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VOYAGES

 

HENRY DE MONFREID

 

Raymond, à qui l'Indonésie avait beaucoup plu, rêvait d'acheter un bateau pour aller naviguer en Océanie. Georges Henry Rivière lui suggéra de rencontrer un grand marin qui pourrait lui donner des conseils. Il arrangea une rencontre avec Henry de Monfreid qui nous invita à venir étudier la question dans son fief d'Obock en Somalie.

En mars 1934, nous nous sommes embarqués à Marseille sur un paquebot des Messageries maritimes, la seule compagnie qui faisait escale à Djibouti. Le voyage fut peu agréable. Les petits fonctionnaires qui, à cause des salaires plus élevés qu'en métropole, partaient pour « la colonie » étaient pour la plupart des gens médiocres, racistes, gonflés d'arrogance, ignorant tout de l'histoire ou de la culture des pays qu'ils allaient administrer et auxquels ils apportaient les prétendus bienfaits d'une civilisation dont ils ne semblaient pas avoir eux-mêmes largement profité. Les rapports avec nous, qui n'avions ni le genre ni la mentalité des fonctionnaires, ont été tout de suite hostiles. Toutefois, quelques braves femmes, craignant que ces naïfs jeunes gens ne commettent des imprudences, nous ont mis en garde contre un dangereux personnage capable de nous enlever et de nous vendre comme esclaves en Arabie. Lorsque le paquebot jeta l'ancre dans le port de Djibouti, on vit arriver un boutre arabe, toutes voiles au vent, qui accosta avec une élégante précision. Henry de Monfreid sauta à bord : « Alain ! Raymond ! Quel plaisir de vous voir ici ! » devant une haie de visages convulsés d'horreur, un peu comme si, de nos jours, un Mesrine était venu nous accueillir.

Le voyage de nuit jusqu'à Obock ne fut pas rassurant. Le pirate fumait nonchalamment l'opium dans l'étroite cabine. Les grands gaillards dankalis silencieux qui formaient l'équipage étaient visiblement capables de tout.

Obock était un ancien avant-poste militaire abandonné dans le désert de l'autre côté du golfe. Il n'y avait qu'une seule maison à un étage, autrefois celle du chef de poste, entourée de cabanes en terre, pour la plupart en ruine. Monfreid occupait la maison. Elle était remplie d'objets hétéroclites, de coffres, de vieux canons repêchés sur des épaves. Au milieu, se dressait un tout petit piano sur lequel le pirate, le soir, ânonnait, comme une petite fille, des sonates de Mozart.

Monfreid a raconté, sur les conseils de Joseph Kessel, sa vie aventureuse de contrebandier dans Les Secrets de la mer Rouge et une série d'autres ouvrages. Ces confessions ne sont en rien exagérées, bien au contraire.

Il appartenait à une ancienne famille de hobereaux du Béarn et avait conservé de son enfance un langage élégant et une courtoisie qui surprenait quelque peu chez l'aventurier qu'il était devenu.

En dehors des trafics de drogue et de perles, du pillage des bateaux qu'il coulait avec ses canons, il faisait aussi, disait-on, le commerce d'esclaves, surtout de jeunes garçons qu'il faisait enlever en Ethiopie et châtrer. Il les vendait aux harems d'Arabie.

Le paysage d'Obock était sévère, une plaine interminable avec de rares buissons qui ne donnaient pas d'ombre. Au loin, des montagnes bleues barraient l'horizon de l'ouest vers l'Ethiopie et le Soudan. Par contre, le paysage sous-marin était enchanteur, une forêt de coraux, de plantes marines de toutes les couleurs dans l'eau cristalline où circulaient des myriades de poissons.

Le séjour fut aussi agréable qu'intéressant. On allait à la pêche aux requins sur de minuscules esquifs. Les ailerons de requins sont très recherchés des Chinois et se vendent fort cher. C'est la seule partie de l'animal qu'on utilise, mais on ouvrait le ventre à ces féroces prédateurs car on y trouvait souvent des bracelets, des bagues, des colliers et autres bricoles. Les matelots noirs tendaient des filets entre les coraux. D'énormes requins tournaient autour de la barque et auraient pu d'un coup de queue la renverser.

Il y avait sur les lagons près du rivage des forêts de palétuviers dressés sur leurs racines tentaculaires comme des araignées. D'énormes crabes circulaient dans la vase.

La nuit, on dormait à même le sable, sans couvertures. Raymond eut un soir un accès de fièvre, mais heureusement, en traversant à la nage une lagune pour retrouver la barque, la fièvre disparut.

Les Dankalis qui formaient les équipages et la garde de Monfreid étaient de superbes Noirs, aux profils nobles, aux cheveux lisses, ressemblant aux anciens Egyptiens. Ils semblaient avoir une admiration et un dévouement sans borne pour ce capitaine courageux et intrépide, qui se moquait du danger, des lois, des gouvernements et réussissait les opérations maritimes les plus spectaculaires.

Raymond rêvait d'un bateau pour faire une croisière dans les îles du Sud. Il s'aperçut bientôt que les intentions de Monfreid étaient tout autres. Il cherchait quelqu'un qui finançât la construction d'un navire pour aller trafiquer plus loin qu'il ne pouvait le faire sur ses boutres. Aussi avons-nous jugé prudent de laisser les projets en suspens. De plus, quelques jours passés sur un étroit bateau ne semblaient pas, tout bien considéré, très agréables. Le pirate nous ramena à Djibouti. Nous avons pu admirer cette ridicule petite ville de province française avec ses palmiers en zinc. Il n'avait pas plu depuis deux ans. Nous sommes rentrés à Marseille par le premier paquebot.

Monfreid était le type même du chevalier-corsaire tel qu'on ne le rencontre en général que dans les romans. C'était un homme cultivé et d'une grande distinction, à la fois cruel et humain. Il haïssait les Ethiopiens qui ont toujours cherché à opprimer et détruire ces Erythréens qu'il aimait, et qu'il considérait comme son peuple. Ceci explique pourquoi, lors de la conquête de l'Ethiopie par les Italiens, il servit volontiers de guide à leur armée, ce qui lui causa par la suite quelques ennuis. On est un héros ou un traître selon les hasards de la guerre. Le souvenir de Monfreid reste certainement celui d'un héros dans le cœur des Erythréens, aujourd'hui décimés par la féroce armée éthiopienne.

 

PARIS-CALCUTTA

 

En 1935 Raymond décida que notre voyage en Inde se ferait par la route, en voiture. On nous persuada, pour cet exploit encore jamais accompli, de nous faire accompagner par un journaliste. Le choix tomba sur Jacques Duflos, reporter à Candide, fils de l'actrice Huguette Duflos, un brave garçon, coureur de filles, un peu mou, qui n'avait aucune idée de ce que représentait un tel voyage. Lorsqu'il découvrit peu à peu le manque de caractère de ce compagnon, Raymond lui donna comme surnom « la Veuve ». Nous avons traîné « la Veuve » gémissante jusqu'en Inde bien inutilement car « elle » ne publia jamais rien sur cette aventure.

Le 7 avril nous nous sommes embarqués avec un spider Ford à Marseille pour Beyrouth. La traversée de l'Europe Orientale ne nous intéressait pas. La voiture avait été équipée de réservoirs d'essence supplémentaires. Arrivés au Liban, nous sommes allés rendre visite à un oncle de Raymond qui s'occupait, pour le compte de la Société des Nations, des réfugiés assyro-chaldéens, qui, comme les Kurdes, étaient restés sans patrie après le partage arbitraire de l'Empire ottoman. Nous avons été reçus à bras ouverts mais nous sommes restés peu de temps au Liban. Le voyage n'était possible dans certaines régions qu'entre la fonte des neiges et les grandes chaleurs.

Nous sommes donc partis allégrement à travers le désert de Syrie couvert de fleurs au printemps. Nous avons visité d'abord Damas et sa merveilleuse mosquée. Sur le sol étaient entassées de multiples épaisseurs de précieux tapis. Puis ce fut Palmyre et ses ruines hellénistiques où régnait une curieuse personne, la comtesse d'Andurain, qui y tenait un hôtel et dont les aventures extravagantes remplissaient les chroniques locales. On la voyait, disait-on, la nuit, danser nue dans les ruines. Encore belle, elle consolait volontiers les voyageurs esseulés. On murmurait qu'elle jouait également un rôle politique.

Il n'y avait pas de routes et c'est en suivant des traces de piste que nous sommes parvenus à Bagdad, triste bourgade jaunâtre au bord d'un vague fleuve boueux. Rien n'évoquait plus la poétique splendeur de la cité des califes. De là, pour arriver à Kermanshah, en territoire iranien, il fallait passer des cols assez élevés que la neige venait tout juste de quitter. En Iran, une sorte de route menait jusqu'à Téhéran en passant par Hamadan.

Téhéran était à l'époque une petite ville enclose dans ses murs. En dehors, se trouvaient seulement le palais, de construction moderne, les ambassades, enfermées dans leurs murs comme des forteresses, et quelques villas. Il y avait un seul hôtel construit par Reza Shah qui régnait alors. Cet hôtel n'était pas sans charme avec de grandes chambres couvertes de tapis, des salles de bains et des toilettes à la turque en tuiles bleues avec, à toutes fins hygiéniques, des aiguières ouvragées en cuivre rouge. L'immense ville qui s'étend aujourd'hui jusqu'aux collines du Nord n'existait pas. Le pays semblait pauvre ayant comme principale ressource le commerce des tapis. Comme c'est souvent le cas dans les pays soi-disant sous-développés, les gens ne semblaient pas malheureux. Les bazars, très animés, regorgeaient d'objets artisanaux, de tapis, de cuivres, de faïences. Après quelques jours, nous sommes repartis pour la ville sainte de Meshed. La route était sans intérêt. A l'arrivée à Meshed, des officiers persans chargés du contrôle des pèlerins nous ont invités et nous ont fait fête. Ils essayèrent, sans succès, de nous faire séduire par des prostituées de quinze ou seize ans fort avenantes. Ils nous firent aussi rencontrer un jeune fonctionnaire français qui semblait fort nerveux.

Les Persans nous racontèrent avec amusement que lui et sa femme étaient allés en excursion sur la frontière et qu'ils avaient été enlevés par un groupe d'Afghans. Ceux-ci s'étaient partagé ce butin selon leur goût et les malheureux avaient été violés à maintes reprises, puis relâchés, endoloris et confus. Ils n'étaient pas encore remis de ce choc et avaient demandé leur transfert sans oser donner trop de détails au ministère.

De Meshed nous sommes descendus vers le sud jusqu'à Zahedan. La route, si l'on peut ainsi appeler une sorte de piste rocailleuse, était si mauvaise qu'un ressort de la voiture se cassa. Raymond, toujours prévoyant, avait emporté un ressort de rechange et dut passer des heures dans le cambouis pour monter le ressort neuf. Il n'y avait pas l'ombre d'un mécanicien dans la région. La population assistait à l'opération avec curiosité.

C'est de Zahedan que nous sommes partis pour l'aventure que représentait la traversée du désert du Baloutchistan. Personne depuis des années n'avait tenté l'entreprise. Il existait heureusement une ligne de chemin de fer abandonnée qui avait, autrefois, joint Zahedan à Quetta. Il suffisait de la longer à quelque distance. La voiture se remplit de bidons d'essence, d'eau pour boire et pour la voiture, et nous nous sommes lancés dans ce désert rocailleux et montagneux sans piste ni points d'eau, huit cents kilomètres à parcourir dans les pierres et le sable. La voiture s'ensabla plusieurs fois, glissa dans des ravins, et nous avons eu quelque mal à la tirer de situations difficiles. « La Veuve » était totalement inutile et larmoyante.

A une centaine de kilomètres avant Quetta, nous avons pour la première fois aperçu des êtres vivants. C'était un groupe de guerriers baloutches armés jusqu'aux dents. L'un d'eux parlait quelques mots d'anglais : « D'où venez-vous ? « De Perse. » « Vous avez traversé le désert ? » « Oui. » « Vraiment ! » Ils semblaient aussi étonnés que si nous avions dit que nous descendions directement du paradis d'Allah. « Nous sommes fatigués ! Est-il possible de trouver un endroit pour dormir et manger quelque chose ? » « Je vais vous conduire au chef. » Ils nous ont accompagnés jusqu'à un minuscule village caché dans les rochers. Un très beau musulman à barbe noire était assis sur un tapis entouré de gardes armés. Il parlait un anglais assez correct. « D'où venez-vous ? » « On vient de Paris. » « De France ! Et vous avez traversé le désert dans cette petite voiture ? » « Oui. » « Eh bien ! Vous avez du courage ! » « Pourrions-nous avoir quelque chose à manger et un endroit pour dormir ? » « Vous êtes mes hôtes. » Le chef nous fit donner un bon dîner de galettes et de mouton rôti et d'épais tapis pour dormir.

Au matin, nous avons demandé à saluer le chef pour le remercier. Ce dernier nous reçut gracieusement. Il me dit : « Si vous êtes satisfaits de notre hospitalité, je désire vous demander une faveur. Ecrivez une petite note disant que vous avez été bien traités. » J'étais plutôt surpris. « C'est la moindre des choses. » J'ai rédigé soigneusement le certificat de bons traitements. Nous avons alors pris congé. Des guerriers nous ont accompagnés à quelque distance, puis sont repartis. Après une cinquantaine de kilomètres, nous avons trouvé le désert barré par un déploiement de l'armée britannique qui tirèrent quelques coups de feu d'avertissement. Nous nous sommes arrêtés et je suis descendu de la voiture. Un officier anglais s'approcha, pistolet au poing : « Where do you come from ? » « From Paris. » « From Paris ! Are you mad ? You mean to say you crossed the desert in this little car ? » « Yes, we did. » « Et vous n'avez rencontré personne ? » « Non ! Seulement un groupe de musulmans dont le chef nous a très aimablement donné l'hospitalité pour la nuit. » « Ah ! Et comment était ce chef ? » « Sur les trente-cinq ans, barbe noire, entouré de guerriers. » « Very nice indeed ! Cet homme est un célèbre bandit. Avant-hier encore il a razzié deux autobus et tué quatre-vingts personnes. Toutes les forces armées sont mobilisées pour chercher à le capturer. »

On nous laissa continuer notre chemin. Je n'ai jamais su ce qui était advenu du célèbre bandit. J'espérais toutefois qu'il avait échappé à l'armée britannique. Bientôt, nous sommes arrivés à Quetta, délicieuse station d'été pour hauts fonctionnaires, et nous nous sommes installés dans un de ces bons hôtels coloniaux sans étage avec de grandes vérandas entourées de bougainvilliers. Il fallait mettre une cravate pour dîner.

« La Veuve » et moi étions bien décidés à rester nous reposer quelques jours dans cette oasis. Le matin, Raymond, qui avait souvent de curieuses prémonitions, nous a réveillés très tôt. Il avait fait de mauvais rêves et déclarait pressentir un danger. Il nous fallait partir tout de suite. Bien à contrecœur et de très mauvaise humeur, nous avons quitté ce paradis. Le lendemain, un tremblement de terre, resté célèbre dans l'histoire, détruisit Quetta de fond en comble. Il n'y eut aucun survivant dans l'hôtel.

On était au mois de mai. La petite route serpentait le long des contreforts du plateau de Quetta qui descend soudainement vers la vallée de l'Indus. Peu à peu, on plongeait dans une chaleur torride. Pour traverser l'Indus puis la Chenab, il fallut trouver des radeaux. Les Anglais, qui avaient construit un vaste réseau de chemin de fer, entretenaient peu les routes qui auraient pu concurrencer les intérêts des voies ferrées. L'ancien et superbe réseau routier de l'empire moghol était abandonné, les ponts effondrés. Le voyage jusqu'à Multan, puis Delhi, se fit dans une chaleur si forte qu'on en restait à demi hébété. On ne pouvait toucher un objet de métal sans se brûler. Il fallait prendre un chiffon pour ouvrir les poignées de la voiture. A Delhi nous nous sommes installés dans un hôtel de la vieille ville. Des rideaux d'une herbe odorante appelée khas constamment arrosés maintenaient une certaine fraîcheur dans les vérandas. C'est de cette herbe qu'on extrait un parfum, le patchouli, qui était très apprécié de nos grand-mères. « La Veuve », amaigrie et consternée de s'être laissé entraîner dans de pareilles aventures, décida de fuir. « Elle » prit le train pour Bombay d'où « elle » s'embarqua sur un paquebot français pour retourner vers « la France » et la civilisation des bistrots parisiens. Nous ne l'avons jamais revue.

De Delhi, nous avons trottiné jusqu'à Bénarès, puis Calcutta, et avons enfin retrouvé le paradis de Shantiniketan, où nous avons, cette fois, passé plusieurs mois entrecoupés de voyages « touristiques » pour visiter les grands temples médiévaux de Konarak et de Bhuvaneshvar avec Christine qui venait d'arriver.

Nous sommes revenus en France par Gênes en chargeant la voiture à Bombay sur un paquebot italien.

 

TOUR DU MONDE

 

En 1936, profitant de l'invitation de Gaylord Hauser, nous avons décidé de retourner en Inde par l'Amérique. Par l'intermédiaire de Pierre Gaxotte, je fus chargé de faire sur ce voyage un reportage illustré de dessins pour un hebdomadaire qui le publia par épisodes. Nous sommes partis de Cherbourg sur un superbe paquebot allemand. Gaylord Hauser et son fidèle collaborateur et ami, Frey Brown, nous attendaient à New York, et, après quelques jours, ils proposèrent à Raymond, bon chauffeur, de conduire jusqu'en Californie une nouvelle voiture qu'ils venaient d'acheter et qu'ils n'avaient pas le temps d'y conduire eux-mêmes. C'était une De-Soto brun orangé de grand luxe.

Nous sommes donc partis pour ce long voyage à travers le Middle West. Nous avons visité le Grand Canyon, les sites préhistoriques du Nouveau-Mexique, les boîtes de nuit du Texas dignes des meilleurs westerns et assisté à un festival indien à Flagstaff en Arizona. Arrivés à Los Angeles sans encombre, nous sommes restés quelque temps dans la villa de Gaylord à Beverley Hills, et avons fait une excursion à San Francisco. Nous avons commandé, au « Hollywood Trailer Company », une roulotte qui devait nous être expédiée en Inde. Il y avait dans la maison de Gaylord un bon piano que personne n'avait jamais touché. La grosse servante noire très maternelle m'écoutait en jouer avec ravissement. Quand nous sommes partis, nous avons laissé de bons pourboires aux domestiques noirs, ce qui apparemment n'était pas l'usage, et ils nous ont couverts de bénédictions.

Plus tard, en Italie, j'ai revu de temps en temps Gaylord Hauser qui avait acquis une propriété à Taormina. Il avait quelques années auparavant été très lié à Greta Garbo mais l'un et l'autre étaient trop indépendants pour pouvoir vivre en couple. Gaylord, champion de la vie naturelle et médecin favori des étoiles d'Hollywood, organisait partout où il allait des réceptions où il apparaissait élégamment vêtu d'un costume blanc dans un décor de fleurs et de légumes où les chapelets d'oignons s'enlaçaient à des orchidées au-dessus de parterres de carottes et de topinambours.

Gaylord et Frey sont venus plusieurs fois me voir à Zagarolo. Un jour, j'ai reçu un appel de Gaylord. Frey venait de mourir et cet homme, si célèbre et si adulé, se sentait complètement seul malgré sa gloire et sa fortune.

Nous nous sommes embarqués sur un bateau américain pour Honolulu, les Philippines et le Japon. A l'époque, les « gens de couleur » n'avaient pas accès aux ponts supérieurs. Des commerçants chinois jouaient au poker des milliers de dollars dans des entreponts étouffants alors que de pauvres dactylos américaines promenaient leur supériorité au soleil. On oublie facilement ce qu'étaient il y a peu d'années les préjugés raciaux aux Etats-Unis et ce qu'ils sont encore.

J'écrivis un article horrifié sur Honolulu, ses plages, ses hôtels, ses bases militaires, la vulgarité et l'indécence de ces envahisseurs qui prétendent imiter, avec les colliers de fleurs et les danses de vahinés, un peuple qu'ils ont conquis et exterminé. Cette comédie burlesque sur un charnier est plus révoltante encore que le génocide lui-même.

Les Philippines ont aussi leur comédie espagnole revue sous l'influence américaine, mais du moins les populations sont encore là, bien que dépouillées de leur culture par le christianisme missionnaire. Les Philippines restaient tout de même un pays gai avec ses petites charrettes peinturlurées, sa population gentiment prostituée.

 

Le Japon, par contre, fut une révélation. Il était à l'époque encore assez isolé et le tourisme était très limité. On fermait soigneusement tous les rideaux des trains quand ils croisaient à vive allure le train impérial de crainte que des regards indignes ne puissent apercevoir la personne sacrée de l'empereur. Le conducteur du train se suicidait s'il avait deux minutes de retard. La précision des horaires était telle qu'on manquait souvent le départ. Nous nous sommes fait quelques amis et avons été invités dans des demeures japonaises. Nous avons visité Kyoto, Nara, Nikko et ses monastères bouddhistes perchés dans les montagnes ou perdus dans la forêt. Nous sommes allés à la pêche au cormoran sur les lacs intérieurs.

Je suis retourné souvent au Japon qui a été et reste encore un pays accueillant si l'on sait s'intégrer à la vie japonaise. L'art de voyager consiste à laisser au vestiaire ses habitudes et tout complexe de nationalisme ou de supériorité. Il faut observer avec soin les usages, la politesse, les bonnes manières. Il ne suffit pas de jouer la comédie, de faire semblant de saluer à la japonaise ou à l'indienne, d'enlever avec mauvaise humeur ses chaussures et de s'asseoir par terre avec un visible inconfort. Il faut savoir sentir ces choses, qu'elles vous deviennent tout de suite naturelles. Bien des années plus tard, un jour qu'un noble japonais, amateur d'objets rares, présentait à quelques invités des pièces de sa collection, un serviteur apporta sur un plateau, couvert de velours rouge, un précieux poignard scythe en or ciselé. Giannalisa Feltrinelli, la mère d'un célèbre éditeur italien, qui par ailleurs finit mal, était venue avec moi. Elle se jeta sur l'objet pour le manipuler. Je ne pus m'empêcher de bondir et de l'arrêter un peu brutalement. Le collectionneur eut à peine un sourire et, quand je suis retourné le voir, sans faire nulle allusion à l'incident, il me fit cadeau d'un très bel objet.

Lors d'un de mes séjours, un médecin japonais ami m'emmena dans une de ces maisons très closes où les étrangers ne sont en principe pas admis et où des jeunes gens sont offerts contre rétribution aux hôtes. L'atmosphère était des plus sophistiquées. On prenait le thé, on écoutait des joueurs de shamisen, puis, éventuellement, on s'éclipsait discrètement avec un compagnon pour quelques moments de plaisir raffiné sur des tatamis isolés et propices. Lorsqu'il apprit la chose, José, le diplomate étranger qui m'avait présenté au médecin japonais, s'indigna : « Je suis ici depuis deux ans, vous n'avez jamais voulu m'emmener dans ces accueillantes maisons. Alain est ici depuis quinze jours et vous y allez avec lui. » Le Japonais leva les yeux au ciel en disant : « Que puis-je faire ? Avec les garçons, José ne comprend pas la poésie. »

 

Puis ce fut la Chine, la merveilleuse Chine décadente avant l'invasion japonaise et les bouleversements qui suivirent. A Shanghai, se trouvaient les plus luxueux hôtels du monde avec des appartements décorés de laque rouge et or. Dans les couloirs fleurant bon l'opium, on croisait des Chinois dans de somptueuses robes brodées. Dans les « maisons de divertissement » plusieurs théâtres chinois jouaient en même temps. Il y avait aussi des cirques, des cafés-théâtres, des salles de jeux, des restaurants, des danseuses. On y circulait librement ne payant qu'un droit d'entrée, comme au Tivoli de Copenhague. C'est à Shanghai que j'ai pu voir le célèbre acteur Mei Lanfang qui, déjà très vieux, ne jouait que des rôles de jeunes filles. Ensuite, ce fut Pékin, la capitale de la civilisation. La « Cité interdite » ne l'était plus. Les palais de bois précieux s'écroulaient, les étangs de lotus roses étaient envahis par les mauvaises herbes. Le navire de marbre construit par la dernière impératrice se dressait mélancolique sur des eaux noircies. On racontait que le Gouvernement avait exigé de l'impératrice la création d'une flotte de guerre. Elle déclara s'en charger et, deux ans plus tard, convoqua ses ministres et leur montra le navire de marbre en disant : « Voici la flotte chinoise. »

Le Temple du Ciel était désert, nul ne visitait plus son enceinte sacrée. Les terrasses, sur lesquelles l'empereur, seul avec les dieux, recevait l'inspiration céleste, étaient souillées par les oiseaux. Des touffes d'herbe s'inséraient entre les dalles de marbre. Raymond fit de Pékin à cette époque des séries de photographies superbes qui n'ont jamais été utilisées.

J'ai pu acheter, pour quelques dollars, un petit cheval de bronze d'époque Han visiblement volé et aussi une théière qu'un tireur de pousse-pousse dissimulait sous le siège de son véhicule et qu'il tenait de ses ancêtres.

A Pékin, les maisons de passe s'appelaient des maisons de famille. Les Européens, enfermés dans leurs « concessions », ne fréquentaient jamais ces lieux indigènes. Pourtant ils méritaient une visite. Dans une jolie maison chinoise, on vous recevait dans une soi-disant famille. Père, mère, oncles, belles-sœurs, filles et garçons de tous âges, on pouvait faire son choix. Si l'on hésitait, le maître de maison, vigoureux Chinois sur la trentaine, vous proposait : Voulez-vous que j'en essaie une ou un devant vous ? »

Malgré sa beauté et sa culture raffinée, la Chine ne me semblait pas un pays où j'aurais aimé vivre. Raymond lui aussi écrivait : « La Chine est belle. Il y a tout, et pourtant je m'y ennuie. Ici on achète des mignons de premier ordre de 10 à 30 dollars suivant l'âge, en proportion inverse bien entendu. » (Pékin, août 1936.)

Je ne suis jamais retourné en Chine. En principe, la Chine merveilleuse n'existe plus, mais je suis convaincu que secrètement elle subsiste et renaîtra un jour de ses cendres.

Le cheval de bronze repartit comme il était venu. Je l'avais montré à un expert qui m'avait dit : « Il est faux. Vous pensez bien que les marchands d'objets d'art ne laissent pas circuler sur le marché des objets aussi rares. » J'ai donc emballé le cheval sans grandes précautions et il a eu une patte cassée. Un spécialiste parisien, en examinant la cassure, s'est exclamé : « Mais il est authentique ! » Le cheval s'installa pour finir dans une jolie niche de bois sculpté dans la maison de Zagarolo. A la mort de Raymond, Franco, son héritier italien, voulut vendre ce précieux objet. Il fit venir un acquéreur qui en offrit une somme importante et partit avec le cheval laissant un chèque... sans provision.

Il y avait à Pékin comme à Shanghai des « restaurants chinois » soigneusement décorés tels qu'on en voit partout, que fréquentaient occasionnellement les diplomates étrangers. Les restaurants des gourmets chinois étaient très différents. Ils étaient situés dans des quartiers populaires quelque peu sordides. A travers des ruelles poussiéreuses, on pénétrait dans des sortes d'antres enfumés, rustiques et prodigieusement sales. La bonne cuisine ne s'accommode pas d'une atmosphère aseptisée. On vous servait sur des tables de bois, assis sur des bancs. Un grand bac sous la table recevait les débris de nourriture. On y mangeait salement, gloutonnement, dans une sorte d'orgie sensuelle. C'était seulement dans ces temples des voluptés gastronomiques que l'on pouvait goûter les mets considérés comme les plus délicieux. J'y ai vu servir des fritures de cafards, des œufs pourris centenaires, et apporter de petits singes vivants dont on faisait sauter avec une hachette la calotte crânienne pour plonger aussitôt sa cuillère dans cette délicieuse cervelle encore vibrante. La bonne soupe à la tortue se faisait en fixant la tête de l'animal hors de la casserole et en la tenant vivante à l'aide d'un courant d'eau froide tandis que le corps se dissolvait dans l'eau bouillante. Même les Français, pourtant très attachés à la nourriture, n'approchent pas du niveau de volupté perverse, de sensualité profonde, que savent y trouver les Chinois dans une expérience qui, par son intensité, fait un peu penser à des expériences sado-masochistes. Ces hauts lieux de l'art gastronomique ont, je pense, aujourd'hui disparu.

Après une escale à Singapour, c'est avec joie que nous nous sommes retrouvés à Shantiniketan où le poète nous accueillit comme ses enfants et nous logea dans une jolie maison sous les palmes.

Raymond, toujours attiré par les reptiles, attrapa et apprivoisa un serpent vert émeraude qui habitait dans la vigne vierge qui couvrait la maison. Le serpent prit l'habitude de descendre du toit par le fil d'une lampe électrique qui pendait au-dessus de la table pour venir boire du lait avec nous au petit déjeuner. Lorsque nous avons quitté la maison, de nouveaux hôtes s'y sont installés et le gentil serpent a voulu continuer de venir selon son habitude leur tenir compagnie. Loin d'apprécier cette courtoisie, les occupants se sont enfuis, terrorisés.