Les fondations américaines avaient été satisfaites des réalisations de l'institut de Berlin et du rayonnement qu'il avait pris très rapidement sur le plan international. Même les pays « socialistes », malgré leur opposition de principe et mes violentes diatribes contre leurs méthodes destructrices des traditions culturelles des pays qu'ils dominent, étaient obligés de tenir compte de l'institut de Berlin et de ce qu'il représentait.
La fondation Ford, contrairement à ses habitudes, renouvela le soutien qu'elle avait donné pour la création de l'institut mais dut cesser après six ans. Leurs statuts leur permettent d'aider une création mais non de la soutenir indéfiniment. Le financement de l'institut fut repris par le Gouvernement de Berlin. J'ai eu désormais à faire face aux interférences continuelles d'une bureaucratie municipale tatillonne qui paralysait toute initiative et comprenait difficilement les problèmes particuliers d'une organisation internationale. De plus, la situation de Berlin rendait difficiles les rapports avec les pays d'Asie d'obédience soviétique. Pour pouvoir continuer mon action de promotion des musiciens orientaux, j'ai dû créer à Venise un institut annexe et indépendant. Les dirigeants de la fondation Ford ont très bien compris mon problème et ont généreusement aidé la création de cette nouvelle organisation. La fondation Cini accepta de loger nos bureaux dans de merveilleux locaux de l'ancien monastère de San Giorgio. Je me suis décidé à faire don à la section orientale de San Giorgio de ma bibliothèque de livres sur l'Orient qui comprenait, entre autres, plusieurs centaines de textes manuscrits en sanskrit sur la musique ainsi que des index et des plans d'éditions de textes. Livres et manuscrits furent superbement installés et classifiés et sont désormais à la disposition des chercheurs.
Pierre Arnal accepta de venir m'aider et prit charge du secrétariat général. J'étais très heureux de le retrouver. Solange, sa femme, nous aida beaucoup en s'occupant du secrétariat et de la comptabilité. Elle et Pierre furent un élément précieux pour le développement de l'institut de Venise. Dans l'atmosphère plutôt hostile de cette étrange ville nous avons vécu en famille avec eux. Ce fut une période de travail intense et de grande harmonie. Malheureusement, Pierre dont la santé est fragile souffrait beaucoup du climat vénitien. Après trois années de vie et de travail en commun, lui et Solange durent nous quitter et se sont installés dans une belle maison ancienne près d'Aix-en-Provence. Jacques prit la charge du secrétariat et de la comptabilité.
Il nous fallait passer une partie de l'année à Venise. Après un séjour de quelques mois à l'hôtel Bauer, élégant mais sinistre, j'ai cherché un appartement. Le portier de l'hôtel me fit rencontrer une très vieille marquise qui voulait louer une charmante maison construite dans les arcades de l'ancien cloître de San Zaccaria. La marquise était un curieux personnage. On prétendait qu'elle avait été très liée à d'Annunzio. Elle s'était en tout cas figée à l'époque de ses célèbres amours et elle était restée entièrement « modern style ». Très frêle, elle était vêtue de tuniques rouges flottantes. Ses longs cheveux blancs pendaient sur ses épaules et sur son dos. On disait qu'elle avouait avoir quatre-vingts ans « par coquetterie ». Elle en avait probablement un peu plus. Elle habitait un vaste appartement en haut d'un palais sur le Grand Canal. De grands rideaux rouges drapés en faisaient une sorte de théâtre. Tout, autour d'elle, semblait s'être figé à « son » époque. C'était une femme charmante, amusante et totalement hors du temps. Elle ne quittait jamais Venise et parlait de l'horreur que lui avait inspirée Rome encombrée par l'intense trafic des voitures... à chevaux. Elle s'occupait activement de spiritisme et de tables tournantes avec l'aide d'un prêtre de San Giorgio qui avait inventé un appareil très sensible pour enregistrer les esprits et les fantômes !
La petite maison de San Zaccaria était celle où avait résidé d'Annunzio à l'époque de ses amours avec la belle marquise. Mais le poète italien n'en avait pas été le seul hôte illustre. On disait que c'était également dans ce nid qu'un siècle plus tôt Casanova avait fait grimper par la fenêtre les religieuses du couvent voisin.
La maison était peu commode mais avait un grand charme. Je me suis laissé tenter. Il me fallut faire refaire les précieux planchers éclatés, restaurer les stucs baroques, installer une salle de bains, une cuisine, un chauffage central. Sur la terrasse j'ai voulu installer un jardin. A Venise rien n'est simple. Nous avons trouvé de grands bacs en terre cuite mais pour les remplir de terre ce fut une opération de gangsters. Il fallut envoyer des gondoliers avec des sacs voler de la terre dans les îles puis la transporter du quai à la maison. Une autre opération fut celle d'amener des arbustes et des plantes achetés sur la terre ferme. Le résultat fut excellent mais provoqua des réactions de l'administration des Beaux-Arts. En plantant des arbustes sur le toit nous avions altéré l'ordonnance de la place, monument classé. Tout finit, comme toujours, par s'arranger.
Il fallut meubler la maison. Il y a encore à Venise de remarquables artisans qui continuent à fabriquer des meubles peints, des lustres, des miroirs. Je me suis lié d'amitié avec certains d'entre eux et j'ai fait copier des modèles anciens admirablement réussis. Cela coûtait aussi cher que d'acheter de vieux meubles. Il m'a toujours paru plus intéressant de faire travailler de bons artisans que d'enrichir les antiquaires. La petite maison de Venise devint un vrai bijou. J'y ai passé une partie de mon temps pendant quelques années et j'ai aussi acheté un grand bateau à moteur avec une cabine. Jacques y arborait en poupe un drapeau breton, ce qui me valut des réprimandes du consul de France. Le bateau était très rapide. Nous avons engagé un sympathique Vénitien, Mirco, qui le faisait virevolter avec élégance et bondir sur les vagues comme une cavale.
Venise est un théâtre délicieux à visiter lorsqu'un pâle soleil la dore à travers des brumes légères. Mais ce n'est pas une ville habitable. La population est hostile. Les Vénitiens détestent tous ces étrangers qui veulent sauver leur ville, créer des organisations de toutes sortes pour soi-disant la ranimer. La puissante République de Venise est aussi morte que l'Empire romain. Ses survivants ne songent, plus ou moins consciemment, qu'à la saborder, à s'engloutir avec elle dans les flots de l'Adriatique. Les puissantes industries de Marghera travaillent activement, à l'aide de fumées délétères, à ronger les marbres des façades. J'étais fasciné par Marghera, la vaste zone industrielle, et son architecture de cheminées, de tuyaux, de grues, de réservoirs qui en font une sorte de féerie de science-fiction noyée dans des fumées de toutes les couleurs crachant des étincelles qui se reflètent dans les eaux livides moirées d'huile. J'en fis beaucoup de photographies. Il faudrait un nouveau Guardi pour peindre cette effrayante et magnifique Venise du XXe siècle. L'air de Venise est parfois si irrespirable que les gens s'évanouissent dans les rues. Je me suis aperçu bien vite que mon bateau était inutilisable car les syndicats de gondoliers vous interdisent d'accoster où que ce soit dans la lagune. Les fonds énormes réunis pour « sauver Venise » ont toujours mystérieusement disparu sans laisser de traces évidentes. Plusieurs millionnaires romantiques qui voulaient s'établir au bord du Grand Canal et restaurer de beaux palais furent rapidement sinon expulsés du moins forcés à partir au moyen de tracasseries multiples. Des manifestations hostiles avaient troublé les fastes de Bestegui lorsqu'il voulut remettre en état le Palazzo Labia. La xénophobie vénitienne est devenue une constante d'un grand peuple déchu qui veut mourir en paix. Parlant du comte Cini, qui a fait plus que personne pour restaurer des monuments et recréer une vie culturelle dans la ville, on murmurait avec quelque mépris : « Mais il est de Ferrare. » Le puritanisme atteint, dans ce monde fermé et intensément alcoolique, des proportions absurdes. Je ne pus louer un petit appartement pour mon cuisinier romain car le propriétaire exigeait de mettre dans le contrat qu'il ne recevrait chez lui personne qui ne fût membre de sa famille. La secrétaire de l'institut, pourtant elle-même une jeune patricienne vénitienne, ne put jamais trouver un appartement. On ne loue pas à une femme seule. Elle dut se marier pour avoir un logis. Après deux cambriolages de la maison, située pourtant en face de la caserne des carabiniers, j'ai renoncé à vivre à Venise autrement que comme un étranger qui passe quelques jours agréables dans un de ses somptueux hôtels. J'ai réduit le programme de l'institut et me suis arrangé pour diriger de loin les activités restantes.
La société vénitienne dont le baron Corvo a si bien décrit au XIXe siècle les salons rivaux se trouvait réduite à trois pôles issus des fortunes industrielles de Marghera. Sur les rives opposées du Grand Canal, régnaient les deux branches ennemies du clan Volpi, la « Française », veuve du comte Volpi d'une part, et de l'autre la fille d'un premier mariage du comte, la comtesse Cicogna, femme active et sympathique qui s'occupait d'Italia Nostra, un groupe de défenseurs du patrimoine culturel.
Le sultan incontesté de Venise était le comte Cini dont le palais était rempli de tableaux et d'objets d'art prodigieux, un grand Botticelli, toute une galerie de Guardi. Hôte affable, assisté par sa très charmante femme, il recevait tout ce qui passait par Venise de personnalités intéressantes. Habile homme d'affaires, il disait volontiers qu'il n'avait commis dans sa vie qu'une erreur, celle de vieillir. Deux centres d'attraction mineurs étaient la demeure définitivement inachevée où Peggy Guggenheim entassait ses collections de tableaux et traînait son incroyable longévité, et le palais Polignac où le duc de Caze résidait de temps en temps.
La comtesse Cini avait la passion des voyages et faisait chaque année une expédition dans un pays d'Orient. Je l'aidais à préparer ses itinéraires, à choisir des endroits intéressants et inédits. Très bon photographe, elle ramenait d'excellents films. Je lui ai révélé l'existence de cités peu connues du Rajasthan dont elle a rapporté de très beaux documents. Nous sommes devenus très amis. Dans les déjeuners somptueux, avec un serviteur en livrée derrière chaque chaise, elle insistait pour m'avoir toujours à sa droite, ce qui m'embarrassait parfois. J'ai rencontré chez elle à plusieurs reprises Ezra Pound. Le grand poète américain, ami de Mussolini, ne s'était jamais remis de l'emprisonnement particulièrement cruel qu'il avait subi après la guerre. Il observait une sorte de vœu de silence, assistait passivement aux conversations et ne répondait pas aux questions. Il avait pour s'occuper de lui une gouvernante, Olga Rudge, femme cultivée et sympathique d'un admirable dévouement. Je fus très surpris quand Olga m'apprit plus tard qu'Ezra Pound mentionnait dans ses notes des propos que j'avais tenus en sa présence. Il était difficile d'imaginer que ce vieillard impassible enregistrait ce que l'on disait devant lui.
J'étais chez Cini quand Cartier Bresson fut invité pour photographier Ezra Pound. C'était très intéressant de voir la manière dont le grand photographe savait saisir les expressions mouvantes du poète silencieux.
J'avais rencontré Stravinski à diverses reprises. Après un déjeuner à Paris il avait dit à Nabokov qu'il aurait voulu mieux me connaître mais, ajoutait-il : « Je suis trop vieux pour avoir de nouveaux amis. » J'avais été invité par Véra, sa femme, plusieurs fois à New York. Nabokov était le plus fidèle ami des Stravinski. Il s'occupa activement de l'organisation des funérailles du grand musicien qui, mort à New York, avait voulu reposer près de Diaghilev, dans le vieux cimetière orthodoxe de Venise.
Avec lui se trouvaient Véra et Bob Craft, le collaborateur de Stravinski. L'« autre » famille était constituée par les fils du musicien que l'on appelait ironiquement « les truffes du Père Igor » qui n'avaient depuis longtemps que peu de relations avec leur père et rien à voir dans l'organisation des funérailles. Les deux groupes ne se parlaient pas.
Jacques et moi, nous nous sommes trouvés mêlés à tous les aspects de l'organisation des funérailles comme si nous faisions partie de la famille. Jacques fut le photographe des cérémonies qui se déroulèrent en grande pompe dans la vaste église de San Giovanni e Paolo. Le jeune pope de l'église grecque, admirable chantre, très élégant dans sa robe de soie noire, officiait. En principe il est interdit de célébrer un rite orthodoxe dans une église catholique mais en y mettant le prix on trouve toujours une faille dans les règles, même en ce qui concerne la plus grande église de Venise.
Dans le vieux cimetière orthodoxe, délabré, planté de cyprès vétustes, la dernière cérémonie était d'une simplicité quotidienne, touchante et douce, après les pompes rutilantes et grandioses de l'église. La tombe, placée à côté de celle où repose Diaghilev, fut recouverte d'une dalle grise sans aucun ornement mais elle était signée Manzu et valait donc son poids d'or.
L'année suivante eut lieu une cérémonie commémorative qui donna lieu à un petit incident. Après la messe solennelle dans l'église grecque, tout le monde se transféra au cimetière où on attendit vainement la venue du pope qui n'arrivait pas. C'est qu'on avait oublié de prévoir une barque pour le conduire. Jacques dut aller le chercher à toute allure avec mon bateau. Près de la tombe, nouveau délai, le pope, méfiant, refusait de terminer la cérémonie sans avoir touché son chèque. Véra s'éloigna un moment avec lui pour régler ce détail avec l'aide d'Adriana Panni, la robuste directrice de l'Accademia Filarmonica de Rome, fidèle amie des Stravinski.
Piero était un très joli garçon vénitien blond. Il avait dix-huit ans. Enfant d'un ménage divisé il avait fui la demeure maternelle. Mon cuisinier romain, Guerrino, l'avait découvert alors que, petit clochard, il avait pris refuge pour dormir dans un train au dépôt de la gare. Piero cherchait un emploi. Je l'ai engagé pour aider au travail de maison. Il s'épanouit rapidement dans une atmosphère calme, tranquille, compréhensive, et était fier de sa superbe apparence dans une belle livrée aux épaulettes d'or. J'étais pour lui un peu comme un père retrouvé, un protecteur à qui il pouvait se fier, qui lui redonnait confiance dans la vie.
Ce fut au bout d'un an que survint la tragédie. Piero se droguait. Il recevait dans sa chambre des amis qui fumaient avec lui. On trouva des pipes, des seringues cachées dans ses tiroirs. Le problème était grave. Les lois italiennes sont terribles pour la possession de quantités insignifiantes de drogues. Tout mon petit groupe d'amis, de collaborateurs, de serviteurs, se sentait en danger. Un père aurait pu prendre le risque. Mais un groupe principalement homosexuel, considéré a priori par la police, la justice, la société, comme corrupteur, est la victime idéale pour un fait divers scandaleux. Finalement, on exigea de moi le renvoi de Piero qui partit gentiment, tristement, sans faire d'histoire, sans rien demander, sans se plaindre.
De temps en temps il revint me voir, cherchant un peu de réconfort, d'affection tranquille. Puis il disparut.
Sa mère l'avait mis, m'a-t-on dit, dans une de ces institutions où des médecins sadiques prétendent guérir les drogués à coups de calmants, d'électrochocs, de souffrance, de manque, d'isolement, de tortures diverses. Je ne pus savoir ce qu'il était devenu. Peut-être est-il en prison quelque part ou s'est-il donné la mort. S'il avait retrouvé une vie normale, il serait sûrement revenu. L'histoire de Piero a laissé en moi un remords inguérissable. Dix ans plus tard j'y pense presque chaque jour. J'ai trahi un être délicat et sensible qui s'était mis sous ma protection. On n'abandonne pas celui qui prend refuge auprès de vous, fût-il un criminel, quels que soient les risques.
La drogue n'est pas un crime. C'est un remède contre l'angoisse et la tristesse de l'adolescence dans un monde qui refuse de reconnaître les besoins impérieux du jeune garçon, son droit au plaisir, à l'amour. J'aurais pu avec de la patience, de la compréhension, de l'affection, sortir peu à peu Piero de son angoisse, de son besoin, de ce substitut du bonheur qu'est la drogue. Je n'avais pas eu le courage de le faire, de prendre un risque qui n'était pas seulement le mien. Je ne me suis jamais pardonné d'avoir abandonné Piero, de n'avoir pas su le défendre et le protéger.
J'ai quitté Venise. Ce séjour avait été pour moi un de ces épisodes qui, comme un beau voyage ou un film, vous laissent beaucoup d'images mais aucun enrichissement concret.
Le travail que j'avais entrepris pour faire connaître les musiciens de l'Asie et consolider leur position dans leur propre pays ne se limitait pas aux disques et aux études techniques. Il fallait arriver à leur faire donner une place de choix sur la scène internationale. Il y a encore une quinzaine d'années aucun festival, aucun agent de concerts ne voulait envisager de mettre sur le même pied ce qu'ils considéraient comme du « folklore » et la grande musique occidentale.
Vers 1960, j'ai aidé Nicolas Nabokov à organiser à Tokyo le premier grand festival de musique orientale qui fut le point de départ de mes activités pour intégrer les grandes traditions de la musique de l'Asie dans le monde moderne. Ce festival réunissait les plus grands artistes de l'Inde, du Moyen-Orient, de la Corée, du Japon même. Beaucoup de jeunes musiciens japonais occidentalisés y découvrirent les spectacles traditionnels de Nô et de Bunraku qu'ils n'avaient jamais vus. Le succès fut extraordinaire. Pour la première fois, le Kathakali, dont la troupe n'était pas sortie de son village, même pas pour aller à Delhi, fut présenté à un public international. Ce festival a été le point de départ, au Japon puis ailleurs, d'une redécouverte des anciennes cultures musicales traditionnelles non influencées par les conceptions modernes et considérées comme des formes d'art de premier plan et non comme des vestiges de conceptions dépassées.
Nicolas organisa ensuite un festival africain à Berlin. Ces entreprises avaient toutefois un peu le caractère d'expositions coloniales. Ce que je voulais pour « mes » artistes, c'était les mêmes scènes de concert que pour Menuhin ou Karajan, surtout pas les musées orientalistes ni les organisations folkloriques. Mais des tournées d'artistes représentent des problèmes sérieux. Il faut pour en couvrir les frais prendre des risques financiers considérables. Le Sénat de Berlin, qui finançait l'institut, nous interdisait toute entreprise de ce genre.
Avec Nicolas nous avons pensé à créer une association qui grouperait les directeurs des grands festivals. Le siège ne pouvait être à Berlin. C'est la principale raison pour laquelle j'ai dû créer l'institut de Venise.
Les directeurs des festivals n'étaient pas très enthousiastes en ce qui concernait le projet lui-même, mais ils étaient ravis de se rencontrer dans une atmopshère agréable. Grâce à l'aide de la fondation Cini, nous pouvions non seulement disposer d'un cadre prestigieux mais aussi recevoir avec élégance, accueillir les participants à l'aéroport avec des vedettes ou mon propre bateau, les installer dans de bons hôtels, arranger de grands dîners dans les salons du Harry's Bar.
Il fallut assez longtemps pour arriver à des résultats concrets. Les festivals cherchent plutôt l'exclusivité qu'une coopération. En tout cas, c'était pour moi très intéressant de rencontrer et de recevoir les personnages un peu mystérieux qui contrôlent toute la vie musicale de l'Europe. Des musiciens, des critiques participaient occasionnellement aux réunions tels que Stockhausen, Jerzy Grotowski, Maurice Fleuret, Claude Samuel, Jean Robin, Mme Karlweiss, etc.
Ninon Karlweiss était un personnage remarquable. Cette petite femme active et d'apparence modeste, qui se prétendait auvergnate, était l'un des meilleurs agents de théâtre du monde. Elle volait sans arrêt de New York à Londres, de Paris à Tokyo, de Rio à Oslo. Son jugement était infaillible. Elle découvrait sans cesse de nouveaux artistes et savait mesurer d'avance le succès qu'ils pouvaient avoir. Les plus grands organisateurs de spectacles pouvaient engager les yeux fermés les artistes recommandés par la Karlweiss. Cette femme d'affaires, apparemment très dure, a rendu, de par son sens aigu des valeurs, d'immenses services à beaucoup de musiciens qui le méritaient vraiment. Elle était impitoyable pour les médiocres. C'était au fond une femme très gentille que j'appréciais beaucoup. Elle inventa d'amener de Bahia au Brésil un groupe de danseurs pratiquant des rites de vaudou. J'ai pu voir l'un des premiers spectacles, qui était stupéfiant. Mais après que diverses municipalités leur eurent interdit de trancher la gorge d'un coq et de se couvrir de sang et autres détails essentiels, les participants perdirent leur inspiration et le spectacle devint beaucoup moins intense.
Ninon Karlweiss mourut subitement, en pleine activité, comme un avion qui disparaît on ne sait pourquoi dans l'inconnu.
Le premier à prendre le risque d'organiser une grande tournée en Europe pour le Kathakali indien fut Thomas Erdos. Ce fut un immense succès, mais Thomas eut tant de problèmes à loger, nourrir, transporter ces gentils Indiens qui n'étaient jamais venus en Europe qu'il jura de ne plus récidiver. A plusieurs reprises les personnes chargées d'accompagner les musiciens ont eu des dépressions nerveuses.
Un soir, vers minuit, à Berlin, le directeur d'un hôtel me téléphona : « Je ne garderai pas un instant de plus vos artistes dans mon hôtel. » La sœur de la danseuse indienne Yamini Krishnamurthy, dans un accès de fureur, lui avait cruellement mordu le bras.
Nous avions organisé une tournée pour un important groupe de Gamelan et de danseurs javanais. Le premier spectacle avait lieu à Venise. Tout avait été préparé par un spécialiste très connu de la musique indonésienne, Surya Brata, un musicologue hollandais qui a pris la nationalité javanaise. Il arriva avec une troupe très médiocre qui n'avait aucun rapport avec le groupe prévu. Le spectacle fut un désastre. Je ne savais où cacher ma honte. La tournée s'annonçait comme une catastrophe financière car la plupart des concerts furent annulés. Brata, très nerveux, se piquait à travers ses vêtements au vu de tout le monde avec des seringues probablement d'héroïne. Il restait là ensuite béat, insouciant du désastre.
Nous avions souvent des difficultés avec les dames enturbannées qui ont « une passion pour l'Inde et toutes ces choses-là ». Elles intervenaient lors des concerts pour brûler de l'encens sur la scène, apporter des colliers de fleurs. Elles se pâmaient d'admiration devant la spiritualité du maître. J'intervenais parfois brutalement en disant : « Si vous voulez qu'il soit inspiré offrez-lui plutôt une bouteille de whisky. » A Berlin ces dames orientalisantes qui pratiquent le yoga et la méditation transcendantale persuadèrent les grands chanteurs indiens qu'étaient les frères Dagar que l'électricité était contraire à la spiritualité et qu'il fallait exiger qu'on éclaire la scène et la salle aux bougies. Le concert avait lieu au palais de Charlottenburg et cette exigence des artistes posa de graves problèmes aux services de sécurité. Durant le reste de la tournée les musiciens, persuadés que c'était le comble de l'élégance, continuèrent à exiger des bougies, considérant que c'était par mépris pour leur art qu'on leur accordait de vulgaires projecteurs.
L'inauguration du Festival de Shiraz fut un événement. Les hôtels construits spécialement étaient à peine achevés au milieu du désert et entourés de fils de fer barbelés. On circulait d'un bâtiment à l'autre dans de vieux fiacres. Le personnel ne parlait que persan, ce qui était fort incommode pour les hôtes étrangers. Cathy Berberian commandait du café et on lui apportait des œufs sur le plat. Créer un festival à Shiraz malgré la beauté du site était une idée de milliardaire. Il fallait transporter de Téhéran par des avions militaires non seulement les artistes et les participants mais aussi le public des concerts. Les cendres de Darius devaient s'ébrouer dans sa tombe dont le silence millénaire était troublé par les sonorités inattendues des œuvres de Schönberg, de Ligeti ou de Boulez.
Lors du concert d'inauguration dans les ruines de Persépolis, un orchestre symphonique en habit devait jouer, à la tombée du jour, une symphonie de Tchaïkovski, mais, apparemment, cette entreprise dérangeait les fantômes qui hantent ce lieu magique. Un djinn facétieux prit la forme d'une de ces petites tornades qui aspirent le sable du désert et emporta toutes les partitions au milieu de l'exécution qui s'interrompit avec un couac. Certains concerts, tels que celui donné par le joueur de hautbois indien Bismillah Khan dans la tombe du poète persan Hafiz, restent par contre des moments inoubliables d'intense poésie.
C'est à Shiraz que j'ai rencontré Maurice Fleuret, le brillant critique musical qui fut pendant plusieurs années le conseiller de cet étonnant festival où les fastes de l'Asie et de l'Europe se sont mêlés d'une manière unique. Maurice est un esprit curieux, passionné par la musique contemporaine et par les diverses musiques de l'Asie et de l'Afrique. Nous sommes devenus de grands amis bien que je sois généralement en total désaccord avec lui. Ce contraste a été pour moi très intéressant et utile car j'ai pu mieux réaliser qu'il est possible de considérer et d'apprécier une œuvre d'art de points de vue totalement différents, d'y chercher des ordres de valeurs qui n'ont aucun rapport. Je sais d'avance qu'il trouvera admirable une interprétation qui me paraît une trahison et que ce qui l'intéresse dans la musique de l'Inde n'a rien à voir avec ce qu'elle signifie pour moi et pour les musiciens qui la jouent. Pourtant ce qu'il y cherche existe aussi.
Malgré les contretemps, l'action que j'avais entreprise pour faire connaître les grands musiciens de l'Orient a pleinement réussi. Il n'y a plus de difficulté à faire circuler les musiciens provenant d'autres cultures. Le problème est plutôt d'empêcher les producteurs de spectacles de faire un mauvais choix. A Berlin, où nous avons pu organiser régulièrement des concerts, il existe maintenant un important public d'amateurs éclairés qui savent parfaitement apprécier le talent des meilleurs interprètes de l'Inde, du Japon, de la Corée ou de l'Indonésie.