« Nabokov est le cousin du père de Lolita. Il est au-delà de toutes descriptions. » (Zagarolo, 29 janvier 1963. Lettre de Raymond à Pierre.)
A Madras, lors d'une importante conférence internationale sur la musique, j'avais fait une communication sur les valeurs de la musique traditionnelle, expression d'un peuple et de sa culture, et sur les dangers de développements nouveaux basés non pas sur cette culture elle-même mais sur des conceptions étrangères souvent incompatibles. Après moi, avait parlé un musicien russe-américain qui reprit avec de grands éloges mon discours. Ce musicien était Nicolas Nabokov que j'avais rencontré autrefois dans l'entourage de Diaghilev. Une fois terminées les joutes oratoires, Nicolas est resté avec moi et nous avons longuement parlé des problèmes d'acculturation et des moyens de préserver le précieux héritage de l'Inde. Ce fut le début d'une très grande amitié et d'une collaboration fructueuse. Quelques années plus tard, j'ai aidé Nicolas à organiser un premier grand festival de musique et de théâtre asiatique à Tokyo suivi d'autres festivals et de congrès dont un festival africain à Berlin.
Nicolas, cousin de l'écrivain Vladimir, était un homme d'une exceptionnelle intelligence, brillant, fantaisiste, amusant, doué par les dieux de tous les talents sauf celui de la modération. Il dirigeait une importante organisation, le « Congrès pour la liberté de la culture », financé par des fondations américaines, qui regroupait et aidait un grand nombre d'artistes et d'écrivains, organisait des colloques, des festivals, publiait d'importantes revues littéraires telles que Preuves en France, Encounter en Angleterre, Quademos en Espagne, etc.
Ces entreprises étaient vraisemblablement soutenues par les Services secrets américains. Lorsque des journalistes suggérèrent la chose, les « intellectuels » plus ou moins gauchisants qui collaboraient à cet important et utile travail furent indignés et quittèrent le Congrès pour la liberté de la culture. Nabokov dut ostensiblement démissionner et l'entreprise disparut. J'ai trouvé cette attitude stupide. On peut très bien faire du bon travail avec du mauvais argent si l'on est libre de l'employer avec sa propre morale et sans compromis. Ayant longtemps vécu dans un pays colonisé, je savais à quel point les aides à la culture servent de couverture à des intérêts politiques. Mais la culture est plus importante que la politique. L'essentiel est qu'elle soit aidée et non point soumise. Les Médicis, les Sforzas, les doges, les papes ont pu être des tyrans utilisant les artistes pour construire des palais à leur gloire. Ce qui compte, c'est qu'ils aient soutenu Mantegna et Giotto, Carpaccio et Michel-Ange, Botticelli et Titien, Bramante et Le Bernin. Qu'importe aujourd'hui leurs futiles ambitions et leurs intrigues politiques.
Nabokov fut nommé conseiller du gouvernement municipal de Berlin pour les affaires culturelles et directeur du Festival de Berlin. Ami personnel de Willy Brandt alors maire de Berlin, il joua un rôle politique important et participa certainement à des négociations sur la détente et l'Ost-Politik de Brandt. Il entretenait des rapports amicaux avec l'ambassadeur soviétique à Berlin-Est.
Nabokov était un compositeur de talent, un peu gêné par le dodécaphonisme et le sérialisme, il restait au fond un romantique. Il composa plusieurs ballets pour son ami Balanchine. Son excellent opéra Raspoutine fut monté une première fois assez mal à Cologne. Le grand chef d'orchestre Scherchen – qui avait refusé de diriger l'orchestre de Berlin au temps d'Hitler, ce qui lui fit préférer Karajan – vivait en Italie. Il décida de diriger le Raspoutine à l'Opéra de Catania en Sicile. Ce fut une représentation inoubliable.
A cette occasion, j'avais invité tous mes amis italiens à descendre en masse sur Catania. J'avais emmené Allegra, la femme du célèbre avocat Carnelutti, en la priant d'être super-élégante. Elle parut donc au spectacle dans une robe rouge à traîne, couverte de bijoux, entourée d'une cour d'hommes très habillés. Le maire était ébloui et toute la société sicilienne visiblement épatée. Cela fut d'autant plus utile que l'épouse de Nicolas à l'époque avait trouvé moyen d'arriver en retard accompagnée d'un ami grec qui, pour mieux passer inaperçu, s'était cassé la jambe et promenait un énorme plâtre. Lorsqu'on demandait au portier de l'hôtel où était Mme Nabokov, il répondait avec la plus grande dignité : « Mme est sortie avec son Grec. » Tout ceci évidemment n'était pas très agréable pour le musicien dont on fêtait le grand œuvre.
Quelques années plus tard, Nicolas divorça et épousa en quatrièmes noces une jeune Française, Dominique, charmante, simple, amusante et dévouée, qui fit des dernières années du musicien les plus heureuses de sa vie. Elle devint très amie du Farfadet, dont je parlerai plus loin. Nous formions finalement un quatuor très uni, s'amusant de tout non sans méchanceté. C'est grâce à Nicolas que j'ai pu rencontrer entre autres la grande actrice Anna Magnani, aussi vivante et passionnée dans la vie que dans ses films, et de nombreux personnages intéressants du monde musical, Leonard Bernstein, Rostropovitch, Balanchine, etc. Nicolas fit de nombreux séjours à Zagarolo où il composa quelques-unes de ses dernières œuvres.
Le dernier succès musical de Nabokov a été son Love's labour lost, sur un thème de Shakespeare revu par le poète Auden, qui fut monté à Bruxelles en 1973. Tous les amis de Nabokov étaient présents y compris ses quatre épouses qui ne savaient comment se comporter l'une avec l'autre. Willy Brandt, alors chancelier de la R.F.A., était venu spécialement pour la représentation. Mme Brandt, assise dans la loge principale, s'ennuyait visiblement et n'appréciait pas cette musique. Elle s'en plaignit à Nicolas en lui demandant naïvement qui était le compositeur. La convention veut que les hommes d'Etat paraissent dans les circonstances officielles accompagnés de leurs épouses sans que ces dernières soient nécessairement prévenues de ce qui les attend. Le protocole avait sans doute omis d'informer Mme Brandt.
Nicolas était issu d'une famille noble qui possédait d'immenses territoires dans le Sud de la Russie, un palais à Saint-Pétersbourg. Il se prétendait descendant de Gengis Khan. Il avait les vertus d'un prince et ne sut jamais s'adapter à sa condition de pauvre émigré. Officiellement devenu citoyen américain, il se sentait apatride. Le titre même de « citoyen » lui allait si mal qu'il semblait presque une insulte. Partout à son aise, il restait toujours étranger, qu'il se trouve aux Etats-Unis, en France ou en Allemagne, bien qu'il parlât sans accent les langues de ces pays. Il raconte avec humour, dans un livre de souvenirs écrit peu avant sa mort, son curieux destin d'émigré.
Les gouvernements se servaient de Nicolas dont les capacités exceptionnelles étaient indéniables mais personne ne le soutenait vraiment. Des musiciens beaucoup moins valables étaient mis en avant par leur pays comme des gloires nationales. Nabokov n'était de nulle part et il le ressentait vivement.
C'est Nicolas qui obtint des fondations américaines la création de l'institut de Berlin. C'est avec lui que j'ai créé l'institut de Venise et l'Association de directeurs de festivals dont il était le bouillant animateur. Nous nous retrouvions aux quatre coins du monde avec une joie profonde. Il est le seul Occidental avec qui je me suis senti toujours profondément en accord, avec qui il était possible de passer sans hiatus des jeux les plus légers de l'esprit aux concepts les plus profonds de la philosophie ou de la religion. Nicolas avait cette légèreté de l'âme que donne une véritable compréhension du sacré.
J'ai beaucoup aimé Nicolas. C'était un être merveilleux par sa sensibilité, sa fidélité, sa brillante intelligence. Il a joué un rôle très important dans ma vie. Sa mort, en 1978, a laissé pour moi un grand vide.
Le célèbre musicologue roumain Constantin Braïloiu, exilé à Paris, qui préparait une collection de disques soixante-dix-huit tours pour l'Unesco, m'avait demandé de venir le voir. Braïloiu avait un aspect quelque peu monstrueux. Il était petit, malingre, avec une énorme tête chauve au front proéminent. Je suis arrivé dans un appartement bourgeois, encombré de vieux meubles, sombre, sale, qui semblait plein de toiles d'araignées comme on les représente dans les films de fantômes. Dans un coin, enfoncé dans un vieux fauteuil, était assis le monstre que l'on voyait à peine. Sans aucun préambule, il me dit d'une voix caverneuse avec un accent draculien : « Avez-vous des enregistrements de cérémonies funèbres ? Je suis un peu nécrophile. » J'hésitais à m'enfuir, mais j'ai courageusement résisté à l'effroi tout en murmurant une formule contre le mauvais sort. Je ne connaissais pas à l'époque le curieux monde des gens qui s'intitulent ethno-musicologues qui sont pour la plupart très bizarres. J'ai appris vite à m'en méfier. J'ai donné à Braïloiu quelques très beaux enregistrements qui hélas ne furent jamais diffusés car la collection de disques qu'il était censé préparer resta, pour dire le moins, ésotérique. Braïloiu me rendit toutefois un grand service en me parlant d'un jeune Polonais qui vivait en Suisse et avait inventé un nouvel appareil d'enregistrement portatif. Je suis allé aussitôt à Lausanne où j'ai rencontré Stéphane Kudelski qui avait inventé le premier Nagra, appareil de haute fidélité sous un volume très réduit.
Stéphane était ce qu'on appelle un surdoué. Il avait quitté l'université de Lausanne, pourtant réputée, en refusant de passer les examens parce que, selon lui, les professeurs ne comprenaient rien à l'électronique. Il s'était installé dans un petit appartement où il construisait lui-même des appareils d'enregistrement très en avance sur la technique de l'époque. Encore aujourd'hui alors qu'il dirige une vaste usine, Stéphane fait les plans des appareils que les grandes marques adopteront dans dix ans. Il construit aussi les instruments sophistiqués indispensables aux industries de pointe. Il n'a pas de concurrents. Aucun reporter de radio du monde, aucun producteur de films ne peut se passer d'un Nagra. Je me suis vivement intéressé au travail de Stéphane et j'ai acheté aussitôt un des premiers Nagras à piles et manivelle. Stéphane me présenta à ses parents et j'ai très souvent rendu visite à cette intéressante famille d'émigrés.
Stéphane était le fils d'un officier de l'armée polonaise réfugié en Suisse. Sa mère était une femme distinguée et cultivée, issue de la haute société de Varsovie. La famille avait connu des années difficiles et misérables et la grande dame polonaise était étonnée par son fils et ses amis qui ne savaient pas distinguer un meuble Louis XVI d'un meuble Empire, un service de Sèvres d'une porcelaine de bazar. Elle me disait avec quelque mélancolie : « Evidemment, ce n'est pas de leur faute, mais mon fils et ses amis sont des parvenus. » Stéphane a, depuis, fait de grands progrès.
Je suis resté très lié avec Stéphane et j'ai suivi avec intérêt sa fulgurante carrière. C'est grâce aux Nagras que purent être réalisés, dans des conditions souvent difficiles, la plupart des disques que j'ai enregistrés et édités pour l'Unesco. Stéphane accepta de construire un instrument électronique de musique basé sur ma théorie concernant l'influence de certains rapports numériques sur les états émotionnels de l'être humain, instrument qui pourrait un jour transformer profondément toutes les conceptions musicales et qui, après dix ans d'essais, vient seulement d'être réalisé.
Stéphane vit dans une jolie maison au-dessus de Lausanne avec Eva sa charmante épouse polonaise et de nombreux enfants dont l'aîné, André, semble avoir hérité de ses dons.
Menuhin est un homme chaleureux. Lui et sa sœur Hepsibah, qui, hélas ! vient de mourir, se sont toujours engagés, avec courage et un étonnant désintéressement, dans la défense des opprimés, dans l'aide aux méconnus. Menuhin a été, pendant longtemps, la seule personne qui, avec moi, se soit intéressée aux musiciens de l'Inde. C'est lui qui a fait la carrière du grand sitariste Ravi Shankar, l'imposant à ses imprésarios, partageant avec lui ses concerts. Il a toujours, sans hésitation, soutenu mes entreprises et a fait partie, dès sa création, du conseil d'administration de l'institut de Berlin. Trop spécialisé dans son art, ce grand musicien n'a pourtant jamais su pénétrer tout à fait dans l'esprit de la musique indienne qu'il admire et cherche à propager. Ses efforts pour jouer en duo avec Ravi ont été une erreur, même s'ils ont eu un grand succès auprès du public. Il a en fait encouragé Ravi à se lancer dans des expériences musicales que j'ai trouvées regrettables. Mais cela, au fond, n'a pas d'importance. En sacrifiant une certaine rigueur de style sur l'autel de la publicité, Ravi a ouvert la porte à d'autres musiciens plus respectueux que lui des règles d'un grand art classique. Il m'a dit souvent qu'il se retirerait un jour en Inde pour ne s'occuper que de la vraie musique et former des élèves.
Diana, la femme de Menuhin, a toujours marqué une certaine hostilité envers ces musiques exotiques et ne s'en cache point. Un jour, à Genève, avant un admirable concert de musique indienne, elle me dit en bâillant : « Ça va durer longtemps vot' machin ? » Je n'ai pu m'empêcher de lui rétorquer un peu vertement : « Comme tous les concerts, Diana, jusqu'à l'entracte. » Ce qui n'a pas semblé lui plaire.
Vers 1955, alors que j'étais à Adyar, Helen, une fille américaine sur la trentaine, ni belle ni laide, employée au consulat des Etats-Unis, m'avait fait une cour intensive, venant me voir à tout propos, me rejoignant sur la plage, cherchant visiblement à se faire embrasser, à créer une intimité. Je ne m'expliquais pas très bien ce qu'elle me voulait. Un ami anglais me mit en garde. Helen était l'envoyée spéciale de McCarthy, le fameux sénateur américain, plus tard devenu fou, qui, au nom du puritanisme et de l'anticommunisme, fit éliminer des services publics américains toute personne soupçonnée d'homosexualité ou de contacts avec les milieux de gauche. Helen volait les correspondances, fouillait dans les poubelles, soudoyait les serviteurs pour obtenir des informations. Elle pensait probablement que, par inadvertance, j'aurais pu lui livrer quelques victimes.
Le maccarthysme eut des conséquences incroyables dont le monde entier subit encore les contrecoups. Il est bien évident que dans un pays comme l'Inde, où les femmes sont inaccessibles, les homoxuels, de par les rapports très personnels et les amitiés qu'ils développent dans tous les milieux, sont mieux placés que personne pour être informés. De plus, les contacts avec les différents courants politiques, surtout ceux qui vous sont hostiles, sont indispensables. En quelques mois, la plupart des membres des services d'information américains furent liquidés et remplacés par de braves garçons, mariés, pères de famille, vivant sagement dans des enceintes diplomatiques aseptisées. Les Etats-Unis avaient complètement démantelé leurs services d'information et n'ont jamais réussi à les reconstituer, d'où les stupéfiantes erreurs de leur politique dont l'un des derniers exemples a été l'Iran. L'espionnage et la vertu n'ont jamais fait bon ménage.
C'est vers la même époque qu'à Paris j'ai rencontré Bill. Bill était un artiste. Il avait occupé en Allemagne un très haut poste dans l'équipe envoyée par les Etats-Unis pour réorganiser la vie culturelle. Homme cultivé, très sociable et humain, il avait rendu de grands services et était très estimé aussi bien dans les milieux allemands que dans les cercles internationaux. Victime de l'épuration maccarthyste, il fut du jour au lendemain démis de son poste et se retrouva sans aucune indemnité ni pension, sans un sou pour se nourrir ou payer son loyer, abandonné de tous comme une brebis galeuse. Ce furent des Allemands qui l'aidèrent, qui l'ont hébergé pendant plusieurs mois, se sont cotisés pour le tirer d'affaire, payer son dédit d'appartement, les arriérés des notes de téléphone, etc. Bill n'avait pas un centime.
Finalement, un Anglais qui avait eu des fonctions similaires pour le compte du gouvernement britannique et qui occupait un haut poste dans une organisation internationale prit Bill comme son adjoint. Ce n'était pas sans courage. J'ai conçu pour lui une vive estime car il est si facile d'ignorer les persécutés. C'est à ce moment-là que j'ai rencontré Bill.
Les Allemands, dont beaucoup ont connu l'atroce dilemme de devoir trahir leurs amis pour sauver leur propre vie, celle de leurs enfants, se sont montrés envers Bill d'une extrême délicatesse. Cela n'a pas été le cas en France. Bill m'a dit une fois les larmes aux yeux que j'avais été l'une des premières personnes à le traiter simplement en ami, sans aucune trace de ce mélange de distance et de commisération qui rend si difficile la réintégration de ceux qui ont souffert d'une condamnation. Il n'avait jamais été pour moi « ce pauvre Bill », mais Bill, tout simplement.
Henry Corbin était un soufi. Il avait trouvé sa voie dans les sectes mystiques de la Perse, tradition secrète, héritée du dionysisme, qui a survécu à travers les rigueurs et la dureté de l'islam guerrier. Ce grand savant, profondément attaché aux valeurs spirituelles, s'était intégré complètement dans ce milieu ésotérique très fermé, mais discrètement, sans en faire étalage. Les grands poètes persans ont tous été des soufis, qui se sont efforcés d'exprimer l'amour divin à travers l'amour de l'œuvre divine. Ils ont chanté la beauté des corps, les passions charnelles, la grâce des fleurs, des oiseaux, la lumière des paysages, un monde d'harmonie dans lequel l'amour, l'art, le savoir se fondent dans une même recherche.
J'ai eu avec Corbin des rapports peu fréquents mais empreints d'une totale compréhension. Nous nous sommes reconnus sans avoir besoin de nous parler, comme des pèlerins qui se côtoient sur le chemin. Nous appartenions à des cultures apparemment contradictoires, nous suivions des voies différentes, mais ces voies conduisaient au même but, là où les différences, les oppositions ne sont plus que des détails sans importance.
Il n'en était pas de même avec Mircea Eliade, le célèbre prophète de l'histoire des religions dont l'œuvre admirable m'a toujours semblé basée sur une connaissance extérieure plutôt que sur une véritable expérience. J'ai ressenti de sa part une certaine réticence malgré une apparente cordialité, comme avec l'ensemble des universitaires aussi bien indianistes que musicologues.
Dans le curieux monde des études de la pensée indienne en Occident personne ne parle une langue indienne. Chacun s'est formé une idée de la philosophie de l'Inde d'après ses interprètes indiens de langue anglaise. Beaucoup des professeurs de sanskrit dans l'université ne savent même pas lire l'alphabet et utilisent des translitérations. J'ai donc été visiblement un gêneur. Je n'avais pas la prétention d'être un philosophe ou un historien mais je connaissais les subtilités de la langue, le sens des rites et des symboles comme un brahmane de formation traditionnelle. Mon approche remettait en question beaucoup des interprétations d'une civilisation prodigieuse par des gens qui n'en saisissent pas vraiment l'esprit. Mon cas était analogue à celui d'un lettré de l'Egypte ancienne, qui aurait été mystérieusement transporté à travers le temps et se serait trouvé mêlé au troupeau des égyptologues. Il était bien normal que des « savants », qui interprètent à leur fantaisie les vestiges d'une civilisation qu'ils croient morte, soient déroutés par un survivant qui a participé aux rites, aux sacrifices, en comprend les aspects psychologiques et sociaux, les a vécus et non pas seulement étudiés. J'apparaissais comme un intrus qu'il fallait le plus possible ignorer, dont on évitait de citer les ouvrages dans les bibliographies. Eliade, apparemment, n'échappait pas à cette crainte d'une réalité qui dérangeait tout un système de reconstruction habile et intelligent mais artificiellement établi.
Je fus invité par Corbin à participer aux réunions d'un club très sélect, appelé Eranos, qui se tenaient à Ascona sous l'égide d'une disciple de Jung. J'ai trouvé ces colloques ennuyeux et prétentieux, orientés vers une recherche psycho-mystique qui restait en dehors de toute réalité humaine. J'ai refusé par la suite d'y retourner. Pour moi, la recherche des valeurs spirituelles n'est pas séparée de la vie quotidienne, de l'humour, du plaisir de vivre. Je n'ai jamais eu un corps et une âme séparés.
J'avais rencontré Malraux chez Nehru à Delhi, au cours d'un de ses voyages. Quand je suis revenu en France, il m'a invité, à diverses reprises, chez lui. Il s'intéressait avec passion aux arts de l'Asie dont il savait apprécier la valeur. C'était un homme brillant, intelligent, assez fascinant mais terriblement égocentrique. Il ne pouvait accepter de la réalité que ce qu'il pouvait manipuler à sa guise. Aussi nos conversations étaient-elles un dialogue de sourds. Mon explication des chefs-d'œuvre de l'art hindou, basée sur des éléments symboliques et des diagrammes magiques aboutissant à une admirable harmonie, se heurtait à une approche esthétique dont les critères n'avaient rien à voir avec ceux des artistes qui avaient conçu ces œuvres. Une théorie de l'art trop différente de celle qui lui était familière, ou qu'il avait lui-même élaborée, le gênait et, au fond, ne l'intéressait pas. Il ne donna donc pas suite à nos entretiens, préférant les vues moins incommodes de son gourou habituel, un de ces Indiens prétentieux qui vendent aux Occidentaux une vague philosophie pseudo-orientale qui flatte leurs habitudes.
Par contre, je me suis lié d'une réelle amitié avec Georges Salles, le grand expert et historien de l'art qui aida Malraux à préparer certains de ses ouvrages. Georges Salles était un mystique. Sous ses apparences de grand bourgeois, distingué et riche, se cachait une sorte de saint. Ses préoccupations étaient essentiellement d'ordre spirituel. Il a laissé des écrits surprenants par l'intensité de vie intérieure qu'ils révèlent. Peu lui importait que le crédit de son travail allât à quelqu'un d'autre. Je suis souvent allé le voir dans son grand appartement qui dominait le jardin du Luxembourg. Il s'établit entre nous des rapports de confiance qui ne correspondaient pas nécessairement à des convergences d'idées.
Il avait pour collaboratrice et compagne une femme d'une rare qualité qui, elle aussi, bien que de haute naissance, s'inquiétait peu des conventions. Roberta était une femme active, désintéressée, dont la passion pour les idées généreuses se masquait sous des apparences caustiques, humoristiques, un langage souvent cru. Elle protégea et illumina les dernières années de Georges. Lorsqu'il mourut en Allemagne, elle ramena son corps à Paris. Les vautours apparurent aussitôt. Elle dut assister, traitée comme une intruse, au pillage. Des cousins, des neveux, qu'elle n'avait jamais vus, se partageaient les dépouilles, les vêtements, les objets familiers. Elle fut exclue des grandioses funérailles. Je fus seul à l'accompagner à l'église où, discrètement cachée derrière une colonne, elle assista, comme un visiteur anonyme, aux hypocrites honneurs rendus à celui dont elle avait été la compagne, la lumière et le bonheur. C'est elle qui a publié, plus tard, les étonnants Cahiers dans lesquels Georges Salles avait noté ses réflexions sur la vie, sur l'art, sur la mort.
Edward Mac Avoy voulut faire mon portrait. L'art du portrait est un art à part. Il est basé sur une forme subtile de dessin qui devient une sorte de diagramme réalisé par un psychologue qui fouille l'âme secrète de son modèle. Le portraitiste habille ensuite son dessin avec des couleurs, formant une sorte d'aura qui situe le personnage dans un univers particulier. Son œuvre est exactement à l'opposé de celle d'un impressionniste dont le point de départ est l'apparence.
Pour moi, les séances de pose ont été une expérience passionnante. Le peintre parlait sans arrêt et cherchait à orienter son modèle vers des sujets où sa pensée se reflétait sur son visage. Il incite ainsi ses modèles à révéler leur nature, à manifester la colère, la vanité, l'envie, la rapacité, le doute ou la tendresse dont ils deviennent des incarnations, des symboles. Les portraits que Mac Avoy a faits de Picasso, de Cocteau, de Mauriac, de Jean XXIII et de beaucoup d'autres personnages célèbres sont plus révélateurs de la totalité de leur caractère, de la complexité de leur personnalité que ne seraient des biographies. Il y a peu de portraitistes dans l'histoire de la peinture qui aient atteint ce degré de pénétration.
Un peu comme Signorelli, Mac Avoy sait exprimer la tragique beauté des corps aussi bien que l'angoisse des visages. Il masque parfois sa cruelle et pénétrante vision des êtres en les entourant dans ses grands tableaux d'éléments flatteurs, ce qui lui permet d'être un peintre à la mode. Une femme croit volontiers que la splendeur de ses bijoux, ses vêtements, son cadre sont plus « elle-même » que les traits révélateurs de son visage dont elle n'est pas consciente.
Mac Avoy avoue qu'il s'est fait des ennemis de plusieurs de ses célèbres modèles. Cette intrusion, cette révélation du secret de leur être, leur était intolérable. Le masque, l'idée que l'on veut donner de soi-même et à laquelle on finit par croire, disparaît sous le crayon agressif du peintre qui perçoit perfidement la réalité de l'être derrière l'apparence.
Il me représenta comme un curieux caractère qui regardait l'Occident avec une subtile ironie. Il habilla le portrait d'un symbolisme oriental qui ajoutait encore à la moquerie secrète du visage.
Un lien profond, définitif s'établit entre Mac Avoy et ses modèles, un peu comme le lien qui unit ceux qui ont pris part ensemble à une expédition dangereuse. Ce lien s'exprime par une amitié définitive ou par une hostilité, voire une haine inexpugnable. L'indifférence, après cette psychanalyse, cette perquisition dans les âmes, est impossible. J'ai eu la chance d'être de ceux qui sont restés ses amis. Il est revenu par la suite à diverses reprises à Zagarolo dont il a compris le mystère. J'ai pu admirer son incroyable puissance de travail.
Mac Avoy est aussi un merveilleux conteur. Il sait ciseler une histoire, une anecdote, l'embellir sans la trahir avec un rare talent. Ses souvenirs joints à ses portraits nous donneraient une compréhension étonnante, tendre et féroce, de beaucoup des personnages qui ont joué un rôle de premier plan à notre époque.
Les collines qui entourent la ville où vécut Palestrina semblent toujours attirer les musiciens. Petrassi, le grand maître de la musique italienne, est né à Zagarolo. Henze, que j'avais connu à Berlin, est venu s'établir à Marino. Je ne l'ai pas revu depuis son flirt avec le Castrisme et son séjour à Cuba.
J'avais rencontré, chez Henry-Louis de La Grange, Sylvano Bussotti, l'un des musiciens italiens les plus en vue de la nouvelle génération. Il vint peu après s'établir non loin de mon labyrinthe et nous sommes devenus très amis.
Sylvano est un attachant personnage. Il dissimule une sensibilité romantique, une sincérité profonde, derrière un déploiement ostentatoire de paradoxes et de scandales inutiles, dans lesquels il se complaît. Il semble que c'est pour lui un moyen, dans un monde snob et perfide, de sauvegarder son intégrité. Ce que sa musique révèle n'est pas du tout ce qu'il veut nous faire croire qu'elle est. Prudence de sage qui veut se faire passer pour fou ! Son « Racine » qui a perturbé le public de la Scala de Milan est un bon exemple de cette dichotomie. Sylvano vit dans le faux drame avec l'insaisissable légèreté d'un feu follet. Il faut feindre de prendre au sérieux ses folies pour avoir accès à son être secret. J'ai tout de suite ressenti une vive sympathie pour les qualités profondes et humaines de ce fantaisiste de génie. La musique, n'en déplaise à Stockhausen, a irrémédiablement perdu sa dimension cosmologique, ses harmonies liées à celles des sphères. Elle se cherche une nouvelle vocation et, par une étrange régression, est retournée à l'animisme. Elle interroge les rumeurs qui nous entourent, le chant des oiseaux, le murmure des arbres, le bruissement des foules, le fracas des villes, les esprits mystérieux qui animent les machines. Toutefois une telle musique a besoin d'un support visuel, d'un spectacle pour être comprise. La musique d'aujourd'hui peut être une bonne musique de scène mais ne supporte pas l'aridité du concert. Sylvano, homme de spectacle, a su trouver cet équilibre.
Par un étrange cycle du destin, j'ai retrouvé à Rome, où il vit en exil, Zaher, le roi d'Afghanistan, qui fut à l'origine de mon départ pour l'Orient. Cet homme distingué et affable vit, modeste et ignoré, car, entièrement dévoué à son peuple, il n'a jamais profité de son pouvoir pour s'assurer une fortune personnelle comme l'ont fait d'autres souverains. Il est admirable par sa sagesse, sa vision des problèmes politiques, sa tranquille résignation. Mais il reste attentif, souffrant du tragique destin de son peuple, se refusant à toute intervention mais restant disponible si jamais il pouvait le servir. Il a pris l'habitude de venir me voir de temps en temps, heureux de trouver un ami qui n'a pas d'intérêts ou d'ambitions politiques et avec qui il peut parler sans risques en toute liberté. Une grande partie de sa famille a été massacrée dans des circonstances atroces. Quatre de ses fils ont réussi à s'échapper et occupent de petits emplois dans divers pays. Sa femme malade, brisée par d'atroces expériences, lui rend l'existence de tous les jours difficile. Ce souverain sage et modéré, adoré de son peuple, avait su maintenir la neutralité de son pays pendant près de quarante ans, jusqu'au jour où les Soviétiques, décidés à annexer l'Afghanistan, organisèrent les quatre révolutions successives qui leur servirent de prétexte à l'occupation du pays.
Le fait de retrouver Zaher semblait fermer pour moi le cycle déterminant de ma vie. Il y avait quelque chose de magique dans ce retour au point de départ.