11

RENCONTRES

 

Nicolas de Roerich était un peintre connu qui s'était enfui de Russie lors de la révolution en passant par la Mongolie et le Tibet où il avait séjourné assez longtemps. Ses tableaux aux couleurs violentes représentaient des paysages dramatiques avec des monastères perchés sur des rochers inaccessibles. Il avait une conception de l'art à la fois romantique, mélodramatique et moderne. Il existe un musée de ses œuvres à New York, qui formerait un excellent décor pour une agence de tourisme tibétaine si une telle chose pouvait exister. Il avait acheté pour y vivre, à Nagar dans l'Himalaya, l'ancien palais des rajas de Kulu, une superbe construction ancienne entièrement en bois sculpté. Mme de Roerich était une sorte de demi-voyante qui publiait de petits opuscules décrivant ses rêves et ses visions.

Je reçus un jour par une voie mystérieuse un des ouvrages de cette dame intitulé Agni-Yoga avec une lettre disant qu'elle avait lu des articles de moi, qu'elle me voyait en rêve, désirait me rencontrer, et me priait de venir lui rendre visite à Nagar. L'invitation fut acceptée. Raymond, déformant le nom du livre, appela la dame irrévérencieusement « Yoni-gaga ». C'était une bonne occasion pour visiter la vallée de Kangra, proche de celle de Kulu et célèbre pour son école de miniatures. Hélas, au début du siècle, un résident anglais avait fait brûler des milliers de miniatures érotiques de la collection du raja. Les rares peintures qui ont échappé au massacre passent pour les plus belles de l'Inde. Au-delà de Kangra, une route étroite remonte la vallée jusqu'à Kulu, connue pour ses cultures de pommiers, puis plus loin jusqu'à Nagar et Manali d'où un étroit sentier muletier remonte à travers les glaces jusqu'au Ladakh. La route ne passe pas par Nagar qui se trouve sur une hauteur de l'autre côté de la rivière. A la date convenue, nous avons parqué roulotte et voiture au bord de la route. Deux chevaux tibétains superbement harnachés avec des selles de cuir bleu ouvragé et des étriers d'argent nous attendaient, tenus par des palefreniers locaux. Il fallait descendre la rive abrupte, passer la rivière à gué et remonter l'autre rive également escarpée. A l'entrée de l'enceinte du vieux palais, deux jeunes gardes tibétains, portant la robe rouge des moines, sonnaient de la trompe pour annoncer les visiteurs. Mme de Roerich était une forte matronne, avec les cheveux en couronne, une guimpe, un corset. Elle semblait sortir d'un livre 1900 sur la cour de Russie. Elle recevait avec une élégance affable comme si elle était encore à Pétersbourg. Le peintre fit plus tard son apparition vêtu d'une robe tibétaine. Il prenait des airs de prophète. Ses deux fils âgés de vingt-cinq à trente ans habitaient avec eux. L'un, Svetoslav, élégant et de belle prestance, devait, quelques années plus tard, épouser une actrice de cinéma indienne très fortunée avec laquelle il alla vivre à Bangalore dans le Sud de l'Inde. Le plus âgé, Peter, la barbe pointue comme le tsar et portant des besicles, ressemblait à un intellectuel russe du début du siècle. Il travaillait à un dictionnaire tibétain-anglais. Il devait mourir quelques années plus tard.

Le déjeuner eut lieu dans une pièce complètement obscure à la lueur des bougies. La nappe était en dentelle couverte de cristaux précieux et d'argenterie ancienne. La cuisine était strictement russe : caviar obligatoire. Deux jeunes filles russes aidaient les domestiques locaux pour le service. Mme de Roerich m'expliqua qu'elle les avait fait venir pour satisfaire aux besoins sexuels de ses fils en attendant qu'ils trouvent des épouses de leur rang. On était vraiment dans la grande tradition.

Nous avons refusé une invitation pressante de rester pour la nuit. Nous ne pouvions laisser trop longtemps la roulotte et nos serviteurs au bord de la route.

On se sépara très cordialement. Mme de Roerich m'écrivit par la suite à plusieurs reprises, mais je m'intéressais très peu à ce vague mélange de shamanisme raspoutinien, de tantrisme tibétain, de spiritisme et de théosophisme où se noient tant d'Occidentaux, qui ne prennent dans chaque tradition que ce qui ne gêne pas leurs habitudes. Cette attitude si répandue n'est qu'un rêve qui ne mène à rien.

 

Rewa Kothi était devenu un lieu quelque peu légendaire où, comme autrefois à Shantiniketan, des étrangers pouvaient approcher du monde hindou, essayer d'en comprendre les bases, en admirer le spectacle, ce qui était impossible dans le monde anglicisé de la Nouvelle-Delhi.

C'est une des raisons pour lesquelles beaucoup d'ambassadeurs, de hauts fonctionnaires, de visiteurs venant de différents pays européens, désiraient nous rendre visite. Certains devinrent des amis, d'autres ne firent que passer.

Le comte Stanislas Ostrorog, qui fut pendant de nombreuses années ambassadeur de France en Inde, devint un grand ami et fit de longs séjours chez nous, à Bénarès d'abord, puis à Madras et à Pondichéry. J'habitais chez lui lorsque j'allais à Delhi dans la très belle résidence dont il avait fait remettre en état les merveilleux jardins.

Stas, comme l'appelaient ses amis, était un personnage étonnant. Issu d'une grande famille polonaise, son grand-père avait été haut fonctionnaire de l'Empire ottoman. Stas possédait toujours une superbe maison sur le Bosphore. De mère française, il avait opté pour la France. Son frère vivait à Paris.

Stas était un homme d'une vaste culture. De par ses liens avec la cour ottomane, il comprenait sans effort les nuances et les susceptibilités de la mentalité asiatique. Il m'était très facile, malgré son biais islamique, de lui faire comprendre les mouvements qui agitaient le monde hindou et dont la presse en langue anglaise ne soufflait mot. Très apprécié de Nehru, Stas l'influença considérablement et fit évoluer notablement l'attitude quelque peu méprisante que celui-ci, très anglicisé, avait envers la France, pour le plus grand avantage des relations franco-indiennes.

Stas me persuada de me rapprocher des indianistes français dont j'ignorais pratiquement l'existence. C'est ainsi que nous avons reçu Louis Renou, le grand sanskritiste, qui découvrit avec étonnement le haut niveau des études sanskrites dans le monde traditionnel. Comme beaucoup d'indianistes occidentaux, il avait toujours considéré le sanskrit comme une langue aussi morte que le latin et qui ne survivait que dans les travaux des savants européens. Il fut stupéfait de constater que c'était la langue commune parlée par les lettrés et qu'il existait même des revues en sanskrit. Louis Renou resta par la suite un ami fidèle et dévoué.

Lorsque je me suis trouvé mal à l'aise au centre d'études sanskrites d'Adyar dont j'étais devenu le directeur, Stas arrangea de me faire nommer à l'institut français d'indologie de Pondichéry qui venait d'être créé.

Stas eut une fin tragique. Alors qu'en fin de carrière, il était l'ambassadeur le plus populaire, le plus compétent et le plus efficace que la France ait jamais eu en Inde, Stas fut convoqué par le ministre des Affaires étrangères à Paris qui lui annonça sans ménagement sa mise à la retraite pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec ses qualités professionnelles. Stas sortit et tomba mort dans le couloir. Nehru, qui sut la chose, ne pardonna pas à la France qui perdit beaucoup de l'influence et de la sympathie qu'Ostrorog et plusieurs de ses collaborateurs avaient su créer à Delhi et à Calcutta. J'entendis raconter ce drame par un noble vénitien qui était alors ambassadeur à Delhi et qui en était profondément indigné.

 

Les maharajahs de Bénarès, famille de rois brahmanes, qui avaient aussi une fonction religieuse, avaient été exilés sur l'autre rive du Gange et n'avaient pas le droit de venir dans la cité de leurs ancêtres. Ils y venaient toutefois clandestinement quand ils étaient malades, car la légende veut que quiconque meurt sur la rive gauche du fleuve, où se trouve la cité, aille directement au paradis, alors que ceux qui rendent le dernier soupir sur l'autre rive sont réincarnés dans un âne.

Le rôle d'« hôte » dans la cité était rempli par le prince de Vizianagram, homme très fortuné dont le frère régnait sur de vastes Etats dans le Sud de l'Inde. Le prince (Maharaj-Kumar) résidait en permanence dans un vaste palais en dehors de la cité proprement dite. C'était un joueur de polo, un grand chasseur très estimé des Anglais qui l'appelaient familièrement Vizi.

Vizi donnait de grands dîners, organisait des chasses au tigre, recevait somptueusement les gouverneurs, les ambassadeurs, les chefs d'Etats et même le vice-roi.

Son palais était une grande construction relativement moderne au milieu de vastes jardins. Le mauvais goût le plus opulent y était poussé à un niveau exceptionnel : couverts en or massif, meubles énormes surdorés, défenses d'éléphants gigantesques, peaux de tigres par centaines, lustres vénitiens en forme de papillons. La maharani portait des bijoux stupéfiants. Elle me montra une fois un pendentif fait d'une émeraude de la taille d'une grosse figue marquée du sceau de l'empereur Shah Jahan. Elle l'avait trouvée dans la chambre forte sous le palais où l'on jetait en vrac depuis des générations les bijoux des princes morts, dont les vivants n'aiment pas se servir.

J'avais été introduit chez Vizi par l'ami d'Alice, l'avocat Montu Mitra, qui était très lié au Maharaj-Kumar. Les rapports avec le prince étaient cordiaux et faciles. Mais ce fut surtout la reine mère qui se prit d'une vive amitié pour moi, et c'est ainsi que je fus introduit dans la famille.

Au fond des vastes salons d'apparat, une petite porte donnait sur la véritable demeure. On n'y voyait aucune trace de la splendeur exotique du palais officiel. La vieille reine était assise par terre dans une cour dallée, sur une natte, entourée d'enfants et de serviteurs. Dans les appartements, il n'y avait aucun meuble, seulement des tapis et des coffres. Du linge séchait dans la cour. Là, on était chez soi, sans bluff. On pouvait parler tranquillement, en hindi plutôt qu'en anglais.

La reine mère n'assistait pas habituellement aux grands dîners qu'elle détestait et où l'on servait des plats étrangers et des alcools qui lui faisaient horreur. Quand son fils était absent et qu'elle devait recevoir des personnages importants, elle nous demandait à Raymond et à moi d'être ses assistants. Nous avons dû ainsi faire les honneurs du palais et de la ville à de nombreuses personnalités. Nous étions les chevaliers servants de la reine.

 

Jean Renoir était un créateur beaucoup trop original et fantaisiste pour pouvoir collaborer avec les grandes usines de production de films. Il a toujours travaillé dans des circonstances difficiles et n'a pu profiter des vastes organisations publicitaires. Il disait avec quelque amertume : « Mes films ont toujours été des échecs et sont devenus des classiques. » Il était venu en Inde en 1950 pour faire un film sur une histoire de colons anglais, d'après un roman écrit par une Eurasienne. Il était financé par un riche fleuriste de Hollywood, épris de culture, qui lui causa de grands ennuis. Ce film devait s'appeler Le Fleuve. Christine, qui dirigeait l'Alliance française de Calcutta, lui conseilla de venir me voir. Renoir arriva donc à Bénarès. Il cherchait une actrice indienne.

Raymond avait à ce moment une liaison intermittente avec Radha, la fille du vice-président de la Société théosophique. Elle avait étudié la danse indienne et était une assez bonne danseuse de Bharata Natyam. Je la présentai à Renoir à qui elle plut beaucoup. Il altéra le plan du film transformant en une jeune hindoue l'insignifiante Eurasienne prévue, développant son personnage pour en faire un rôle important et la faisant danser. Il fallut alors fournir tout un fond de musique indienne qui n'était pas prévu, ce dont je me suis occupé.

Renoir fit de longs séjours à Rewa Kothi entre les scènes de tournage qui avaient lieu près de Calcutta. Christine l'aida également beaucoup à donner un ton juste à l'atmosphère du film. Il y avait de petits problèmes techniques. L'administrateur faisait distribuer de l'huile de moutarde aux « coolies », les débardeurs engagés pour la figuration, pour qu'ils s'en frottent la peau. Mais les coolies étaient toujours aussi secs. C'est qu'ils buvaient à longs traits cette huile qui est pour eux un régal hors de prix. Il fallut leur trouver une autre huile, plus chère mais moins comestible.

Le tournage achevé, Renoir repartit pour l'Amérique, et une fois le montage terminé, insista pour que Radha, qui en était devenue une des vedettes, vienne à Hollywood pour la présentation du film. Radha plaisait visiblement beaucoup à Renoir. Raymond, pris d'une soudaine crise de jalousie, prit l'avion pour Los Angeles et, dans les jours qui suivirent, il épousa Radha. Il avait cru faire un mariage discret, mais la semaine suivante, le couple apparaissait en première page, en couleur, sur l'Illustrated Weekly of India, le Paris-Match indien. Tous les grands journaux américains et les hebdomadaires publièrent des reportages sur le mariage de la gracieuse actrice orientale, dûment exploité pour la publicité du film. Un journal de Los Angeles, faisant allusion au diamant inséré dans une narine que portait Radha selon la mode indienne, mit comme titre de son article : « Chaque fois qu'elle éternue, elle perd une fortune. »

Jean Renoir resta toujours un ami fidèle. Je l'ai revu souvent par la suite à Paris et à Hollywood. C'est par lui que j'ai rencontré Charles Laughton et Charles Chaplin, chez qui nous avons déjeuné à diverses reprises. Jean Renoir resta en correspondance avec moi et surtout avec Christine, qu'il aimait beaucoup, jusqu'à sa mort en 1978.

Le mariage de Raymond me posa de graves problèmes, non seulement pour notre vie commune, mais aussi du fait que pratiquement le seul engagement que nous avions pris en devenant hindous était de ne pas nous marier en dehors de notre caste, c'est-à-dire de n'épouser éventuellement qu'une Européenne. Le mariage de Raymond, bien qu'il ne fût pas valable du point de vue hindou, était un scandale très embarrassant pour nos maîtres, d'autant plus que Radha, bien que théosophe, provenait d'une famille de brahmanes. Nous apparaissions de nouveau tout à coup comme des étrangers, sans foi ni loi, qui normalement auraient dû être mis hors-caste, rejetés par les deux communautés auxquelles appartenaient les conjoints. Le fait que Raymond eût des maîtresses ou des amours homosexuelles ne posait pas de problèmes. Cela fait partie du domaine du Kama-sutra, de la réalisation de soi-même sur le plan érotique. Mais le mariage est un contrat social et le mariage entre races diverses est un interdit absolu.

Mon erreur avait été d'entraîner Raymond, qui restait bisexuel, dans une société qui n'admet pas la rupture de certains tabous. Ce fut en fait son mariage qui mit fin à un certain mode de vie, mais qui fut aussi l'occasion pour le monde traditionnel de me trouver une autre fonction et de me renvoyer vers l'Occident pour me permettre d'accomplir ce qui était peut-être ma véritable mission.

 

Des visiteurs trop importants nous ont causé parfois des problèmes difficiles. Eleanor Roosevelt, veuve du président américain, avait rencontré Radha et Raymond lors de la sortie du Fleuve en Amérique, et avait manifesté le désir de passer quelques jours avec eux à Bénarès. Connue pour ses amours féminines, elle avait un faible très évident pour Radha. De plus, elle avait lu certains de mes livres et prétendait être désireuse de me rencontrer.

Lorsqu'elle se décida à faire un voyage en Inde en 1952, Mme Roosevelt fut naturellement considérée comme un hôte officiel, c'est-à-dire qu'elle fut partout reçue et persécutée par les hauts fonctionnaires locaux qui l'obligeaient à visiter des barrages, des écoles, des hôpitaux, des fermes modèles, des industries. Elle était excédée. Elle avait écrit à Raymond la date et l'heure de son arrivée à Bénarès. Il alla avec Radha la chercher à l'aéroport à l'heure convenue. Là, il trouva tout le banc et l'arrière-banc du monde officiel, préfet, sous-préfet, chef de la police, président du tribunal, notables de toutes sortes. Ils avaient préparé un programme de banquets, de discours, de visites, qui évitait soigneusement la ville intérieure, les bords du Gange, etc. L'Inde était un pays moderne et on tenait à le faire voir. Une musique militaire cacophonique jouant des airs anglais accueillit l'illustre visiteuse à sa descente d'avion.

Mme Roosevelt écarta avec autorité tout ce monde : « Je suis ici pour voir mes amis. » Elle embrassa Radha. « Quelle joie de vous retrouver ! » et partit dans la voiture de Raymond laissant tout ce que Bénarès contenait d'officiels, consternés, furieux, humiliés.

Son séjour à Rewa Kothi se passa sans encombres. C'était une femme intelligente, simple, agréable. Nous l'avons promenée en bateau sur le Gange, lui avons fait visiter quelques temples. Elle s'intéressait aux merveilleux textiles de soie et d'or qui sont une spécialité de Bénarès et voulut voir des tisserands au travail. Nouvelle tragédie ! Elle aperçut des gamins de dix à douze ans, pâles et maigres, qui travaillaient dans des soubassements obscurs, et en fut horrifiée. Je m'efforçais de lui faire croire que c'était une période de vacances durant laquelle ces enfants s'initiaient au métier. Après son départ, nous avons été en butte à mille tracasseries. On ne nous pardonna pas de longtemps cette intrusion dans l'organisation de l'Etat, et surtout d'avoir privé les hauts fonctionnaires de la province d'une victime illustre à qui imposer leurs interminables discours et les soi-disant réussites de leurs entreprises industrielles et agricoles. A son retour en Amérique, Mme Roosevelt publia un amusant article sur son séjour à Bénarès.

 

Le prince Pierre, frère de l'héritier du trône de Grèce, et sa morganatique épouse firent plusieurs séjours à Bénarès. C'était un couple fort sympathique Je dus les accompagner pour visiter les temples et les bazars. Je détestais ce genre d'obligation car les étrangers, en toute innocence, ne manquaient jamais de se livrer à des incongruités qui mettaient tout le monde dans l'embarras. Selon la formule des Purana : « Ce qui devait arriver est arrivé. » Le prince inventa de sauter à cheval sur un des paisibles taureaux sacrés qui se promènent dans les ruelles. L'animal, surpris, partit à fond de train dans le bazar, bousculant les étalages et créant la panique. La princesse, voyant les splendides boutiques de fleurs près du temple, plongea son nez au milieu des colliers de jasmin. « Quel parfum sublime ! » Mais on n'offre pas aux dieux des fleurs dont quelqu'un a respiré le parfum, ni un gâteau dans lequel on a mordu. Les dieux ont droit aux prémices, ils doivent être servis d'abord. Je dus discrètement payer tout l'étalage qui coûtait fort cher et les fleurs furent jetées à l'égout.

 

Le peintre Ju Péon fit un séjour chez nous de quelques semaines. Il était le plus célèbre peintre de la Chine contemporaine. Il avait travaillé quelque temps à Paris. C'était un homme gai, amusant, intéressé uniquement par son art. Il me donna deux de ses merveilleux dessins d'animaux, un cheval et un coq. Nous étions à l'époque strictement végétariens et cela contrariait beaucoup Ju Péon. En partant, tout en me remerciant, il ajouta : « Vous savez, en Chine, nous mangeons tout ce qui a quatre pattes, sauf la table. » Il devait périr quelques années plus tard lors de la révolution culturelle de Mao.

Un autre peintre qui séjourna à Rewa Kothi était un Polonais, Félix Topolski, qui vivait à Londres. Il avait été engagé par le Gouvernement indien pour faire l'immense portrait de Gandhi qui se trouve au palais du Gouvernement à Delhi. Nehru nous l'avait envoyé pour qu'il puisse commodément avoir un aperçu de l'« Inde véritable ». Il séjourna avec nous quelque temps et fit de nombreux dessins des bords du Gange. Sa peinture était pour moi trop moderne et, bien qu'à demi figurative, brutalisait les paysages et les corps. J'ai conservé de lui un dessin de Rewa Kothi qui a un certain charme.

 

Ashwin de Lippe, frère aîné du prince consort de Hollande, est un des meilleurs experts de l'art de l'Asie. Il a été longtemps directeur de la section orientale du Metropolitan Museum de New York. C'est un homme affable, intelligent, amusant, qui, avec sa femme Simone, fait, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, des voyages incroyables de difficulté et d'inconfort à la recherche de monuments ignorés. Un peu comme les rudes guerriers du XVIIe siècle qui paraissaient à Versailles en jabots de dentelle, on le retrouve ensuite dans le milieu des cours royales, homme du monde élégant et apparemment désœuvré.

Ashwin était venu me voir à Pondichéry. Nous sommes très vite devenus des amis. La princesse désirait trouver des bijoux anciens. J'ai organisé une chasse aux vieux bijoux. Les résultats furent excellents. On imagine mal ce que l'imagination indienne a pu produire dans ce domaine avec des pierres précieuses mal taillées d'un effet saisissant, bijoux de front, de cheveux, de chevilles, anneaux de nez, boucles d'oreilles, colliers, pendentifs, ceintures flamboyantes. Beaucoup de ces bijoux étaient à l'époque mis à la fonte. Les élégantes de Delhi préférant des bijoux de Cartier. Les bijoutiers achetaient les vieux bijoux au poids de l'or sans tenir compte des pierres. La princesse put emporter une collection dont elle reste encore aujourd'hui très fière.

J'ai, plus tard, revu souvent Ashwin à Paris. Il a publié un remarquable ouvrage sur les temples de l'Inde.