A peine un an après notre installation définitive à Bénarès, l'Angleterre déclara la guerre à l'Allemagne. L'Inde, comme tout l'Empire britannique, se trouva impliquée dans le conflit. Il n'existait pas d'avions civils. Les transports maritimes et la poste étaient supprimés. Toute communication avec l'Europe était interrompue. Lorsque la France fut envahie, les consuls et quelques autres citoyens français, considérés comme dépendant de Vichy, furent envoyés dans des camps, d'ailleurs fort civilisés, dans l'Himalaya. Raymond était suisse, donc intouchable. Il n'y avait pas de raison de m'arrêter et de le laisser libre, bien que, de par nos liens avec le monde hindou projaponais, nous fussions suspects. De plus, nous avions des amis dans la maison du vice-roi, en particulier Jack Hughes, un garçon d'une trentaine d'années, intelligent et cultivé, qui se révéla plus tard être le responsable des services d'information en Inde et devint après la guerre, à Londres, le chef des Services secrets britanniques, le célèbre « Intelligence Service ». Personne ne s'est donc inquiété de nous et, grâce à la protection de Mortimer Wheeler, le directeur du département d'archéologie, nous avons même réussi à poursuivre nos voyages dans le pays.
Wheeler, qui a fait en Inde des découvertes archéologiques extraordinaires en particulier dans la vallée de l'Indus – qui se trouve aujourd'hui au Pakistan –, était un personnage surprenant. Cet Anglais élégant, bien élevé, qui se donnait l'air d'un amateur, avait tout du sourcier. Il se promenait avec nonchalance dans les sites éventuels, parlant de n'importe quoi. Il s'arrêtait, touchait le sol de sa canne en disant : « Creusez ici ! » et on tombait toujours sur le monument ou l'objet important. Après la guerre, l'Angleterre n'ayant plus les moyens de financer les recherches d'archéologie, Wheeler, qui ne s'intéressait ni à la bureaucratie ni aux postes honorifiques, se mit à préparer des programmes de télévision qui l'amusaient. Ce fut une grande perte pour l'archéologie.
Une vieille fille anglaise qui habitait une annexe de la Société théosophique, à l'autre bout de la ville, commença à s'intéresser à mes travaux sur la musique. Elle s'appelait Juliette Merston. Pour s'amuser, Raymond enlevait chaque année une lettre de son nom. Elle devint Uliette, puis Liette, puis Iette, etc. Je la fis énormément travailler, taper à la machine, revoir des textes, faire d'interminables calculs sur les intervalles. Elle était d'un dévouement admirable et nous l'aimions bien. Il était évident qu'elle devait chaque semaine faire un rapport sur tout ce qui se faisait ou se disait à Rewa Kothi.
Comme elle avait pour nous une véritable affection et s'intéressait réellement à mon travail, ses rapports nous ont été certainement utiles et ont contrecarré ceux de certains fonctionnaires locaux, qui avaient en horreur ces Européens « devenus des indigènes » et nous ont dénoncés à plusieurs reprises pour activités subversives.
Le jour où Juliette eut soixante ans, nous avons organisé pour elle une fête magnifique. La maison était décorée avec des lampes à huile, des fleurs, des guirlandes. Nous avions préparé un festin et des cadeaux. Il est probable que personne depuis son enfance n'avait jamais souhaité l'anniversaire de cette vieille fille solitaire. Juliette s'effondra, eut une crise de larmes : « Mais vous ne savez pas ce que je suis, ce que je fais ! » « Mais si nous le savons, mais cela n'a pas d'importance puisque nous t'aimons. » Juliette quitta Bénarès peu après la fin de la guerre. Elle se retira dans un ashram du Sud de l'Inde, probablement pour des raisons de travail. Elle continua à m'écrire de temps en temps. Dans sa dernière lettre, elle disait : « J'ai une hémorragie que rien n'arrête. Je serai morte dans quelques jours. Je voulais te dire combien je vous ai aimés et vous remercier de tout le bonheur que vous m'avez apporté. » Puis, plus rien. Juliette avait perdu la dernière lettre de son nom.
Avant d'être envoyée près de nous, elle avait été l'une des disciples et la « surveillante » de Gurjieff et parlait souvent de ses années auprès de lui.
Malgré Juliette, les dénonciations continuèrent, venant du résident anglais qui n'était jamais entré dans la ville qu'il considérait comme dangereuse. Raymond construisait pour mon travail un gros harmonium à plusieurs jeux accordés pour donner cinquante-deux intervalles dans l'octave. Nous avions acheté à Calcutta deux cadres d'harmoniums d'église portant chacun deux rangs d'anches identiques et une soufflerie. Pour construire le mécanisme permettant de contrôler chaque anche individuellement, Raymond avait acheté plusieurs centaines de rayons de bicyclettes, matériel apparemment hautement suspect. Un jour, alors que l'instrument était presque terminé, un jeune Anglais fit irruption dans la maison. Il s'intéressa à l'instrument et resta trois jours à parler avec nous. Il était fort cultivé et d'agréable compagnie. Il s'excusa de devoir s'imposer et, avant de partir, nous avoua : « Vous n'avez pas idée des problèmes que vous nous avez causés ! Vous avez été dénoncés comme ayant construit un appareil radio transmetteur pour communiquer avec les Japonais, puis de l'avoir jeté dans le Gange. Nous avons fait gratter le fond du fleuve pendant une semaine. On a même trouvé un très vieux récepteur cassé. Finalement, j'ai été envoyé de Delhi pour avoir le cœur net sur vos activités scandaleuses et subversives. Je suis ravi d'avoir eu l'occasion de vous connaître. Bravo pour l'instrument ! Il est épatant ! »
Les Indiens ne s'intéressaient pas aux guerres de l'Europe. L'Européen, quel qu'il soit, était l'ennemi. Dans le milieu des Anglais coloniaux on parlait vaguement de l'existence de mouvements de résistance en Grèce, en Yougoslavie, en France. La France était la France de Vichy. C'est seulement tout à fait à la fin de la guerre que j'ai entendu pour la première fois prononcer le nom du général de Gaulle. Les Français qui ont déifié le général ont tendance à imaginer, après coup, qu'il représentait un événement important dans les milieux anglo-saxons comme les chrétiens imaginent que la vie de Jésus bouleversait la Judée de son temps.
J'étais devenu un hindou, vivant dans un autre monde et totalement isolé du drame de l'Europe. La seule réalité de la guerre était celle du conflit anglo-japonais et, dans le milieu où je vivais, la résistance était dirigée contre l'Angleterre, les sympathies, les espoirs orientés, à tort ou à raison, vers le Japon, héroïque pays oriental luttant contre l'impérialisme européen.
Shubhas Chandra Bose, l'un des principaux chefs du Congrès national indien, était passé du côté japonais et commandait en Birmanie une division indienne dans le cadre de l'année japonaise. Je l'avais rencontré plusieurs fois. C'était un homme affable, brillant et audacieux. Il se tua dans un accident d'avion.
Au bord du Gange, on ne savait pas grand-chose de la guerre. Les journaux de langue anglaise n'arrivaient pas dans la ville. Les journaux en hindi étaient projaponais. La seule radio que l'on entendait était la puissante radio allemande. Son brillant speaker, un Anglais au service de l'Allemagne, William Joyce, que l'on appelait Lord Haw-Haw, fut exécuté à la fin de la guerre. C'est par la radio allemande que nous avons appris la fin des hostilités dans une dernière émission dramatique avec la marche funèbre de Siegfried et le Deutsche Volk, dein Führer ist tot. Il n'y avait en théorie aucune censure intérieure dans l'Inde. Pourtant, de temps en temps, je voyais arriver très discrètement un brave garçon avec quelques-unes de mes lettres me demandant de lui expliquer certaines phrases qu'il ne comprenait pas et dont il avait besoin pour son rapport.
Un petit mouvement s'intitulant « la France libre » s'était constitué vers la fin de la guerre à Delhi. Les Anglais le toléraient mais se méfiaient des organisateurs. Ils n'avaient pas beaucoup d'estime pour le général de Gaulle. Par ailleurs, les Indiens n'auraient jamais compris que moi, considéré comme un des leurs, je puisse me joindre à un groupe allié à l'Angleterre. De toute façon, on ne pouvait rien faire. Les créateurs du mouvement des « Français libres » étaient peu sympathiques, du genre faux résistants ambitieux. Le mieux était de se tenir coi.
Il n'existait aucune communication possible avec la France, aucune lettre, aucune nouvelle. Ma mère s'était adressée au roi d'Afghanistan pour essayer de savoir si j'étais encore vivant. Le roi obtint des informations rassurantes par son ambassade de Delhi et les transmit à Paris.
Raymond avait pris comme assistant Murlidhar, un jeune étudiant brahmane, d'origine mahrathe, dont il était très épris. Ce dernier partit subitement sans prévenir, laissant un mot disant qu'il voulait prendre l'habit monastique. Raymond cessa de s'alimenter et déclara qu'il se laisserait mourir si le garçon ne revenait pas. Je dus entreprendre des démarches répétées auprès de toutes les autorités religieuses de la ville qui se montrèrent très compréhensives. Vijayanand me dit que l'amitié sans bornes était la plus haute des valeurs morales. Finalement on fit revenir Murlidhar pour trois jours. Raymond passa toute une journée avec lui sur un bateau sur l'autre rive du Gange. J'attendais anxieux en faisant de loin de petits dessins du bateau. Murlidhar repartit mais Raymond resta nerveux et instable. Il pensait que le fait que nous étions devenus des étrangers suspects avait terni notre image dans l'esprit du jeune homme et contribué à sa décision de nous quitter. Il prétendait qu'il aurait voulu participer à la guerre, piloter des avions. C'était pour me protéger du danger qu'il s'était imposé cette vie isolée loin de l'aventure. Il devint déplaisant et irritable. Je finis par sombrer dans une profonde dépression qui se termina par une grave typhoïde.
Je fus transporté dans une clinique de Calcutta. Le cycle de la typhoïde dure vingt et un jours, mais la maladie reprit un second cycle, puis un troisième. Je ne pouvais ni manger ni boire, et j'étais maintenu en vie par du goutte-à-goutte intraveineux. Je ne pesais plus que trente-deux kilos. Les médecins dirent à Raymond qu'il dépensait inutilement des sommes importantes, qu'il n'y avait aucune chance de me sauver.
Raymond, qui était resté tout le temps attentif mais agacé et nerveux, réalisa que j'allais mourir. Il vint près de moi et me parla avec tendresse et douceur, rappelant ces années de si grand bonheur que nous avions passées ensemble. Ses paroles s'infiltraient dans mon corps comme un remède miraculeux. Finalement, il me demanda si je voulais qu'on essaie d'appeler Martha Voegeli, la doctoresse suisse qui nous avait soignés quelques années auparavant à Calcutta et qui venait de se retirer dans le Sud du pays. Les paroles de Raymond m'avaient redonné un peu de courage et je dis : « Oui. » Pourquoi Raymond ne l'avait-il pas fait plus tôt ? Il savait que je n'aurais jamais suggéré moi-même une tentative qui représentait une aussi forte dépense. Il est vrai que j'étais dans les mains des médecins les plus réputés de Calcutta qui, de plus, étaient des amis. La clinique était considérée comme la meilleure de l'Inde et Martha passait aux yeux de toute la profession médicale pour un charlatan. A coups de télégrammes, elle fut convoquée à prix d'or et arriva au bout de trois jours comme une guêpe armée de ses aiguilles. Les antibiotiques n'existaient pas encore. Elle traitait la typhoïde comme une maladie de sang, ce qui était alors considéré par la profession comme absurde. Il fallait se procurer une drogue appelée scepticemine, devenue rare car elle avait aussi un effet aphrodisiaque très recherché des maharajahs. Un gentil pharmacien ami envoya des émissaires dans toutes les petites villes du Bengale, du Bihar, de l'Orissa. On réunit peu à peu les médicaments nécessaires.
Il fallait aussi remonter mon cœur, soutenir mes poumons. Martha piquait dans tous les sens. Au bout de trois jours, elle commença à me faire absorber des liquides, à la stupéfaction des infirmières.
La profession médicale ne l'entendait pas ainsi. On signifia à Raymond qu'on ne pouvait pas accepter la présence dans la clinique d'un médecin extérieur dont on n'approuvait pas les méthodes. Ils m'avaient déclaré perdu. On n'avait pas au nom du prestige de la science le droit de me faire vivre. Il fallut me transporter dans une autre clinique moins luxueuse mais plus hospitalière. J'y entendis gémir pendant plusieurs jours une pauvre fille qui avait raté son avortement et dont les plaintes peu à peu s'éteignirent. Il me fallut longtemps pour remonter la pente. Je suis resté sagement aux mains des infirmières eurasiennes qui me racontèrent des histoires incroyables sur l'entêtement et la vanité des médecins. Martha repartit vers le sud et Raymond alla se reposer en Orissa au bord de la mer. Deux mois avec un mourant c'est dur ! Il avait trouvé un remplaçant pour Murlidhar, Kamal, le jeune frère de Gulab, qu'il emmena avec lui. Kamal devint la consolation et le compagnon de Raymond pendant plusieurs années. Après la guerre, Raymond l'emmena même en Europe et en Amérique. C'est Kamal qui, stupéfait et horrifié par New York, disait : « En haut, on est dans le ciel, en bas, dans l'enfer, mais on ne voit jamais la terre où il fait bon vivre. »
Des amis ont parfois manifesté quelque étonnement à ce que Raymond et moi ayons pu connaître tant d'aventures et d'amours, passagères ou profondes, sans que cela semble entamer notre affection mutuelle ; cela fait partie d'une conception de la vie. L'amour est une merveilleuse expérience, un don total de soi, la fusion de deux êtres. Mais l'attrait physique est une chose temporaire. Il dure au mieux trois ou quatre années. Il faut savoir profiter de ces années bénies pour établir une amitié, une confiance mutuelle indélébile qui peut alors durer toute la vie. La prolongation d'une vie sexuelle qui, peu à peu, se nuance de routine, de jalousie, de commodité est destructrice de l'amitié et de l'amour véritables. On ne doit pas refuser à quelqu'un qu'on aime la joie d'expériences amoureuses, d'aventures, de liaisons qui sont nécessaires à son bonheur, à son équilibre. Même si cette liberté peut créer des problèmes temporaires, elle n'entame jamais l'unité profonde, la véritable fidélité. Au cours de trente-huit années de vie commune, semées de multiples aventures, de tendres affections, de crises diverses et même d'un mariage, rien n'a ébranlé l'amitié définitive qui nous avait liés l'un à l'autre au début de notre vie et dura jusqu'à ce que la mort nous sépare.
Martha avait exigé de moi deux choses : que je cesse d'être végétarien et que j'aille passer plusieurs mois dans la montagne car j'avais le muscle du cœur endommagé. Il me fallut attendre longtemps avant de pouvoir reprendre la moindre activité physique. C'est ainsi que nous avons découvert Binsar et Almora.
A l'ouest du Népal, dans l'Himalaya, se trouve une série de vallées et de contreforts montagneux séparés de l'une des régions les plus désertiques du Tibet par une barrière de pics très élevés pratiquement infranchissables. C'est peut-être ce qui explique que cette région n'ait pas subi l'influence du bouddhisme tibétain, ni le mélange de races qui caractérise le Népal.
A une centaine de kilomètres (infranchissables) de la frontière du Népal, se trouve l'ancienne capitale des rajas d'Almora. Les descendants de ces rois détrônés vivent toujours dans une modeste maison, isolée assez loin dans la montagne. La population est un reste typique des anciens peuples shivaïtes préaryens, cette harmonieuse race à peau brune que l'on appelle race gangétique dont beaucoup de représentants, dans des temps très anciens, se sont réfugiés dans les montagnes pour fuir la domination aryenne.
Almora est une petite ville, entièrement construite en pierres sèches et en bois, perchée sur un éperon montagneux. Toutes les maisons ont de jolis balcons sculptés. C'est un bazar, un centre commercial où descendent les gens de la montagne pour faire des emplettes et y vendre les étoffes rustiques qu'ils fabriquent, et aussi des peaux de moutons et quelques produits agricoles.
On arrive à Almora par une longue route étroite qui serpente dangereusement pendant cent cinquante kilomètres au bord de profonds ravins au fond desquels on aperçoit, de temps en temps, les restes des autocars qui ont manqué un virage. A mi-chemin, dans une cabane en bois, on sert des galettes et du thé. Après une halte dans l'« hôtel » très primitif du village, je fus emmené dans une voiture brinquebalante jusqu'au bout d'une route sans issue. De là, je fus cahoté pendant une dizaine de kilomètres par quatre vigoureux montagnards, sur une chaise à porteurs, le long d'un sentier de chèvres rocailleux et abrupt jusqu'à Devi Lodge, la maison que Raymond avait louée à Binsar.
Binsar est un lieu assez extraordinaire. Sur un sommet couvert de forêts de chênes et de rhododendrons, qui dans l'Himalaya sont de grands arbres, un gouverneur de la région, un Anglais un peu fou, détestant le voisinage des indigènes, avait fait construire pour lui-même et ses collaborateurs, au début du XIXe siècle, quelques villas de style purement britannique, avec des meubles anglais, des rideaux de tissus anglais, et même quelques clavecins. Pour bâtir ce nid d'aigle, il avait dû instaurer un système de travaux forcés pour les montagnards capturés dans leurs villages, car tout avait dû être transporté à dos d'homme. On disait que beaucoup de ces travailleurs prisonniers étaient morts à la tâche. Le gouverneur descendait à cheval jusqu'à Almora pour rendre la justice et contrôler l'administration deux fois par semaine. Pour l'approvisionnement, des coureurs faisaient à pied chaque jour les soixante-quinze kilomètres (aller et retour) qui séparent Binsar d'Almora. Même l'eau devait être apportée dans des seaux, de sources se trouvant à trois cents mètres plus bas sur une pente abrupte.
Vers 1920 eut lieu le grand mouvement de non-coopération par lequel débuta le mouvement d'indépendance de l'Inde. Il devint impossible d'obtenir les services d'un porteur ou d'un domestique. Ne pouvant plus se ravitailler, les occupants durent partir sans rien emporter. Des marchands hindous d'Almora rachetèrent les maisons à vil prix. Depuis lors, elles étaient abandonnées. Rien n'avait été touché. Des livres restaient sur les tables, les rideaux moisis pendaient lamentablement aux fenêtres. Certains meubles s'effondraient quand on les touchait.
Les deux serviteurs de Bénarès, Gulab et Ramprasad, nettoyèrent quelques pièces. On engagea un porteur d'eau et deux coureurs pour aller chaque jour aux provisions. Ils faisaient, apparemment sans difficulté dans la journée, le parcours ardu jusqu'à Almora avec des fardeaux importants. Dans chaque pièce de la maison, les murs étaient ornés de gravures représentant diverses races de chiens. J'avais dit à Gulab de les décrocher. Mais, après un mystérieux conciliabule avec le personnel local, Gulab vint me dire avec embarras : « Il n'est pas possible d'enlever ces gravures car elles représentent les dieux des Anglais. » Il ne leur venait pas à l'esprit que l'on pût mettre aux murs autre chose que des images de divinités. Nos affirmations sur le caractère purement profane de ces tableaux ne les ont jamais tout à fait convaincus. On sait que les Européens sont des gens bizarres et imprévisibles, mais un tel degré d'aberration leur paraissait incroyable. A quoi sert d'accrocher une image au mur si ce n'est pour la vénérer ?
Almora est à environ 1800 mètres d'altitude, Binsar à 2200, mais ces altitudes ne correspondent pas à celles de l'Europe. Près des tropiques, ce sont encore des zones très boisées. Le spectacle de Binsar était prodigieux. La colline dominait d'un millier de mètres une profonde vallée et, en face, se dressait comme une muraille, à près de 8000 mètres, la chaîne glacée du Nanda Devi, du Nanda Kot, du Trishul, si éclatante qu'elle éclairait même la nuit.
Les années suivantes, pendant la saison brûlante, nous avons pris l'habitude de venir trois mois à Almora, mais, au lieu de monter jusqu'à Binsar, il nous a semblé plus commode, bien que moins poétique, de louer une des habitations construites autrefois par des missionnaires sur les collines juste au-dessus du village et que l'on pouvait atteindre par la route.
De curieux personnages habitaient dans ces maisons et les gens du pays appelaient ces collines « Cranks' Corner », « Le Coin des piqués ». Un ancien jardinier danois, nommé Sorensen, déguisé en moine crasseux, s'était construit un ermitage dans un labyrinthe de plantes. Plus loin, un Allemand, devenu moine bouddhiste, avait pris le nom d'Anagarika Govinda. Il devait devenir assez célèbre et a écrit des ouvrages quelque peu contestables sur la philosophie bouddhiste. Prenant prétexte des règles d'une secte monastique tibétaine peu connue, qui autorisait le mariage des moines, il épousa une riche veuve parsie de Bombay que j'avais connue à Shantiniketan. Ce curieux couple créa plus tard une sorte d'ashram en Californie dont la dame parsie devint la déesse.
Dans une autre maison vivait un Anglais aux cheveux blancs ex-membre des Services secrets, que Raymond dénomma Agathon. C'était un homme doux et très cultivé. Il avait adopté un robuste Tibétain, Ram Jor, moine défroqué qui s'était échappé du monastère où on l'avait mis dès l'enfance. Ce Tibétain faisait de curieuses peintures naïves représentant des paysages magiques un peu dans le style de Nicolas de Roerich. Je possède encore quelques-unes de ces peintures. Agathon en arrangea quelques expositions à Calcutta. Le Tibétain tenta de se suicider et finit par s'enfuir à Darjeeling où il ouvrit une boutique de thé.
A quelque distance, habitait un savant bengali, Boshi Sen, élève du célèbre physicien Jagadish Chandra Bose. Boshi Sen, avec sa femme américaine Gertrude, continuait les expériences de son maître sur la sensibilité des plantes, les droguant, les empêchant de dormir en les éclairant la nuit, leur faisant peur, les filmant au ralenti. Ses travaux, qui sont restés célèbres, font apparaître chez les plantes des comportements presque humains : le plaisir, la crainte, l'excitation, l'horreur, l'affection envers certains êtres amis.
C'est aussi dans le Cranks' Corner qu'Uday Shankar créa son centre de danse quelques années plus tard.
Les personnalités les plus intéressantes du lieu étaient un couple de peintres américains, Earl et Achsah Brewster, dont j'ai décrit quelque peu l'histoire dans un de mes contes Le Bétail des dieux.
Earl Brewster avait vécu longtemps en Italie et avait été un grand ami de D.H. Lawrence, l'auteur de l'Amant de lady Chatterley. Il avait séjourné avec lui à Capri. Après un voyage à Ceylan, en compagnie de Lawrence, les Brewster s'étaient enthousiasmés pour l'« Orient ». Ils étaient venus en Inde et s'étaient établis dans la plus belle maison des collines d'Almora où ils vivaient en permanence. Achsah était une créature intelligente et languissante qui faisait penser à certaines femmes célèbres du début du siècle. Elle racontait des histoires peu vraisemblables, et Earl disait d'elle qu'elle avait une « mémoire créatrice ». Ils recevaient avec une feinte simplicité et beaucoup de style. Nos relations de voisinage devinrent vite une réelle amitié. Earl connaissait beaucoup de monde et on rencontrait chez lui des visiteurs intéressants. Lorsque Nehru, qui avait fait un long séjour dans la prison d'Almora, retrouva la liberté, il vint directement chez Brewster, et y prit avec nous son premier thé d'homme libre. Il nous parla longuement de ses projets et des problèmes de l'Inde, de l'avenir qu'il entrevoyait.
Earl ne connaissait pas grand-chose à l'Inde. Ses idées sur l'Orient restaient très occidentales. Almora était pour lui une éternelle villégiature dans un Orient imaginaire. Il gardait toutefois la nostalgie d'un retour en Occident qu'il ne réalisa jamais. Il s'était emprisonné dans un rêve et me semblait parfois une sorte de mort-vivant.
De l'autre côté d'une profonde vallée atteignable seulement par des sentiers escarpés, dans une assez grande propriété appelée Mirtola, une vieille femme bengali visionnaire, Mme Chakravarty, avait créé un ashram avec son disciple qui était un Anglais, ancien professeur de littérature, qui se considérait comme un brahmane, se faisait appeler Krishna Prem, et pratiquait des rites prétendus védiques. A eux, s'était joint un médecin, Alexander, également anglais. Le perroquet de la vieille complétait la famille. Quelque temps plus tard, ils accueillirent un matelot plus ou moins déserteur qui ne resta pas longtemps, puis un jeune homme d'une grande beauté qui quitta, pour se joindre à eux, un poste important à Calcutta dans les compagnies pétrolières et se fit appeler Aschish. Son départ causa des drames dans les cœurs des deux sexes, mais tous les efforts pour le récupérer échouèrent. Krishna Prem a publié un certain nombre d'ouvrages sur la mystique et la philosophie indiennes qui ont une certaine réputation. La vieille avait une fille tuberculeuse qui mourut. Elle voulait être incinérée à Calcutta. Le transport du corps sur des mulets, puis dans des voitures de louage qui tombaient en panne, donna lieu à des aventures rocambolesques.
Entre Almora et Binsar, la sœur de Nehru, Vijayalakshmi Pandit, possédait une belle propriété où elle venait passer l'été. Nous allions souvent la voir. J'appréciais cette femme intelligente, modérée, courageuse, qui essaya vainement de tempérer le socialisme romantique de son frère totalement étranger à la mentalité hindoue. Plus tard elle fut écartée du pouvoir et envoyée comme haut-commissaire de l'Inde à Londres. Elle avait deux filles à marier : les attentions qu'elle portait à Raymond et à moi n'étaient peut-être pas sans arrière-pensées.
Au moment le plus critique de la crise de l'indépendance, Mrs. Pandit parvint à échapper à la surveillance britannique et à se rendre aux Etats-Unis. Elle fit à l'assemblée des Nations unies à New York un grand discours qui eut certainement une action sur la suite des événements.
Il y avait aussi, à quelque distance, un prêtre catholique qui s'était fait construire une petite chapelle où il célébrait la messe pour les quelques rares chrétiens du voisinage. Il vivait seul et lorsqu'il mourut, les religieuses d'un couvent de la région se précipitèrent pour récupérer les objets sacrés, mais surtout pour vérifier un point important de la rumeur publique. La rumeur n'avait pas tort. C'était une femme. Nous le savions déjà par le moine jardinier danois qui était assez lié avec elle. Il se trouvait d'ailleurs chez elle quand elle mourut et en profita pour voler tout ce qu'il put emporter avant l'arrivée des religieuses.
Certains étés, on voyait apparaître un couple hollandais, Arnold Bake et sa femme. Bake était un vague musicien qui chantait suavement des mélodies de Fauré. Il était tuberculeux et n'avait pas une grande activité. Il était financé par des fondations anglo-hollandaises pour écrire un ouvrage sur la musique de l'Inde qui ne vit jamais le jour. Son seul système de défense était de déclarer dans les milieux musicologiques que mes travaux et mes ouvrages étaient sans valeur « scientifique », ce qu'il fit avec férocité. A part ce détail, c'était un homme cordial et plutôt agréable. Il finit ses jours comme enseignant de musicologie orientale en Angleterre.
Le climat d'Almora était délicieux durant la saison chaude, mais la période des pluies était interminable et assez mélancolique. Nous y avons passé de nombreux étés. Je travaillais le sanskrit avec un brahmane, professeur au collège du village.
J'ai eu à Almora plusieurs animaux charmants. En dehors des martres ramenées ensuite à Bénarès, j'ai eu un magnifique perroquet blanc très affectueux. Il était fort utile car il annonçait par des cris perçants les tremblements de terre, qui sont assez fréquents, longtemps avant la première secousse. J'avais aussi recueilli une petite biche qu'il fallut élever au biberon. Un matin, au petit jour, j'ai entendu une course effrénée autour de la maison. Je me suis précipité. Un loup poursuivait ma biche. Je me suis lancé à sa suite, suivi par Gulab. Au moment où l'animal féroce attrapait l'innocente créature, j'ai moi-même pu saisir la queue du loup. Il fut si offensé de cette atteinte à son orgueil qu'il laissa tomber sa proie et s'éloigna avec dignité. La biche était évanouie. Il fallut un bon moment pour la ranimer et la remettre de sa frayeur.
Nos serviteurs, qui habitaient une petite maison où se trouvaient aussi les cuisines, avaient de grands conciliabules avec des bergers locaux. J'étais curieux de savoir quelles histoires ils pouvaient bien raconter pendant des heures. Je suis allé les écouter et j'ai été quelque peu surpris de tomber dans une discussion théologique qui semblait les préoccuper gravement. La question était : Rama est dieu donc il est tout-puissant. Ravana, un démon, a enlevé Sita, l'épouse de Rama. Pourquoi l'a-t-il laissé faire ? J'ai toujours été étonné du niveau culturel des Indiens du peuple, le plus souvent illettrés. Cela provient, je crois, du fait qu'ils écoutent les discours des moines et des brahmanes qui enseignent sur la place publique et que tous les spectacles tournent autour de personnages mythologiques. Les choses ont dû changer depuis que la radio et la télévision les abreuvent d'inepties.
Une fois la guerre finie, quand on put de nouveau quitter l'Inde, il était plus intéressant de passer les mois chauds (avril, mai, juin) en Europe, et la maison d'Almora fut abandonnée. Achsah était morte et Earl Brewster ne lui survécut que peu de temps.
En Inde, les gens convenables ne mangent pas de champignons, pourtant, on en trouvait à Almora de grandes quantités, en particulier des chanterelles. Les champignons sont considérés comme impurs. On les appelle kukkuta mutha, des « pipis de chien ». Les plus intéressants étaient les truffes que les femmes tibétaines pliées en deux, le nez contre le sol, détectaient à l'odeur. Nous en faisions des festins malgré la réprobation des gens bien pensants. Quelqu'un de doué pour les affaires pourrait faire une fortune en exportant ces bulbes, ailleurs précieux, qui semblent en quantité illimitée.
A Almora, pendant que je me divertissais avec les bergers du pays, Raymond eut, en dehors du fidèle Kamal, des relations assez suivies avec plusieurs femmes qui vinrent nous rendre visite. J'ai déjà mentionné le séjour de Nicole. Berko, le photographe hongrois qui avait habité dans l'autre appartement de la maison de la rue Montsouris, apparut un beau jour et loua une maison non loin de la nôtre. Sa femme, Mirka, une Allemande aux cheveux roux, grande et maigre, fut la maîtresse de Raymond pendant plusieurs mois. Après la guerre, elle et son mari partirent en Amérique où Berko fit une belle carrière. Je crois qu'il se préoccupait très peu des infidélités de son épouse.
A plusieurs reprises, Mira vint faire des séjours à la maison. Mira était la fille d'un général indien, le général Banerji, qui avait, disait-on, passé du côté des Japonais. Mira et sa sœur Shanta étaient de très jolies filles, outrageusement élégantes, qui menaient la grande vie à Calcutta. Elles passaient leur temps avec les officiers britanniques dans les clubs, à boire, à danser. Mira espérait peut-être se faire épouser par Raymond, ce qui expliquait les longs séjours que cette fleur des villes vint faire chez nous à Almora. Raymond s'amusait à l'entraîner dans de longues marches dans la montagne. Mira sur ses hauts talons se tordait les pieds, abîmait ses saris de voile de nylon, et revenait furieuse et effondrée. Elle finit par se marier avec un Anglais très fortuné qui l'emmena à Londres. Là, elle découvrit vite que les cocktails et le rock'n roll ne la menaient pas à la gloire malgré sa grande beauté. Elle, qui s'était toujours moquée de l'hindouisme, prit tout à coup des airs mystiques, elle échangea le whisky pour le végétarisme, écrivit un livre sur le yoga et devint le centre d'un petit cercle pseudo-hindou.
Je traduisais à l'époque du bengali en anglais de très beaux poèmes de Tagore et je transcrivais ses mélodies. De plus je travaillais sur de difficiles textes sanskrits avec un étonnant vieux brahmane qui vivait retiré dans une petite maison suspendue sur des pilotis au-dessus d'une profonde vallée. Je parle de ce curieux personnage dans un de mes contes.
Je n'avais donc aucune difficulté à m'occuper durant les longs mois passés à Almora. Il n'en était pas de même pour Raymond. L'oisiveté le menait bientôt à un état dépressif. Il restait étendu à lire et à rêver pendant des journées entières. Il devenait alors très difficile et je ne savais que faire pour l'aider, car il réagissait avec fureur à toute suggestion de promenade ou de visite.
Le caractère de Raymond a longtemps été pour moi un mystère jusqu'au jour où j'ai réalisé qu'il s'agissait de deux personnes distinctes. Nous avons tous une double personnalité liée, dit-on, aux deux hémisphères du cerveau. Chez Raymond, la division était totale, et les deux personnages étaient en lutte constante reproduisant dans un seul être humain l'éternel conflit des dieux et des titans. Raymond I était un être lumineux, d'une droiture, d'une intelligence, d'une fidélité sans faille. Très organisé et capable, il pouvait démonter et réparer un appareil photographique, une montre, un moteur d'automobile. Son courage, son sens de l'humour et du devoir étaient ceux d'un chevalier, dont il avait la prestance. Raymond II était destructeur, égocentrique, dominateur et perfide. Raymond I connaissait bien son double. Il en parlait à la troisième personne : « Il n'acceptera pas cela ! je ne pourrai pas le maîtriser. » Parfois, pour une maladresse de langage, pour une action qui semblait insignifiante, l'autre prenait soudain possession de lui, prêt perversement à tout détruire, y compris lui-même. Lorsque, quelques années plus tard, il décida d'épouser Radha, une jeune Indienne dont il était très épris, il me dit que, à tout hasard, pour calmer son double, il avait par précaution calculé d'avance ce que lui coûterait un éventuel divorce. Nous n'avons, durant notre vie commune, qui devait durer près de quarante années, jamais parlé d'argent, d'avenir, de sécurité. Je n'ai jamais su le montant de sa fortune et ne le lui ai jamais demandé. Il me l'aurait dit volontiers, mais l'autre m'en aurait voulu de cette intrusion.
C'est cette présence imprévisible qui empêcha cet homme exceptionnellement doué de réaliser une œuvre importante. Son admirable travail de photographe dut se faire par à-coups en déjouant l'autre. J'ai dû maintes fois terminer le travail que Raymond voulait abandonner et sauver les négatifs qu'il voulait détruire dans un moment de dépression où l'autre dominait. Quand Raymond s'ennuyait, comme c'était souvent le cas à Almora, il avait des crises de mélancolie. Il restait couché pendant des jours. Il fallait alors oser affronter l'autre. J'exigeais que nous partions, sachant que pendant quelques jours Raymond serait odieux, blessant, perfide. Puis tout rentrait dans l'ordre, le vrai Raymond, intelligent, sensible, délicat, reparaissait.
Alors que Raymond était prêt à m'aider dans toutes mes entreprises, l'autre faisait obstacle dès qu'un succès indépendant de lui menaçait son pouvoir. C'est en partie pourquoi j'ai dû renoncer aux arts, trop vulnérables, pour me réfugier dans des études abstraites dont les développements restaient invisibles et secrets.
Le caractère de Raymond m'a aidé à comprendre les êtres qui tous, à des degrés divers, contiennent un « autre ». Il faut savoir ne pas s'arrêter à des aspects mesquins, voire odieux, qui parfois apparaissent mais sont souvent sans importance, et faire confiance à l'être vrai et bon qui est maltraité par son double. On doit toujours dans la vie négocier avec son double et celui des autres. On n'établit de véritable amitié qu'avec les êtres qui savent ou sentent que l'on ne tient pas compte des perfidies de leur double, que l'on est prêt à les aider dans leur combat contre ce mystérieux démon qui nous habite tous.
Raymond s'était toujours intéressé à la photographie pour laquelle il avait acquis une technique professionnelle. Il développait et agrandissait lui-même, avec un soin minutieux, dosant ses produits chimiques selon les résultats qu'il voulait obtenir. Je conserve toujours les négatifs des remarquables photos qu'il fit, en 1933, lors de nos premiers voyages au Japon, en Chine, à Shantiniketan, qui restent d'une qualité imbattable. A Bénarès, il s'était tout de suite installé un laboratoire et une chambre noire. Nous nous étions très vite intéressés à la sculpture que l'on appelle médiévale, qui va du IXe au XIIe siècle, époque à laquelle les artistes de l'Inde ont su réaliser un équilibre unique entre la stylisation et l'expression humaine, découvrir une sorte de géométrie de la vie. C'est durant cette période que furent construits dans l'Inde du Nord le plus grand nombre de temples. Cette époque de l'art indien était mal considérée par les spécialistes. La mode voulait que l'on s'intéressât aux époques antérieures plus réalistes, à l'art gréco-bouddhique, ou à celui de la période Gupta du VIe siècle qui fait penser à l'art baroque. La grande tradition symbolique et érotique médiévale, sobre et stylisée, était déclarée décadente et l'on trouvait ridicule de s'en occuper. Malgré les avis contraires, nous avons décidé d'explorer surtout les temples médiévaux. Raymond se fit construire une échelle double, démontable, en bois de teck, de plus de trois mètres de haut. Il acheta de grands miroirs pour refléter la lumière du soleil sur les sculptures.
Nous avons fait chaque année une ou deux expéditions avec la roulotte, emmenant parfois un assistant en plus des deux serviteurs, Gulab et Ramprasad. La première découverte fut Khajuraho dont les temples étaient à l'époque pratiquement abandonnés. Pendant les longs mois que nous y avons passés, en dehors de la foule de paysans qui y venait lors de la foire annuelle, nous n'avons jamais vu un visiteur ni un représentant des services archéologiques. Il n'y avait aucun bungalow, aucune possibilité de logement ou de ravitaillement.
Nous prenions des bains dans l'étang fleuri de lotus et nous allions chercher des légumes, du riz, de la farine, dans de petits villages assez éloignés.
Le travail était difficile. Il fallait d'abord nettoyer les sculptures, enlever les nids de guêpes, gratter soigneusement les restes de chaux dont les temples avaient été enduits, puis construire des échafaudages, attendre sous un soleil brûlant l'heure juste pour la lumière et éclairer les statues à l'aide de miroirs.
Raymond travaillait avec passion, très conscient de rendre la vie à ces dieux de pierre abandonnés depuis des siècles dans la solitude des forêts. Au retour, quand il s'enfermait pendant des jours dans son laboratoire et qu'apparaissaient peu à peu, comme par magie, de merveilleuses images, il vivait dans un état d'exaltation constante sans s'inquiéter ni des repas ni du sommeil. Certaines statues devenaient pour lui des personnages réels dont il était parfois éperdument amoureux. Il écrivait à Pierre Arnal : « Les statues, vieilles de mille ans, sont maintenant libérées de leur forme de pierre pour une forme plus volatile, plus subtile, plus vivante. Elles arriveront jusqu'à toi. Elles feront le tour du monde. » (Bénarès, 17 novembre 1946.)
Les photos de Raymond furent une révélation. C'est à lui que l'on doit la célébrité de Khajuraho. Quand il prit le pouvoir, Nehru décora son bureau avec certaines de ces photographies tirées en grand format. Raymond était un superbe technicien et les grands tirages de quatre-vingts centimètres de haut qu'il faisait de ses négatifs étaient d'une exceptionnelle qualité. Je m'occupais des retouches. En 1949, le Metropolitan Museum de New York, qui n'avait jamais exposé de photographies, fit une grande exposition de ces images déclarant qu'à ce niveau la photo était véritablement un grand art. Pierre Bérès en fit également une magnifique exposition à Paris.
Mais Khajuraho n'est pas le seul centre de l'art médiéval. Il existe près d'une centaine de groupes de temples de cette époque, perdus dans les jungles, les montagnes, le désert. Les temples proches des agglomérations urbaines ont été systématiquement détruits par les envahisseurs musulmans. Plus tard, lorsqu'ils construisirent un vaste réseau de chemin de fer, les ingénieurs anglais ont utilisé les temples comme carrières. J'ai vu en Inde centrale des remblais où l'on trouvait de petites mains de pierre, des visages mutilés de statues, des fragments de toutes sortes. Le dernier ennemi des temples fut Gandhi. Ce fou puritain envoya des équipes de jeunes gens pour briser les sculptures érotiques. Cette entreprise fut finalement suspendue grâce aux véhémentes protestations du grand peintre bengali, Nandalal Bose, directeur de l'école d'art de Shantiniketan.
Les temples importants étaient, en principe, signalés sur les cartes du département archéologique, mais leur accès n'était pas toujours facile. Il y avait partout d'anciennes routes ou des pistes allant d'un village à l'autre où passaient de temps en temps des chars traînés par des bœufs, mais souvent ces routes étaient abandonnées depuis longtemps. Il fallait passer des rivières à gué, parfois construire des radeaux, se glisser sur des sentiers forestiers ravinés. Nous étions le soir si couverts de poussière que nous ressemblions à des statues qu'on aurait plongées dans un bain de boue. On ne pouvait distinguer les mains ou les visages des vêtements couverts d'un enduit uniforme.
Nous nous arrêtions auprès des rivières ou des torrents. On se baignait, on lavait ses vêtements. Le soir, quand la chaleur s'effaçait peu à peu, on écoutait les bruits de la forêt en regardant les étoiles. La roulotte était un abri sûr contre les tigres, les loups, les serpents et les moustiques. Nous avons souvent rencontré des tigres et des léopards. Le matin, on voyait leurs empreintes autour de la roulotte. Toutefois, nous respections strictement la règle des tribus de la forêt qui interdit de porter une arme, même un couteau dissimulé, prétendant que le tigre n'attaque jamais un homme non armé. A Ramgarh, dans le Rajputana, alors que j'appelais Raymond pour lui montrer une très belle sculpture, je me suis trouvé nez à nez avec un grand tigre qui sortait du temple en ruine. Nous nous sommes salués poliment et le tigre a continué son chemin.
Les informations du service archéologique étaient très vagues. Souvent, au bout d'un voyage difficile, nous arrivions au site recherché pour n'y trouver que des vestiges sans intérêt. D'autres fois, par contre, nous avions la surprise de découvrir, à demi recouverts par les banyans et les pippals, les figuiers sacrés qui s'incrustent dans les pierres des monuments sublimes. Aujourd'hui encore, beaucoup de ces temples restent difficilement accessibles et pratiquement inconnus. Repérés par les marchands de sculptures, certains ont été récemment mis en pièces. Les photos de Raymond que je possède encore sont les seuls documents qui montrent leur ancienne splendeur.
Dans les montagnes du centre de l'Inde, alors que la roulotte cherchait à se glisser entre Amarkantak et Chilpi sur un étroit sentier forestier qui ondulait, fait de creux et de bosses comme des vagues, la roulotte se trouva inclinée vers le bas tandis que la voiture remontait déjà la vague suivante. Les deux véhicules se coincèrent et l'attache fut arrachée. Nous étions consternés. Il aurait fallu plusieurs jours, abandonnant la roulotte, pour faire, par des sentiers inconnus et aléatoires, les deux cents kilomètres qui nous séparaient de la ville la plus proche. La situation était donc sérieuse. Nous nous préparions à camper lorsque sont apparus, sortant prudemment de la jungle, quelques garçons des tribus Mundas armés d'arcs et de flèches. Ces gens parlent une langue d'origine préhistorique que personne ne connaît, mais plusieurs d'entre eux savaient quelques mots d'un dialecte proche du hindi, le bundelkhandi. Nous leur avons expliqué notre situation, espérant qu'ils voudraient bien nous céder quelques provisions. Ils regardèrent attentivement la pièce déchirée et nous dirent : « On va appeler le chef. » Le chef arriva. C'était une vieille femme toute ridée, qui étudia soigneusement notre problème, prit des mesures et nous dit qu'elle allait réparer notre véhicule. Nous étions plutôt sceptiques. On nous conduisit jusqu'à un petit village de huttes caché dans la forêt. Au centre, était installé une sorte de haut fourneau qui servait à fabriquer des pointes de flèches. C'était une petite tour en argile, de trois mètres de haut, dans laquelle on jetait des morceaux de fer de toutes provenances. A la base était un foyer. La soufflerie était constituée d'outres énormes faites d'une peau de vache entière. Des gamins sautant d'un pied sur l'autre faisaient souffler les outres sur le foyer. Un système de cordes et de contrepoids permettait aux outres de se remplir d'air à nouveau. La vieille, donnant des ordres avec autorité, fit découper une épaisse plaque de fer provenant de quelque camion abandonné, et y fit percer des trous pour passer les boulons. Quand la pièce fut refroidie et qu'on la fixa sur la voiture, les trous des boulons étaient exactement placés, au millimètre près. Il n'y eut aucun problème pour la monter. Raymond pensait, qu'en faisant attention, il pourrait tirer la roulotte jusqu'à la prochaine ville. En fait, la pièce était parfaitement adaptée et nous n'avons jamais eu besoin de la remplacer.
La vieille refusa tout paiement, tout cadeau, et donna sa bénédiction à notre petit groupe qui put ainsi atteindre au cœur de la forêt, dominant un lac abandonné, les merveilleuses ruines du temple de Chilpi où, très probablement, personne ne s'est rendu depuis.
La roulotte nous permit aussi de visiter commodément des temples perdus dans le désert du Rajputana-Osian, Janjgir, Rampur, Kekind, Kiradu – ou dans l'Inde centrale – Madanpur, Dudahi, Deogarh, Chandpur, Bilva, Pali, etc. – ainsi que ceux du Cachemire et de diverses régions de l'Himalaya.
Sir Mortimer Wheeler nomma Raymond officier honoraire du service archéologique, ce qui lui permit de continuer sans trop d'ennuis son travail.
Stella Kramrisch, professeur d'art indien à l'université de Calcutta, utilisa les photos de Raymond pour illustrer son grand ouvrage The Hindu Temple.
Stella était un intéressant personnage. Elle avait fait des études d'histoire de l'art à Vienne et était venue en Inde d'abord à Shantiniketan puis à Calcutta où elle fonda l'« Indian Society of Oriental Art » dont elle éditait le journal. Raymond devint son associé pour l'édition du journal. J'y ai contribué par des traductions de textes hindis et sanskrits. Stella réunit une collection considérable de sculptures et de peintures dont elle fit don, plus tard, à l'université de Philadelphie. Elle y fut alors nommée conservateur du musée et professeur d'art oriental.
C'était une femme intelligente et sympathique mais elle s'obstinait, dans ses cours et ses écrits, à utiliser le langage scientifico-alambiqué à la mode à Vienne, à l'époque où elle y avait fait ses études. Traduit en anglais, cela devenait un charabia à peu près incompréhensible et parfois même comique où se mélangeaient dans d'interminables phrases des considérations mythologiques, philosophiques et esthétiques.
Très active, elle voyageait sans arrêt d'un bout à l'autre de l'Inde pour enrichir ses collections. Elle était mariée à un homme d'affaires qui ne s'intéressait en rien à la culture ni aux arts. Ils s'adoraient mais ne vivaient jamais ensemble. Ils prenaient rendez-vous de temps en temps dans les chambres de voyageurs qui se trouvent dans toutes les gares indiennes. C'était un ménage très uni.
Nous avons fait également de nombreux voyages dans le Sud de l'Inde, voyages longs et difficiles car les distances sont énormes. Nous avons visité tous les grands temples qui, dans le Sud, sont restés en activité. Ce sont de vastes enceintes avec des salles « aux mille colonnes », qui en comptent bien en fait cinq ou six cents, des étangs pour les bains rituels, et une multitude de sanctuaires où les prêtres portent jusqu'aux idoles les offrandes des visiteurs et présentent à la vénération des fidèles la lampe du sanctuaire. Dans mon costume d'hindou du Nord et du fait que je parlais le hindi sans accent, je n'avais aucune difficulté pour aller vénérer les images des dieux dans les sanctuaires. Raymond ne fit que très peu de photographies. Il ne s'intéressait pas à la sculpture du Sud, beaucoup moins humaine et raffinée que celle du Nord.
Nous avons fait aussi de longs séjours dans la province du Kérala à l'école de danse du Kathakali, le Kalamandalam, que venait de fonder le poète Vallathol. Alice nous avait parlé de ce centre, créé pour préserver l'ancien art théâtral de l'Inde, mais qui n'avait à l'époque que des possibilités très limitées et n'avait pu engager que quelques-uns des maîtres. Plusieurs vieux danseurs restaient pratiquement sans ressources et sans élèves. Raymond organisa et finança une petite école pour l'un des grands maîtres de Kathakali, mort aujourd'hui, qui ne s'entendait pas avec Vallathol. Cette petite école a contribué au maintien de la tradition. Le Kathakali que vous voyez aujourd'hui en est en partie issu. Elle était installée dans des huttes en branchages dans lesquelles les vieux maîtres martyrisaient leurs très jeunes élèves par des massages et des étirements des muscles, car la technique est très dure. Les enfants doivent commencer leur entraînement avant dix ans. Ils sont donnés par leurs parents au maître qui doit désormais assurer leur entretien. Durant la guerre, il devint impossible de financer l'école qui put heureusement être alors incorporée dans le Kalamandalam.