14.
L’appareil de Veppers survolait son domaine en rasant la cime des arbres. Assis à l’arrière, Veppers s’amusait à tirer.
Tels les rayons d’une roue dont la résidence en forme de tore était le moyeu, sept pistes entourées d’une épaisse forêt d’une cinquantaine de mètres de large s’éloignaient vers les limites de la propriété. La plus longue et la plus utilisée de ces pistes, qui menait à Ubruater, la capitale de la planète centrale de l’Habilitement Sichultien, s’étendait sur près de quatre-vingt-dix kilomètres.
Ces célèbres pistes boisées n’étaient là que pour une raison : permettre à Veppers de s’amuser. Se contenter de monter dans un aérocar pour se faire ballotter jusqu’à la capitale en une trajectoire parabolique lui semblait inintéressant au possible, même si c’était le moyen le plus rapide et le plus efficace pour se rendre à Ubruater. Quand il avait le temps – et il pouvait généralement se débrouiller pour l’avoir –, il préférait demander au pilote de voler à toute vitesse au ras des arbres.
L’idée était de se servir de l’appareil comme rabatteur. Le hurlement des propulseurs et les turbulences du sillage perturbaient les animaux et faisaient s’envoler les oiseaux pris de panique. Les appareils de Veppers avaient tous la forme d’une pointe de flèche géante, avec une large partie arrière aplatie qui contenait une galerie protégée du vent où une dizaine de personnes pouvaient s’asseoir. De là, à travers le vitrage ultratransparent, on pouvait tirer au fusil laser sur les oiseaux affolés au milieu du tourbillon de feuilles et de branchages soulevé par l’appareil.
Veppers était en compagnie de Jasken, Lehktevi – une autre femme de son Harem – et Crederre, la fille que Sapultride avait eue de son premier mariage. À la fin du week-end des batailles navales miniatures, elle était restée à Espersium après le départ de son père et de sa belle-mère, Jaussere. Veppers avait mis un soin particulier à s’assurer que ses navires ne perdent pas la seconde bataille, le lendemain de la visite troublante de Xingre. Les enjeux sur ces combats étaient toujours modestes, mais là n’était pas la question. Pour Veppers, la vraie question, c’était de gagner.
Ils survolaient la plus longue piste, celle qui menait à Ubruater. Dans un rugissement de réacteurs, l’appareil descendit un instant pour suivre un léger creux de terrain, et reprit aussitôt de l’altitude. Veppers sentit son estomac se retourner. Un magnifique spévalin, d’une taille exceptionnelle, s’éleva soudain de la tempête de feuilles et de brindilles derrière eux. L’oiseau avait encore son plumage de la saison des amours. Veppers pointa son fusil laser monté sur tripode. L’optique saisit l’image de sa proie et l’identifia comme la plus grosse créature mobile dans le viseur. Les servomécanismes de l’arme sifflèrent et l’alignèrent sur la cible, en une série de petites secousses pour tenir compte du déplacement de l’aérocar. Veppers appuya sur la détente dès que la grille de visée s’alluma en rouge, projetant un seul rayon qui transperça le grand oiseau dans une explosion de plumes. Le spévalin se recroquevilla tel un homme s’enveloppant dans son manteau, et il retomba au milieu des arbres.
— Ah, joli coup, monsieur ! s’exclama Lehktevi.
C’est à peine si elle avait eu à élever la voix pour se faire entendre dans le hurlement des réacteurs. La galerie était insonorisée par le panneau incurvé en verre ultratransparent. On pouvait le rétracter pour utiliser d’autres armes que le fusil laser, mais le bruit devenait tellement fort que même à une vitesse raisonnable, il fallait des protections d’oreille, et les turbulences du sillage étaient un vrai désastre pour les coiffures.
— Merci, dit Veppers en souriant un instant à Lehktevi dont la beauté était presque insoutenable. (Il se tourna vers l’autre jeune fille à son côté.) Crederre, fit-il en indiquant le fusil laser placé devant elle, vous ne voulez pas essayer ?
Elle secoua la tête.
— Non, Joiler, je ne peux pas. J’ai trop pitié de ces oiseaux. Je suis incapable de leur tirer dessus.
Crederre était jeune. En réalité, pas encore tout à fait une femme, mais quand même légalement majeure. Elle n’était pas mal, mais sa beauté de blonde au teint pâle était totalement éclipsée par la magnificence brune de Lehktevi.
Ce matin même, il l’avait observée alors qu’elle nageait dans la piscine souterraine de sa résidence.
La grande piscine intérieure occupait une partie de l’espace où étaient autrefois alignées des rangées de serveurs, à l’époque où la maison avait été encore plus qu’aujourd’hui le centre du pouvoir de la famille Veppers, d’où étaient contrôlés tous les programmes et les jeux à travers l’Habilitement Sichultien dans son expansion incessante.
Toute cette puissance de calcul informatique, massive et encombrante, n’était plus nécessaire – on pouvait maintenant installer des substrats processeurs dans les murs, les moquettes, les châssis, les dalles de plafond, les monocoques, pratiquement n’importe où. De sorte que tout cet espace sous la résidence s’était libéré, et on y avait aménagé des locaux de stockage et des garages remplis de machines exotiques. On y avait aussi construit une piscine géante décorée de cascades, de cristaux naturels grands comme des arbres, de bassins parfumés, de baies à bulles et de toboggans aquatiques. Le corps pâle et mince de Crederre s’était déplacé au-dessus des dalles noir de jais au fond de la piscine, sinueux et rapide.
Il l’avait observée, tout en sachant qu’elle en était bien consciente. Ma foi, il aimait regarder les femmes qu’il trouvait attirantes, voilà tout, et il n’y avait plus pensé.
Mais la fille semblait pourtant valoir la peine. Il se rendait bien compte qu’il n’avait couché avec aucune nouvelle conquête – ni même essayé – depuis cet incident désagréable, quand cette petite salope gribouillée lui avait arraché le bout du nez. Il se sentait sans doute gêné, songea-t-il en caressant sa protection en or.
Il rit doucement.
— Moi aussi, j’ai un peu pitié de ces créatures des bois, mais au départ, s’il n’y avait pas eu ce sport, ces forêts n’existeraient même pas. Et puis il y a énormément d’arbres, énormément de spévalins et toutes sortes d’autres oiseaux, alors que je suis seul à tirer dessus. La plupart des gens sont comme vous, trop délicats. Donc, au global, je trouve que ces animaux ont plutôt l’avantage sur moi.
La jeune fille haussa les épaules.
— Si vous le dites, répondit-elle en lui souriant.
Un sourire tout à fait ravissant… Une fois de plus, il se demanda pourquoi elle avait décidé de rester avec lui – et pourquoi elle y avait été autorisée. Elle était majeure, bien sûr. En principe indépendante, une adulte, mais n’empêche… Cela l’amusait toujours quand ses amis, relations et associés en affaires cherchaient à lui refiler une de leurs filles – quand ce n’était pas leur femme. C’était peut-être le cas ici. Il doutait que quiconque puisse encore croire qu’il épouserait une de leurs femelles, mais rien qu’une liaison, une aventure, pouvait être utile à une personne ambitieuse.
Veppers se tourna vers Jasken qui se tenait derrière lui, ses macrolentilles sur le nez, s’agrippant à une poignée fixée à la cloison, l’autre bras toujours en écharpe.
— Jasken, si tu nous montrais un peu comment on s’y prend, pendant que je bavarde avec Mlle Crederre ?
— Oui, monsieur.
— Lehktevi, dit Veppers, tu veux bien aller voir comment notre pilote se débrouille ?
— Certainement, monsieur.
Lehktevi se glissa hors de son fauteuil, montrant ses longues jambes sous une jupe courte. La masse de ses cheveux bruns s’agita quand elle pivota et disparut dans le passage menant au poste de pilotage de l’appareil.
Jasken s’installa à sa place. Il releva ses macrolentilles sur son front avant d’allumer le fusil laser et de mettre la crosse à l’épaule. Il tira presque aussitôt, transperçant un jeune geai dans une explosion de plumes bleu indigo. L’oiseau retomba dans le feuillage cuivré qui défilait au-dessous d’eux.
— Vous n’avez pas peur que votre maîtresse distraie l’attention du pilote ? demanda Crederre. Cet engin vole terriblement bas, et elle est, comment dire, assez troublante…
— Cela n’aurait aucune importance, dit Veppers en appuyant sur un bouton pour rapprocher leurs sièges.
Des moteurs bourdonnèrent. La jeune fille haussa les sourcils en voyant l’écart entre leurs fauteuils se réduire jusqu’à ce que les accoudoirs se touchent.
— Tout est automatique, expliqua-t-il. Le pilote est presque inutile. Son travail le plus important consiste à taper les coordonnées de la destination. Il y a cinq détecteurs de terrain distincts qui nous assurent de rester au-dessus du paysage, sans risquer d’en faire partie.
— Cinq, vraiment ? dit-elle doucement en se penchant vers lui avec des airs de conspirateur. (Ses longs cheveux blonds vinrent presque caresser le tissu soyeux de sa chemise. Cherchait-elle à flirter avec lui, ou simplement à être sarcastique ? Malgré toute son expérience, il avait parfois du mal à faire la distinction quand il avait affaire à des jeunes filles.) Pourquoi y en a-t-il autant ?
— Pourquoi pas ? rétorqua-t-il. Il vaut toujours mieux surdimensionner quand il s’agit de choses aussi vitales. Et par ailleurs, ça ne me coûte pas très cher. Je possède la société qui les fabrique – qui fabrique tout l’appareil. (Il regarda autour de lui. Jasken tua un autre oiseau, et encore un autre.) En fait, le pilote est là pour des raisons légales plus qu’autre chose. (Il haussa les épaules.) Tout ça, c’est la faute des syndicats, qui m’empoisonnent l’existence. Cela étant, ajouta-t-il en tapotant le bras nu de la jeune fille (elle portait une robe sans manches qui lui arrivait au genou, d’une coupe qui semblait simple mais qui devait être en fait très coûteuse), je dois vous préciser que Lehktevi n’est pas ma maîtresse.
— C’est plutôt une putain ?
Veppers eut un petit sourire tolérant.
— C’est une domestique, elle fait partie de mon personnel. Simplement, ses tâches sont essentiellement de nature sexuelle. (Il prit un air pensif en regardant la porte par laquelle elle était sortie.) Il y a aussi un syndicat pour sa profession. (Il se tourna de nouveau vers Crederre, qui semblait ne pas vraiment suivre le fil de son discours.) Je n’aime pas beaucoup ces histoires de syndicats, surtout quand il s’agit de mon personnel, expliqua-t-il. Cela entraîne des conflits de loyauté. Mais ça veut dire aussi que je dois payer plus cher pour ses services.
— Ce doit être vraiment terrible pour vous.
Il reconnut le ton de voix de sa belle-mère, Jaussere, dans cette remarque. Elle avait été sa maîtresse, autrefois. Mais cela remontait à beaucoup trop longtemps pour qu’il envisage la même chose avec Crederre.
— Oui, n’est-ce pas ?
Il avait décidé que ce serait sans doute très amusant de coucher avec cette fille. Une sorte de continuation. C’était peut-être même ce que Jaussere avait en tête. À son époque, c’était une jeune fille aux goûts sexuels quelque peu bizarres et exotiques, alors… qui sait ?
— Je suis obligé de me rendre à cette audience cet après-midi, une corvée affreusement ennuyeuse, dit-il alors que Jasken venait d’abattre un gros oiseau au plumage cuivré, mais je suis libre ce soir. Permettez-moi de vous inviter à dîner. Y a-t-il un endroit où vous avez toujours rêvé d’aller ?
— C’est très gentil à vous. Je vous laisse choisir. Ce sera un dîner en tête à tête ?
— Oui, dit-il en souriant. Je propose un salon privé. J’en aurai soupé de la foule avec cette audience tout à l’heure.
— Il s’agit d’une séance au tribunal ?
— J’en ai bien peur.
— Vous avez donc fait quelque chose de terrible ?
— Oh, des choses terribles, j’en ai fait beaucoup, lui confia-t-il en se penchant encore plus près. Mais probablement pas ce dont je suis accusé aujourd’hui. Enfin, peut-être pas. C’est difficile à dire.
— Vous ne le savez donc pas ?
Il fit un grand sourire.
— Très honnêtement, non. (Il se tapota la tempe.) Vous savez, je suis terriblement vieux, en fait.
— Cent soixante-dix-huit ans, c’est bien vrai ?
— Oui, dans ces eaux-là, confirma-t-il. (Il écarta les bras et contempla son corps musclé.) Et pourtant, on dirait que j’ai, ma foi… Allez-y, dites-moi, quel âge me donneriez-vous ?
— Oh, je ne sais pas, répondit-elle en baissant modestement les yeux. Trente ans ?
Ah… Elle essayait donc de le flatter.
— Oui, entre trente et quarante, c’est ce que je vise. (Son sourire s’élargit encore.) Mais j’ai les appétits d’un jeune homme de vingt ans. (Il haussa les épaules en la voyant baisser de nouveau les yeux avec un léger sourire aux lèvres.) C’est du moins ce qu’on me dit. En fait, cela fait tellement longtemps que j’ai eu vingt ans que franchement, je ne m’en souviens plus du tout. (Il poussa un profond soupir.) De même que je ne me souviens d’aucun détail de cette affaire horriblement ancienne avec laquelle ils vont me casser les pieds cet après-midi. Je veux dire que je ne peux vraiment pas. Je ne mens pas quand ils me demandent de quoi je me souviens, et que je réponds que je ne me souviens de rien. J’en suis tout bonnement incapable. Tous ces souvenirs ont dû être excisés il y a quelques dizaines d’années pour faire de la place à de nouveaux souvenirs.
— Vraiment ?
— C’était absolument indispensable. Les médecins ont insisté. Ce n’est pas ma faute si ces souvenirs sont ceux que la cour aimerait connaître. Je serais ravi de pouvoir coopérer encore plus, et de leur dire tout ce qu’ils veulent savoir, mais je ne peux pas, voilà tout.
— Cela me paraît vraiment bien commode, dit-elle.
Il acquiesça.
— C’est un mot que j’ai souvent entendu utiliser dans ce contexte. Commode. (Il secoua la tête.) Les gens peuvent être d’un tel cynisme…
— Je sais. Terriblement choquant, n’est-ce pas ? dit Crederre.
Veppers reconnut encore une tournure de phrase de sa belle-mère.
— Oui, très choquant, en effet. Alors, vous acceptez mon invitation à dîner ?
— Ma foi, je ne sais pas. Je ne suis pas sûre de ce que mes parents diraient.
Il eut un petit sourire tolérant.
— Ma chère enfant, il s’agit d’un dîner, pas d’une soirée dans un sex club.
— Vous fréquentez aussi ce genre d’établissement ?
— Jamais. Vous avez vu mon harem, n’est-ce pas ?
— Oui. Vous avez une conduite parfaitement éhontée, vous savez.
— Merci. Je fais de mon mieux.
— Je suis étonnée qu’il vous reste encore assez d’énergie ne serait-ce que pour penser à d’autres femmes.
— Ah, mais c’est là qu’est le défi, voyez-vous. Pour ce qui est des simples activités sexuelles, pour satisfaire uniquement un besoin, les filles du harem sont parfaites, vraiment formidables. Sans complications. Mais pour qu’un homme se sente… désiré pour lui-même, il a besoin de savoir qu’il peut encore convaincre une femme de faire l’amour avec lui, non pas parce que c’est son travail, mais simplement parce qu’elle en a envie.
— Hmm… Je vois.
— Alors, et vous ?
— Que voulez-vous dire, et moi ?
— Fréquentez-vous les sex clubs ?
— Non, moi non plus. Pas encore.
— Pas encore ?
Elle haussa les épaules.
— Ma foi, on ne sait jamais, vous ne croyez pas ?
— C’est vrai, fit-il en se renfonçant dans son fauteuil avec un sourire songeur. On ne sait jamais…
Jasken abattit un spévalin un peu plus petit que celui que Veppers avait tué, mais encore plus près de l’appareil. C’est alors que la forêt disparut brusquement, laissant place à une large rivière aux eaux scintillantes, avec des berges de gravier. Jasken désactiva le fusil laser et le replaça en position neutre.
— Nous avons atteint la frontière du domaine, monsieur, annonça-t-il.
Il remit ses macrolentilles en place. Veppers fit un geste vers la porte de la galerie.
— Je vous prie de m’excuser, monsieur, dit Jasken.
L’appareil accéléra et continua de gagner de l’altitude pour se diriger vers des couloirs aériens plus conventionnels, maintenant qu’il avait quitté le domaine d’Espersium et se trouvait dans l’espace partagé menant à la vaste conurbation du Grand Ubruater.
Crederre attendit que Jasken ait refermé la porte derrière lui avant de se tourner vers Veppers.
— Vous n’êtes pas obligé de m’inviter à dîner si vous voulez simplement me baiser.
Il secoua la tête.
— Vous autres, les jeunes, vous êtes tellement directs…
Elle baissa les yeux vers le siège de Veppers comme pour évaluer la situation, puis elle remonta sa jupe jusqu’à la taille. Elle ne portait rien en dessous.
— Mais nous allons atterrir dans moins de dix minutes, dit-il en l’observant.
Elle repoussa les deux fusils laser pour faire un peu de place, puis elle se leva de son fauteuil et passa une longue jambe par-dessus l’accoudoir pour enfourcher Veppers.
— Alors, dit-elle, il vaut mieux ne pas perdre de temps.
Il fronça les sourcils en la regardant dénouer les lacets de sa braguette.
— Ce n’est pas ta mère qui t’a poussée à faire ça, dis-moi ?
— Pas du tout, répondit-elle.
Il éclata de rire et posa les mains sur ses hanches nues.
— Ah, franchement, les jeunes filles d’aujourd’hui… !