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NOUVELLES AVENTURES

 

LA VIE CONTINUE

 

En transcrivant sur des pages vierges les souvenirs de toute une vie, de ses aventures, de ses amours, de ses découvertes, on met en quelque sorte un terme à ce que l'on a vécu. On met sa vie dans une boîte dont on referme le couvercle. Après quoi on s'aperçoit qu'elle continue, libérée du passé. On retrouve une nouvelle jeunesse, on se lance émerveillé à la découverte du monde, de sa beauté, des joies qu'il apporte. Les années qui ont suivi la publication du Chemin du labyrinthe ont été pleines de découvertes, d'amitiés nouvelles, de bonheur, mais aussi de graves problèmes de santé qui m'obligèrent à de longs séjours dans des cliniques de Lausanne.

La création des instituts de Berlin et de Venise avait été de ma part un de ces actes impulsifs et désintéressés dont je suis coutumier. Ce n'est pas que l'action de ces instituts ait été inutile. Ils ont une fois pour toutes délivré les grands musiciens d'Asie du label quelque peu infamant de musique ethnique pour leur donner une place parmi les musiciens les plus célèbres d'Occident. Nous venions de réaliser le cent trentième disque des collections publiées sous l'égide de l'Unesco, et l'Association des directeurs de festivals créée à Venise avait ouvert la voie royale aux musiciens d'Orient. Mais je ne suis pas fait pour diriger une organisation. Malgré l'aide de Jacques Cloarec j'avais à régler trop de problèmes d'administration et d'organisation de comités, de rapports de comptabilité et il me semblait perdre mon temps. J'ai donc décidé de quitter Berlin. J'avais retrouvé ma liberté. Ce n'était en rien une retraite. En 1981, à soixante-quatorze ans, je pouvais reprendre mon travail sur la civilisation indienne trop longtemps négligé, et vivre la plupart du temps dans le doux climat des collines du Lazio.

 

MISES AU POINT

 

Je n'étais pas très enthousiaste pour écrire ce livre considérant que j'avais d'autres tâches plus importantes concernant l'Inde et le savoir qui m'avait été transmis dans les milieux orthodoxes de Bénarès. Mais finalement, m'étant laissé convaincre par plusieurs amis dont en particulier Pierre Bérès et Jacques Cloarec, j'ai décidé de ne pas craindre la vérité, d'exprimer sincèrement ce que j'ai ressenti et de dire comment j'ai vu les gens qui m'entouraient. Lorsqu'on a publié ses mémoires il serait prudent de disparaître ne serait-ce que pour éviter l'ire des gens que l'on a quelque peu maltraités. Marie-Claire Nabokov s'en tira avec grande élégance en me lançant dans le hall du Châtelet, lors d'une première : « Alain, vous êtes merveilleux, vous êtes méchant avec tout le monde. » Ce ne fut pas toujours le cas. Je reçus un courrier très contrasté de personnes furieuses et d'autres enthousiastes. Du côté des ashrams on s'insurgea fortement. Stella Kramrich, indignée, réclama des corrections impératives à ma description de sa vie conjugale. Christine Bossennec protesta : c'était moi qui la traînait dans les musées et non l'inverse. Angelo Frontoni voulut, par écrit, donner son accord pour la description de sa famille et ses débuts de photographe des stars du cinéma. Sans doute pour me punir de mes imprécisions et fantaisies, certains écrivains firent une lecture tendancieuse de ce livre. Selon un auteur, j'aurais suggéré que Tagore aimait les petits garçons, ce qui est faux, je n'ai jamais dit ni écrit cela nulle part. Un autre affirme : « Il s'accoutume au bhang », le chanvre indien, alors que j'ai toujours évité les drogues sauf en faibles quantités quand cela était rituellement nécessaire.

On douta de ce que je racontais sans prendre la peine de m'interroger ; je réponds pourtant à toutes les lettres et suis prêt à toutes les interviews. Ainsi, dans un ouvrage sur les Français qui sont allés vivre à l'étranger, le texte que je cite du collège d'Annapolis est contesté. Pourquoi ne pas me l'avoir demandé ou s'être adressé directement à la sympathique bibliothécaire du St. John's College qui se serait fait un plaisir d'en adresser une photocopie ?

 

QUATRE FOIS VINGT ANS

 

En octobre 1987, je me sentais si peu adapté à jouer le rôle pontifiant d'un octogénaire que nous sommes convenus, avec Jacques, que j'aurais quatre fois vingt ans. Michel Bonnet et lui décidèrent, avec l'aide de quelques amis parisiens et de la Pavdec présidée par Jacqueline Cartier, d'organiser une superbe fête. Pierre Cardin prêta volontiers son théâtre sur les Champs-Elysées où me fut offert un très beau spectacle. Savitry Nair chantait pour accompagner sa fille dans des danses de Bharata Natyam. Eric Vu-An et Marie-Claude Pietragalla de l'Opéra de Paris exécutèrent Bhakti, un ballet de Béjart composé sur les premières musiques de l'Inde que j'avais publiées en Occident. Sharmila Roy chanta en bengali d'exquises mélodies de Tagore, et Mady Mesplé interpréta mes transcriptions françaises des mêmes chants. On donna pour la première fois en France une démonstration des arts martiaux de l'Inde et Gabriel Matzneff lut quelques passages de mes contes indiens. Sylvano Bussotti avait composé pour l'occasion une œuvre pour harpe, Labirinti, interprétée par Brigitte Sylvestre. Shridar joua un râga sur le sarode. Jacques Chancel dirigea le spectacle avec gentillesse et brio. Sur ce grand navire des soirées parisiennes, en professionnels du spectacle, tout le monde était sur le pont malgré le deuil qui avait frappé, le jour précédent, Pierre Cardin et toute son équipe. Le directeur général de l'Unesco me remit une médaille. Le spectacle fut suivi d'un grand dîner dans le restaurant de Pierre Cardin. Pour finir, ne sachant comment remercier les artistes et les nombreux amis qui m'entouraient, j'ai récité en sanskrit un extrait d'un Upanishad dont j'ai traduit le commentaire :

 

Dans un monde qui n'est que mouvement, où rien n'est permanent, le divin est présent en toute chose, dans les fleurs, les oiseaux, les arbres, les animaux, les forêts et les hommes. Jouis pleinement de la part que les dieux t'abandonnent, n'envie jamais ce qui appartient à d'autres, ni leur fortune, ni leur talent, ni leurs plaisirs, ni leur gloire.

 

CABALES

 

Dans le domaine économique c'est la demande qui aboutit à la production de biens de consommation. Pour satisfaire un Occident déboussolé, à la recherche d'autres valeurs religieuses, spirituelles, morales, de puissantes organisations se sont constituées pour satisfaire le tourisme spirituel et vendre un pseudo-hindouisme bon marché. Ainsi ont fleuri ashrams, gurus et écoles de yoga, établissements commerciaux prospères en contradiction avec la tradition indienne dans laquelle le savoir ne peut être vendu.

J'ai eu le tort d'exprimer les réticences des grands lettrés indiens envers ces organisations qui, trop souvent, risquent de fourvoyer des gens sincères et j'ai ainsi provoqué de violentes cabales contre mon modeste travail.

Il s'est formé en France des groupes de gens qui savent tout de l'Inde d'après les écrits anglais d'Aurobindo, des swamis de la mission de Ramakrishna, du gandhisme, des diverses sectes qui organisent des ashrams et mendient sur les trottoirs. Personne dans ce monde ne parle une langue indienne ni n'a rencontré un véritable lettré indien.

J'entretenais de bons rapports avec les grands indianistes français, Louis Renou, Jean Filliozat. Après eux l'indianisme français est tombé en quenouille et il est devenu de bon ton de dire que mon travail n'est pas scientifique et même de refuser des thèses qui me mentionnent. Reste que beaucoup d'indiens apprécient et estiment mon œuvre, ma défense de l'orthodoxie et du système social hindou ainsi que ma liberté de jugement en ce qui concerne Gandhi et Nehru. Je suis le seul à oser exprimer ce qu'ils pensent véritablement.

Je fus très ému de recevoir une lettre, début 1992, du petit-fils de mon maître de musique qui m'écrit : « Pour différentes raisons, ni mon père ni mon oncle ni nous, leurs enfants, n'avons perpétué la tradition musicale de la famille. C'est seulement en vous que survit l'héritage culturel de notre famille. »

Il est évident que les conceptions morales et intellectuelles de l'ancienne société de l'Inde sont très contraires aux idéologies de la fin du kali yuga aujourd'hui prévalentes. Pour certains elles représentent un retour au bon sens et une lueur d'espoir ; pour d'autres une mise en question de toutes leurs convictions et de leur mode de vie.

Au lieu d'affronter les problèmes sur le plan des idées la tendance du monde moderne est de les personnaliser, de chercher des gurus et des boucs émissaires. Pour certains je suis un prophète, pour d'autres un démon à abattre par tous les moyens, même les plus en dehors du sujet. Selon le proverbe anglais « give your dog a bad name and hang it » (donnez un nom détestable à votre chien et pendez-le), ce qui est la méthode de toute inquisition, je me trouve admiré ou détesté pour avoir honnêtement exposé les valeurs d'une civilisation dont, même si je les crois fondées, je ne suis pas responsable.

 

CENSURE

 

Début 1985, Claudine Vernier-Palliez vint réaliser un long entretien pour Paris-Match à l'occasion de la sortie d'un de mes livres mais, pour des raisons d'actualité, l'article ne fut pas publié.

Je rentrai dans le Labyrinthe et n'y pensai plus. Maurice Fleuret, directeur de la Musique au ministère de la Culture, et André Larquié au cabinet du Premier ministre intervenaient par ailleurs pour me faire nommer au Comité français pour l'année de l'Inde qui commençait ; ce qui fut fait. Dans le cadre de cette manifestation, je préparais, pour le Salon d'automne au Grand Palais, une importante exposition des photos que Raymond Burnier avait réalisées dans les temples de l'Inde. Pierre Bérès en profitait pour rééditer le superbe livre illustré par ces mêmes photos (Visages de l'Inde médiévale).

C'est alors que Rajiv Gandhi vint à Paris inaugurer cette année de l'Inde. Paris-Match trouva l'occasion excellente pour reprendre mon interview et la publier. Mais horreur ! Mon opposition à Gandhi et Nehru, que j'avais déjà clairement exprimée dans mon Histoire de l'Inde et dans la première édition de ce livre, y apparaissait à nouveau. Tout à coup, toutes les portes se fermèrent ; personne ne me dit rien mais l'exposition du Salon d'automne ne fut pas incluse dans les manifestations officielles. Ni mon nom ni aucun de mes livres ne furent plus mentionnés, et je crois que mes deux parrains au Comité reçurent de vertes réprimandes « d'en haut ».

Evidemment, cette interview était mal venue et j'en aurais certainement atténué les termes si j'avais été informé qu'elle serait utilisée à cette occasion. Le mal était fait. Il ne me gêna point mais je pensais à un jeune auteur à qui une telle censure aurait été appliquée, elle aurait ruiné son œuvre. N'est-ce point un cas typique de censure d'une libre opinion ?

L'affaire finit drôlement. Alors que la dame française « qui aime l'Inde et toutes ces choses-là », responsable de ce comité, restait drapée dans ses saris, je fus invité par l'ambassadeur de l'Inde à Paris qui me dit gentiment, en confidence : « C'est vrai que Nehru parlait le hindi comme un sous-officier anglais mais... on ne peut pas encore le dire... » Les Indiens sont très étonnés par les flatteries des Occidentaux envers leurs dirigeants. Tout au contraire, mes prises de position rejoignent ce que tout le monde pense tout bas, et même commence à dire tout haut, sur les méfaits de l'administration de la dynastie Nehru. Malgré ces polémiques, je gardai des rapports courtois avec cette famille. Madame Pandit, la sœur de Nehru, m'écrivit à l'occasion de la publication anglaise de ce livre (juillet 1987) : « J'ai vraiment beaucoup aimé vos mémoires. J'y ai retrouvé des personnes et des endroits que j'ai bien connus. Votre description des gens est très vivante et je suis sûre que beaucoup de monde aimera ce livre et y apprendra beaucoup de choses. » Sa nièce Indira Gandhi, alors Premier ministre, ajouta (avril 1967) : « Votre message m'a apporté le souvenir de notre première rencontre. Vous avez tellement fait pour que la musique de l'Inde soit connue en Europe. L'Inde entre dans une période de tumultes et de changements. Nous pouvons seulement espérer que la vitalité de son peuple la portera dans la juste direction et pour de justes raisons. » Et Rajiv Gandhi me répondit, peu avant sa fin tragique (février 1987) : « Merci de m'avoir adressé un exemplaire de votre livre Le Polythéisme hindou, Mythes et Dieux de l'Inde. C'est un travail d'une remarquable érudition. Plus encore il est réalisé avec un grand amour de l'Inde. »

 

PUBLICATIONS

 

Ces dix dernières années j'ai pu, dans le cadre paisible de mon Labyrinthe, reprendre l'important matériau réuni durant ma vie en Inde et ceci a donné lieu à une série de publications.

J'ai travaillé à un grand ouvrage sur la cosmologie hindoue et la théorie des cycles qui déterminent les diverses périodes de l'histoire de l'humanité. Ce livre très pessimiste sur l'avenir de la terre et des hommes, appelé La Fantaisie des dieux et l'Aventure humaine, a été publié en 1985. Puis j'ai entrepris la traduction d'un texte tamoul du IIe siècle, Le Manimekhalaï, pour lequel j'ai choisi comme titre Le Scandale de la vertu. Ce petit roman d'une exquise poésie raconte les aventures d'une jeune danseuse qui s'est convertie au bouddhisme et veut prendre la robe monastique à l'indignation générale. Quand, par les faveurs des dieux, on possède la beauté, le talent, le succès, de quel droit peut-on priver la société de ces dons et envisager de vivre comme une pauvresse sous une robe de bure ? Ce texte, qui donne un aperçu étonnant du raffinement de la vie indienne à cette époque, m'a donné beaucoup de mal car il est écrit dans une langue archaïque et difficile et je tenais à en exprimer toute la poésie.

A la même époque, Jacques retrouva à la Bibliothèque nationale une série de reportages illustrés de dessins que j'avais faits au cours d'un tour du monde en 1936 et que Pierre Gaxotte, alors rédacteur en chef de Candide et de Je suis partout, publia dans ce dernier journal qui devait peu de temps après acquérir une fort mauvaise réputation. Cela suffit sans doute à un journaliste du Monde pour en faire une critique hostile. Il m'accusa d'antisémitisme alors que le livre est une furieuse prise de position anticolonialiste, où ni les Américains ni les Anglais ni les Français ne sont épargnés mais où je prends avec ardeur la défense des Indiens d'Amérique comme des Indiens de l'Inde.

J'ai ensuite fait paraître un petit livre sur le Dhrupad, la forme la plus noble de la musique indienne, comprenant des textes souvent mystiques mais aussi parfois très réalistes. J'y ai transcrit également les formes mélodiques qui servent de base aux improvisations.

Puis j'ai repris la traduction, les notations et les arrangements d'un certains nombre de poèmes de Rabindranath Tagore dont j'avais déjà publié trois mélodies chez Ricordi en 1963. Cela me rappela que j'avais commencé ce travail il y a plus de quarante ans à Almora, dans l'Himalaya, durant les longues et interminables journées de pluies apportées par la mousson.

En 1986, Jean Chalon me présenta le cinéaste Joël Farges, et on décida de réaliser un film me concernant. Certains éléments furent tournés à Zagarolo, d'autres à Venise et à Bénarès. Jean enregistra lui-même une longue interview avec moi. Ce tournage fut fort amusant et sympathique. Jean est un homme secret et sensible dont j'apprécie beaucoup la fidèle amitié.

 

KÂMA SÛTRA

 

Dès mon arrivée en Inde j'avais été surpris par le puritanisme et la sentimentalité religieuse qui m'étaient fondamentalement étrangers et qui me semblaient en contradiction avec la tradition d'une culture étonnante procédant à une recherche fondamentale dans tous les domaines de la connaissance, philosophique, métaphysique, cosmologique, scientifique, sociologique, etc. Une telle recherche ne me semblait possible que dans un climat de liberté intellectuelle et matérielle excluant tout dogmatisme, tout a priori, tout tabou.

Au cours de ma vie indienne j'ai dû écouter patiemment les pieuses sornettes et les vertueuses prétentions d'une classe commerçante d'Indiens modernisés. Par ailleurs, j'ai rencontré dans les classes populaires une absence totale de préjugés sexuels ou alimentaires et, chez les grands lettrés et les sannyasis, une ouverture et une tolérance qui rendaient les rapports avec eux particulièrement stimulants.

J'ai donc cherché à comprendre la nature de la société et les conditions de vie qui avaient permis ce développement d'une recherche fondamentale qui semble n'avoir d'équivalent dans aucune autre civilisation et qui fait de la pensée indienne un monument inégalé jusqu'à nos jours.

Trois séries de textes considérés comme annexes des livres sacrés définissent l'art de vivre des hindous aux hautes époques de la culture indienne. Ceux qui nous sont parvenus ont été rédigés sur la base de textes plus anciens à l'époque de Chandragupta qui, au IVe siècle avant notre ère, s'est opposé à l'invasion d'Alexandre. Ceux-ci concernent la sexualité et l'art de vivre (Kâma Shâstra), l'économie et la politique (Artha Shâstra) et les règles de coexistence et de morale sociale (Dharma Shâstra). Nous ne connaissons les textes les plus anciens du Kâma Shâstra que par des citations. Toutefois un étudiant en théologie du IVe siècle de notre ère, appelé Vâtsyâyana, entreprit une compilation des ouvrages antérieurs connue sous le nom de Kâma Sûtra.

Le Kâma Sûtra n'est ni un ouvrage érotique ni un code de morale mais une étude systématique des pratiques sexuelles des citadins de la grande ville de Pataliputra et de leur art de vivre : les demeures, les jardins, les réceptions, la musique, le théâtre, les courtisanes, les homosexualités, le sado-masochisme, etc. envisagés d'un point de vue scientifique, sans aucun préjugé. On pourrait le comparer au rapport Kinsey, la fameuse étude sur la sexualité aux Etats-Unis.

Le texte existant du Kâma Sûtra a été établi sur la base de plusieurs manuscrits par des lettrés indiens à la fin du XIXe siècle, et une traduction anglaise a été publiée sous le manteau à Londres en 1883. C'est cette traduction incomplète, marquée par l'esprit à la fois puritain et grivois caractérisant l'époque, qui a servi de base à toutes les publications ultérieures.

J'ai donc entrepris une nouvelle traduction intégrale du Kâma Sûtra et d'un commentaire du XIIe siècle (autre haute époque de l'art et de la philosophie) qui cite de nombreux prédécesseurs de Vâtsyâyana. J'ai traduit également en partie un commentaire moderne en langue hindie qui mentionne les nombreux ouvrages sanskrits de littérature, de théâtre, de sociologie se référant à Vâtsyâyana. L'importance de ce commentaire tient aussi au fait qu'il montre une certaine continuité entre les conceptions de la vie et de la société traditionnelle hindoue et celles de l'époque actuelle.

Par principe, dans tous mes travaux précédents, je demandais à des lettrés indiens de m'aider dans ma tâche. D'une part c'était une façon de reconnaître leur travail et leur savoir, d'autre part ils sont experts pour toutes les questions de terminologie et d'interprétation du sanskrit archaïque. Malheureusement, pour le Kâma Sûtra, il ne me fut pas possible de trouver un pandit qui acceptât de m'aider. Je décidai donc de m'y lancer seul : il me fallut quatre ans pour réaliser cette traduction. Ce fut un travail énorme et difficile que je pus mener à bien grâce à l'aide constante de Jacques Cloarec qui déchiffrait et critiquait mes manuscrits. Finalement l'ouvrage vit le jour en avril 1992.

Il existe des parallèles évidents entre les périodes décrites dans le Kâma Sûtra et l'Occident moderne où la libération de la tyrannie ecclésiastique a permis l'émergence des recherches les plus audacieuses dans le domaine de l'astronomie, de l'atomisme et de la biologie. Ces périodes fastes, similaires à celles que l'Inde a connues, demeurent néanmoins toujours menacées, car on voit sans cesse poindre des idéologies, des dogmes, des tabous, qui peuvent paralyser aussi bien la recherche que l'art de vivre.

Le Kâma Sûtra nous présente non pas les milieux scientifiques et philosophiques dont les œuvres nous sont parvenues par d'autres textes, mais les structures sociales qui permirent la liberté de pensée et d'action essentielle au développement d'une recherche approfondie de la connaissance du monde sous ses divers aspects. Il s'agit donc d'un modèle qui peut être utile à toutes les époques où l'être humain cherche à réaliser son but véritable, à savoir la recherche fondamentale.

 

OUVERTURE SUR L'AMÉRIQUE

 

Deborah et Bob sont américains, entreprenants et efficaces. Une solide fortune leur permet de se lancer avec passion dans mille projets et de mener à bien leurs fantaisies. Ils se sont engagés dans une aventure indienne d'aide aux villageois de la région de Madras après avoir goûté aux bienfaits de l'ashram d'Aurobindo. Doutant des enseignements de l'ashram comme de l'utilité de leur travail, ils partirent s'installer sur une île presque déserte près de la Tasmanie. Ils s'étaient intéressés aux travaux d'interprétation symbolique des textes des pyramides par l'égyptologue très contesté Schwaller de Lubicz et, après sa mort, ils sont restés en contact avec sa fidèle collaboratrice Lucie Lamy qui leur signala mon travail sur les nombres dans mon livre sur la sémantique musicale. C'est ainsi que j'ai vu débarquer au Labyrinthe ce sympathique couple itinérant. Ils se passionnèrent pour d'autres aspects de mon œuvre et trouvèrent rapidement un éditeur aux U.S.A., s'attaquant eux-mêmes à la traduction de certains de mes textes.

Entre-temps, James Laughlin, un ami de longue date, directeur-fondateur de l'élégante maison d'édition New Directions à New York, décida de publier la traduction de mes souvenirs puis le Manimekhalaï. J'étais l'un des très rares Français dont les mémoires étaient traduites en Amérique, qui plus est de son vivant.

James est un étonnant personnage. Issu d'une famille d'industriels il se passionna très jeune pour la poésie et à ce titre, alors qu'il était encore étudiant à Harvard, il se rendit à Rapallo auprès de son idole Ezra Pound. Celui-ci lui conseilla de créer une maison d'édition et ainsi naquit New Directions qui a publié presque toute l'œuvre de Pound mais aussi celle de E.M. Forster, Céline, Evelyn Waugh, Cocteau, Hermann Hesse (Siddhartha), Thomas Merton, William Carlos Williams, Henri Michaux, Henry Miller, de l'italien Elio Pagliarini, et de nombreux écrivains espagnols, hongrois, japonais. Lui-même poète de talent et grand amateur de ski reste l'un des derniers éditeurs mécènes.

En quelques années la plupart de mes livres trouvèrent une nouvelle vie dans le monde anglo-saxon. Mon travail y connaît un certain succès, et il devient ainsi accessible au public indien, ce qui pour moi est important.

 

RENDEZ-VOUS MANQUÉS

 

En 1991, le festival de musique de Cervo (près de Gènes) me décerna un prix « en reconnaissance de mon œuvre dans les domaines de l'ethnomusicologie, de la philosophie, de la psychologie, de la psycho-acoustique, de la linguistique et de la cibernétique, offrant des impulsions fondamentales à la musique nouvelle de la seconde moitié du XXe siècle ». Je fus très heureux de cette consécration, mais une légère attaque m'empêcha d'y aller. Roman Vlad, président du jury, arrangea une réunion à Rome où il me fut remis un joli chèque de dix millions de lire que je m'empressai d'affecter à la réalisation des partitions de dix-huit chansons de Rabindranath Tagore dont je venais de terminer la traduction.

Peu après je fus nommé membre de l'Académie nationale de musique de l'Inde, très prestigieuse institution dont je crois être le seul non-indien à faire partie. Ma santé n'étant plus très bonne, j'ai renoncé à me rendre à Jaipur où le président de la Fédération indienne devait me remettre cette distinction. Sur quoi l'ambassadeur de l'Inde à Rome organisa une cérémonie pour me remettre un édit gravé sur une plaque de cuivre (tamra-patra), vieille tradition remontant à Ashoka.

La période semblant favorable aux reconnaissances de toutes origines, je fus invité à Berlin où le sénateur-ministre de la Culture me décerna le titre de professeur Emeritus.

En 1985, Ravi Shankar me dédia le grand concert qu'il donnait au Théâtre des Champs-Elysées. Nous reçûmes tous deux dans le foyer du théâtre les insignes de Commandeur des Arts et Lettres. Je fus gêné pendant toute la cérémonie de voir Ala Rakha, le célèbre joueur de tabla qui accompagnait Ravi, être exclu de ces distinctions officielles. En Inde les joueurs de tambour sont considérés comme étant de caste inférieure mais, transposé à Paris, ce genre de préjugé devenait humiliant.

 

LITTÉRATURE

 

Au moment de la parution de la première version de ce livre, une journaliste spécialisée dans les portraits des personnalités du monde littéraire demanda à venir me photographier. C'était une jeune femme amusante et gaie. Elle me fusilla comme il se devait puis me dit : « Savez-vous ? Je suis votre nièce. »

Sophie Bassouls est en effet la fille de mon frère François. Elle avait longtemps vécu chez ma mère à Neuilly et gardait d'elle un souvenir très différent du mien, celui d'une femme adoucie par l'âge, compréhensive, tolérante et parfois même complice. Je retrouvais ainsi curieusement un membre de ma famille pour qui j'éprouvai tout de suite une grande sympathie. Sophie recevait chez elle avec une simplicité raffinée. Elle me fit rencontrer nombre d'écrivains, monde que j'ignorais. J'ai ainsi connu Michel Tournier, Dominique Fernandez, Angelo Rinaldi, Gabriel Matzneff et quelques autres avec qui j'ai pu établir des rapports très amicaux. Puis nous inventâmes un voyage très européen qui nous mena de Vérone à Berlin en passant par les invraisemblables châteaux de Louis II en Bavière. Sophie photographiait tous azimuts pendant que je réalisais quelques aquarelles.

Les fantaisies de Louis II ne sont pas gênantes car ce sont des décors de théâtre sans substance. Par contre le baroque bavarois, qui culmine dans l'église de Wies, accumule toutes les absurdités avec ses statues de prélats aux robes flottantes qui ressemblent à des séminaristes jouant au football. J'ai toujours été allergique au baroque et aux tartes à la crème de cette époque prétentieuse et futile qui préparait les désastres à venir.

 

LA DANSE

 

Je retrouvai Maurice Béjart au cours d'un repas indien chez Savitry Nair. Cet homme étrange et versatile, curieux de tout, s'était beaucoup intéressé à la vision hindoue du monde. Pour lui, comme pour Jorge Donn et d'autres membres de son entourage, certains de mes livres circulaient lus et relus au cours des pérégrinations de la compagnie. Les danseurs, comme les moines errants, n'ont d'attaches nulle part. Ils voltigent à travers le monde.

J'avais, dans ma jeunesse, pratiqué avec passion la danse conçue comme une manière de vivre la musique. Comme pour tous les arts cela exigeait une grande liberté de mouvements sur la base d'une rigoureuse technique classique. Je découvrais dans les créations de Maurice Béjart des conceptions qui se rapprochaient de ce que j'avais tenté un demi-siècle plus tôt.

Béjart vint me voir à Zagarolo : je me suis trouvé de nouveau mêlé au monde fascinant de la danse et du théâtre. Il accorda à Jacques toute liberté pour promener ses appareils photographiques lors des répétitions et des spectacles de ses ballets. Jacques s'intéressa spécialement au danseur Eric Vu-An qui, par sa superbe technique et ses dons scéniques, est l'un des plus remarquables danseurs de notre temps.

Eric est un curieux garçon. Par une mystérieuse survivance génétique il a la couleur de peau d'un créole et des traits qui ne se retrouvent pas chez ses parents. Il en a souffert car, durant ses années d'apprentissage dans le corps de ballet de l'Opéra de Paris, il était pour ses camarades le petit noir, sans méchanceté mais non sans préjudice.

Eric est un vrai artisan, c'est-à-dire un véritable artiste, simple, travailleur, passionné par son métier, perfectionniste. Pour se faire respecter dans le curieux monde du spectacle il doit parfois jouer la star, se montrer capricieux, difficile et il joue ce rôle avec habileté. C'est apparemment une nécessité de la profession. Toutefois, lorsqu'il se sent en confiance et protégé, il renonce à ce masque et redevient un être sensible et raisonnable. C'est comme tel qu'il a effectué de nombreux séjours dans le havre du Labyrinthe. Jacques entreprit un grand travail pour fixer les différents aspects de la danse d'Eric, ses prouesses techniques, ses attitudes impeccables, ses expressions, ses mimiques Il le suivit sur les scènes de nombreux théâtres mais travailla aussi avec lui en studio.

 

AQUARELLES

 

J'ai, depuis mon enfance, toujours pratiqué la peinture, en particulier l'aquarelle qui permet une traduction directe de l'atmosphère d'un paysage, une sorte d'analyse intuitive des composantes de la beauté du monde. L'huile, par contre, convient pour des portraits, des personnages, des compositions. C'est un médium moins fluide, moins léger pour fixer une image fugitive.

J'avais pratiquement cessé de peindre pendant mes années à Berlin. Je n'en avais pas le loisir. C'est avec bonheur que j'ai recommencé à transcrire dans des aquarelles la tendresse que j'éprouve pour des paysages, des ciels, des arbres enveloppés de brumes ou noyés de soleil.

En 1987, la galerie parisienne de Régine Lussan me proposa une rétrospective de mes aquarelles, images de l'Afrique, de l'Inde, de l'Italie. J'en fus très heureux et, à ma surprise, Régine trouva des acquéreurs pour un bon nombre de mes modestes œuvres. J'avais vendu de nombreuses aquarelles quand j'étais étudiant en Amérique. Il m'a fallu attendre soixante ans pour retrouver un public chaleureux. Il est vrai que la triste période de l'art abstrait avait détourné l'art de peindre de l'observation du réel. Je me souviens de Maurice Sachs me disant que je ne comprenais rien à l'art car j'aimais Turner et Monet et n'appréciais pas Picasso, Braque et le cubisme.

Entre-temps je me suis amusé à orner la piscine du Labyrinthe de fresques de type étrusque et à imiter la peinture romaine pour décorer les murs du mithraeum, un petit sanctuaire de Mithra que j'ai fait construire dans une aile de la maison.

En 1989 Régine Lussan organisa une seconde exposition. J'y ai montré de nouvelles aquarelles de villes et de paysages d'Italie, de Venise, de Florence et de Rome. Puis de nouveau, en 1991, beaucoup de mes souvenirs de l'Inde comme de ma visite à Henry de Monfreid sur la mer Rouge, ont pris leur envol.

Par ailleurs je n'ai jamais exposé les grandes huiles représentant des personnages et des animaux qui encombrent les murs de la maison.

 

CONTE DE FÉES

 

L'oncle de Giorgio, ami de Jacques, fatigué par les fugues du jeune homme et ses mauvaises fréquentations à la gare de Rome, nous demanda de l'employer durant l'été à de petits travaux de jardinage et autour de la piscine. Giorgio venait de Tiburtino III, cette banlieue très populaire de Rome chère à Pasolini. Très joli, il avait une quinzaine d'années, les cheveux bouclés, était quelque peu métissé, brun de peau, doux, gentil, et sans problème. Dépourvu de toute initiative, inefficace et parfaitement inoffensif, il semblait un petit animal charmant et sans ambition. Puis Giorgio disparut. La rumeur parla d'un prince malais qui l'avait engagé sur son yacht.

Quelques années plus tard je reçus à Paris la visite d'un jeune homme très élégant, chargé de bijoux, accompagné de son chauffeur espagnol. Il parlait assez couramment le français et l'anglais, un peu de russe et d'allemand et sans doute quelques bribes de langues exotiques. C'était Giorgio, à peine sorti de l'Ecole des Roches et qui venait de s'installer avec sa femme libanaise dans un grand appartement du meilleur Neuilly.

J'hésitai à lui demander s'il n'avait jamais perdu un petit soulier de vair. Mais il avait de grands pieds et ignorait peut-être qui était Cendrillon.

Il était comme toujours doux, gentil, sans problème et sans ambition.

 

CONTACTS AVEC L'INDE

 

Les Italiens, très attachés aux rites, le plus souvent hérités du monde antique, restent très sceptiques en ce qui concerne les théories morales et théologiques des souverains pontifes. Cet esprit critique est un bon point de départ pour s'initier à d'autres cultures, en dégager le meilleur tout en gardant une liberté de jugement. Ceci fait que de nombreux jeunes Italiens qui se rendent aujourd'hui en Inde y ont des contacts intéressants sans se laisser embrigader et impressionner par les conceptions puritaines et restrictives qui sévissent dans l'Inde contemporaine. Celui qui veut atteindre la connaissance, disent les textes, doit comme Hansa, l'oie mythique, savoir extraire le lait mélangé à l'eau.

Franco Fioccardi, un jeune vénitien qui a effectué plusieurs séjours en Inde, a bien appris le hindi et fréquenté les milieux orthodoxes de Bénarès. Il a entrepris une thèse sur mon maître Swami Karpâtrî qu'il est venu me présenter. C'est un travail intéressant qui m'a beaucoup appris, en particulier sur les origines de Karpâtrî dont on ne parlait pas quand j'étais en Inde car, en principe, on ne doit pas évoquer le passé d'un sannyasi, comme d'ailleurs je crois celui d'un moine chrétien. L'initiation monastique représente une rupture, l'entrée dans une vie nouvelle sans aucun contact avec l'existence antérieure.

Fioccardi décrit aussi les activités politiques du swami, ses efforts vains pour ramener le Râma Râjya, le « royaume de Râma », c'est-à-dire la société traditionnelle dans toute sa rigueur, présentée comme une société idyllique. Toutefois ce rêve est voué à l'échec car il ne prend en considération que les conceptions morales et religieuses d'un milieu ecclésiastique et ignore le machiavélisme politique et la liberté des mœurs qui caractérisaient l'ancienne société représentée par l'Artha Shâstra et le Kâma Shâstra et, sous l'influence du modernisme d'origine chrétienne, il confond la morale sociale, le Dharma et les valeurs spirituelles, Moksha.

J'étais surpris de constater cet intérêt pour Karpâtrî. On me signala aussi qu'une association s'était créée à son nom à Bénarès et que des groupes de nombreux adeptes participaient à toutes les grandes mélas, les grands pèlerinages rituels.

J'ai entrepris tout récemment de traduire en français plusieurs textes de Karpâtrî, écrits philosophiques et religieux qui devraient être publiés en 1993. L'un d'eux, sur l'âme et le moi, est particulièrement ardu mais il montre la recherche très élaborée des hindous pour définir très précisément chaque concept philosophique.

 

MURLIDHAR

 

Un professeur allemand qui travaille à Bénarès a rencontré tout récemment un moine indien, Tatatam ânanda (Joie du Renoncement), qui parle anglais et un peu de français. Ils citèrent mes ouvrages et le swami dit me connaître. Il s'agissait en fait de Murlidhar, le jeune étudiant brahmane dont j'ai déjà parlé. Nous avons échangé quelques lettres. Murlidhar me considérait un peu comme son guru car, écrivait-il, c'est à cause de mes idées qu'il était retourné à l'orthodoxie. Il avait suivi pendant quelques années les enseignements de Karpâtrî puis l'avait quitté parce que, disait-il, celui-ci pratiquait des rites tantriques, ce que je savais. En fait Murlidhar était entré dans des cercles de prétendue stricte orthodoxie védique, la plus sèche, la plus puritaine, la plus prétentieuse. Il considérait que je perdais mon temps en Occident et ferais bien mieux de revenir sur les bords du Gange pour y attendre la mort, conseil que je n'avais aucune envie de suivre.

Le charmant jeune ingénieur que j'avais connu semblait être devenu un esprit stérile et borné, fier de ses tristes vertus.

 

RETOUR AU PAGANISME

 

Par une inversion subtile et perfide des valeurs les chrétiens ont appelé paganisme, c'est-à-dire religion de paysans, autrement dit folklore, les religions du monde antique, alors que c'est dans le cadre du polythéisme que se sont développées les plus hautes formes de la recherche théologique, philosophique, cosmologique et mystique. Les judéo-chrétiens ont décrété que le monothéisme, simplification enfantine de la hiérarchie du surnaturel, est une forme supérieure de croyance.

Le christianisme, religion sociale et tyrannique, amas de croyances populaires et de récits légendaires, est en réalité un folklore sans bases cosmologiques ou théologiques sérieuses, et c'est lui que l'on devrait appeler paganisme.

Même de nos jours les philosophes, les théologiens, les historiens étudient les religions antiques comme s'il s'agissait de contes de fées, un peu comme les ethnologues le font des religions africaines auxquelles ils ne comprennent rien. Habitué à un univers religieux et philosophique rationnel, proche de celui de la Grèce antique et de Rome, j'ai commencé à m'intéresser au passé religieux de l'Occident d'un tout autre point de vue, sans être gêné par les slogans et les postulats à l'aide desquels les Occidentaux, même théoriquement non-croyants, affirment sans y réfléchir la supériorité du christianisme.

 

LE MITHRAÏSME

 

Reprenant le travail entrepris dans mon livre Shiva et Dionysos j'ai profité de mon séjour italien pour approcher la religion romaine du point de vue hindou. Ainsi j'ai été amené à m'intéresser au mithraïsme, la religion qui fut pendant plusieurs siècles la rivale du christianisme naissant.

Le culte du dieu indo-iranien Mithra avait pris une grande extension dans l'empire romain au cours des siècles qui précédèrent la naissance de Jésus. Mitra ou, selon l'orthographe iranienne Mithra, est le dieu de l'amitié virile, de la fidélité aux serments, de l'honnêteté. C'est un dieu solaire et l'initiation mithraïque est basée sur des données astrologiques. Les adeptes formaient de petits groupes liés par un serment d'amitié et d'entraide. Ce culte était très répandu dans l'armée romaine. C'est pourquoi il eut une grande diffusion dans tout l'empire. Il subsiste des dizaines de mithraeums à Rome et des centaines dans l'empire. Ceux d'Allemagne et d'Angleterre sont parmis les plus intéressants. Cherchant à se substituer au mithraïsme, le christianisme en reprit les lieux sacrés, les fêtes, les rites au point qu'il en apparaît la continuation sous ses aspects symboliques et rituels. Beaucoup d'églises de Rome sont édifiées sur des sanctuaires de Mithra qui subsistent souvent dans les cryptes. Le dies natalis de Mithra, correspondant au solstice d'hiver, fut choisi au IVe siècle pour fêter la naissance de Jésus. Il en est de même de la plupart des fêtes chrétiennes. Mithra est né d'une pierre dans une caverne, entouré de moutons et d'un taureau. Le taureau divin est sacrifié pour la rédemption du monde. Sa chair et son sang sont consommés avec du pain et du vin par les adeptes au cours d'un repas sacré qui ressemble à ceux des communautés soufies iraniennes. La mitre et la crosse portées par les évêques mithraïques sont devenues les attributs des évêques chrétiens. On reste si surpris de toutes ces survivances mithraïques dans le monde chrétien qu'il semble parfois que, par une nouvelle inversion, un retour à l'antique religion ne causerait pas de grands changements sur le plan des rites et des fêtes.

Je reçois très fréquemment des jeunes qui me demandent des adresses de gurus, qui, mal à l'aise dans la société occidentale, veulent partir en Inde en quête de valeurs spirituelles. Je les invite souvent à ne pas aller chercher si loin et à tenter de retrouver en Occident les vestiges des religions antiques. Ainsi Jean-Louis est retourné dans les hautes vallées isolées de ses Pyrénées natales où il a découvert un grand nombre de traditions païennes du plus grand intérêt. Mes études sur le mithraïsme engendrèrent un petit livre de contes « labyrinthiques » publié en 1990.

L'initiation mithraïque est basée sur des données astrologiques et l'astrologie est considérée comme une science fondamentale. Le christianisme s'opposa avec violence à toutes les pratiques de divination et à l'astrologie. C'est sous ce prétexte que furent détruits les centres égyptiens et grecs et que le mithraïsme fut persécuté.

Le nouveau catéchisme précise : « La consultation des horoscopes, l'astrologie... recèlent un désir de se concilier les puissances cachées. Toutes les pratiques de magie sont gravement contraires à la vertu de la religion. » Malgré ces interdictions nos contemporains se préoccupent des signes du zodiaque et lisent chaque jour les prédictions dans leur journal. Mais ils n'ont pas réussi à réhabiliter une science qui pourtant concerne leur vie de tous les jours.

 

SADHOU MASOU

 

Les pratiques magiques sont répandues en Inde depuis les temps les plus anciens. Déjà les Véda mentionnent ces ascètes hirsutes qui, par des pratiques liées au yoga, acquièrent d'étranges pouvoirs qui vont de la lévitation à l'hypnotisme en passant par la vision à distance, l'insensibilité à la chaleur et au froid, l'envoûtement, l'asservissement de leurs victimes, etc. J'ai toujours eu très peur de ces êtres étranges dont le regard fulgurant fait aussitôt vaciller votre raison et votre volonté et dont il vaut mieux s'éloigner sans délai.

Les Occidentaux, très naïfs et toujours à la recherche d'expériences en matière de drogues ou de pratiques occultes, sont des proies faciles pour ces magiciens qui les enchaînent par des liens invisibles et en peuplent leurs ashrams.

Wolfgang était un garçon sympathique, ouvert, aventureux. Il avait été photographe à l'île Maurice, mannequin à Londres puis il a été fasciné par la culture indienne. Il entreprit d'étudier le sanskrit et le hindi. Il fit plusieurs séjours en Inde, s'installa au Kérala dans un village de pêcheurs. Petit à petit il confondit, comme beaucoup, la fumée de haschich et la spiritualité indienne. Lors de ses retours en Occident j'essayais de l'utiliser pour des travaux sur des textes et des articles mais le résultat fut très décevant.

Wolfgang finit par tomber sous la coupe d'un de ces ascètes errants qui le promena de pèlerinage en pèlerinage à titre de disciple-serviteur. Il se laissa pousser barbe et cheveux. Avec son gros chignon placé de travers et son pelage abondant il faisait peur aux enfants. Jacques l'appela Sadhou Masou.

Un jour Wolfgang m'apporta une lettre en hindi de son guru en me demandant de la lui traduire. C'était une lettre sans intérêt qu'il aurait sans doute pu déchiffrer tout seul. Mais j'eus l'impression désagréable que cet objet permettait au guru d'établir un contact psychique avec moi. Je réagis fortement et l'influx se retourna contre Wolfgang dont la moitié du visage resta paralysée ajoutant encore un élément étrange à son aspect déjà surprenant. Il s'agit peut-être de coïncidences, toutefois j'ai évité depuis de le revoir. Il ne pourra probablement jamais sortir du piège où il s'est laissé prendre et qui correspond à un mode de vie qui peut être tout aussi valable qu'un autre mais qui vous isole du monde.

Les gens qui entrent dans des sectes sont considérés comme sauvés par leurs coadeptes et comme perdus pour le monde ordinaire, mais ce monde décadent, réputé normal, représente-t-il des valeurs dignes que l'on s'y attache ?