Un ancien ambassadeur de France à Washington disposait de l'attribution de quelques bourses d'études dans des collèges américains. Mon père, à qui il en avait parlé, pensa que ce serait pour moi une bonne chose car il croyait beaucoup à l'étude des langues et pensait secrètement que, si les projets de ma mère n'aboutissaient pas, il pourrait toujours me trouver un poste de consul.
Je me suis donc embarqué en 1926 sur un vieux paquebot français, le Savoie, qui mettait normalement quinze jours de Cherbourg à New York. Vers le milieu du parcours, en plein Atlantique, un soir pendant le dîner, je me trouvais à la table du commandant quand le bateau se mit soudain à vibrer violemment. Le commandant s'arrêta de manger et devint livide, le commissaire se mit à faire des signes de croix. Ils étaient seuls à comprendre qu'on avait renversé les machines. Soudain il y eut un grand fracas, le bateau s'inclina fortement, puis peu à peu se redressa ; toutes les assiettes, les plats, les verres s'étaient renversés. Les dames protestaient pour leurs robes tachées. Le commandant pria les passagers de rester calmes et sortit vivement. Dans le brouillard, le navire avait été éperonné par un cargo norvégien dont, apprit-on plus tard, l'équipage était ivre. Il devait couler peu après. Sur le flanc du paquebot, il y avait une ouverture béante descendant jusqu'à la ligne de flottaison. Un certain nombre de cabines étaient détruites. Grâce aux pompes qui vidaient les cales, le bateau put cependant continuer sa route. Deux jours plus tard survint un ouragan qui, par ailleurs, ravagea la Floride. Le bateau ne pouvait prendre le risque de recevoir le vent et les vagues sur son flanc endommagé. Pendant plusieurs jours, il piqua vers le sud. Les passagers ne devaient pas rester dans leur cabine. Ils étaient entassés dans les salons et la salle à manger avec leur ceinture de sauvetage. Les meubles étaient renversés, le grand piano retourné. Le voyage dura finalement près d'un mois.
En compagnie d'un garçon américain qui m'était sympathique, je me suis amusé énormément. Nous avons visité tout le bateau, les machines, les réserves, les cuisines, les postes de commandement. Personne de l'équipage n'avait le temps de s'intéresser à nous, et les passagers avaient pour la plupart le mal de mer.
Finalement, nous avons débarqué à New York très fiers de notre aventure. Annick, qui était une ancienne élève de ma mère et enseignait le français à Baltimore, était venue me chercher. J'ai pris avec elle le train pour Baltimore. Un gros serviteur noir préparait les deux étages de couchettes longitudinales fermées par de petits rideaux dans les wagons sans compartiments. De Baltimore, je pris seul le petit train qui, à travers les paysages marécageux du Maryland, serpentait sur d'interminables ponts de bois jusqu'à Annapolis. Nichée au bord de la Cheasapeake Bay, Annapolis était une jolie petite ville avec ses maisons de style « colonial » comme on en voyait encore à l'époque dans le Sud des Etats-Unis. C'est là que se trouve l'Ecole navale. Mais ma destination était Saint John's College, l'un des plus anciens centres universitaires des Etats-Unis, qui n'était pas encore à l'époque le célèbre centre expérimental de culture qu'il devait devenir plus tard.
Je suis arrivé sans bagages. Il allait falloir plus d'un mois pour que les malles des passagers soient extraites des cales du Savoie et envoyées à leurs propriétaires.
A Saint John's j'ai découvert un paradis. Le vaste campus était planté d'arbres immenses. De grandes pelouses séparaient les bâtiments. Les garçons étaient gentils, amicaux. Des professeurs m'ont invité chez eux à déjeuner. Les étudiants avaient de jolies chambres dans des pavillons. Il n'existait aucune discipline, aucune surveillance. On sortait, rentrait, se promenait, assistait aux cours quand on le voulait. Un excellent piano se trouvait dans le hall central. J'y ai passé des heures à travailler, et je me suis mis à jouer à quatre mains avec un Portoricain très doué, Rodriguez Buxo. J'ai fait des quantités d'aquarelles des beaux paysages du Maryland que des gens de la ville m'ont achetées un bon prix. J'ai illustré le livre annuel que publie le collège. On me considérait comme un artiste et on me traitait avec estime et considération.
Stella, la jeune femme d'un professeur allemand, s'était éprise de moi. Nous faisions ensemble de la musique et de longues promenades. Elle m'invitait à tout propos pour des repas, ce qui agaçait visiblement son mari et conduisit d'ailleurs à un divorce, peu après mon départ. Elle m'avait dit vouloir quitter son mari et rentrer en Europe. Elle espérait que ma mère pourrait l'aider à trouver un travail dans l'enseignement. Je pense qu'il y eut une correspondance entre elles bien que ma mère ne m'en ait jamais parlé. Dreyfusarde sur le plan idéologique, elle ne concevait pas, pour des raisons religieuses, que l'on puisse s'associer avec des juifs ou avec des protestants. Elle ne pouvait en aucune façon faciliter mes relations sentimentales avec une juive éventuellement divorcée.
Bien qu'encore sans expérience, je me déclarais homosexuel et tous mes camarades semblaient trouver cela naturel, jamais on ne me fit une remarque désobligeante. Plusieurs garçons essayèrent d'avoir des rapports avec moi mais j'étais trop timide et je fuyais. C'est alors que Donald intervint. Donald était un joueur de baseball, un colosse de vingt ans, haut de plus de deux mètres. Il vint un soir dans ma chambre, me saisit dans ses bras et ne me demanda pas mon avis. Tout à coup, tout se remplit de lumière, une incroyable volupté se répandit dans tout mon corps. Je murmurai : « Il y a donc un dieu pour qu'un tel bonheur soit possible. » Depuis longtemps, je ne croyais plus au dieu des chrétiens, maître d'école qui édicte des lois, des interdits et punit les méchants. Je n'y pensais jamais. Curieusement, dans ce moment d'intense plaisir, j'ai eu comme une sorte de révélation, celle d'un dieu qui est volupté, bonheur et lumière. C'était le dieu de l'amour dont parlent les mystiques, le dieu de Jalâl-al-Dîn Rûmî et de Saadi, de saint Jean de la Croix et de Thérèse d'Avila, le dieu des rites dionysiaques et tantriques. Il s'était manifesté pour moi définitivement. Il ne resta plus ensuite qu'à le trouver.
C'est beaucoup plus tard, lorsque, en Inde, j'ai eu l'occasion d'étudier certains rites tantriques que j'ai appris que certaines tensions érotiques permettent d'éveiller le centre même du plaisir, dont la sensation se répand alors dans le corps entier comme par une drogue puissante. Les hindous considèrent la volupté comme l'image de l'état divin, état de bonheur absolu. C'est pourquoi on pratique l'union sexuelle dans les rites d'initiation de caractère dionysiaque. Cette expérience éveille toujours un sentiment du divin. Elle peut aussi se produire spontanément dans les états d'extrême tension nerveuse. Certains mystiques en ont l'expérience.
Un jour, beaucoup plus tard, mon frère, alors haut prélat de l'Eglise, m'avoua que parmi ses pénitents certains étaient arrivés à la perception du divin, à la foi, dans les instants bénis de la volupté de l'amour.
J'ai eu par la suite avec Donald des relations suivies que je trouvais fort agréables, mais ce premier éblouissement devait rester pour moi une expérience unique.
L'année scolaire terminée, j'aurais pu accepter les invitations et rester encore quelque temps aux Etats-Unis. Le consul de France, auprès duquel je devais passer mon conseil de révision, me proposa, contre 50 dollars, de me déclarer inapte. Cela impliquait en fait un choix de rester définitivement en Amérique, option à laquelle je n'étais pas préparé et je savais de plus que cela pouvait causer des ennuis politiques à mon père si un de ses enfants se « dérobait » à ses « obligations militaires ». J'ai donc refusé l'aimable proposition du consul et je me suis rembarqué à New York pour Cherbourg.
Le livre annuel que publiait le collège contenait des notices sur certains professeurs et étudiants. Dans celle qui me concernait, on pouvait lire :
Alain Daniélou (Frenchie)
« Devine si tu peux et choisis si tu l'oses. » (Corneille, Héraclius, IV-4)
... Dans ses portraits des étudiants, Frenchie a su exprimer ce quelque chose d'indéfinissable qui caractérise les garçons de Saint John's. Il a su déceler la beauté cachée dans l'ordinaire. Bien que très jeune d'apparence, ce Français semble déjà mûr. Par sa formation, son éducation, son expérience, il est en avance sur la plupart des garçons d'ici. Sa compréhension de l'art, de la musique est profonde et il prend un certain plaisir à éblouir ses camarades par ses talents. Nous nous consolerons difficilement, l'année prochaine, quand il n'y aura plus de Frenchie pour glisser légèrement sur les gazons et s'extasier devant la perfection d'une forme qui lui plaît. Quelque chose manquait dans notre vie d'étudiant, Frenchie a rempli ce vide. Puissent les dieux se montrer cléments envers ce jeune artiste.
L'Amérique du début du siècle était un pays profondément différent de ce qu'il est aujourd'hui. Les gens ne payaient pratiquement pas d'impôts. N'importe qui, avec un peu d'imagination, pouvait faire fortune. La richesse était le seul titre de gloire. Gagner de l'argent était d'une extrême facilité. Il n'y avait pas de revendications sociales apparentes.
L'Etat en tant que pouvoir économique et centralisateur n'existait pratiquement pas. En ce sens, l'Amérique a plus évolué dans la direction d'un Etat tentaculaire et totalitaire, qu'aucun pays du monde. Les Américains, qui étaient des gens libres, entreprenants, heureux de vivre, pleins de loisirs, sont devenus des gens nerveux, surtaxés, angoissés. La multitude des serviteurs rendait la vie facile, les loisirs confortables. L'absence d'anxiété venait en partie du sentiment qu'on trouverait toujours aisément un travail vous permettant de vivre sans problèmes.
La société américaine était et reste fondamentalement formée de deux courants contradictoires ; d'un côté, des aventuriers sans scrupules, brutaux, assassins, joueurs, malhonnêtes entourés d'un régiment de prostituées. Voleurs de troupeaux et accapareurs de terres, ils massacrèrent et exproprièrent les Indiens. D'autre part, certains des émigrés, provenant de sectes persécutées, étaient porteurs d'une religiosité missionnaire aussi puérile qu'inconsistante qui, parce qu'ils allaient à l'église le dimanche et invoquaient « Dieu » à tout propos, se prenaient pour des justes et fermaient les yeux sur le génocide, le traitement odieux des esclaves, le banditisme dont eux aussi profitaient.
On ne peut comprendre l'Amérique sans prendre conscience de ce curieux mélange qui est à la base de sa culture : une malhonnêteté fondamentale masquée par une religiosité hypocrite et un puritanisme insolent.
J'ai fait, depuis, de nombreux séjours en Amérique et j'ai pu suivre l'évolution de cet étrange mélange de peuples, allant des formes les plus grossières de l'aventurisme au développement de l'Amérique moderne, devenue grande puissance, mais conservant les mêmes caractéristiques sous une forme plus subtile et d'autant plus pernicieuse, malgré ses centres de culture raffinée qui sont en fait des îlots flottants comme des œufs à la neige sur un fond d'humanité primitive et brutale.
Depuis quelques années, la libération sexuelle, le mouvement hippie, le naturisme, l'indifférence à l'argent qui apparaissent dans une partie de la jeunesse vont à l'encontre des deux tendances qui ont créé l'Amérique et peuvent permettre à une partie de la jeunesse de s'affranchir de ce pesant héritage. Toutefois, le mélange des races et la reprise par les Noirs de la religiosité la plus primaire vont dans le sens d'une régression.
Les Noirs, quand j'ai connu l'Amérique, étaient d'une extrême gentillesse, gais, obligeants, sans trace d'hostilité. Beaucoup des problèmes sociaux qui se sont développés aujourd'hui ne viennent pas des véritables Noirs mais des individus de sang mêlé, considérés comme des Noirs et cruellement exclus d'une société blanche dont ils sont en partie issus. En Inde les Anglo-Indiens se sont rangés délibérément du côté des Européens et méprisent les « indigènes ». En Amérique le fait de considérer les gens de sang mêlé comme des Noirs a faussé beaucoup de valeurs et nui au développement d'une civilisation noire parallèle avec ses conceptions culturelles et religieuse très différentes de celles des aventuriers blancs. A l'époque, les « Coloured » n'avaient pas le droit d'habiter dans les beaux quartiers. Ils vivaient dans des cabanes en bois à l'extérieur des petites villes. Le commerce et les professions libérales leur étaient interdits sauf à l'intérieur de leur propre communauté. En fait on les remarquait assez peu. Il était hors de question de converser, de se promener ou d'avoir des rapports quelconques avec eux, sauf avec les serviteurs dans le cadre du groupe familial. L'exclusion s'étendait, à des degrés divers, également à d'autres couches de la population : Juifs, Portoricains, Italiens, et même Irlandais. Au collège, je me suis lié d'amitié avec un garçon appelé Kaplon qui se trouva être juif et avec qui je m'amusais à étudier l'hébreu. Je me souviens encore d'une partie de la Genèse prononcée avec un fort accent texan : « B'réshith yoysoh Elohim es hashomayim vé es hohoretz... » J'ai accepté volontiers d'aller chez lui passer quelques jours de vacances. Je fus surpris par le milieu un peu sordide où je me suis trouvé. Certains juifs, venant d'Europe orientale et vivant en circuit fermé en dehors des grands centres urbains, avaient conservé des habitudes, un genre de mobilier, une hygiène rudimentaire qui contrastaient avec la netteté moderne des autres Américains.
Lorsque je suis revenu à Saint John's, j'ai été convoqué par le président du collège, personnage important qu'on ne voyait jamais. Ce dernier me reprocha ma conduite. J'étais allé chez les juifs, ce qui était contraire à toutes les règles des convenances. C'était « des choses qui ne se faisaient pas ». Il me pria de ne pas récidiver.
On comprend mal la dangereuse hypocrisie des Américains qui donnent si volontiers des leçons de morale au reste du monde si on oublie que le respect de certaines libertés sont des acquisitions d'hier et ne sont pas pratiquées par la majorité de la population. Le Ku Klux Klan n'est pas un phénomène marginal mais le dépassement visible d'une attitude plus répandue qu'on ne le croit.
Le puritanisme et le piétisme enfantin de l'Américain moyen sont le masque d'un « peuple élu » qui reste par ailleurs indifférent aux Indiens qu'on laisse mourir dans des réserves inhospitalières, désertiques, incultivables. J'y retrouvais comme une caricature d'une certaine disparition de l'humain que j'avais observée chez beaucoup de chrétiens dès que Dieu était mentionné. Presque tous les Américains que j'ai connus qui participaient aux mouvements de libération des Noirs étaient à la base des complexés sexuels qui cherchaient surtout à coucher avec des gens de couleur. C'est pourquoi ces mouvements tendent vers une cohabitation, une assimilation des Noirs, une exaltation des mariages interraciaux et pas du tout vers un respect de la négritude et un droit des diverses races de progresser tout en restant différentes, en maintenant leurs valeurs propres. L'antiracisme par assimilation est en fait l'une des formes les plus orgueilleuses du racisme.
C'est d'ailleurs, par réaction, l'une des causes de l'attrait de l'islam pour les Noirs car c'est seulement dans l'islam qu'ils trouvent une respectabilité, une identité bien à eux qui leur permet d'affronter sur un plan d'égalité, voire de supériorité, le christianisme prosélytiste blanc.
Le pouvoir aux Etats-Unis a toujours appartenu aux puritains. Le masque de religiosité qui permet de justifier la conquête en la présentant comme une croisade et de cacher les malversations sous les dehors de la vertu fait que seuls des hypocrites et des abstinents peuvent obtenir une investiture. Il suffit pour être éligible de parler de Dieu à tout propos et d'interdire de jouer du piano le dimanche, jour d'ennui obligatoire. Ces caractéristiques ne correspondent pas nécessairement à des compétences ou à de véritables vertus.
Les problèmes d'un président des Etats-Unis sont un peu les mêmes que ceux que pose le pouvoir temporel des papes. On ne gouverne pas les nations au nom de vertus négatives. La prohibition fut une de ces erreurs de gouvernement dont l'Amérique, et en fait le monde entier, souffre encore. Elle permit la création d'une organisation criminelle efficace qui ne put jamais plus être démantelée, les gangsters.
J'étais en Amérique en pleine prohibition et c'était extrêmement amusant. Il fallait à tout prix se procurer de l'alcool, en apporter à ses amis. On avait inventé une mode de pantalons d'une largeur démesurée dans lesquels des poches intérieures permettaient de transporter des bouteilles plates de whisky de contrebande. Les gens fortunés qui donnaient des réceptions devaient soudoyer la police. La corruption se généralisait. Les gangsters dont les profits devinrent énormes payaient l'armée du Salut pour manifester en faveur du maintien de la prohibition et finançaient la presse et les parlementaires dans le même but. Le lobby prohibitionniste était entièrement entre leurs mains.
Il est très évident que le même système est appliqué aujourd'hui en Europe. La propagande contre certaines drogues est hors de proportion avec leurs méfaits. Il est évident qu'elle est financée par ceux qui en profitent. A cause d'un nombre insignifiant de morts par des drogues falsifiées, on maintient une organisation de contrebande de produits tels que le haschich, beaucoup moins nocif que l'alcool qui représente des milliards de profits et a redonné au gangstérisme et à la mafia une puissance extraordinaire. En Italie, en 1979, le nombre des morts par la drogue s'élevait à deux cents pour l'année. Celui des morts des suites de l'alcool à deux cents par jour.
Les morts par l'alcool falsifié, très nombreuses sous la prohibition, cessèrent complètement lorsque la loi prohibitionniste fut abrogée.
J'avais quitté Annapolis et l'Amérique durant l'été de 1927. Je rejoignis la famille à Locronan. Briand était à l'époque ministre des Affaires étrangères et mon père, comme toujours, son adjoint. L'ambassadeur d'Afghanistan à Paris, qui préparait le coup d'Etat qui devait le mettre sur le trône, avait demandé à mon père de bien vouloir s'occuper un peu de son jeune fils, Zaher. Ne sachant que lui conseiller, mon père, pris de court, invita le garçon à Locronan pour l'été. En arrivant je me suis donc trouvé un agréable compagnon. Zaher avait alors quinze ans. Je l'ai entraîné dans des expéditions en canoë dont le futur roi des Afghans garde encore aujourd'hui un souvenir quelque peu effrayé. Il faillit une ou deux fois se noyer, mais il était visiblement très séduit par mon côté entreprenant et sportif. Cette rencontre joua un rôle très important dans ma vie car Zaher, dont le père devint peu après roi d'Afghanistan, m'invita à venir le voir. C'est ainsi que je devais découvrir les pays de l'Orient auxquels je n'avais jamais songé. Mais, quand on a vingt ans, une invitation royale ne se refuse pas.
En Bretagne, je n'ai rencontré qu'une seule personne qui me soit sympathique. André Gardec dirigeait, avec sa sœur, une fabrique de conserves à Quimper. Chacun avait un très beau garçon comme amant. L'atmosphère était agréable dans leur belle propriété pleine de fleurs. Je suis allé souvent chez eux avec Vadim de Stavraky, puis avec Zaher et ensuite avec Raymond.
Craignant les commentaires hostiles dans l'odieux climat de moralisme chrétien qui sévit en Bretagne, André s'était forcé pendant un temps à prendre une maîtresse, qu'il voyait le moins possible. Cette idiote, croyant sauver les apparences, inventa de lui adresser des cartes postales enflammées qu'elle signait Jean au lieu de Jeanne. L'expérience était un échec cuisant et ne dura pas longtemps.
Comme Max Jacob, cet autre Quimperois qu'il connaissait bien, André Gardec fut arrêté par les Allemands pendant la guerre. Je n'en ai jamais su la raison. L'un et l'autre moururent en prison.
A l'automne j'ai dû partir pour mon service militaire et j'ai été enrôlé dans la marine à Toulon. Assez rapidement on m'a embarqué sur le vaisseau amiral, le cuirassé Provence.
Toulon était un charmant petit port ignoré des vacanciers. Il n'y avait pas d'estivants. La Côte d'Azur ne vivait qu'en hiver. Quelques écrivains et artistes parisiens venaient y chercher l'aventure avec les marins qui, à l'époque, n'étaient pas du tout farouches. Cela a beaucoup changé depuis. J'avais loué une chambre en ville, une grande pièce, fraîche et nue, dallée de tuiles provençales où je conservais des vêtements civils. C'est en dehors du service que j'ai rencontré un jeune officier de marine, Honoré d'Estienne d'Orves, avec lequel je me suis lié d'amitié et que j'ai plus tard rencontré fréquemment à Paris. Après la guerre, quand je suis revenu d'Orient, j'ai été surpris de voir un nom de rue dédié à Honoré. Ce jeune aristocrate élégant et sensible était apparemment mort en héros.
Je n'avais aucun sens de la vie militaire et j'ai été horrifié par la brutalité et la bêtise avec lesquelles étaient traités de braves garçons que l'on avait soudain privés de toute liberté, de toute dignité humaine. Ceux qui « sautaient le mur » pour une soirée étaient, s'ils étaient pris, enfermés dans la prison du bord, une sorte de cage à lions à gros barreaux de fer placée au fond de la cale, sans air et sans lumière, dans une chaleur étouffante. S'ils récidivaient, on les envoyait dans un bagne militaire, après quoi ils devaient reprendre leur service. Certains n'en sortaient jamais. Mais qui s'intéressait à ces mauvaises têtes, pauvres bougres de pêcheurs bretons ? La nuit, d'énormes rats descendaient sur les cordes de mon hamac et venaient me mordre les pieds. Les « corvées de charbon » étaient épuisantes. On était presque asphyxiés par une poussière noire qui recouvrait tout. Le commandant proposa de m'exempter des travaux les plus durs mais j'ai refusé. Cela aurait été odieux vis-à-vis de mes compagnons de misère. Dans une lettre à ma mère, je lui ai parlé de la vie des marins. Elle s'en inquiéta et écrivit aussitôt à l'amiral commandant la flotte en le priant de protéger son rejeton. Celui-ci trouva que j'étais un élément dangereux, vu la situation de mon père alors ministre. Il jugea plus prudent de me renvoyer à Paris pour « raison de santé ». A Paris, un médecin de l'Ecole militaire me plaça en congé de convalescence jusqu'à la fin de mes dix-huit mois de service.
Je devais rester en uniforme et me présenter chaque semaine au médecin. On ne pouvait me réformer car j'aurais eu droit à une pension. J'ai profité de cette période pour travailler intensément la danse. Le petit marin qui, chaque jour, arrivait en uniforme dans les studios Wacker, place Clichy, pour suivre les cours de Legat, amusait tout le monde et devint presque une célébrité. Les marins étaient très à la mode dans un milieu où régnaient Diaghilev et Cocteau.
Après la fin de mon service, en 1929, mon père me fit offrir par un de ses amis, gouverneur de l'Algérie, une bourse d'études pour des recherches sur la musique arabe. L'idée me plut et je partis pour Alger, puis pour un tour de quelques mois dans les villes du Sud. Je me suis senti tout de suite très à mon aise dans le monde arabe. Je passais de longues heures avec les musiciens et les célèbres danseuses Ouled-NaÎl. Je jouais aux dominos dans les cafés maures et me fis des amis. J'ai même pu assister aux cérémonies extatiques des soufis. Je fréquentais les bains maures. J'ai rencontré des cheikhs hostiles à la France qui m'ont invité chez eux et m'ont traité avec amitié. Je prenais des notes, faisais des photos et tenais un journal. Bien qu'il n'en fût pas question à l'époque, j'ai bientôt acquis la conviction que la domination française ne pouvait pas durer longtemps. Cet échec ne venait pas des Arabes, surtout les plus humbles, qui profitaient sous bien des rapports de l'occupation française. Il était dû essentiellement à l'Administration et aux colons qui méprisaient les « indigènes », quels que soient leur rang et leur culture, et ne perdaient aucune occasion de les humilier, de heurter leurs convictions et leurs coutumes. La grande mosquée d'Alger avait été transformée en église. Je fus moi-même bientôt victime du préjugé anti-arabe. Je ne me rendais pas compte que mes contacts avec la population étaient considérés comme scandaleux, et qu'un Français ne pouvait rencontrer des autochtones que sur le plan français et avec une cravate. Il était hors de question de se mêler à ces gens dans leurs cafés ou leurs « sordides » maisons, d'aller seul dans ces coupe-gorge que l'on appelait des casbahs. Le gouverneur me fit surveiller. On me vola mon journal et mes notes qui furent envoyés à Paris.
J'ai séjourné dans diverses villes du Sud, Biskra, Touggourt, Ouargla et pris beaucoup de notes sur la musique. A Biskra, j'ai rencontré une femme écrivain qui se faisait appeler Magali et s'intéressa à mes peintures. Finalement, je suis tombé malade d'une dysenterie et suis revenu me faire soigner à Alger.
Je suis rentré en France avec des notes sur la musique arabe, des quantités d'aquarelles et de nombreuses photographies qui intéressent encore aujourd'hui musicologues et ethnologues. Je n'ai jamais pu comprendre le complexe de supériorité qui isolait les Français des populations sauf dans la mesure où celles-ci acceptaient d'assimiler les mœurs, les préjugés et les manières françaises. L'intérêt que je manifestais pour tous les aspects des traditions culturelles me donnait accès à des choses que l'on n'aurait jamais montrées à des coloniaux qui les auraient immédiatement stigmatisées. C'est ainsi que j'ai pu assister à d'anciens rites extatiques, d'origine visiblement dionysiaque. Les photographies de danses phalliques que j'ai faites, à l'époque, dans le Sud, sont, paraît-il, des documents uniques.
Le rapport du gouverneur fut étouffé. Il attribuait naturellement tous mes contacts à mes mœurs scandaleuses et fut éventuellement utilisé pour un petit chantage politique contre mon père, pour qui ce fut certainement assez désagréable. Pourtant, il ne me fit pas de reproches. Il me recommanda seulement d'être à l'avenir plus prudent.
Je me suis remis à travailler avec acharnement la danse et le chant. Je faisais un peu de peinture mais l'enfant de la campagne que j'étais ne trouvait pas grand-chose à peindre à Paris. J'allais dessiner des nus dans les académies. Je ne connaissais personne dans le domaine des arts ou de la vie parisienne. C'est par hasard que j'ai rencontré un jour mon frère en compagnie de Maurice Sachs. Ce dernier venait de sortir du couvent. Il m'invita à venir le voir. Il habitait alors l'hôtel Nollet à Montmartre. Maurice me témoigna beaucoup d'amitié. Il m'offrit des dîners au champagne, me couvrit de présents et me persuada de venir habiter au Nollet qui était à l'époque le centre d'une certaine avant-garde. Max Jacob y vivait ainsi qu'Henry Sauguet dont Diaghilev venait de monter La Chatte et Jacques Dupont qui s'essayait à la peinture et dont on se moquait quelque peu. Un certain Pierre Colle s'occupait de commercialiser les peintures que Max Jacob barbouillait sagement d'après des cartes postales. Beaucoup des gens connus dans le monde artistique et littéraire de l'époque venaient au Nollet. C'est à cette époque que j'ai rencontré Nicolas Nabokov et Georges Henry Rivière.
Tout ce monde travaillait beaucoup mais sans se prendre au sérieux. On s'amusait, on recherchait le saugrenu, on était libre des conventions. Je me sentais tout à coup à l'aise dans un milieu où personne ne me semblait hostile. Max Jacob était un homme délicieux, d'une incohérence désarmante, tout était pour lui une sorte de jeu ; la religion, la passion, la poésie, la vie, la peinture. Max, qui s'était converti au catholicisme, comme Maurice Sachs, une mode lancée par Mauriac, était très pieux le matin. Il se lamentait d'être un pauvre pécheur et allait très tôt se confesser à l'église, puis, au cours du jour, il se laissait influencer par le démon. Il s'envoyait à lui-même des télégrammes et recevait le télégraphiste dans sa baignoire pour tenter de le séduire. Il prétendait être amoureux d'un cul-de-jatte. Il me donna quelques dessins et même, bien qu'il fût pauvre et avare, me prêta dans les moments de crise quelques deniers, sans espoir de retour. Je le voyais souvent et lui fis aussi parfois des visites, en été, sur la plage de Tréboul près de Douarnenez.
Je prenais les arts beaucoup trop au sérieux pour pouvoir participer aux jeux créatifs de l'époque et au snobisme qui faisait qu'il était élégant de dire toujours le contraire de l'évident. Il fallait dire qu'Eric Satie était sublime, Brahms et Wagner abominables. Maurice essaya de me persuader que Picasso (époque cubiste) était le sommet de l'art et que Monet, que j'adorais, un peintre sans aucun intérêt. Mais il dut renoncer à corriger mon mauvais goût et en conclut que je ne comprenais rien aux arts, ce qui l'agaçait car le snobisme est fanatique. Max Jacob, lui, était toujours prêt à dire le contraire de ce qu'il venait d'affirmer. Il se laissait flotter sur les vagues changeantes des préjugés artistiques et s'en amusait. Sans qu'il soit nécessaire de se comprendre, on était toujours d'accord avec lui.
Je n'ai pas profité vraiment de ma liaison avec Maurice Sachs. Il était très difficile de m'apporter quelque chose. Je n'avais aucune idée du monde parisien, de l'importance des relations. Il fallait longtemps pour m'apprivoiser. Maurice trouvait très drôle d'avoir attrapé ce petit sauvage qui ne manquait pas de talent ni d'imagination, mais restait totalement inadapté.
Je n'ai jamais cherché à rencontrer les gens qui comptaient dans le milieu artistique et intellectuel de l'époque. Je méprisais les écrivains et n'avais pas le moindre intérêt pour les problèmes de religion. Les gens qui se torturaient pour des problèmes de soi-disant morale me semblaient stupides. Ce que j'entendais dire de Mauriac, sorte de prophète ambigu de ce monde désaxé, m'inspirait une instinctive répulsion.
Maurice Sachs revint un jour d'Autriche avec un garçon blond en culotte de cuir. Il se désintéressa de moi et j'en fus très blessé. L'instabilité des sentiments faisait partie du jeu. Il me fallut l'apprendre. Je suis resté encore quelque temps au Nollet.
Maurice, quand je l'ai connu, était un garçon mince, exagérément élégant, adorant briller, fréquenter les restaurants de luxe, dépenser au-delà de ses moyens. Ses problèmes religieux étaient aussi, je crois, une façon d'être à la mode et de se rendre intéressant. Il était spirituel, amusant et d'une extrême gentillesse. Comme Oscar Wilde il avait besoin d'être le centre d'attention et s'effondra lorsque les projecteurs se détournèrent de lui.
Je l'ai revu quelques années plus tard. Il avait déjà considérablement engraissé et perdu beaucoup de son charme et de sa vivacité. On me reprochera peut-être de mal le décrire, mais j'étais à l'époque très jeune et très naïf, ébloui par un monde nouveau où tout me surprenait.
Quand je suis revenu en Europe après la guerre, j'ai été profondément étonné d'apprendre que Maurice était devenu un écrivain de renom et avait eu un tragique destin. Le jeune homme léger, fantaisiste et charmant que j'avais connu ne m'avait semblé destiné ni au génie ni au drame.
Je ne pouvais rester très longtemps au Nollet. Je n'en avais pas les moyens. Un jeune journaliste, Max Frantel, qui m'avait vu danser et s'intéressait à moi, me proposa de m'installer dans un grand studio inhabité qu'il avait loué rue du Cotentin près de Montparnasse. Il n'y avait qu'un mobilier rudimentaire. C'était un endroit idéal pour travailler, pour danser, pour peindre. Max apparaissait de temps en temps aux moments les plus inattendus, silencieux et mystérieux. Je l'appelais le Fantôme.
C'est alors que j'habitais rue du Cotentin que j'ai rencontré Raymond et que nous avons organisé notre premier voyage en Orient.
Un Américain sur la trentaine qui se faisait appeler comte de Sablon-Favier faisait partie du petit cercle qui entourait Max Jacob. Henry Sauguet prétendait que c'était un espion et un traître, ce qui était évident puisque selon l'expression de Max : « Il parlait le langage étranger. » Ce garçon assez sympathique m'avait suggéré de venir le rejoindre en Corse dont il faisait des descriptions enthousiastes. Je suis donc parti pour Calvi durant l'été de 1931. L'imprévisible Américain était entre-temps rentré en France et se trouvait à Villefranche. Je suis resté quelques semaines à Calvi qui était à l'époque un charmant village très italien. Les hommes dansaient ensemble dans les bistrots car les femmes ne sortaient pas. On tirait souvent des coups de pistolet dans les deux petits hôtels aux abords du village. Sur les plages, de très beaux garçons bronzés cherchaient à séduire et à exploiter gentiment les rares étrangers en vacances.
J'ai fait quelques aquarelles de Calvi et puis je suis allé rejoindre l'Américain à Villefranche au célèbre hôtel Welcome, séjour favori de Cocteau et de ses amis. Je n'y suis resté que quelques jours, mais ces quelques jours étaient, sans que je m'en doute, inscrits dans mon destin. Un jeune Suisse arrivé la veille de mon départ m'avait remarqué. Désireux de me rencontrer, il fit la connaissance de l'Américain et, apprenant que je venais de partir et que je faisais le projet d'un voyage en Orient, il lui fit promettre d'arranger une entrevue à Paris.
Raymond avait de curieuse intuitions. Il venait de quitter son frère en Ecosse et était descendu dans sa voiture, à toute allure, jusqu'à Villefranche juste à temps pour m'apercevoir. Il décida aussitôt, sans me connaître, qu'il voulait partir avec moi en Orient. Garçon prudent et méthodique, il alla, par précaution, se faire opérer de l'appendicite en Suisse, puis vint à Paris, pour me rencontrer.
L'Américain me pria de passer chez lui en fin de matinée sans m'en dire la raison. Je me suis trouvé en présence d'un garçon blond de dix-neuf ans, d'une beauté rayonnante, vêtu d'un pyjama de lin bleu ciel car il était encore fatigué de son opération. Raymond avait décidé qu'il me séduirait et ferait de moi son ami. Je n'avais aucune raison de ne pas me laisser faire par un si charmant partenaire. Je ne savais pas qui était Raymond et ne me doutais point que j'étais en train de jouer mon destin. Raymond vint s'installer dans le studio de la rue du Cotentin puis il me demanda de venir passer Noël avec lui en Suisse.
Raymond occupait avec son frère un joli appartement à Lausanne. Une vieille gouvernante tenait la maison. Henry, le frère de Raymond, de deux ans son aîné, m'accueillit très cordialement. La gouvernante, par contre, fut loin de se montrer aimable.
Pour Noël, Raymond insista pour m'emmener à la messe de minuit à Fribourg. On partit donc le soir dans sa Chrysler décapotable que Raymond appelait « Choléra ». Raymond était de famille protestante mais il s'intéressait aux cérémonies « païennes » des catholiques. Il aurait pu difficilement se faire voir à la cathédrale de Lausanne. Fribourg est dans un autre canton. Je crus mourir de froid dans cette voiture ouverte qui fendait à grande allure la nuit glacée. Raymond ne sentait pas le froid.
Quand nous sommes rentrés à Paris, j'ai quitté le studio de la rue du Cotentin sans crier gare et le Fantôme en fut à juste titre ulcéré. J'avais dû faire face à beaucoup de problèmes. Je poursuivais mon destin avec obstination mais je manquais de réserves de courage pour affronter des situations difficiles et ne trouvais de solution que dans la fuite. Je me suis souvent de cette façon très mal conduit.
Nous nous sommes installés, Raymond et moi, dans un appartement-hôtel de la rue Saint-Honoré dont mon père connaissait la propriétaire, qui semblait quelque peu « maquerelle ». Je me rendis compte plus tard qu'au fond, sans en avoir l'air et sans rien dire, mon père avait toujours été mon complice. Raymond ayant décidé de partir pour l'Orient avec moi, l'Afghanistan semblait tout indiqué. Je reçus l'invitation royale et les passeports. Il fallut préparer l'expédition. C'est alors que je m'aperçus que Raymond disposait de moyens considérables et qu'il était bien décidé à tout faire dans les meilleures conditions. Il suivit des cours de tournage dans un studio de Joinville où travaillait comme technicien l'un de mes amis, puis il acheta un superbe « Debrie », un appareil de prise de vues professionnel à manivelle qui passait pour le meilleur à l'époque. Raymond fit vérifier son Leica par Leitz en Allemagne. Nous nous sommes fait faire des vêtements tropicaux dernier cri, et même des queues-de-pie pour nous rendre dans une cour royale.
J'ai insisté pour présenter Raymond à ma mère. Je lui ai dit que je n'irais plus la voir si elle ne l'invitait pas. Elle céda et trouva Raymond charmant, élégant, distingué. C'était visiblement un beau parti tel qu'elle en rêvait pour ses filles. Dommage que ce soit tombé sur un garçon. Elle s'inquiéta toutefois et me dit : « Que feras-tu si ce garçon t'abandonne quelque part en Asie ? » Mais je ne pensais jamais à l'avenir. Je fus très choqué par cette façon « pratique » d'envisager la situation. L'idée que l'on puisse mélanger un élément d'intérêt à l'amitié ou à l'amour me semblait typique de la profonde amoralité de ma mère. Je n'agissais ni par raison ni par calcul. Je me laissais porter par la vie vers un destin mystérieux dont j'ignorais tout mais auquel j'ai toujours cru.
La famille de Raymond était très mélangée. Sa grand-mère paternelle était une baronne balte qui avait épousé son médecin suisse. Il y avait aussi des Russes dans ses ascendants. Sa mère était issue d'une famille aristocratique neuchâteloise, une de ces vieilles familles suisses dont les titres et les châteaux remontent à la nuit des temps. Elle avait épousé, malgré l'opposition de ses parents, un jeune officier sans fortune et elle était morte peu après la naissance de Raymond. C'est probablement de sa grand-mère paternelle que Raymond tenait son type germanique très grand et blond, pas du tout vaudois.
Son grand-père maternel avait inventé un produit pour nourrir les enfants, un lait condensé qui, sous le nom de Nestlé, connut un grand succès. Peu à peu, la famille s'était trouvée à la tête d'une vaste industrie et d'une importante fortune.
Raymond était un garçon remarquablement doué et sensible. Il avait un sens aigu de l'humour et trouvait toujours des mots amusants pour dédramatiser les situations, se moquer des convictions ou des personnes. Il jouait avec les mots et les idées. Ses lettres étaient des chefs-d'œuvre d'esprit.
Sa conversation était éblouissante. En apparence nous nous amusions de tout. Ce n'était pas de la légèreté mais une manière de discréditer les fausses valeurs et finalement d'arriver au fond des choses. Nous nous comprenions à demi-mot. Notre affection et notre complicité amusée devant tous les problèmes de la vie menèrent à une entente sans ombres, une union définitive que rien n'a pu ébranler.
Raymond craignait toute entrave à son indépendance. Il se refusait à utiliser ses talents dans des réalisations qui auraient pu devenir un engrenage contraignant, nuisible à sa liberté et à sa fantaisie. Très habile de ses mains, il était, comme moi, courageux, entreprenant, aventureux. Il détestait posséder des meubles, des objets ou des maisons dont on ne peut facilement se libérer.
C'est peut-être parce qu'elle n'impliquait aucune obligation ni contrainte que notre amitié put devenir un lien indéfectible, peut-être la seule constante dans la vie de Raymond qui n'avait pas comme moi une « vocation artistique », donc une raison d'être en dehors du bonheur de vivre, de l'amour et des relations humaines. Nous partagions toutefois un sens profond de la réalité subtile et divine du monde, lui d'une manière plus intuitive, moi plus intellectuelle.
Je fis avec Raymond plusieurs séjours en Suisse. Son père avait été exclu de l'héritage, qui était administré par un tuteur. Remarié, il avait acheté une ferme en Algérie où Raymond et son frère Henry avaient passé leur enfance à courir dans les oueds et à attraper des lézards et des serpents. Vers leur quinzième année, on voulut les mettre dans une école lausannoise, mais les deux petits sauvages ne purent s'y habituer. On dut leur rendre la liberté et on les installa avec une duègne dans un appartement. L'un et l'autre eurent beaucoup de mal à s'adapter à la vie de la bourgeoisie helvétique. Ils restaient des enfants de la brousse, donnaient des noms d'animaux à tous leurs parents. La grand-mère paternelle était « la Loutre », la vieille tante presque aveugle « la Taupe », l'oncle médecin « le Buffle ». Ils appelaient leur père « Poussy » et leur belle-mère « la Reine ». Finalement, l'aîné, Henry, partit pour le Kenya où il acheta de vastes terres, adopta un garçon africain et cultiva des orchidées. Raymond partit avec moi pour l'Orient. Leur tuteur, André Chavannes, était leur oncle par alliance. Il était président du Tribunal de Lausanne. Il fut d'abord quelque peu inquiet de voir Raymond se lier avec un Français, qui sont des gens d'une espèce peu recommandable dont les Suisses se méfient. De plus, j'étais un artiste et, pire encore, un danseur. Il y avait de quoi être effrayé. Le « bon oncle » me reçut cependant avec cordialité. Homme cultivé et sensible, il apprécia ma conception de l'art et mon caractère indépendant. Il se rendit vite compte que je ne m'intéressais pas à l'argent et entraînais plutôt Raymond dans mon propre mode de vie économe et modeste. Il en conçut une vive estime pour moi. Jamais ce sévère magistrat ne fit la moindre remarque désobligeante. Ce mariage de deux garçons semblait, quand on allait chez lui, la chose la plus naturelle du monde. Quand je l'ai connu, Raymond avait officiellement une maîtresse, une infirmière lausannoise appelée Lil, de dix ans son aînée. Le projet de notre départ pour l'Orient permit une rupture sans trop de heurts.
J'ai séjourné souvent à Lausanne qui devint un peu ma ville. Bien des années plus tard, lorsque Raymond mourut et qu'apparurent inévitablement les délicates questions d'héritage et de partage des biens, je pus observer à quel point tout fut réalisé avec un tact, une délicatesse, une humanité qui n'existent nulle part ailleurs. Raymond avait légué la plus grande partie de sa fortune à un jeune Italien de modeste origine. Pourtant, qu'il s'agisse du notaire, des banquiers, de la famille, il n'y eut jamais la moindre trace de rapacité, de conflit, de remarques amères ou désobligeantes. Chacun cherchait à respecter les désirs du défunt comme s'il était toujours présent. Personne ne me fit sentir que j'étais un intrus. Pourtant, peu à peu, les liens presque affectueux qui me liaient à ce monde s'atténuèrent. Le masque courtois de la Suisse reparut. J'étais de nouveau un étranger.
« Alain m'assure que son ami le roi me prêtera Rolls et Hispano ou encore un chameau. Toujours est-il qu'il m'a bien décroché ces visas diplomatiques juste avant de partir. » (Lettre de Raymond à Pierre Arnal, 17 avril 1932.)
En avril 1932, nous nous sommes embarqués à Venise pour Bombay sur un superbe paquebot italien, le Comte Rosso. Le voyage fut intéressant et agréable. Les passagers se transformaient peu à peu d'élégants londoniens en fonctionnaires coloniaux : shorts kaki et casques. Le « touriste » n'existait pas à l'époque. Le premier contact avec l'Inde fut un éblouissement. Georges, un Indien chrétien qui faisait le métier de chauffeur de taxi, nous fit visiter les environs de Bombay, la merveilleuse campagne tropicale, les caves d'Elephanta et ses superbes sculptures. Comme nous le trouvions sympathique, nous l'avons engagé comme guide, serviteur, interprète et nous sommes partis avec lui par le train pour Peshawar à la frontière afghane. Là, après les formalités nécessaires, nous avons loué une voiture pour nous faire conduire à Kaboul par la célèbre piste qui passe par le col de la Khyber, où périrent plusieurs armées anglaises. Il n'y avait pas de ponts et on traversait à gué les rivières. Nous avions été trop vite. La voiture royale envoyée de Kaboul arriva après notre départ et nous chercha en vain.
Nous nous sommes installés à l'hôtel de Kaboul, qui était à l'époque le seul hôtel de la ville. C'était une construction moderne plus que modeste avec un étage comportant une vingtaine de chambres donnant sur un couloir. Au bout, se trouvaient des toilettes et des douches assez sordides. Nous étions les seuls occupants. Après quelques jours, nous avons été transférés dans une maison afghane, très rustique mais fraîche. Le sol était couvert de tapis à même la terre battue. On y mit, luxe inouï, deux lits de fer. Il y avait un petit jardin. Deux robustes Afghans nous tenaient lieu de serviteurs et de surveillants.
Georges faisait la cuisine et le ménage. Après quelque temps, une visite au roi Nadir Shah fut arrangée. Il se montra très aimable, me parla des services que lui avait rendus mon père et nous suggéra, puisque nous nous intéressions aux cultures anciennes, de visiter le Kafiristan, région peu connue au sud du Pamir. Ce ne fut qu'après plusieurs semaines que j'ai pu rencontrer le prince héritier Zaher. Le pouvoir réel appartenait à ses oncles et il était étroitement surveillé. L'entrevue eut lieu dans les jardins de Paghman à une vingtaine de kilomètres de Kaboul. Zaher était entouré de ses cousins. Il se montra très amical mais aucun véritable contact n'était possible.
Kaboul n'était à l'époque qu'un gros village, les maisons étaient pour la plupart en terre jaunâtre avec des balcons de bois. L'ancien bazar construit en bois sculpté avait brûlé quelques années auparavant et avait été reconstruit en ciment et tôle ondulée. Il était rempli de tapis locaux et d'objets fabriqués dans les tribus. On y trouvait très peu de produits d'importation. Il n'y avait pas d'autres magasins. Il n'existait ni papier monnaie ni pièces d'or. Beaucoup d'opérations commerciales étaient réduites au troc. Le commerce ordinaire se faisait au moyen de pièces d'argent, les « crans », que l'on transportait par sacs.
Le pouvoir du gouvernement royal apparaissait très relatif. Les autorités de Kaboul devaient sans cesse négocier avec les puissantes tribus dont on voyait parfois apparaître des groupes de guerriers enturbannés et armés, qui faisaient la loi dans les provinces. L'Etat vivait principalement des subsides que lui versaient alternativement l'Empire britannique et l'Empire russe, entre lesquels le roi maintenait habilement l'équilibre. La vie semblait simple mais on ne voyait pas de pauvres ou de mendiants.
Les quelques ambassades étaient installées dans des villas protégées par de hautes murailles en dehors de la ville et semblaient vivre en vase clos car on n'en apercevait jamais les membres.
Kaboul se trouve dans une plaine rocailleuse et désertique entourée de montagnes arides avec, là où coule un ruisseau, des vallées très vertes plantées de peupliers. Le pays avait été autrefois assez fertile mais les hordes mongoles qui en chassèrent les anciens habitants, les Tziganes, détruisirent les canaux d'irrigation qui n'ont jamais été reconstruits. Le Seistan, qui fut avant l'invasion islamique un des greniers de l'Asie, est aujourd'hui un désert infranchissable.
Nous avons attendu longtemps le permis officiel pour nous rendre dans la province du Kafiristan et on finit par nous faire comprendre que le Premier ministre, frère du roi, n'approuvait pas ce voyage. Nous avons décidé de partir quand même. Raymond acheta des sacs entiers de « crans ». Une partie des crans fut aussitôt volée. Un beau matin, nous sommes partis dans la voiture royale qu'on avait mise à notre disposition soi-disant pour une excursion jusqu'à Djelal-Abad. De là, nous avons continué le long de la rivière Chounar aussi loin qu'allait la route. Nous étions accompagnés par un jeune Afghan, Ahmed Ali, qui avait travaillé avec la mission archéologique française et parlait bien français. Arrivés au bout du chemin carrossable, nous avons renvoyé la voiture et déclaré que nous voulions continuer notre voyage par le sentier de montagne qui menait à Khamdesh, village central du Kafiristan. Nous avons loué des mulets pour porter le Debrie, mes toiles et mes boîtes de peinture et aussi quelques provisions et de malheureux poulets attachés par les pattes.
Ahmed Ali se trouvait dans une situation difficile. S'il rentrait à Kaboul seul il risquait d'être pendu. S'il continuait le voyage il prenait aussi des risques. Finalement, il opta pour cette solution et ordonna à deux soldats du poste local de nous accompagner. Notre expédition se lança alors sur un vertigineux sentier au rebord de falaises plongeant à des centaines de mètres dans des torrents. On n'osait pas monter sur les mulets dont le moindre faux pas aurait été fatal. Le voyage dura à peu près une semaine. De temps en temps, on rencontrait de petits villages. On dormait sur l'herbe en dehors de l'agglomération. Les gens étaient en apparence hospitaliers. Pour le confort des soldats, ils apportaient sur la place du village un lit en cordes tressées, une couverture et un jeune garçon. On mettait le soldat et le garçon sur le lit, la couverture par-dessus et après quelques moments d'agitation, on passait au suivant. Finalement, notre petite caravane arriva à Khamdesh, « capitale » du Kafiristan (pays des infidèles) plus tard appelé Nouristan (pays de la lumière). On n'avait pas le droit de prononcer l'ancien nom du pays. Les habitants, disait-on, s'appelaient autrefois les Iluas.
Ils se prétendaient les descendants des soldats d'Alexandre. Ils ont la peau très blanche, les yeux bleus, les cheveux bruns. Leur religion et leur langue sont mal connues. Ils vénéraient encore récemment des dieux, toujours représentés à cheval, et exposaient leurs morts sur les montagnes pour le plus grand avantage des bêtes sauvages et des vautours. Ces « Kafirs » avaient été convertis de force à l'islam en 1912. Une grande partie de la population avait été massacrée. C'est dire qu'ils n'aimaient pas beaucoup les Afghans. Le Kafiristan avait été visité par un Anglais à la fin du XIXe siècle. Depuis, aucun étranger n'avait pénétré dans ce pays. Georges se montra fort utile. Il se faisait comprendre en langue ourdou, la langue des musulmans de l'Inde, assez proche du pashtou afghan. Il racontait des histoires amusantes, et faisait mille singeries. Ces deux jeunes étrangers étaient certainement, d'après lui, des descendants d'Alexandre venus exprès de Macédoine pour retrouver leurs frères. Ahmed Ali et les deux soldats se tenaient prudemment à l'écart.
Khamdesh était un gros village accroché aux pentes de la montagne. Il n'y avait ni places ni rues. On grimpait de terrasse en terrasse au moyen de troncs d'arbres taillés d'encoches qui servaient d'échelles. Raymond filma et photographia le village, les gens, des danses. Je peignis quelques paysages et portraits.
Pour le retour, les notables de Khamdesh, devenus très cordiaux, proposèrent de nous construire un radeau. On réunit un certain nombre d'outres formées de peaux de bœufs entiers, sur lesquelles était fixé un châssis de bois entrecroisés. C'est sur cet esquif que nous nous sommes laissés dériver, à une allure parfois vertigineuse, sur les rapides bouillonnants de la rivière Chounar traversant des défilés si profonds et périlleux que les gens d'une rive ne connaissent pas ceux de l'autre et ne parlent pas, dit-on, la même langue.
De retour à Kaboul, nous étions de toute évidence en disgrâce, plus de maison ni de voiture royale. Nous nous sommes réinstallés à l'hôtel de Kaboul. Je n'ai même pas songé qu'il y avait une ambassade de France que j'aurais pu contacter. J'avais rapporté du Kafiristan une forte dysenterie. Un médecin allemand me soigna avec beaucoup d'efficacité et de gentillesse et refusa d'être payé. Je m'occupais à faire de grands dessins érotiques et le médecin semblait trouver cela tout à fait amusant.
Il fallait songer à partir. Mais notre départ ne fut pas sans quelques problèmes. Ahmed Ali, pour se disculper, avait fait un récit héroïque de notre expédition. Il nous avait sauvés de la fureur des populations car nous avions photographié des femmes, profané des mosquées inexistantes et commis bien d'autres méfaits. En fait, le Premier ministre avait raison. La région était instable et les montagnards hostiles. Un massacre d'étrangers aurait imposé au Gouvernement une opération de représailles coûteuse et inutile.
Informée de nos projets de départ, la police organisa une fouille. Georges, toujours au courant, nous avertit du risque. Les films de cinéma et de photo exposés furent soigneusement cachés et remplacés par des films vierges, qui furent dûment confisqués. Mais la police se méfiait. Une seconde fouille était prévue au poste de contrôle à la sortie de Kaboul. Georges fit un accord avec un camionneur indien qui devait rentrer à vide à Peshawar. Il n'existait à l'époque qu'une ligne de téléphone militaire qui fonctionnait seulement de jour, de 7 heures à 19 heures. Vers sept heures du soir, nous nous sommes cachés dans le fond du camion avec nos valises et nos appareils. Georges s'installa près du chauffeur. Au poste de contrôle, un sous-officier leur demanda s'ils avaient vu deux Européens. Georges lui dit qu'il venait de les voir se préparer à partir dans une voiture grise, il pensait qu'ils passeraient sous peu. Le sous-officier prépara le barrage et nous laissa continuer.
Il fallait arriver à la frontière avant l'ouverture du téléphone. Ce fut une course folle dans la nuit sur la piste rocailleuse, une équipée digne d'un western. La frontière fut passée le matin à 7 heures moins 10. Nous étions meurtris, épuisés, mais en sécurité dans l'Inde britannique.
Bien des années plus tard, j'ai raconté à Zaher ce qui s'était passé et le roi s'en est beaucoup amusé. Entre-temps, Ahmed Ali avait fait carrière, il était directeur du Musée et l'histoire de son exploration du mystérieux Kafiristan, dûment amplifiée, était devenue l'un de ses titres de gloire.
Le montage du film fut confié à un technicien de Nice qui nous était recommandé par des amis. Cela faisait un petit documentaire très intéressant.
Georges Henry Rivière organisa une grande exposition de très belles photographies faites par Raymond qui se trouvent toujours au musée de l'Homme à Paris. Il arrangea aussi dans la salle du Trocadéro une présentation du film. Nous sommes repartis et le technicien qui avait fait le montage proposa de le faire circuler. A notre retour, il avait disparu et je n'ai jamais su ce que le film était devenu.