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LE MESSAGE

DE L'INDE

 

PUBLICATIONS

 

En 1960 j'ai quitté définitivement Pondichéry et j'ai été pris en charge par l'Ecole française d'Extrême-Orient. Je me suis donc installé officiellement à Paris. J'ai habité de nouveau quelques mois à l'hôtel Pont-Royal. Après quoi j'ai pu, non sans difficulté, récupérer le studio de la rue Froidevaux et le remettre en état. C'est au Pont-Royal que j'ai traduit en français mon Polythéisme hindou que j'avais déjà publié en Amérique.

Louis Renou m'avait dit : « Vous avez accumulé assez de connaissances. Il faut maintenant les exploiter. Vous avez devant vous du travail pour toute la vie. » Je me suis en effet mis à l'ouvrage. Par une série de livres, je me suis efforcé de présenter le vrai visage du monde hindou, sur le plan philosophique, religieux, social, éthique, artistique. J'ai essayé de donner un aperçu des valeurs profondes de cette prestigieuse civilisation, la seule des grandes civilisations du monde antique qui ait survécu et dont l'apport, s'il était mieux connu, pourrait bouleverser profondément la pensée du monde moderne, et provoquer une nouvelle Renaissance. C'est pourquoi probablement on la craint. La véritable civilisation de l'Inde n'a rien à voir avec les niaiseries pseudo-mystiques qu'on lui attribue trop souvent en Occident. Ce travail me conduisit peu à peu à l'étude des sources parallèles de l'Antiquité occidentale et devait aboutir à mon Shiva et Dionysos.

Une religion représente essentiellement une tradition faite d'héritages divers, de croyances, de superstitions, de rites, d'une atmosphère que les textes arides des théologiens ne peuvent expliquer. On ne peut pas se faire une idée du christianisme vécu d'un berger des Abruzzes ou d'une paysanne bretonne en lisant les écrits de saint Augustin ou du cardinal, mon frère. De même l'hindouisme, avec son visage multiple, n'est pas contenu dans les spéculations arides du Vedanta tardif auquel se sont surtout intéressés les orientalistes européens.

Mon travail de traduction et d'exposition des concepts hindous présentait de sérieuses difficultés car il n'existe pas de mots dans les langues occidentales pour exprimer les notions très subtiles de la métaphysique ou de la cosmologie hindoues. Il fallait transmettre un mode de pensée en utilisant le bric-à-brac du vocabulaire d'un autre. Tout repenser sans jamais pouvoir traduire un mot par un mot.

Vivant en Inde, je m'étais trouvé plutôt en rapport avec le monde anglo-saxon. La « Royal India Society » de Londres avait publié mon premier livre sur la musique : Introduction to Musical Scales. En 1949 furent publiés mon important travail sur la musique indienne The Ragas of Northern Indian music et mon Yoga method of Reintegration basé sur les textes sanskrits. La fondation Bollingen publia aux Etats-Unis, en 1964, une superbe édition de mon Hindu Polytheism. En France trois éditeurs se sont intéressés à mon travail. Robert Voisin aux Editions de l'Arche publia mon Yoga en 1951, Edmond Buchet mon Polythéisme hindou en 1960 et ensuite une série d'autres ouvrages. Mes Quatre sens de la vie (1963), publié par la Librairie académique Perrin, fut ensuite repris par Buchet. Pierre Bérès s'intéressa d'abord aux photographies de Raymond. Il les publia en 1960 sous le titre de Visages de l'Inde médiévale dans un des plus beaux livres jamais produit sur l'art hindou, et il organisa une grande exposition. Il publia aussi certains de mes livres les plus difficiles tels que mon Traité de musicologie comparée et surtout ma Sémantique musicale qui remet en question toutes les bases des systèmes musicaux et que tout autre éditeur aurait refusé comme invendable. Pierre Bérès, qui est un expert de renommée mondiale en livres anciens, appartient à une espèce devenue rare que l'on peut appeler des mécènes, des gens qui choisissent des œuvres parce qu'elles leur plaisent. Qu'ils fassent fortune parce qu'ils ont su choisir n'est pour eux qu'un aspect secondaire.

Mon travail présentait un problème pour les éditeurs car il ne rentrait pas dans les catégories admises. Pour les universitaires qui ergotent sur des textes sans s'intéresser au contenu, je traduisais du sanskrit comme je l'aurais fait de l'anglais en cherchant à exprimer le plus exactement le sens des textes à travers un vocabulaire différent. Cela n'était pas considéré comme « scientifique ». J'aurais dû traduire dans un jargon pédant et incompréhensible en utilisant des mots qui n'ont pas le même poids, la même étymologie, le même contenu que les termes sanskrits.

Par ailleurs, la réalité hindoue ne correspondait pas aux divagations qui conviennent à un public à la recherche d'un vague orientalisme, au yoga de salons qui ne gêne pas les habitudes, n'est qu'une façon d'échapper à la réalité. Mon Histoire de l'Inde, bien que couronnée par l'Académie française, n'a eu qu'une circulation limitée. Il a fallu longtemps et la disparition de certaines sommités du monde universitaire pour que mon travail trouve peu à peu sa place et son public. L'Eglise, l'Université et les faux prophètes constituaient une barrière du silence difficile à outrepasser. Peu m'importait d'ailleurs que mes livres n'atteignent pas un très large public. Il fallait seulement que certaines choses soient dites et écrites et que ceux qui cherchent puissent les trouver. J'ai remarqué que beaucoup de mes « ennemis » ont adopté plus tard ma terminologie, aussi bien pour la musique que pour la traduction des termes sanskrits.

 

DISQUES

 

Durant des années j'ai étudié la musique indienne et je me suis efforcé d'en noter de mon mieux les principes et les formes. J'ai dû inventer un nouveau système de notation permettant d'indiquer avec précision les intervalles car les systèmes existants étaient tous approximatifs. C'est seulement après la guerre que sont apparus les premiers appareils d'enregistrement utilisant d'autres procédés que la gravure sur cylindre ou sur disque. Je me suis aussitôt procuré un des premiers magnétophones qui enregistraient sur fil d'acier, puis j'ai fait un voyage à New York pour y acheter le meilleur des nouveaux appareils d'enregistrement sur bande magnétique. C'était un « Magnecorder », une machine encombrante contenue dans deux caisses et exigeant un stabilisateur de courant. Cet appareil donnait toutefois déjà une bonne qualité technique. Le voyage d'Europe en Amérique était fort distrayant. On passait une nuit en Irlande à Shannon, puis une autre nuit dans un hôtel construit tout en bois au milieu des forêts à Terre-Neuve. De retour à Bénarès, j'ai aussitôt commencé à enregistrer les meilleurs musiciens classiques, les chants védiques, les chants traditionnels populaires. Serge Moreux, directeur artistique de Ducretet-Thomson, et son assistant Roland de Candé s'intéressèrent à ces enregistrements. C'est ainsi que parut sous l'égide de l'Unesco naissant la première Anthologie de la musique classique de l'Inde jamais publiée en Occident. Elle contenait, entre autres, le premier enregistrement d'un jeune musicien inconnu : Ravi Shankar. Serge Moreux y inséra une introduction dithyrambique me concernant qui me remplit de confusion.

Jack Bornoff, secrétaire exécutif du Conseil international de la musique, persuada l'Unesco de me charger de préparer une série de disques de la grande musique de l'Orient, puis de l'Afrique. Il me fit nommer conseiller de son organisation. Pour la première fois, la musique autre que l'occidentale entrait dans les préoccupations de l'Unesco qui, jusque-là, se limitait à soutenir l'orchestre philharmonique d'Addis-Abeba ou l'Opéra de Téhéran. J'ai alors entrepris un vaste programme d'enregistrement dans divers pays de l'Asie : l'Afghanistan, le Cambodge, le Laos, l'Iran, le Japon, le Tibet, la Tunisie, le Maroc, le Moyen-Orient. Quelques années plus tard ont été créés les instituts de Berlin puis de Venise et j'ai pu alors disposer de collaborateurs compétents pour le travail d'enregistrement. Un jeune Breton, Jacques Cloarec, devenu mon adjoint à Berlin, prit, avec une remarquable efficacité, la charge de tous les aspects techniques – sélection, montage, textes, photographies, etc. – et permit un grand développement de ces collections.

Serge Moreux était mort entre-temps et aucune maison de disques ne s'intéressait à la musique extra-européenne. Seul un éditeur de musique de Kassel, Karl Vötterlee, directeur de la maison Bärenreiter, voulut bien entreprendre de publier des anthologies de la musique de l'Asie et de l'Afrique. J'ai chargé Paul Collaer de diriger la série africaine. C'est seulement après plusieurs années que Philips en Hollande accepta de publier une Histoire de la musique traditionnelle par le disque appelée Les Sources musicales. Après quoi E.M.I., en Italie, qui à l'époque était dirigée par un jeune Français très brillant et ouvert, Michel Bonnet, entreprit la publication d'une série régionale appelée Atlas musical. Ces collections, malgré la prolifération récente des disques exotiques, restent à un niveau de qualité inégalé. La production, dont s'occupe Jacques Cloarec, a dépassé son cent vingtième disque et se continue régulièrement.

J'ai eu la satisfaction, lors de la conclusion du grand projet Orient-Occident de l'Unesco, qui avait coûté des milliards, d'apprendre que le directeur général de cette noble organisation avait déclaré que les anthologies de disques étaient une des plus importantes réalisations du projet. C'était certainement le secteur pour lequel ils avaient le moins dépensé.

Le sigle de l'Unesco, qui n'a pas grande valeur en Occident, représente pour les musiciens des pays d'Asie et d'Afrique une sorte de consécration internationale et a pour eux, dans leur propre pays, une immense importance. Ils deviennent « de classe internationale » et subitement les gouvernements qui les avaient négligés, méprisés, ignorés commencent à s'occuper d'eux. Les radios leur ouvrent les ondes et leur situation financière s'améliore rapidement. Mon but avait été d'aider les musiciens à maintenir les traditions et non pas d'intéresser les Occidentaux à la musique de l'Orient. Il s'est trouvé, dans beaucoup de cas, pleinement réalisé.

Mes relations avec le Conseil international de la musique et l'Unesco ont toujours été très faciles grâce à la remarquable personnalité de Jack Bornoff qui a assuré la direction du Conseil depuis trente ans et a su maintenir une relative indépendance de cette organisation rattachée à l'Unesco. L'Unesco même, qui était à ses débuts une sorte de club dont faisaient partie des écrivains, des philosophes, des savants de premier plan, est devenu une bureaucratie politisée dans laquelle les responsables des divers secteurs sont souvent choisis non en raison de leur compétence mais à cause de la couleur de leur peau ou de leur appartenance à l'un des blocs politiques.