« Nous irons là où Alain trouvera une civilisation qui lui plaise, où il trouvera des corps qui caressent leur âme en dansant, où l'atmosphère rendra à tout travail sa beauté, où le temps reprendra sa forme infinie. » (Lettre de Raymond à Pierre Arnal, Kaboul, 16 juin 1932.)
De Peshawar, pittoresque bazar des tribus musulmanes du Nord de l'Inde, nous sommes descendus vers les plaines, par ces curieux trains sans couloirs dans lesquels chacun des grands compartiments à quatre lits avait ses toilettes et sa douche. Il fallait apporter sa literie, son « bedding ». Les première classe étaient réservées aux Européens, les deuxième aux missionnaires et aux Indiens fortunés. Les Eurasiens voyageaient dans la classe dite « intermédiaire ». Les troisième classe, où s'empilaient les Indiens, étaient presque des wagons à bestiaux. Ce nouveau système de castes était plus humiliant que celui des Hindous.
Les Indiens voyagent beaucoup et la discrimination dans les trains était un des points où la domination étrangère était la plus désagréable. Nous avons visité Lahore, Delhi, Bénarès et sommes finalement arrivés à Calcutta. Georges repartit pour Bombay.
Calcutta, qui a été la première capitale de l'Inde anglaise, fut construite au XVIIIe siècle par la Compagnie des Indes britanniques au bord de la rivière Hooghly, l'une des branches de l'immense delta du Gange. C'était, à l'époque, une ville calme, aérée, avec de grandes villas coloniales entourées de beaux jardins fleuris. Au centre, d'imposantes constructions entouraient le « Maidan » (la plaine), vaste parc semé de beaux arbres, recouvert d'un impeccable gazon, interdit aux indigènes et traversé de pistes cavalières. C'est là que se dressait le « Victoria Memorial », énorme panthéon de marbre blanc, ressemblant au Sacré-Cœur de Paris qui se dressait incongru parmi les manguiers et les figuiers sacrés. Pourtant, ce monument n'était pas sans poésie quand on le voyait au clair de lune ou quand il semblait flotter au-dessus des brumes du matin. Au nord, s'étendait sans fin la ville indienne, amas de petites rues et de constructions de tous genres, mélange de vastes résidences et de bidonvilles traversés par de larges avenues mal entretenues.
Nous nous sommes installés au Grand-Hôtel dont les immenses chambres donnaient sur le Maidan. Des ventilateurs silencieux et très lents adoucissaient la tiédeur du climat. Peu après, nous avons par hasard rencontré dans la rue Haren Ghosh, un élégant Bengali, qui était l'administrateur de la troupe du danseur Uday Shankar et que j'avais connu à Paris. Il promit de venir nous chercher le lendemain matin. Haren arriva alors que nous nous préparions à prendre le breakfast dans la grande salle à manger vide. Nous lui avons demandé de s'asseoir quelques minutes avec nous. On refusa de nous servir. La raison : « Le monsieur qui est à votre table n'est pas dans une tenue convenable. » Haren portait en effet un très élégant et impeccable costume bengali. Renonçant au déjeuner, nous avons aussitôt demandé notre note et quitté l'hôtel. Ce geste dûment diffusé par Haren Ghosh nous fut une ouverture immédiate dans les milieux indiens.
Nous sommes allés dans un autre hôtel, le Great Eastern, qui ne valait pas beaucoup mieux. Mais le geste était fait et c'était l'essentiel.
L'attitude des Anglais était curieuse. Ils étaient très corrects et même cordiaux avec les Indiens dans les rapports officiels ou dans le monde militaire. Des Indiens occupaient de très hauts postes dans l'administration et l'armée. Mais dès qu'il s'agissait de la vie privée, des clubs, des hôtels, des wagons de chemin de fer, des quartiers résidentiels, la ségrégation était très stricte et prenait souvent des formes difficilement acceptables. On disait que cette attitude était relativement récente et datait de l'ouverture du canal de Suez. Auparavant, les fonctionnaires anglais venaient sans leur femme. Ils prenaient des maîtresses indiennes, portaient à l'occasion des costumes indigènes plus commodes que les vêtements européens de l'époque, et se mêlaient à la vie du pays. Les dimanches, on pouvait voir sur le Maidan se promener en voiture ouverte les « bibi », concubines des hauts fonctionnaires, qui paraissaient même à certaines réceptions. Après l'ouverture du canal, le voyage devint facile, les fonctionnaires amenèrent leur famille et se mirent à vivre dans des « cantonnements », des quartiers européens réservés. Certains Anglais disaient, non sans mélancolie : « Ce sont les mem-sahib (les femmes anglaises) qui nous feront perdre l'Empire. »
Lors de ce premier séjour, j'ai vu, dans un club anglais au nord de Calcutta, un écriteau : « Les membres du club sont respectueusement priés de ne pas s'exercer au tir sur les indigènes qui passent de l'autre côté du fleuve. » Ce genre de détail ne facilite pas les rapports humains.
Nous avons rencontré le consul d'Allemagne, un homme très cultivé appelé von Ow, grand amateur de sculptures. Raymond fit pour lui de nombreuses photos de ses collections. Ce consul eut quelques ennuis car on l'accusa, à juste titre, d'aller en voiture la nuit voler les images de pierre que les villageois installent au pied des arbres sacrés. Il quitta l'Inde juste avant la guerre, bien à tort car, très anti-nazi comme beaucoup d'aristocrates allemands, il fut éliminé peu après.
Le consul de France était un brave homme très cordial. Il vivait en concubinage avec une grosse fille qui, entre autres charmes, était belge et borgne. Il insistait pour l'emmener dans les réceptions. Chaque fois le gouverneur anglais faisait semblant de ne pas la voir mais se tournait vers son aide de camp en lui demandant ostensiblement : « Quelle est cette personne ? » Ils furent remplacés peu après par un autre consul appelé Dubois qui était marié à une Allemande, une grande femme rousse, simple et courtoise. L'un et l'autre furent internés durant toute la guerre dans un camp près de Darjeeling. Le poste de consul à Calcutta n'était pas recherché comme il le devint plus tard dans l'Inde indépendante.
J'ai souvent, par la suite, séjourné à Calcutta, d'abord dans la vaste maison du poète Tagore, ce qui rendait tout contact avec les milieux occidentaux difficile. Ce problème disparut lorsque Christine devint directrice de l'Alliance française et que nous avons habité chez elle, dans son appartement de Park Street, quartier élégant. Je ne suis plus jamais retourné dans les hôtels anglais.
Deux événements tragiques devaient changer complètement le caractère de Calcutta. Le premier fut la grande famine. Durant la guerre, les Japonais occupaient la Birmanie et menaçaient l'Inde de l'Est. Le Gouvernement, pour rendre une invasion plus difficile, coupa tout ravitaillement à l'Assam et au Bengale oriental. Bientôt, des millions de paysans squelettiques, affamés, affluèrent sur Calcutta, fouillant dans les poubelles, mourant dans les ruisseaux. Les épidémies rendirent le delta commun de deux grands fleuves, le Brahmapoutre et le Gange, qui forme le Bengale de l'Est (aujourd'hui le Bangla Desh), très dangereux à traverser et les Japonais renoncèrent à l'entreprise jugée trop coûteuse. Dans la ville, les Européens bien nourris – il n'y eut jamais pour eux de rationnement – enjambaient avec dégoût ces épaves squelettiques de femmes, d'hommes, d'enfants, pour se rendre au Club ou à des dîners officiels.
La seconde invasion eut lieu lors de la partition de l'Inde. Le Bengale oriental fut déclaré zone musulmane et donné au Pakistan. Les hindous qui formaient la moitié de la population furent spoliés et massacrés. Des millions de réfugiés terrorisés affluèrent sur Calcutta restée indienne. On eut beau essayer de les regrouper, de les nourrir, la tâche était impossible. Padmaja Naïdu, une femme admirable qui était devenue le gouverneur du Bengale indien après l'indépendance, me disait avec désespoir qu'il arrivait huit mille réfugiés par jour et qu'on n'arriverait jamais à les nourrir, à les reclasser d'une manière quelconque. Toutes les terres fertiles avaient été données au Pakistan et l'Inde manquait de ressources. Calcutta ne s'est jamais relevée de cette invasion et est restée une ville inquiétante encombrée de miséreux.
Haren Ghosh devait finir tragiquement. Lors des émeutes organisées par les Anglais pour préparer la partition de l'Inde, un groupe de fanatiques musulmans pénétra dans son appartement. Il parlait au téléphone avec un ami, qui suivit de loin, impuissant, les péripéties du meurtre et de l'agonie de Haren.
Pour en revenir à notre rencontre avec Haren Ghosh, ce dernier nous emmena dans une vaste maison de la ville indienne où Uday Shankar travaillait avec sa troupe. J'avais déjà rencontré Uday à Paris. Il avait à l'époque une partenaire française, Simkie, qui avait appris la danse indienne. Le plus jeune frère d'Uday, Ravi Shankar, qui avait une quinzaine d'années, s'exerçait à la danse et à la musique.
La carrière d'Uday était assez curieuse. Fils d'un haut fonctionnaire du Bengale, il vint à Paris pour y étudier la peinture. Pavlova, qui voulait créer un ballet oriental, s'intéressa à ce garçon qui ne connaissait rien à la danse mais ne manquait pas d'imagination. Il joua lui-même un rôle de composition dans le ballet, très mauvais d'ailleurs. C'est là qu'il rencontra Alice Boner, une jeune fille suisse de Zurich, héritière d'une importante fortune industrielle. Alice s'intéressa à ce très beau jeune homme et décida de le ramener en Inde pour lui faire étudier sérieusement la danse indienne. Alice était une belle femme d'environ trente-cinq ans, grande et bien faite, altière et décidée. Elle me faisait penser à Junon. Elle pratiquait la peinture avec un certain talent. Elle se mit à la recherche des vestiges de la danse classique de l'Inde, à l'époque très déconsidérée dans les milieux culturels anglo-indiens comme tous les arts traditionnels.
Elle fut la première à découvrir le Kathakali qui survivait dans quelques villages perdus de l'Etat de Trichur dans le Kérala, au sud-est de l'Inde. Elle encouragea et aida un poète local appelé Vallathol à réunir les meilleurs des maîtres survivants de cet art surprenant et à fonder dans le village de Chiruthuruthi le « Kerala Kala Mandalam », la grande école de Kathakali qui devait devenir une des gloires de l'Inde. C'est elle qui découvrit, aida et soutint les deux grandes danseuses de Bharata Natyam, Bala Saraswati et Shanta Rao. Elle connut aussi de grands musiciens, en particulier la célèbre Alla ud din Khân.
Sur les conseils d'Alice, Ravi Shankar décida d'étudier sérieusement la musique et alla vivre durant plusieurs années auprès d'Alla ud din dans la petite ville de Maihar en Inde centrale. Je suis allé à plusieurs reprises le voir et j'ai suivi avec intérêt ses progrès et ceux d'Ali Akbar, le fils d'Alla ud din. Ravi Shankar épousa plus tard la fille de son maître, elle-même une remarquable musicienne. Le but d'Alice était la création d'un ballet pour Uday Shankar. Ce retour aux sources aboutit à une adaptation de l'art classique aux concepts modernes du théâtre. Le résultat était une sorte de « salade » qui devait conduire au ballet moderne indien de valeur plus que contestable.
La plus curieuse contribution d'Alice fut dans le domaine du costume. Les danseurs indiens étaient lourdement vêtus. S'inspirant des anciennes fresques et des sculptures médiévales, Alice inventa des costumes, des colliers, des bijoux, des breloques, qui révélaient le plus possible le corps de son beau danseur. Ce qui passe aujourd'hui pour le costume traditionnel des ballets indiens est en fait issu de l'imagination d'une artiste zurichoise.
Alice organisa une compagnie de danse qui connut un grand succès en Europe, en Amérique et même en Asie. Elle dirigeait la troupe, négociait les contrats avec les imprésarios, surveillait les répétitions, dessinait les costumes. L'orchestre à tendances modernistes qui accompagnait la danse était abominable. Alla ud din, qui accompagna la troupe pour une tournée, la quitta peu après horrifié par les arrangements musicaux de l'orchestre.
Un beau jour, Alice en eut assez. Elle abandonna la troupe au milieu d'une tournée et repartit pour l'Inde en compagnie d'un jeune avocat bengali, Montu Mittra, qui devait être son fidèle compagnon pendant de nombreuses années et qui mourut en 1975. Alice s'installa à Bénarès dans une petite maison, à trois cents mètres du palais de Rewa que nous devions occuper peu de temps plus tard.
Retirée à Bénarès, Alice se lança dans des travaux sur l'esthétique et le symbolisme de la sculpture et de l'architecture hindoues. Cela la conduisit peu à peu à des recherches sur les anciens textes. Ne connaissant que quelques mots de sanskrit, elle réunit, avec l'aide de lettrés indiens, de nombreux manuscrits et se les fit traduire. Elle retrouva des traités inconnus d'un intérêt exceptionnel et publia, bien des années plus tard, certains de ces textes et des travaux de renommée mondiale sur l'architecture des temples, et en particulier sur les techniques de construction du gigantesque temple de Konarak.
Elle fut ma voisine pendant de nombreuses années à Bénarès. Avec Raymond, nous étions les seuls autres étrangers à vivre dans la cité. Elle avait confiance en Raymond parce qu'il était suisse mais elle se méfiait quelque peu de moi. Je m'étais en effet totalement intégré dans la vie hindoue. Je parlais et écrivais couramment la langue. Alice resta toujours une Européenne s'intéressant à l'Inde. Elle ne porta jamais le sari, insistait pour s'asseoir du côté des hommes dans les réceptions ou les concerts. Elle restait critique de beaucoup d'aspects de la société hindoue et ne craignait pas de choquer les gens en n'observant pas les coutumes qu'elle désapprouvait.
Elle se trouvait à son aise dans la société indienne modernisée de la Nouvelle-Delhi, dans l'entourage de Nehru et des grands industriels indiens protecteurs des arts. Curieusement, elle n'avait pas d'amis dans la société anglaise alors que moi, malgré ma conduite choquante, j'avais quelques vrais amis dans l'entourage du vice-roi.
Plus tard, lorsque je suis rentré en Europe et que j'ai repris une apparence occidentale, Alice s'est rapprochée de moi. Un climat de confiance et d'amitié s'établit entre nous.
Uday Shankar, abandonné par Alice, fut récupéré par une riche et jeune Américaine, Beatrice Straight, qui, plus tard, fit une carrière de théâtre. La mère de Beatrice s'était remariée avec un ingénieur agronome anglais, Leonard Elmhirst, très lié avec Tagore et dont nous reparlerons. Beatrice finança quelque temps la troupe d'Uday Shankar puis décida de créer avec lui un centre culturel dans l'Himalaya. Elle acheta à côté d'Almora une superbe propriété avec une grande maison qui avait appartenu à des religieuses catholiques. Le pays était d'une merveilleuse beauté mais la saison des pluies y était longue et l'hiver rigoureux. Nous avions loué non loin de là une maison pour y passer l'été. Beatrice fit construire des studios et fit venir à grands frais des maîtres connus du Sud de l'Inde. Toutefois le climat et l'altitude ne convenaient pas à des hommes âgés habitués aux douceurs tropicales du Kérala. La dure discipline de la danse y aidant, deux des maîtres moururent d'attaques cardiaques. Par ailleurs, les membres de la troupe et les élèves s'ennuyaient dans cette poétique solitude. La promiscuité aidant, plusieurs futurs élèves non désirés vinrent au monde. Ce fut un gros scandale. Finalement le centre fut dissous, Beatrice repartit pour l'Amérique ; Uday Shankar retourna s'installer à Calcutta.
Raymond avait lu avec passion le Gitanjali, l'« Offrande lyrique », ce recueil de poèmes de Rabindranath Tagore traduit de la version anglaise par André Gide. J'avais à peine entendu parler du poète. Tout ce qui avait trait à Gide était tabou dans ma famille. Lorsque Haren Ghosh nous proposa de visiter l'école qu'avait créée, dans la campagne, le poète qui détestait les écoles, Raymond fut enthousiasmé. Nous avons pris le train pour Burdwan et, de là, par un véhicule cahotant traversant à gué les rivières, nous sommes arrivés à Shantiniketan (le refuge de la paix). On nous a reçus aimablement et nous nous sommes installés dans la maison des hôtes, vieille maison coloniale, assez délabrée, avec un porche à colonnes, des balcons bordés de rampes en fer ouvragé et de grandes pièces nues ouvertes de toutes parts à la douce brise du Bengale.
Dès le lendemain, le poète voulut voir ces nouveaux visiteurs. Il résidait habituellement dans de petits ermitages qu'il se faisait construire, mais il possédait une vaste maison officielle conçue dans un style pseudo-hindou simplifié qu'il avait inventé et qui n'était pas sans charme. C'est là qu'il nous reçut dans une vaste pièce, sorte de véranda couverte soutenue par des colonnes carrées ouvrant sans fenêtres ni portes sur des jardins. Le poète portait une longue robe tibétaine en laine brune sur laquelle s'étalait sa barbe blanche très soignée. On apporta sur des plateaux d'argent un repas bengali très épicé qu'il fallait manger avec les doigts. Des jeunes filles « aux yeux de gazelles », des serviteurs silencieux et attentifs et toute une cour entouraient le poète. On aurait cru le sultan de Bagdad dans un conte des Mille et Une Nuits.
Le vieux poète parla longtemps avec nous et nous trouva probablement amusants. Il nous dit que nous pouvions rester aussi longtemps qu'il nous plairait, ce qui était contraire aux règles car, normalement, les visiteurs ne devaient pas rester plus de trois jours.
L'école était un vaste territoire, planté de beaux arbres, situé dans une région semi-désertique près de la frontière du Bihar. De petits pavillons où résidaient les professeurs, mais aussi des artistes ou des amis, étaient parsemés un peu au hasard. De grands bâtiments abritaient des dortoirs pour les garçons, une maison des jeunes filles, une riche bibliothèque, un centre d'études chinoises, un réfectoire, une école d'art, une école de danse et une de musique. Les cours avaient lieu en plein air. Chaque professeur avait son arbre, un large manguier ou un banyan à l'ombre épaisse. Les élèves s'asseyaient par terre autour du maître. Ils venaient aux cours quand cela leur plaisait. Il n'existait ni discipline ni punitions. Les garçons faisaient mille sottises. Le poète qui était au courant s'en amusait énormément. Il était toujours l'allié des élèves contre les règlements et les professeurs. Les filles étaient plus surveillées. On ne plaisante pas en Inde avec la vertu des femmes. Des garçons avaient inventé un jeu qui consistait à séduire les visiteurs, hommes ou femmes, et à leur voler un objet inutile, une écharpe, un étui à cigarettes, etc. Ils faisaient ensuite cadeau de l'objet à la prochaine personne séduite. Bientôt, le conflit éclatait entre la dame parsie et le poète anglais de passage : « Ah, c'est vous qui m'avez volé mon écharpe ! » Embarrassés, ils n'osaient évidemment pas révéler l'origine du larcin. Le poète entendait parler du drame. Il prenait un air grave mais il était ravi.
Tagore montait lui-même ses pièces de théâtre avec les élèves. Il jouait les rôles de sage ou de roi. Il composait aussi des chansons. Tous ses poèmes, en fait, ont une mélodie. Il s'inspirait souvent des célèbres chants de bateliers du Bengale, les bhatiyalis, ou des chants de moines errants, les bauls. Le matin, il fredonnait le poème à quelques disciples qui en transcrivaient les paroles et la mélodie en notation bengali. J'ai traduit et transcrit quelques-uns de ces poèmes chantés dont plusieurs ont été publiés par Ricordi en France.
Bien des années plus tard, lors de l'indépendance de l'Inde, en 1947, le poète désirait qu'une de ses chansons devienne l'hymne national. Lorsque l'indépendance fut proclamée, son fils Rathindranath me chargea d'orchestrer deux chansons : Jana Gana Mana et Bandé Mataram. J'ai préparé une orchestration et j'ai fait un rapide voyage à Paris pour demander à mon vieux maître et ami Max d'Ollone de vérifier mon travail. Nous avons préparé en vitesse le matériel pour orchestre et celui pour fanfare. C'est d'après ce matériel que Jana Gana Mana fut choisi comme « hymne national » et Bandé Mataram comme « chant national ».
Shantiniketan était le seul lieu en Inde où des Européens pouvaient rencontrer des Indiens sur un plan d'égalité, dans une atmosphère indienne, même si cette atmosphère n'était pas traditionnelle car le poète appartenait au brahmosamaj, secte réformiste fondée par son père, et refusait tous les interdits qui rendent les contacts avec les hindous difficiles. Nombreux étaient les visiteurs : poètes, écrivains, artistes, philosophes et savants. Les plus célèbres professeurs d'Oxford ont fait des séjours à Shantiniketan. Sylvain Lévy, le plus connu des indianistes français, y est venu à maintes reprises. L'éducation pouvait sembler absurde mais elle libérait les enfants de tout complexe d'infériorité. C'est de cette pépinière que sont sorties beaucoup des personnalités qui ont joué un rôle clé dans l'Inde indépendante, y compris Indira Gandhi. Nehru et Gandhi visitaient souvent le poète mais ce dernier détestait Gandhi qu'il jugeait ambitieux et faux. Il craignait à juste titre son rôle politique qui devait aboutir à la partition de l'Inde.
Tagore appartenait à une famille aristocratique de propriétaires terriens. Il possédait de vastes territoires dans ce qui est aujourd'hui le Bangla Desh. Cet aristocrate, très informé de la politique britannique, considérait que les Anglais devraient de toute façon quitter l'Inde et qu'il fallait régler la chose entre gentlemen sans susciter de fanatisme ou provoquer des mouvements de foule incontrôlables. Il ne fut malheureusement pas écouté.
Les garçons venaient souvent bavarder avec les visiteurs. Raymond fit de nombreuses photos et moi beaucoup d'aquarelles et de portraits, dont un du poète qui plut beaucoup et qui se trouve aujourd'hui à Calcutta. Avec les garçons, nous faisions de longues promenades et allions nous baigner dans les étangs. Il y avait, non loin de l'école, des villages de Santals, tribus préaryennes qui célébraient souvent des fêtes où garçons et filles dansaient toute la nuit. Certains des élèves de Shantiniketan poursuivaient dans les champs des filles santals pour les violer. Personne ne semblait trouver cela bien grave. Elles appartenaient à des tribus considérées par les Bengalis comme sauvages.
Il y avait aussi la ferme modèle dont s'occupait le fils du poète, Rathindranath, homme charmant et raffiné, grand amateur de bricolage. La ferme avait été créée selon les idées du poète par un ingénieur agronome anglais, Leonard Elmhirst, qui, plus tard, créa une entreprise analogue et un centre culturel en Angleterre dans le Sud-Devon. Ce centre s'appelle Dartington Hall et a joué un rôle important dans la vie culturelle anglaise. C'était un centre d'expérimentation agricole et, en même temps, une maison de la culture et des arts où résidaient des musiciens, des peintres, des écrivains. L'agriculture et la culture s'y mêlaient selon une conception très romantique de l'idéal humain. En ce qui concerne la ferme modèle, après quelques brillants échecs, on changea de programme. Au lieu d'« enseigner aux paysans des méthodes modernes d'agriculture », on préféra, à Santiniketan comme à Dartington, l'« étude des méthodes traditionnelles d'agriculture ». Les résultats furent bien meilleurs.
Le poète arrangea pour nous quelques spectacles. Il me demanda aussi de danser pour lui, ce que je fis sur de la musique enregistrée.
Nous sommes restés deux mois à Shantiniketan, puis il fallut songer à partir. Le poète nous pria instamment de revenir bientôt. Il me chargea de deux missions ; l'une consistait à aller voir ses amis en Europe pour essayer d'obtenir quelques fonds pour son école, l'autre était de lui rapporter des encres de couleurs qu'il utilisait pour ses peintures. C'est avec les encres que je lui ai rapportées qu'il peignit jusqu'à sa mort. Ces flacons sont encore aujourd'hui exposés dans son lieu de travail préservé comme un musée. Raymond persuada Suyana, un jeune Javanais de famille noble, qui avait pratiqué la danse au palais du sultan de Solo et qui, venu en Inde pour de vagues études, s'ennuyait quelque peu, de se joindre à nous. Nous l'avons donc emmené. Mais, avant de rentrer en Europe, il fallait que Suyana voie sa famille. Nous avons donc, avec lui, fait un intéressant voyage, Rangoon, Kuala-Lumpur, Penang, Singapour et finalement Batavia, le Bourou-Boudour, Solo (Surakarta) et d'autres régions de Java.
A Batavia (aujourd'hui Djakarta), il nous fallut habiter dans des hôtels chinois car Suyana ne pouvait être admis dans des établissements européens. Les hôtels chinois étaient de curieuses constructions sans étage avec un couloir central. Ils étaient absolument silencieux et semblaient toujours déserts. Il n'y avait aucun mobilier, sauf des lits de fer, mais tout y était d'une propreté irréprochable.
C'est à Solo que j'ai eu mon premier contact avec la grande musique javanaise qui était totalement inconnue à Batavia mais qui, à la cour des sultans, conservait toute sa beauté et son raffinement.
La saison des pluies venait de finir. Les montagnes avec leurs rizières en terrasses montant jusqu'au sommet semblaient taillées dans le cristal.
Suyana obtint de son père et de son maître, le directeur du ballet du sultan, la permission de venir en Europe avec nous. Aussi, après un séjour de quelques semaines, nous sommes repartis tous les trois pour Singapour et, de là, par un bateau anglais de la « Peninsular and Oriental », pour Ceylan, Aden et Marseille.
Chaque année nous sommes revenus passer plusieurs mois à Shantiniketan. Le poète nous fit donner une jolie maison. En 1934, Christine arriva et prit la direction de la section des jeunes filles. Puis, Gaëtan Fouquet, que j'avais connu par Sauguet, se joignit à nous et on lui confia l'administration de la maison des hôtes. Le poète tenait beaucoup au côté international et interculturel de son école (plus tard proclamée université). Il aimait donc voir des Européens participer à son œuvre. Gaëtan était un amusant personnage à la fois doux et agressif. Le ballet de Sauguet La Chatte lui est dédié.
Raymond écrivait à son ami Pierre Arnal : « Aux Indes tout est meilleur – même Shantiniketan – Gaëtan y a bâti, paraît-il, huit salles de bains et Christine une réputation. »
Plus tard Gaëtan devait fonder Connaissance du Monde puis le Club des Explorateurs, cercle de conférences, salle Pleyel. Il est aussi à l'origine du Club Méditerranée.
Finalement le poète m'offrit la direction de son école de musique. On y enseignait surtout ses chansons, considérées comme la musique nouvelle, et des rudiments de musique classique. La danse était un gracieux mélange de styles convenant pour le divertissement du poète mais sans bases techniques solides.
C'est au moment où je commençais à étudier l'organisation de cette école et à envisager les moyens de l'améliorer que Raymond fut atteint d'une curieuse maladie. Il avait de terribles maux de tête, une forte fièvre et vomissait tout aliment. Le médecin de l'école, un jeune Bengali qui bredouillait quelques mots d'anglais, diagnostica enteric fever. Je n'avais aucune idée que cela signifiait « typhoïde ». Il suggérait pour alimenter le malade quelque chose qui sonnait comme boiled water (de l'eau bouillie). Il voulait dire en réalité barley water (soupe d'orge). Je me suis finalement décidé à emmener Raymond à Calcutta, un voyage ardu sur une route cahoteuse, puis par l'interminable train local. Nous nous sommes réfugiés au cœur de la ville indienne dans la vaste maison des Tagore où un médecin anglais, à prix d'or, accepta de venir voir le malade. Il me dit qu'il n'y avait qu'à attendre et ne suggéra aucun remède. C'est alors que j'ai songé à Martha, une femme médecin suisse dont Alice nous avait parlé et qui possédait une petite clinique. Quand nous y sommes arrivés, l'infirmière demanda qui était le malade car j'étais moi aussi complètement épuisé. Martha nous mit l'un et l'autre au lit, nous piqua dans tous les sens et Raymond se remit rapidement.
Martha Voegeli était une personne étonnante, petite, très masculine, coiffée comme un garçon. Elle s'était, disait-on, opérée elle-même, avec des miroirs, de l'appendicite car elle se méfiait des médecins, qui le lui rendaient bien. Elle était honnie par la profession mais avait la réputation de guérir les cas les plus désespérés. Nous sommes restés très amis.
Après une longue convalescence, Raymond et moi sommes revenus à Shantiniketan pour quelques semaines, mais j'ai renoncé à m'occuper de l'école de musique. Ce qu'on y enseignait ne m'intéressait pas vraiment. Nous sommes repartis et, après quelques années partagées entre Paris, Shantiniketan et quelques autres voyages, nous nous sommes fixés à Bénarès, le centre de la véritable culture de l'Inde.
Le poète m'avait chargé de voir en Europe ses amis et de leur demander des suggestions pour l'obtention de subsides pour son école car il dépensait peu à peu sa propre fortune pour la maintenir. Comme premier pas, nous avons essayé de créer une « association des Amis de Tagore », que les mauvaises langues appelèrent bientôt les « Minets de Tagore ». Nous avons fait imprimer de jolies cartes de membre et nous nous sommes mis en rapport avec les amis du poète qui répondirent tous avec courtoisie et qu'il fallut aller voir Ces amis avaient des noms prestigieux : André Gide, Romain Rolland, Paul Valéry, Paul Morand, André Maurois, Georges Duhamel, Salvador de Madariaga, Benedetto Croce, Carlo Formichi, etc. Toutefois, ni Raymond ni moi n'avions la moindre idée de la manière d'approcher les milieux qui auraient pu s'intéresser à financer une école en Inde et qui étaient ceux de l'Industrie, de la Finance ou bien du Gouvernement. Les écrivains amis ne nous donnèrent aucun conseil utile. Seul, Romain Rolland nous suggéra d'écrire à Mussolini dont il était un opposant acharné. Mais comment écrit-on à un chef d'Etat ? Ce fut Romain Rolland lui-même qui nous dicta la lettre. Le Duce fit répondre très courtoisement qu'étant donné certains incidents, il ne pouvait donner suite, bien qu'il ait la plus vive admiration pour le poète.
Quelques années auparavant, Tagore avait été reçu royalement en Italie, mais, lorsqu'il passa en Suisse, Romain Rolland le persuada de donner une interview condamnant le régime fasciste, ce que le poète avait fait innocemment, ne connaissant rien à la question. Romain Rolland dans ses Mémoires parle de sa rencontre avec nous qu'il présente comme d'élégants freluquets de salon qui avaient fait, avec une incroyable audace, un voyage dans le Kafiristan si dangereux et si difficile que les explorateurs les plus endurcis auraient hésité à l'entreprendre. On ne comprend rien, ajoutait-il, à la jeunesse d'aujourd'hui.
Romain Rolland ne m'était pas sympathique. C'était, au fond, un petit bourgeois, et les petits bourgeois sont des gens qui dissimulent souvent leurs complexes et leur égoïsme sous l'apparence d'un idéalisme qui ne tient aucun compte des réalités. Ils ne mesurent pas les conséquences de leurs actes ni des idées qu'ils répandent. Ils vivent dans une sorte d'abstraction romantique qui ne dérange pas leur confort mais conduisent les autres à des actes politiques ou à des violences qui aboutissent à des catastrophes. Les « intellectuels » qui inspirent et encouragent les mouvements terroristes, les plus féroces révolutions, sont presque tous des bourgeois frustrés, jamais des artisans ni des gens qui connaissent les réalités de la vie.
Gaëtan Fouquet nous offrit son aide pour développer l'association, mais nous étions tous trop occupés à courir l'aventure et trop inexpérimentés pour mener à bien une telle entreprise et, peu à peu, les « Amis de Tagore » s'effacèrent dans l'oubli. Le poète ne nous en tint pas rigueur.