’éloignait du lieu de l’escarmouche. Après être remonté à la hauteur des chevaux, il abattit violemment son épée sur le harnais en cuir qui se présentait à lui. Le conducteur du chariot lui donna un coup de fouet qui le rata de peu, mais lacéra sa monture à la croupe. Son cheval partit au galop. Pendant ce temps, celui qu’il avait libéré s’enfuit vers les bois à fond de train, ce qui n’empêcha pas le chariot de continuer sa course avec l’autre. Neil Campbell, comprenant le plan d’Édouard, se précipita pour trancher l’autre harnais. Quelques soldats écossais, qui avaient réussi à se dégager de leurs adversaires, montèrent sur les plate-formes, au milieu des caisses et des barriques, et se lancèrent à l’attaque des conducteurs. Deux chariots avaient fait demi-tour et repartaient par où ils étaient arrivés. Des chevaliers anglais s’étaient détachés pour les escorter, les guidant sans le savoir vers la compagnie de James Stewart.

Subitement, à leur gauche, des chevaliers apparurent dans une cavalcade désordonnée. Robert, qui était monté à l’arrière d’un chariot, les vit arriver à travers les arbres avec John Comyn à leur tête. Il lui hurla de s’occuper des chariots et se mit à ramper au milieu des sacs. Le chariot faisait d’incessantes embardées. Robert roula sur le côté, poussa un juron, s’agrippa aux montants de bois et finit par tomber sur le conducteur. L’homme se défendit mais d’un coup brutal, Robert le poussa hors de son siège et il se brisa le cou en atterrissant sur la route. Tandis que les chevaux terrifiés poursuivaient leur course, Robert lâcha son épée et s’empara des rênes. Le temps qu’il réussisse à arrêter le chariot, le reste des troupes des Comyn émergeait des bois et fondait sur les derniers Anglais. Sur les dix chariots, six s’étaient échappés, dont quatre en direction de Roxburgh et deux vers James Stewart.

Trempé de sueur, Robert sauta à terre et courut vers ses hommes. Remontant sa visière, il cracha la poussière et le sang qui lui obstruaient la gorge. Devant lui, le sol était jonché de cadavres. Quelques chevaux gisaient au milieu des hommes. L’un d’eux se tordait de douleur. Un instant Robert crut qu’il s’agissait de Chasseur, puis il vit son destrier. Nes l’avait récupéré. Toujours en selle, l’ancien écuyer serrait dans sa main libre son épée ensanglantée. Alors qu’il se dirigeait droit sur Comyn, Robert découvrit soudain un cadavre qu’une bannière lui avait caché. Ses yeux se posèrent sur le jeune chevalier qui le suivait depuis Carlisle. Il s’accroupit. Une dague était plantée dans le cou de Walter, le col de sa tunique était rouge de sang. Ses yeux vides fixaient le ciel.

Robert braqua son regard sur Comyn, pris d’une colère irrépressible. D’autres hommes se remettaient péniblement debout ou se laissaient glisser de leur selle, mal en point. Sa compagnie s’en prenait déjà à celle de Comyn. Atholl criait sur Dungal MacDouall. Robert s’élança vers l’autre Gardien, sans prêter attention aux boutons rouges sur les mains et les visages de la plupart des combattants de sa compagnie, ni au fait qu’il leur manquait plusieurs hommes. Il lui fallut un énorme effort pour ne pas se jeter sur Comyn, mais il se contenta de se planter devant lui et de hurler en lui postillonnant au visage.

— Où étiez-vous ? J’ai perdu une dizaine d’hommes, espèce de crétin !

Comyn lui rendit son regard noir.

— Et j’en ai perdu dix !

Dungal MacDouall avait délaissé Atholl pour se tenir aux côtés de Comyn. Il avait le visage boursouflé.

— Nous avons été attaqués par des frelons.

— Des frelons ? fit Édouard en s’approchant. Si vous aviez eu affaire à des lions, j’aurais peut-être compati.

Il apostropha les autres, qui se tenaient en retrait :

— Pendant que nous nous battions contre des hommes, ils se battaient contre des insectes ! Votre famille est vraiment prête à tout pour fuir une bataille, reprit-il en toisant Comyn. Et à Falkirk, qu’est-ce que c’était ? Des fourmis ?

Alors que sa sortie provoquait quelques rires méchants dans son dos, Dungal humilié allongea vers Édouard. Celui-ci se pencha et esquiva le coup, puis il se jeta sur son agresseur et l’envoya rouler par terre. Les hommes de Comyn se précipitèrent tandis qu’Édouard s’asseyait sur le capitaine du Galloway et lui faisait une clé de bras vicieuse. Les hommes de Robert s’avancèrent eux aussi et ceux qui avaient rengainé leur épée l’empoignèrent à nouveau.

Au même instant, James Stewart et ses hommes apparurent au détour d’un virage, plus bas sur la route. Certains d’entre eux brandissaient des torches, dont les flammes rougeoyantes se mêlaient aux couleurs du ciel de cette fin de journée. À la vue du chambellan, Édouard relâcha Dungal, qui se releva tant bien que mal en crachant du sang. Le capitaine voulut immédiatement se jeter sur Édouard, mais Comyn le retint.

James examina la scène qui s’offrait à lui pendant qu’il arrêtait son cheval.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il, irrité, à Robert et à Comyn.

Il regarda les cadavres sur la route ainsi que les quatre chariots, dont deux n’avaient plus de chevaux.

— Où sont les autres chariots ?

Robert secoua la tête.

— Ils sont arrivés à Roxburgh.

James paraissait furieux, mais il contint sa colère.

— Brûlez-les, ordonna-t-il à ses hommes en désignant les chariots de tête.

Tandis que ses chevaliers mettaient ses ordres à exécution, le chambellan s’adressa à Robert d’une voix agacée.

— Il faut faire vite. La garnison va être alertée. Nous ne sommes pas en mesure de l’affronter.

Alors que leurs compagnies s’ébranlaient, Robert attrapa Comyn par le bras.

— Je te tiens pour responsable de la mort de mes hommes, proféra-t-il d’un air menaçant.

Comyn se dégagea d’un mouvement sec.