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BILAN

 

QUI SUIS-JE ?

 

« Il est là. Non ! Il est dans la civilisation chinoise ou bien dans la danse, la peinture, la musique, la vie. Et à moi le reste. » (Raymond à Pierre, Paris, 10 janvier 1932.)

 

« Il nous faut aussi sortir pour des masses de courses ennuyeuses et Alain doit m'accompagner parce que je ne connais pas le chemin. Ça le fatigue, il ne peut pas peindre et presque pas danser et quand il ne peut pas faire son travail il devient tout triste et je suis très triste. Je t'assure que j'ai l'impression de faire un crime. C'est comme si je privais les oiseaux d'air. Et Alain est un oiseau, quand il danse, il vole... » (ibid., Montsouricière, 5 mars 1933.)

 

J'ai toujours été un travailleur. Je ne sais pas rester inactif. Comme je n'ai occupé de situations contraignantes que pendant de courtes périodes, j'ai eu beaucoup de temps pour étudier, pour apprendre. Mon principal défaut est que lorsque j'ai plus ou moins maîtrisé un sujet, une technique, je n'aime pas l'exploiter, en tirer profit. J'ai envie de m'intéresser à autre chose. J'avais un jour calculé que je savais faire très honorablement trente-deux métiers. Il est donc très difficile de me placer dans une catégorie. Pour certains, je suis un sanskritiste, mais pour d'autres un musicologue. Je suis aussi un historien, peut-être un philosophe. J'ai été un assez bon pianiste, un danseur, un chanteur, mais aussi un joueur de vînâ indienne. De plus, je suis un peintre pas du tout amateur. J'écris indifféremment en français, en anglais, en hindi, mais je parle habituellement l'italien et je suis un bon traducteur. Je suis un photographe et je connais tous les secrets de laboratoire, de développement, de retouche. Un peu architecte, j'ai fait les plans et les calculs des maisons où je vis. Je connais les techniques d'enregistrement, de montage des bandes magnétiques. Bon bricoleur, électricien, menuisier, je suis expert dans la réparation des porcelaines et des verreries brisées. Chaque fois que chez moi on casse une carafe ou une précieuse assiette, on est ravi. On m'apporte les fragments pour que je m'amuse à reconstituer l'objet. Certaines gens qui viennent vers moi comme vers un gourou, croyant que je porte une longue barbe et des robes orientales, sont très déçus s'ils s'aperçoivent que je sais conduire une automobile et que, pire encore, je mène des Porsche à plus de deux cents kilomètres à l'heure. Où voulez-vous que l'on classe un tel individu ? Au fond, c'est seulement dans la cosmologie indienne qui recherche des principes communs à la base de toutes les formes de vie, de toutes les techniques, de tous les arts que je pouvais trouver une philosophie qui me convienne. Je me suis toujours attaché à la recherche de ces liens secrets qui unissent tous les aspects du monde, de ces principes communs à la musique, au langage, à l'architecture mais aussi aux proportions de l'être vivant, aux plantes, aux bêtes, aux hommes. C'est là que j'ai retrouvé Dionysos.

La notion qu'un philosophe, un sage, voire un « intellectuel » sont des gens mal adaptés sur le plan pratique, mal lavés, négligés, pas sportifs, est une notion dangereuse. Le lien entre le corps et l'esprit est plus étroit qu'on ne l'imagine. Comment quelqu'un qui n'est pas capable de démonter un moteur d'automobile pourrait-il comprendre quelque chose à la machine autrement complexe qu'est l'univers, à cet étonnant computer qu'est le cerveau qui contrôle notre corps. Les techniques du yoga nous permettent de réaliser les liens étroits qui unissent le corps et les facultés mentales, l'harmonie physique à la réalisation spirituelle. L'homme malhabile de ses mains est déficient mentalement. Sa pensée est en dehors du réel, c'est pourquoi elle est pernicieuse. Des « intellectuels » incapables de réparer une prise électrique qui ont la prétention de guider des hommes ne les conduiront jamais vers la sagesse et le bonheur.

J'ai toujours eu des rapports de sympathie avec les artisans. Ce sont des gens en contact avec la matière, la forme, la substance du monde. Ce sont des sages, des gens heureux. Par contre, ceux qui se vendent au plus offrant, les ouvriers, les employés, sont des êtres sans joie, sans âme, qui attendent avec ennui leur pension et la mort.

 

On ne peut décrire d'un voyage que les étapes, les incidents, les rencontres, les aspects extérieurs et anecdotiques. Il en est de même du voyage de la vie. La continuité d'une expérience, le fil d'Ariane qui guide une destinée à travers le labyrinthe des lieux, des objets, des formes, reste un lien subtil, invisible, indéfinissable. Les sentiments profonds qui nous animent, les forces subtiles qui nous guident n'ont apparemment rien à voir avec les événements, les personnages que nous rencontrons et dont nous fixons les images, et pourtant, c'est ce cadre qui marque les étapes de notre destinée.

Les souvenirs sont un peu comme un guide bleu qui décrirait à rebours l'itinéraire que nous avons suivi. Ils laissent de côté, inévitablement, l'expérience intérieure, les émerveillements du voyage, les intentions du destin qui nous guide à travers les pièges de l'existence.

En écrivant ces souvenirs, j'ai le sentiment de n'avoir rien dit de ce qui fut l'essentiel, la raison d'être de ma vie. Peut-être un lecteur averti et sensible saura-t-il percevoir à travers ces anecdotes et ces réflexions un reflet de cet autre voyage, du voyage intérieur qui a été le mien, une expérience qui se situe au-delà des aventures, des rencontres, des passions, au-delà de l'humain dans une réalité que les mots ne peuvent exprimer.

 

Je ne suis pas retourné en Inde. Je sais que le monde dans lequel j'ai vécu existera toujours mais qu'il tend à se renfermer dans sa coquille en attendant que passe la tourmente de l'âge moderne. Pour le retrouver il me faudrait traverser cette Inde, imitée de l'Europe, qui m'est étrangère. Il me faudrait longtemps pour reprendre des habitudes, un mode de vie, une alimentation, des vêtements, des pratiques rituelles qui sont essentielles pour avoir accès au monde traditionnel. Cela ne m'apporterait rien que ce que j'ai déjà vécu dans cette vie antérieure qu'a été pour moi ce séjour que les dieux ont bien voulu m'accorder dans l'Inde merveilleuse et éternelle, hors de l'espace et du temps.

 

DE LA MORT

 

Lorsque la vie arrive à son terme, chacun des éléments qui composent l'être vivant redevient matière première pour former d'autres êtres. Les cellules du corps physique se mêlent au terreau qui va nourrir des plantes, des animaux, d'autres hommes. Les éléments du corps subtil se dissolvent dans l'intellect universel, la conscience universelle pour servir à nouveau. Ce qu'il y a de divin dans l'homme se fond dans le divin dont il n'est séparé qu'en apparence « comme l'espace contenu dans l'urne se fond dans l'immensité de l'espace quand l'urne est brisée ».

Il est évident que l'ensemble des êtres vivants, des bactéries, des plantes, des animaux survivent comme espèce non comme individus. A quel moment de leur évolution les hominidés auraient-ils acquis une individualité éternelle ? Il semble que déjà les sages du paléolithique – si nous en jugeons par les conceptions des Australiens – considéraient que les êtres vivants ont deux âmes, l'une qui retourne à l'âme universelle, l'autre qui est individuelle et se désagrège, bien qu'elle puisse parfois survivre après la mort pour un temps limité, donnant les fantômes. Les hindous appellent « corps transmigrant » l'ensemble des facultés subtiles qui peuvent éventuellement rester quelque temps assemblées – surtout en cas de mort soudaine – avant d'être réutilisées, comme les autres éléments du corps, dans la formation d'autres êtres. D'où l'importance des rites funèbres.

On peut comprendre comment des esprits enfantins ont pu, partant de ces données, parler d'union avec Dieu ou de transmigration. Ce qu'ils oublient, c'est que le lien entre les différents éléments qui constituent le « moi », l'individualité, cesse totalement d'exister sauf dans ce que l'homme a su créer durant sa brève existence, ses fils et son œuvre.

L'homme ne survit que dans ce qu'il crée et en particulier dans la continuation de « son » espèce – d'où l'importance attachée à la race – ou dans son œuvre, les objets qu'il a façonnés, ses écrits, ses enseignements.

Les vendeurs d'enfer et de paradis ont soigneusement entretenu la croyance illusoire des hommes en une survie personnelle, si absurde qu'elle soit, car aucune des « facultés internes » – la mémoire, la pensée, l'intelligence, la notion du moi – n'existe en dehors du corps physique. Seule la mémoire génétique, dont nous sommes inconscients, se transmet, survit dans d'autres êtres.

C'est la terrifiante idée d'une éternelle survie dans un au-delà mal défini – comme si ce qui a un commencement pouvait n'avoir pas de fin – qui crée dans le monde chrétien une telle angoisse de la mort. Les hommes se cramponnent à la vie par peur de l'au-delà. La mort est pourtant une chose toute simple, un dernier sommeil dans lequel l'être tout entier se dissout, retourne, matière inerte, au chantier divin dans lequel il fut façonné comme le vase brisé redevient terre de potier.

La mort apparaît alors comme la fin d'un merveilleux voyage au bout duquel on s'endort sans crainte pour se dissoudre dans d'autres êtres qui continueront le voyage. Les gens qui lèguent leurs organes à d'autres vivants expriment, plus ou moins consciemment, cette réalité.

Il arrive un moment dans la vie où commence le compte à rebours. Comme un soldat à la fin de son service, on compte les jours qui restent. On cherche à s'organiser pour terminer l'œuvre entreprise. On ne pense plus à construire mais à achever. C'est une des périodes les plus belles de la vie, la plus paisible en attendant le repos mérité après beaucoup de fatigues et de luttes. C'est le moment où l'on peut tout donner. Non seulement les biens matériels qui vous encombrent, mais aussi tout ce que l'on a pu acquérir d'expérience, de savoir, de tendresse qui forme cet humus sur lequel de nouvelles vies, de nouvelles expériences vont pouvoir se développer et fleurir.

J'ai tant reçu de la vie, de joie, de tendresse, de plaisir, d'amitié, de bonheur, de savoir, que ma seule angoisse est de n'avoir pas su donner assez avant de m'endormir.