17.
Le Filament de Semsarine était un méandre étiolé de jeunes étoiles dispersées au milieu de voiles de gaz interstellaire. Il dépassait de la masse galactique principale tel un cheveu bouclé sur une tête ébouriffée. L’Unité de Contact Générale Bodhisattva ESQA amena Yime Nsokyi au point de rendez-vous au sein du Filament seize jours après l’avoir récupérée de son Orbitale. Ce point de rendez-vous était un Bulbitien Flottant.
Les Bulbitiens avaient été les perdants d’une grande guerre dans un passé lointain. Ce qu’on appelait maintenant les Bulbitiens – Flottants ou non – avaient été les principaux habitats de cette espèce. Il s’agissait de structures spatiales conséquentes qui ressemblaient à deux énormes gâteaux abondamment décorés qu’on aurait joints par leurs bases. Ils mesuraient vingt-cinq kilomètres en moyenne, tant en diamètre qu’en épaisseur, ce qui en faisait des habitats relativement modestes quoique d’une taille respectable comparés aux vaisseaux spatiaux de la plupart des civilisations. Les Bulbitiens eux-mêmes avaient été une espèce pansauteuse, de petits monopèdes qui existaient déjà depuis fort longtemps quand ils s’étaient trouvés impliqués dans la grande guerre qui les avait détruits. Pour ce qu’on en savait, il n’en existait plus aucune trace biologique.
Leurs structures spatiales étaient tout ce qu’il en restait, et la plupart ne se trouvaient même plus dans l’espace : c’étaient les Bulbitiens Déchus, les vaisseaux/habitats qui avaient été très soigneusement transportés à la surface de la plus proche planète solide par les Hakandras – les vainqueurs de ce conflit – pour servir de monuments à leur victoire. Une fois posées sur une surface planétaire, les immenses structures s’étaient effondrées sous leur propre poids, formant de vastes monceaux de ruines de la taille d’une grande cité et aussi hauts que des montagnes.
Les Hakandras ne s’étaient pas donné la peine d’en retirer quoi que ce soit, si ce n’est les systèmes d’armement, avant de les déposer sur les socles rocheux qu’ils avaient choisis. L’espèce bulbitienne ayant été particulièrement portée sur la création et la collecte de toutes sortes de technologies, cadeaux et gadgets, ces Bulbitiens Déchus s’étaient révélés des gisements fabuleux – mais aussi très dangereux – de technotrésors pour les espèces en développement qui avaient eu la chance d’en voir un déposé chez elles – et également la chance qu’une de leurs grandes villes n’ait pas été écrasée par cette arrivée soudaine. Lorsqu’il s’était agi de choisir les endroits où lâcher leurs trophées, les Hakandras n’avaient pas été aussi consciencieux qu’ils auraient pu l’être
Les IAs qui contrôlaient ces structures n’avaient jamais été complètement désactivées par les Hakandras insouciants, ou bien elles avaient réussi à reprendre une certaine activité après leur destruction partielle, et c’est ce qui donnait leur caractère très particulier aux Bulbitiens, qu’ils soient Déchus ou Flottants : ils étaient encore – en un certain sens – vivants, et leurs substrats processeurs et computationnels se révélaient résistants à tout, hormis la destruction totale de la structure qu’ils occupaient. De plus, ils étaient tous sans exception d’une nature imprévisible dépassant même les bornes de l’excentrique, et probablement fous de surcroît. Ils semblaient également posséder encore des pouvoirs qui laissaient supposer des liens avec une ou plusieurs civilisations Aînées, ou même avec l’univers des Sublimés, bien qu’il n’y eût aucun indice que l’espèce en question se fût elle-même engagée dans cette voie.
Quand on prit enfin pleinement conscience de ces liens ou de ces pouvoirs, les Hakandras – une espèce que même leurs amis considéraient comme relativement détachée et désinvolte, bien que non dénuée d’un certain style – s’étaient déjà encore plus désintéressés de la question, ayant eux-mêmes appuyé sur le bouton de la Sublimation et encaissé leurs jetons civilisationnels dans le royaume du Réel où la matière compte encore.
Moins de deux Bulbitiens sur mille étaient Flottants – en d’autres termes, encore dans l’espace – et ils n’étaient intrinsèquement pas plus rationnels que leurs frères déchus. Eux aussi avaient apparemment eu leurs IAs désactivées, eux aussi avaient été entièrement nettoyés de tout vestige biologique de l’espèce qui les avait créés, eux aussi avaient été pillés au fil des centiéons – sauf que dans leur cas, les pillards possédaient déjà la capacité de voyager dans l’espace –, et eux aussi semblaient être redevenus actifs des siècles, voire des millénaires après qu’on les eut crus aussi morts que leurs créateurs.
Tous les Bulbitiens Flottants se trouvaient dans des coins perdus de la Galaxie, loin du genre de planètes rocheuses pourvues d’une atmosphère que les Hakandras avaient choisies pour y déposer la grande majorité de ces structures. On avait toujours pensé qu’ils avaient simplement considéré que cela leur demanderait trop d’efforts d’aller chercher celles-là.
Le Bulbitien Flottant au sein du Filament de Semsarine se trouvait dans un point de Lagrange d’une protoétoile gazeuse, qui faisait elle-même partie d’un système binaire avec une naine brune. Le double gâteau géant du Bulbitien baignait ainsi dans les radiations à haute fréquence de ce système encore voilé de poussières, et son ciel artificiel était ponctué des points brillants des plus jeunes étoiles du Filament, là où leur lumière parvenait à se frayer un chemin à travers les immenses nébuleuses de poussière cosmique occupées à construire de nouveaux soleils.
Au fil des millénaires, ce Bulbitien avait été colonisé par une succession d’espèces différentes, mais il n’y avait pas actuellement d’occupant particulier. Il y avait très longtemps de cela, une singularité stabilisée avait été placée au centre de la structure, un trou noir qui fournissait à peu près le tiers de ce que les panhumains considéraient comme la gravité standard. C’était très proche de la limite de ce qu’un Bulbitien pouvait supporter sans que toute la structure s’effondre sous son poids. Ce qui ne facilitait pas les choses, c’était qu’à l’origine, la structure tournait sur elle-même pour maintenir une gravité artificielle, mais qu’elle ne tournait plus, si bien qu’en l’absence de force centrifuge et avec la présence de la singularité, le haut était devenu le bas, et réciproquement.
Des gens avaient déjà essayé de faire ce genre de chose sur des Bulbitiens, et l’avaient payé de leur vie – d’une façon généralement peu ragoûtante à voir. Les structures semblaient objecter à ce qu’on les bricole… Elles activaient des systèmes de défense dont on ignorait jusque-là l’existence, ou elles faisaient appel, on ne sait comment, aux ressources puissamment efficaces de quelqu’un d’autre.
Celle-ci avait laissé installer en son centre la singularité confinée, mais depuis – étant donné que ce Bulbitien était aussi excentrique, capricieux et tragiquement imprévisible que les autres –, personne n’avait jamais osé essayer de retirer ce trou noir, même si l’on pouvait considérer qu’il rendait la structure aussi instable physiquement qu’elle l’avait toujours été au niveau du comportement.
Personne ne savait qui avaient été les derniers occupants, ni ce qui leur était arrivé. C’était évidemment préoccupant, mais pas plus que tout autre phénomène imprévisible associé aux autres Bulbitiens.
Tout ce qu’on en savait, c’est qu’ils avaient aimé un environnement chaud, humide et brumeux.
Le Bodhisattva pénétra dans la bulle de nuages de six mille kilomètres de diamètre entourant le Bulbitien. Le vaisseau s’y engagea très lentement, comme une grosse aiguille perçant un ballon de baudruche en le persuadant de ne pas éclater, par simple politesse.
Yime observait la progression prudente du vaisseau sur un écran dans sa cabine, tout en mettant quelques affaires dans un sac au cas où elle devrait quitter précipitamment le Bodhisattva. Enfin, l’arrière dégoulinant du champ horizon extrême du vaisseau se détacha de la surface interne adhésive de la bulle atmosphérique du Bulbitien. La vue commença à basculer tandis que le vaisseau pivotait pour s’aligner sur le léger champ gravitationnel de la structure.
— C’est bon, on est dedans ? demanda Yime en refermant son sac.
— On y est, confirma le vaisseau.
Il n’existait pas de rapports attestés indiquant que des vaisseaux de la Culture auraient subi des dégâts ou été détruits du fait d’un Bulbitien, mais des vaisseaux d’autres civilisations de même niveau technologique – et apparemment d’une valeur morale comparable – s’étaient trouvés assez souvent endommagés de façon bizarre, ou avaient même disparu, ou c’est du moins ce qu’on disait. C’est pourquoi même les vaisseaux de la Culture – qui n’étaient pourtant pas réputés pour leur prudence en la matière – y réfléchissaient à deux fois avant de se précipiter chez un Bulbitien la bouche en cœur.
Le Bodhisattva se déplaçait à travers une atmosphère de serre au milieu de systèmes météorologiques tourbillonnants, d’immenses nuages gris-brun boursouflés et de longues traines sombres de pluie torrentielle.
— Yime Nsokyi, je présume, dit la dame d’un certain âge. Bienvenue dans le Bulbitien Flottant du Filament de Semsarine.
— Je vous remercie. Et vous êtes… ?
— Fal Dvelner. Tenez, prenez un parapluie.
— Permettez-moi, intervint le drone du vaisseau en prenant le parapluie avant que Yime n’ait pu tendre la main.
Ils se trouvaient encore sous le vaisseau, et donc abrités de la pluie. Il faisait tellement sombre que la principale lumière était celle de l’aura du grand drone, un bleu solennel mêlé du vert de la bonne humeur.
Le Bodhisattva s’était amarré avec précaution au seul quai opérationnel de la structure. Il flottait à quelques mètres au-dessus de la surface parsemée de flaques du môle de débarquement, qui était constitué de vieilles plaques de métal grêlé couleur de boue. L’accès à l’intérieur du Bulbitien n’était qu’à une vingtaine de mètres, mais sous un tel déluge, il était impossible de l’atteindre sans se faire tremper jusqu’aux os.
— Je m’attendais à rencontrer quelqu’un d’autre, dit Yime tandis qu’elles s’avançaient en pataugeant sous la coque noire du vaisseau.
Sous cette faible gravité, elle avait adopté la démarche flottante et élastique de la femme qui l’accompagnait. Les énormes gouttes de pluie étaient des sphères légèrement allongées qui tombaient lentement. Yime remarqua que sous ce genre de gravité, les éclaboussures sous vos pieds pouvaient vous tremper complètement. Ses bottes et son pantalon étaient déjà fortement imbibés. Mme Dvelner portait des cuissardes brillantes et une robe qui semblait imperméable. Une tenue sans aucun doute beaucoup mieux adaptée aux conditions locales. Yime tenait son sac en bandoulière. L’air était chaud et humide, et lui donnait l’impression d’avoir un gant de toilette mouillé sur la figure. L’atmosphère était pesante, comme si le million de tonnes de la coque flottant au-dessus d’elle était en train de l’écraser. Bien sûr, en réalité, le vaisseau était supporté dans une dimension invisible, et en ce moment, dans le système de référence accessible à Yime, il ne pesait précisément rien.
— Ah, oui. Mr Nopri, fit Fal Dvelner en hochant la tête. Je dois vous dire qu’il est malheureusement retenu par d’autres obligations.
Mme Dvelner semblait aborder le dernier quart de son existence. Elle était encore alerte, mais son visage très fin et couronné de cheveux blancs était ridé.
— Mr Nopri est votre représentant de Quietus, ajouta-t-elle. Moi, je fais partie de la mission Numina.
Numina était la branche de Contact qui s’occupait des Sublimés, ou qui du moins essayait. On l’appelait parfois le Département Des Rien À Foutre.
— Et comment Mr Nopri peut-il être malheureusement retenu par d’autres obligations ? demanda Yime en élevant la voix pour se faire entendre au milieu du déluge.
Elles approchaient de l’endroit où l’énorme nez du vaisseau s’élevait telle une falaise d’obsidienne. Le Bodhisattva avait déployé un champ pour les protéger de la pluie, et un couloir sec large de trois mètres s’étendait à travers le quai jusqu’à l’accès brillamment éclairé.
— Drôles d’endroits, ces Bulbitiens, dit doucement Mme Dvelner en haussant un sourcil.
Elle secoua son parapluie et l’ouvrit en faisant signe au drone du vaisseau, qui était un vieux modèle de un mètre de long à peu près, lisse comme une savonnette. Il fit un bruit qui ressemblait à « Hmm » en ouvrant l’autre parapluie au-dessus de la tête de Yime. Elles quittèrent l’abri du Bodhisattva.
Le vaisseau trembla. Sa masse de trois cents mètres de long oscilla visiblement dans l’air tandis que le couloir qu’il avait façonné pour les protéger disparaissait brusquement. Elles se retrouvèrent sous la pluie torrentielle. Le déluge était d’une telle violence que Yime vit distinctement le bras de Mme Dvelner plier sous le poids de la pluie tombant sur son parapluie. Étant donné qu’elles évoluaient dans un tiers de gravité standard, cela voulait dire qu’il y avait vraiment beaucoup d’eau, ou que la vieille femme était très faible.
— Attendez, dit Yime en prenant le parapluie que le drone tenait dans son champ manipulateur.
Elle fit signe au drone qui se déplaça aussitôt sous le déluge pour saisir le manche du parapluie de Mme Dvelner.
— Merci, dit-elle.
— Je vous ai bien vu bouger, là ? demanda Yime au drone du vaisseau.
— Effectivement.
— Alors, dites-moi, que s’est-il passé ?
— N’importe où ailleurs, j’aurais considéré cela comme une attaque, répondit calmement le vaisseau à travers son drone. On n’a pas intérêt à interférer avec les champs d’une UCG, même s’ils sont simplement en train de protéger quelqu’un de la pluie.
Mme Dvelner rit doucement. Yime la regarda un instant, puis elle demanda au drone.
— Il est capable de faire ça ?
— Il peut au moins essayer, répondit le vaisseau d’un ton qui se voulait aimable et raisonnable, avec la menace implicite que si je ne le laisse pas faire, il pourrait bien accentuer ses efforts, ce qui, comme je vous l’ai dit, équivaudrait à une provocation n’importe où ailleurs. Cela étant, mes enceintes de champs n’ont pas vraiment été menacées. Je suis un vaisseau de Quietus, après tout, et il s’agit d’un Bulbitien tout à fait spécial et particulièrement sensible, et j’ai donc décidé de le laisser faire. Il faut reconnaître qu’il est chez lui, et que je suis un invité/intrus.
— La plupart des vaisseaux restent en dehors de la bulle, dit Mme Dvelner en élevant la voix elle aussi.
Elles approchaient de la porte d’accès et le bruit de la cataracte d’eau tombant de l’immense façade augmenta fortement. Les épaisses bulles d’eau formaient comme un voile tremblant à travers lequel filtrait la lumière jaune à l’intérieur.
— C’est ce que j’ai cru comprendre, dit le vaisseau. Mais comme je vous l’ai dit, je suis un vaisseau de Quietus. Toutefois, si le Bulbitien préfère que je me tienne à l’extérieur de sa bulle atmosphérique, je me ferai un plaisir de le satisfaire. (Le drone se tourna vers Yime.) Je laisserai une navette en place.
Sous un dernier martèlement de pluie qui mit la toile des parapluies à rude épreuve, elles franchirent la large porte d’accès. Un grand jeune homme les attendait à l’intérieur. Il portait une tenue très semblable à celle de Yime, quoique beaucoup moins élégante. Il s’escrimait à ouvrir un parapluie, en jurant entre ses dents. Il leva les yeux et sourit en les voyant. Il jeta son parapluie par terre.
— Mme Dvelner, je vous remercie, dit-il en saluant la vieille femme qui le regardait d’un air soupçonneux. Mlle Nsokyi, ajouta-t-il en prenant sa main, bienvenue.
— Mr Nopri ? dit Yime.
— Ma foi, oui et non, répondit-il avec un certain embarras.
Yime vit que Mme Dvelner avait fermé les yeux et semblait secouer la tête.
— Quel pourrait être le fondement de la partie « non » ? demanda-t-elle.
— Techniquement, la personne que vous attendiez – le moi que vous attendiez – est morte.
C’était un poste de télévision très ancien, avec un boîtier en bois et un écran bombé en verre épais, et l’image était en noir et blanc. On y voyait une demi-douzaine de formes sombres, comme des pointes de lance en dents de scie plongeant au milieu d’un ciel noir traversé d’éclairs. Il tendit la main et tourna le bouton pour l’éteindre.
La femme tapota le bord de son bloc avec son stylo. Elle était pâle, avec des cheveux bruns coupés court, et elle portait des lunettes. Elle était beaucoup plus jeune que lui. Elle était vêtue d’un tailleur gris sur lequel elle avait passé une blouse blanche, à la façon des médecins. Lui-même portait un treillis militaire classique.
— Vous devriez vraiment regarder jusqu’au bout, dit-elle.
En soupirant, il ralluma le poste. Les pointes de lance rompirent leur formation et se dispersèrent dans ce qui était peut-être de l’air. La caméra se concentra sur une de ces pointes et la suivit dans sa chute tandis que les autres disparaissaient. Arrivée à hauteur de l’endroit où devait se trouver la caméra, elle poursuivit son plongeon. La vue bascula tandis que l’objectif la recadrait. L’écran se remplit de lumière.
C’était une représentation médiocre. L’image était trop petite et la résolution trop faible pour faire honneur au paysage, même si elle avait été en couleurs. En noir et blanc vaguement teinté de vert, c’était un vrai fouillis. C’est à peine si l’on pouvait distinguer maintenant la pointe de lance. Sa présence ne se percevait que par son ombre qui occultait certaines parties des cascades, des bassins et des rivières de lumière au-dessous.
Soudain, un point lumineux sembla se détacher de la masse et s’élever à la rencontre de la pointe de lance, qui se mit à rouler et zigzaguer pour tenter d’y échapper. Le point lumineux finit par se perdre hors champ. Une dizaine d’autres s’élevèrent du paysage, suivis d’une autre volée plus importante, et d’une autre encore. Juste à la limite déformée de l’écran, on distinguait des faisceaux d’étincelles qui se déployaient à la rencontre des autres pointes. Celle que la caméra suivait réussit à éviter encore trois de ces projectiles, mais un quatrième s’éteignit juste derrière elle. Un instant plus tard, la silhouette de la pointe de lance se découpa sur une explosion de lumière, masquant la vue en contrebas.
L’image devint parfaitement blanche. Même sur ce vieil écran, l’éclat était aveuglant.
L’écran devint noir.
— Vous êtes satisfaite ? demanda Vatueil.
La jeune femme se contenta de noter quelque chose sur son bloc.
Ils se trouvaient dans un bureau impersonnel rempli d’un mobilier qui ne l’était pas moins. Ils étaient assis dans des fauteuils bon marché devant un bureau sur lequel était posé le vieux poste de télévision. Un câble électrique serpentait sur le bureau et sur le sol jusqu’à une prise murale. Une fenêtre aux volets entrouverts donnait sur une colonne d’éclairage extérieure tapissée de tuiles blanches. Les tuiles étaient crasseuses, et la colonne ne laissait entrer que peu de lumière. Une rampe au néon bourdonnait au plafond, et le visage du jeune médecin semblait d’une pâleur maladive dans cette lumière crue. Le sien aussi, sans doute, bien qu’il eût le teint plus foncé.
Il ressentait une sorte de flottement, comme si la pièce se balançait doucement, ce qui était en contradiction avec l’impression qu’il avait de se trouver dans un bâtiment ordinaire. Il y avait une certaine régularité, une périodicité dans ces oscillations, et Vatueil essaya d’en estimer les intervalles. Il semblait y en avoir deux : un long qui durait une quinzaine de battements de cœur, et un plus court qui ne devait en durer que cinq ou six. Il se servait de ses battements de cœur comme unité de mesure parce qu’il n’avait pas de montre ni de téléphone ou de terminal, et qu’il ne voyait pas d’horloge non plus dans la pièce. La jeune femme avait une montre au poignet, mais trop petite pour qu’il puisse en distinguer le cadran.
Ils devaient être à bord d’un bateau ou d’une péniche. Peut-être une sorte de ville flottante. Il n’en avait aucune idée. Il venait juste de se réveiller ici, assis dans ce vieux fauteuil dans ce bureau banal, obligé de regarder une vidéo basse résolution sur l’écran d’une antiquité qu’on appelait une télévision. Il avait déjà exploré la pièce. La porte était verrouillée, la colonne d’éclairage descendait sur quatre niveaux jusqu’à une courette remplie de feuilles mortes et de détritus.
La jeune femme était restée simplement assise là tandis qu’il procédait à son inspection, et lui avait demandé de venir s’asseoir tout en continuant de prendre des notes. Les tiroirs du vieux bureau éraflé étaient fermés à clef, eux aussi, tout comme le meuble de classement en métal gris. Pas de téléphone, pas d’écran de communications, pas de terminal ni aucun signe qu’il y ait quoi que ce soit d’intelligent et d’utile dans cette pièce, ou posté ailleurs pour écouter. L’éclairage était même commandé par un interrupteur, pour l’amour du ciel…
Il leva les yeux vers ce qui était manifestement un faux plafond. Il pourrait peut-être s’échapper par là en rampant.
— Dites-moi simplement ce que vous voulez savoir, fit-il enfin.
La jeune femme écrivit encore quelques mots, puis elle croisa les jambes et lui dit :
— Que pensez-vous que nous aimerions savoir ?
Il se passa la main sur le visage.
— Ma foi, comment le saurais-je ?
— Pourquoi pensiez-vous que nous voudrions savoir quelque chose ?
— Je vous ai attaqués, dit-il en montrant le coffret en bois avec son écran. C’était moi, là-dedans – j’étais cette chose qui vous attaquait. (Il regarda autour de lui en agitant les mains.) Mais j’ai été abattu. J’imagine que nous avons tous été interceptés. Et maintenant, je suis là. Je ne sais pas ce que vous avez pu sauver de moi, mais vous avez sans doute pu apprendre directement tout ce que vous vouliez, rien qu’en examinant le code, en le faisant tourner par petits bouts. Vous n’avez pas besoin de moi, et c’est pourquoi je suis un peu étonné de me retrouver ici. Tout ce qui me vient en tête, c’est qu’il y a encore quelque chose que vous voulez savoir. Ou serait-ce simplement le premier cercle de l’enfer ? Est-ce que je vais rester ici pour l’éternité, à mourir d’ennui ?
Elle prit une note.
— Nous devrions peut-être regarder une nouvelle fois l’écran, proposa-t-elle.
Il poussa un soupir. Elle ralluma le poste. La pointe de lance tomba du ciel sillonné d’éclairs.
— Ce n’est rien. Juste une mort.
Yime eut un léger sourire.
— Je crois que vous faites peu de cas de notre vocation, Mr Nopri, si vous considérez la cessation de l’existence avec autant de désinvolture.
— Je sais, je sais, dit-il en hochant vigoureusement la tête. Vous avez parfaitement raison, bien sûr. Mais c’est pour la bonne cause. C’est nécessaire. Je prends toute l’approche éthique de Quietus très au sérieux. En l’occurrence, il s’agit de… ha ! ha !… eh bien, de circonstances spéciales…
Yime l’examina un instant. Nopri était un jeune maigrichon à l’aspect négligé. Il avait des yeux très bleus, le teint pâle et un crâne rasé qui brillait à la lumière. Ils se trouvaient dans ce qu’on appelait apparemment le Club des Officiers, le lieu de réunion principal pour la quarantaine de Culturiens qui formaient à peu près un demi pour cent de la population très variée – et dispersée – du Bulbitien. Le Club faisait partie de ce qui avait été autrefois une sorte de salle de jeux pour l’espèce bulbitienne. Ce qui avait été un plafond – et qui était maintenant le plancher – était ponctué d’énormes cônes multicolores, un peu comme de gros stalagmites bariolés.
De la nourriture, des boissons, et – pour Nopri – un bol de drogue leur furent apportés par de petits drones à roulettes qui sillonnaient cet espace immense. Apparemment, le Bulbitien pouvait avoir des réactions imprévisibles quand d’autres entités activaient des champs dans sa structure, et c’est pourquoi les drones s’équipaient de roulettes et de bras articulés au lieu de simplement léviter par antigrav et d’utiliser des champs manipulateurs. Yime remarqua cependant que le drone du vaisseau, lui, flottait à hauteur de leur table sans problème apparent.
Nopri et elle étaient restés seuls avec le drone, Mme Dvelner étant retournée vaquer à ses affaires. Deux autres tables étaient occupées dans cet espace relativement chaud, mais agréablement déshumidifié. Quatre ou cinq personnes étaient assises autour de chacune d’elles, dans des tenues plutôt ternes selon les normes de la Culture. Elles semblaient toutes plongées dans leurs pensées. Avant même que Nopri ne le lui dise, Yime avait deviné que ces gens étaient là pour le rendez-vous avec le vaisseau qui devrait arriver d’ici deux à trois jours, envoyé par le Réflexion Interne Totale, le VSG qui faisait partie des Oubliettionnaires de la Culture, la flotte Oubliée de vaisseaux séminaux ultracachés mis en place au cas où une catastrophe se produirait.
— De quelles « circonstances spéciales » s’agit-il, Mr Nopri ? demanda-t-elle.
— J’essaie de parler au Bulbitien.
— Et lui parler implique de mourir ?
— Oui, un peu trop souvent.
— Cela signifie quoi, « souvent » ?
— Vingt-trois fois, pour l’instant.
Yime fut effarée. Elle but une gorgée avant de demander :
— Vous avez été tué vingt-trois fois ? (Elle avait terminé sa phrase à voix basse sans s’en rendre compte.) Vous voulez dire dans un environnement virtuel ?
— Non, réellement.
— Tué réellement ?
— Oui.
— Tué dans le Réel ?
— Oui.
— Et quoi, ensuite ? Reventé chaque fois ?
— Oui.
— Vous êtes donc venu avec tout un stock de corps de rechange ? Comment faites-vous… ?
— Non, bien sûr que non. Il me fabrique de nouveaux corps.
— « Il » ? Le Bulbitien ? C’est lui qui vous fabrique de nouveaux corps ?
— Oui. Je me sauvegarde avant chaque tentative de lui parler.
— Et il vous tue à chaque fois ?
— Oui. Mais seulement jusqu’ici.
Yime le regarda un long moment.
— Dans ce cas, le silence me paraîtrait une stratégie plus prudente.
— Vous ne comprenez pas.
Yime soupira et reposa son verre. Elle se cala dans son fauteuil et croisa les mains sur son estomac.
— Et je suis sûre de ne pas comprendre tant que vous ne m’aurez pas éclairée. Ou je peux parler à quelqu’un de votre équipe qui soit plus… (elle chercha le mot)… plausible.
L’aura bleutée du drone prit une teinte subtile de rose.
Nopri ne sembla pas remarquer l’insulte. Il se pencha vers elle d’un air très sérieux.
— Je suis convaincu que les Bulbitiens sont en contact avec les Sublimés.
— Ah, fit Yime. Mais n’est-ce pas le domaine de vos collègues de Numina ? Comme Mme Dvelner ?
— Oui, et je leur en ai parlé, mais ce Bulbitien ne veut parler qu’à moi, pas à eux.
Yime réfléchit un instant.
— Et le fait qu’il continue de vous tuer chaque fois que vous essayez de lui parler, cela n’a pas ébranlé votre foi en la matière ?
— Je vous en prie, dit Nopri, il ne s’agit pas seulement de foi. Je peux le prouver. Ou je pourrai le faire. Bientôt.
Il plongea son visage dans la fumée de son bol de drogue et inhala profondément.
Yime se tourna vers le drone.
— Vaisseau, vous nous écoutez toujours ?
— Je vous écoute toujours, Mlle Nsokyi. Je bois chaque parole avec fascination.
— Mr Nopri. Combien êtes-vous dans votre équipe – dix-huit, c’est bien ça ? (Nopri acquiesça tout en retenant sa respiration.) Avez-vous un vaisseau ? (Il secoua énergiquement la tête.) Un Mental, alors ?
Nopri relâcha son souffle et se mit à tousser.
Yime s’adressa de nouveau au drone.
— L’équipe dont fait partie Mr Nopri bénéficie-t-elle d’un Mental ou d’une IA résidente ?
— Non, répondit le drone, et l’équipe de Numina non plus. En ce moment, le Mental le plus proche, à part moi, naturellement, est probablement celui du vaisseau en approche envoyé par le Réflexion Interne Totale. Il n’y a pas de Mentaux ni d’IAs stationnés ici, qu’ils soient de la Culture ou d’une autre civilisation.
— Il n’aime pas trop les Mentaux et les IAs, confirma Nopri en se frottant les yeux. (Il inhala encore un peu de fumée.) Pour être tout à fait honnête, il n’aime pas beaucoup les drones non plus, ajouta-t-il en souriant au drone du vaisseau.
— A-t-on des nouvelles de l’appareil en provenance du Réflexion Interne Totale ? demanda Yime.
— Non, fit Nopri. On n’a jamais de nouvelles. Ces vaisseaux n’ont pas tendance à publier leurs horaires. (Il inhala encore profondément, mais en relâchant rapidement la fumée, cette fois.) Ils débarquent sans prévenir, ou ils ne viennent pas du tout.
— Vous pensez que ça pourrait être le cas ?
— Non, il viendra très probablement. C’est juste que rien n’est jamais garanti.
Nopri la conduisit jusqu’à ses quartiers, un espace à plusieurs niveaux incroyablement vaste au bout d’une longue coursive incurvée. Depuis le Club des Officiers, il aurait fallu une bonne demi-heure de marche pour l’atteindre, mais l’un des drones à roulettes les prit simplement avec leurs fauteuils et les emporta le long des grands couloirs sombres jusqu’à sa cabine. Tandis qu’ils traversaient l’étrange architecture du Bulbitien, Yime regardait la voûte inversée du plafond. Elle avait l’impression de se trouver au fond d’une petite vallée. Le drone roulait sur un plancher d’à peine un mètre de large. Des nervures commencèrent à apparaître sur les parois, donnant l’impression de voyager à l’intérieur de la carcasse d’un immense animal. Elles se déployaient jusqu’à un plafond large de dix mètres, à une bonne vingtaine de mètres de hauteur.
— On dirait qu’ils aimaient bien les hauts plafonds.
— C’est en général le cas pour les espèces sauteuses, dit Nopri.
Yime essaya d’imaginer ici une foule des créatures monopèdes qui avaient construit cet endroit. Bondissant sur leur membre inférieur unique. Et à l’envers, bien sûr. Elle se déplaçait en fait sur ce qui avait été le plafond, et elles auraient sauté vers elle à chaque pas avant de retourner sur le large plancher. À l’époque, l’énorme structure tournait sur elle-même pour générer la gravité apparente que préférait l’espèce, mais il n’y avait plus à présent que l’attraction bizarre résultant d’une position en équilibre sur la courbe du puits gravitationnel de la singularité.
— Est-ce que cet engin tourne encore un peu ? demanda Yime.
Voyant que Nopri ne répondait pas, le drone du vaisseau – qui flottait à coté d’eux – le fit à sa place :
— Il tourne très lentement, en synchronisation avec la rotation de la Galaxie.
— C’est vraiment très lent, dit Yime. Je me demande bien pourquoi.
— Tout le monde se pose cette question, confirma Nopri.
— Merci, dit-elle quand la porte de sa cabine s’ouvrit devant elle comme la valve d’un coquillage.
Le drone du vaisseau s’abaissa et flotta à l’intérieur en portant son sac.
Par-dessus l’épaule de Yime, Nopri jeta un coup d’œil vers le grand espace plongé dans l’obscurité.
— Ça m’a l’air pas mal, dit-il. Vous aimeriez que je reste avec vous ?
— C’est gentil de me le proposer, mais non, merci.
— Je ne pensais pas au sexe, simplement pour vous tenir compagnie.
— Comme je le disais, c’est très gentil de votre part, mais non.
— Bon, d’accord. Faites attention de ne pas vous cogner la tête.
Elle regarda le petit drone à roulettes s’éloigner dans la pénombre avec Nopri, puis elle se tourna vers l’entrée de sa cabine. La porte avait dû être en réalité une fenêtre au ras du plafond. C’est pour cela qu’elle pivotait sur son axe horizontal, de sorte que le battant lui-même se présentait comme un obstacle en travers de ses trois mètres de largeur. Yime se baissa pour passer en dessous, et la porte se referma derrière elle.
La cabine avait l’ait très compliquée, avec plusieurs niveaux différents et des endroits qui semblaient se perdre dans l’ombre. Sans aucun doute, tout cela devait paraître plus logique quand c’était dans l’autre sens.
Le drone du vaisseau s’approcha d’elle pour lui dire qu’il était à peu près sûr d’avoir trouvé une sorte de lit, quelque chose de suffisamment mou pour qu’un humain puisse y dormir confortablement.
Pour ce qui était de la salle de bains, il allait poursuivre ses investigations.
— Vous êtes un soldat ? demanda le jeune médecin.
Vatueil leva les yeux au ciel.
— Soldat, marin, fantassin, aviateur, sous-marinier, guerrier de l’espace, intellect désincarné logé dans du matériel ou du logiciel militaire. Oui, tout ça. Cela vous surprend ? Il existe un Accord de Conduite de la Guerre, docteur. Je ne suis pas censé être soumis à quelque forme que ce soit de torture ou d’interférence non autorisée. Vous avez le droit d’accéder à mon code et à tout ce qu’il contient, mais absolument pas de faire tourner ma conscience, et encore moins à des fins punitives.
— Vous avez l’impression d’être puni ?
— C’est limite. Cela dépend du temps que ça va durer.
— Combien de temps pensez-vous que cela va durer ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai aucun maîtrise de la situation.
— À votre avis, qui en a la maîtrise ?
— Votre camp. Peut-être vous, selon ce que vous êtes ou ce que vous représentez. Qui représentez-vous ?
— Qui pensez-vous que je représente ?
Il poussa un soupir.
— Ça ne finit pas par vous fatiguer de répondre tout le temps aux questions par des questions ?
— Vous pensez que ça devrait me fatiguer ?
— Oui, je le pense sincèrement, dit-il avec un petit rire.
Il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il faisait là. Ils avaient son code, ils savaient tout ce qu’il avait apporté avec lui. Tout ce qu’il savait en venant ici, ils devaient forcément le savoir aussi, maintenant. Ce n’était pas comme ça que les choses auraient dû se passer – un sous-programme aurait dû effacer sa personnalité et ses souvenirs avec le reste des informations contenues dans la cellule codée dès qu’elle avait compris qu’il ne survivrait pas à l’attaque, sous sa forme de pointe de lance. Quand on était complètement détruit, cela n’avait de toute façon pas d’importance, mais s’il devait rester quelque chose, on essayait de s’assurer qu’il en tomberait le moins possible aux mains de l’ennemi.
Mais il arrivait que les sous-programmes ne fonctionnent pas à temps. Il ne fallait pas qu’ils soient trop sensibles, sinon ils risquaient de se déclencher prématurément. Il y avait donc parfois des loupés. Il était ici à cause d’un loupé.
En principe, cela ne devrait avoir aucune importance. Il avait eu le temps de fouiller dans sa mémoire depuis qu’il s’était retrouvé dans cette pièce avec la jeune femme, et il n’avait rien repéré qui n’aurait pas dû y être. Il savait qui il était – il était le commandant Vatueil –, et il savait qu’il avait passé des dizaines d’années à tourner sous forme de code dans la gigantesque simulation de guerre censée remplacer une guerre véritable entre les camps pro et anti-Enfers, mais il n’avait qu’un très vague souvenir de ses missions précédentes, et aucun d’une existence extérieure.
C’est ainsi que les choses devaient être. Sa personnalité fondamentale – celle qui était en sécurité dans un endroit complètement différent, dans un ou plusieurs des substrats sécurisés qui constituaient les citadelles les plus sûres du camp anti-Enfers – se modifiait au fil des leçons apprises au cours de chaque mission enregistrée, et c’était un distillat de cette personnalité qui était téléchargé dans chacune de ses itérations. Par conséquent, rien de ce qui pouvait le compromettre ou compromettre son camp ne devrait être présent. Chaque personnalité – qu’elle soit apparemment de forme humaine, ou une machine, ou un bout de logiciel capable de prendre l’aspect simulé le plus efficace – était en principe vérifiée avant d’être autorisée à s’approcher d’une zone de combat. On l’inspectait minutieusement à la recherche de tout ce qui pourrait être précieux à l’ennemi si elle tombait entre des mains hostiles.
Il ne devrait donc rien avoir d’utile, et ça semblait bien être le cas. Mais alors, pourquoi était-il ici ? Que cherchaient-ils à faire ?
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il au jeune médecin. (Il la regardait en fronçant les sourcils, essayant de l’imaginer comme une jeune recrue timide à qui il aurait décidé de s’en prendre au moment de l’inspection, en mettant toute l’autorité possible dans sa voix.) J’exige de connaître votre nom ou votre identifiant. Je connais mes droits.
— Je suis désolée, répondit-elle calmement. Je ne suis pas obligée de vous le dire.
— Si, vous l’êtes.
— Pensez-vous que cela vous serait utile de connaître mon nom ?
— Vous continuez de répondre à mes questions par des questions.
— C’est ce que vous croyez que je fais ?
Il lui lança un regard furieux. Il s’imagina se levant et lui donnant une gifle ou un coup de poing, ou la suspendant par la fenêtre, ou encore l’étranglant avec le fil électrique du vieux poste de télévision. Jusqu’où pourrait-il aller, s’il tentait quelque chose comme ça ? La simulation s’arrêterait-elle simplement, ou la jeune femme essaierait-elle de se défendre, même s’il était infiniment plus fort qu’elle ? Des gardes surgiraient-ils tout à coup pour le maîtriser ? On le laisserait peut-être aller jusqu’au bout et se débrouiller avec les conséquences simulées qui en résulteraient. Tout cela était peut-être un test. On n’était pas censé s’attaquer au personnel médical, ni plus généralement à des non-combattants. Pour lui, ce serait certainement une première.
Vatueil relâcha son souffle et attendit un moment.
— S’il vous plaît, dit-il enfin, pourrais-je savoir comment vous vous appelez ?
Elle sourit et tapota son bloc avec son stylo.
— Je suis le Dr Miejeyar, répondit-elle avant de noter quelque chose.
Vatueil n’avait pas vraiment écouté sa réponse. Il venait juste de se rendre compte de quelque chose.
— Ah, merde, dit-il en souriant.
— Je vous demande pardon ? fit la jeune femme étonnée.
— Vous n’êtes pas vraiment obligée de me dire votre nom, n’est-ce pas ? demanda-t-il toujours en souriant.
— C’est un point que nous avons déjà établi, acquiesça-t-elle.
— Et je pourrais être légalement puni, et même torturé, conformément aux clauses que j’ai signées quand je me suis engagé. Peut-être pas des tortures extrêmes, mais disons le genre de mauvais traitements qui scandaliseraient un civil lambda.
— Est-ce que cela vous paraît… ?
— Et le… dit-il en désignant l’écran noir de la télévision. La vidéo, les images, si elles sont de mauvaise qualité, c’est pour une bonne raison, n’est-ce pas ?
— Vous les trouvez mauvaises ?
— Et elles ne sont pas prises d’en dessous, ajouta-t-il. (Il se tapa sur les cuisses en riant.) Ah, bon sang, j’aurais dû comprendre tout de suite. Je l’avais remarqué, bien sûr, mais je n’ai pas… Ce drone, cette caméra ou je ne sais quoi… Il était avec nous !
— Vous croyez ?
Il se redressa et reprit son sérieux.
— Alors, comment se fait-il que je sois ici ? Pourquoi mes souvenirs sont-ils limités à ceux que j’aurais si je venais d’être capturé au combat ?
— À votre avis, quelle pourrait être la réponse ?
— La réponse pourrait être qu’on me soupçonne de quelque chose. (Il haussa les épaules.) Ou c’est peut-être simplement un test de loyauté dont on n’entend jamais parler jusqu’à ce qu’on le subisse soi-même. Ou c’est peut-être quelque chose qui se produit régulièrement, mais qu’on nous fait oublier aussitôt après, de sorte que c’est à chaque fois une surprise.
— Pensez-vous que vous devriez faire l’objet de soupçons ?
— Non, je ne le pense pas, répondit-il calmement. Ma loyauté ne saurait être mise en doute. J’ai servi fidèlement cette cause du mieux que j’ai pu, avec un engagement total, pendant plus de trente ans. Je crois en ce que nous faisons et dans la cause que nous défendons. Si vous avez des questions à me poser, allez-y, et j’y répondrai honnêtement et complètement. Si vous avez des soupçons à mon égard, dites-les-moi et je vous prouverai qu’ils sont infondés. (Il se leva.) Sinon, je pense que vous devriez me laisser partir, conclut-il en jetant un coup d’œil vers la porte.
— Pensez-vous que vous devriez être autorisé à partir ?
— Oui, bien sûr que je le pense.
Il s’approcha de la porte et sentit le sol bouger très légèrement sous ses pieds. Cela faisait partie du lent balancement régulier. Il posa la main sur la poignée.
— Je pars du principe qu’il s’agit d’une sorte d’épreuve, dit-il, et que je l’ai passée avec succès en comprenant que vous n’êtes pas du côté de l’ennemi. Vous êtes dans mon camp, et par conséquent, je vais ouvrir la porte et m’en aller.
— Que pensez-vous qu’il y a de l’autre côté de la porte ?
— Je n’en ai aucune idée. Mais il y a une façon très simple de le savoir.
Il essaya de tourner la poignée. La porte était encore fermée à clef.
— Je vous en prie, Dr Miejeyar, dit-il en se tournant vers elle, si vous voulez bien ?
Elle le regarda un instant avec une expression indéchiffrable, puis elle fouilla dans une poche de sa blouse et en sortit une clef qu’elle lui lança. Il l’attrapa, la tourna dans la serrure et ouvrit la porte.
Le Dr Miejeyar se leva et vint le rejoindre tandis qu’il regardait au-dehors. Une brise pénétra dans la pièce, faisant flotter son treillis et ses cheveux.
Il avait devant lui une grande étendue de mousse verte qui ondulait doucement et allait se perdre au loin dans une masse de nuages blancs sur fond bleu. Ce tapis de mousse recouvrait la branche d’un arbre immense, d’une dimension presque impossible. Tout autour, ce n’était qu’un amas de branches, de rameaux, de brindilles, de tiges et de feuilles. Là où elles étaient horizontales, les branches servaient de support à des bâtiments de plusieurs étages ainsi qu’à de larges routes où circulaient de petits véhicules munis de roues. Quand les branches se courbaient vers le haut, les routes s’enroulaient autour en spirale, comme des toboggans, et des bâtiments plus modestes, de la taille de maisons, s’accrochaient à l’écorce striée. Les branches plus petites étaient parcourues de sentiers au milieu de maisons, de plates-formes, de balcons et de terrasses. Les rameaux étaient eux-mêmes suffisamment solides pour supporter des chemins et des escaliers en colimaçon ainsi que des petits pavillons de jardin. Les feuilles, grandes comme des voiles de bateaux d’autrefois, étaient d’un vert qui tournait au jaune d’or. La vue était remplie du mouvement des gens et des véhicules qui passaient, et du lent bruissement des feuilles géantes.
L’impression de balancement qu’il avait eue résultait du vent régulier qui soufflait à travers l’arbre et agitait la branche.
À présent, le Dr Miejeyar était vêtue d’une volumineuse cape foncée, une sorte de combinaison ailée. Il sentit quelque chose changer, et il constata qu’il portait une tenue similaire.
Elle lui sourit.
— Bien joué, colonel Vatueil. Et maintenant, que diriez-vous d’un moment de détente ?
Il hocha lentement la tête. Il se retourna et vit que la pièce s’était transformée en une chambre rustique plus conforme à l’environnement, remplie d’un mobilier en bois richement coloré. La fenêtre vaguement ovale donnait sur une petite cour envahie par les broussailles.
— Cela vous dirait de voler ? demanda le Dr Miejeyar.
Elle se mit aussitôt à courir à travers l’immense tapis de mousse recouvrant l’écorce. Un véhicule qui passait – un engin sans toit avec de grandes roues, qu’on aurait cru tout droit sorti d’un livre d’histoire – fit entendre sa corne tandis qu’elle traversait la route. Arrivée de l’autre côté, elle disparut progressivement derrière la courbure de la branche.
Il se mit à courir pour la rejoindre. Il la perdit de vue un instant, puis il la vit réapparaître dans les airs, sa combinaison gonflée par le vent et s’élevant dans le ciel tel un cerf-volant.
Il y avait une longue plate-forme, comme une sorte de plongeoir, d’où elle avait dû sauter. Il se souvenait maintenant comment il fallait s’y prendre. Il était déjà venu très souvent ici. L’arbre impossible, la capacité de voler. Très souvent.
Il courut le long de la plate-forme et s’élança dans le vide en écartant les bras et en formant un V avec ses jambes. Il sentit l’air chaud commencer à le soulever.
Le sol – des champs et des rivières – était à un kilomètre au-dessous de lui, tandis que la cime de l’arbre était à peu près à la même distance au-dessus.
Le Dr Miejeyar était une silhouette sombre qui continuait de s’élever dans les airs. Il ajusta sa combinaison pour prendre de l’altitude, et il se dirigea vers elle.
Dès que Yime se réveilla, elle sut qu’elle dormait encore. Elle se leva, sans vraiment savoir si elle le voulait ou si, sans savoir comment, on l’avait soulevée et tirée de son lit. C’était difficile à dire.
De minces fils noirs s’élevaient de ses mains. Elle en remarqua d’autres reliés à ses pieds qui dépassaient du bas de sa chemise de nuit. Et il y en avait aussi à ses épaules, et à sa tête. Elle leva la main et les sentit plier et se tendre sous ses doigts pour la laisser pencher la tête en arrière. Apparemment, elle était devenue une marionnette, ce qui était bizarre. Elle n’avait encore jamais fait de rêve comme ça.
En regardant au-dessus d’elle, elle vit le drone du vaisseau là où elle se serait attendue à voir une main tenant la croix en bois permettant de contrôler les ficelles. En se penchant de côté – là encore, les fils se relâchèrent ou se tendirent en conséquence –, elle constata que ces fils s’élevaient au-delà du drone, qui était lui-même contrôlé par quelqu’un. Elle se demanda s’il ne s’agissait pas d’une image profondément enfouie dans son esprit sur la façon dont la Culture organisait sa structure « pas vraiment hiérarchique pour un sou ».
Au-dessus du drone, les fils continuaient de monter vers le plafond (qui était en réalité le sol, naturellement). Il y avait un autre drone là-haut, et un autre, et encore un autre, une série de drones de plus en plus petits, mais pas seulement parce qu’ils étaient plus éloignés. Elle se rendit compte qu’elle pouvait maintenant voir à travers le plafond. Loin au-dessus d’elle, elle distinguait une succession de vaisseaux de plus en plus gros, jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans une brume de planchers, de nervures et autres éléments de la structure. Le plus gros qu’elle pouvait voir ressemblait à un VSG de taille moyenne, mais ce pouvait aussi bien être un nuage.
Elle se déplaça/fut déplacée le long du plancher/plafond. Elle avait l’impression de contrôler ce mouvement, mais en même temps, les fils – qui étaient plutôt de minces câbles, d’ailleurs – semblaient faire tout le travail. Elle comprit que cette sensation de flottement provenait des ficelles, et non de la gravité fractionnelle. C’était logique.
Elle baissa les yeux pour regarder ses pieds bouger, et elle remarqua qu’elle pouvait voir à travers le plancher. Elle fut étonnée de constater que les fils le traversaient pour rejoindre une autre personne dont elle voyait le sommet du crâne.
Elle s’arrêta. La personne au-dessous d’elle s’arrêta. Elle sentit les fils faire quelque chose, mais à travers elle, sans la faire bouger. La personne au-dessous d’elle avait levé la tête et la regardait. Elle lui fit un petit signe de la main. La personne lui en fit un à son tour. Elle lui ressemblait un peu, mais pas complètement. Sous la personne au-dessous d’elle, il y en avait d’autres. Humaines – peut-être seulement panhumaines un peu plus bas, c’était difficile à dire –, vaguement femelles, qui toutes lui ressemblaient un peu.
Elles aussi semblaient finir par disparaître dans la brume, qui était exactement la même que la brume au-dessus d’elle, ce qui était tout à fait cohérent.
Elle retira sa chemise de nuit et commença de s’habiller. Les vêtements coulaient comme du liquide autour des fils qui la contrôlaient, en s’écartant et en se refermant comme il fallait. Elle fut bientôt dehors, marchant le long du véritable sol du couloir, entourée d’arches qui se rejoignaient au-dessus d’elle, comme c’était censé être normalement.
Une cascade d’images successives et une légère brise sur son visage lui indiquèrent qu’elle se déplaçait très rapidement, et elle se retrouva enfin à l’entrée de la salle qui abritait la singularité. Ici, la gravité était plus forte, sans doute à la moitié de la valeur normale. Une série d’épaisses portes en métal brillant s’écartèrent, roulèrent, se dilatèrent ou se relevèrent pour la laisser passer, et elle entra. Elle ignorait ce qu’il y avait au-dessus ou au-dessous d’elle, mais en tout cas, ça n’interférait pas du tout avec les ficelles.
Elle rejoignit enfin un immense espace sphérique sombre, avec une seule chose en son centre.
Elle éclata de rire en voyant la façon dont la singularité avait choisi de se présenter à elle. C’était un sexe en érection, un phallus dressé que n’importe quel panhumain adulte aurait aussitôt reconnu, mais avec un vagin qui le fendait sur la plus grande partie de sa longueur, orné d’une double paire de lèvres verticales. Il réussissait à ressembler aux deux sortes de parties génitales à la fois, sans qu’aucune des deux ne prédomine. Yime se demanda si c’était son subconscient qui avait façonné ça pour elle. Elle se tâta entre les cuisses comme pour dire à sa propre petite bosse de ne pas s’en faire, de ne pas être jalouse.
— Ah, s’entendit-elle dire, vous n’allez quand même pas me tuer, moi aussi ? Comme Norpi ?
— Nopri, rectifia le vagin.
Il pouvait parler, bien sûr. Elle se trompait toujours sur les noms, dans ses rêves.
— Vous n’allez pas me tuer, dites-moi ?
Elle s’était souvenue du jeune homme chauve qui lui avait dit que chaque fois qu’il essayait de parler au Bulbitien, celui-ci le tuait, et qu’il était obligé de se faire reventer. Elle avait pensé que c’était ce qui allait se passer ici. Étrange… Elle aurait sans doute dû avoir peur, mais il n’en était rien. Elle se demanda pourquoi.
— Je préférerais que vous ne le fassiez pas.
Elle leva les yeux et vit que le drone du vaisseau était toujours là, quelques mètres au-dessus d’elle. C’était rassurant.
— Il essaie de faire quelque chose de différent, dit la voix. (C’était une belle voix sonore, qui articulait parfaitement chaque syllabe.) Ceci n’est pas cela.
Elle réfléchit un instant.
— Ma foi, qu’est-ce qui l’est, à part ceci même ?
— Précisément.
— Qui êtes-vous, exactement ?
— Je suis ce que les gens appellent le Bulbitien.
Elle inclina la tête pour le saluer. Elle aperçut la personne au-dessous d’elle qui était restée droite. Elle se demanda si c’était impoli. Elle espérait que non.
— Enchantée de faire votre connaissance, dit-elle.
— Pourquoi êtes-vous ici, Prebeign-Frultesa Yime Leutze Nsokyi dam Volsh ?
Ouh là… Son Nom Complet. Ce n’était pas le genre de chose qu’on entendait tous les jours.
— Je suis censée attendre un vaisseau qui doit venir d’un VSG de la Culture nommé Réflexion Interne Totale.
— Pourquoi ?
— Pour voir si une jeune femme du nom de Ludedge Ibrek… heu, quelque chose comme ça… enfin, pour voir si elle débarque ici aussi pour repartir dans le vaisseau du Réflexion Interne Totale.
Elle avait le droit de dire tout ça, non ? Tout le monde savait ça.
— Dans quel but ?
Apparemment, il y avait une ficelle capable de lui gonfler les joues et de lui faire pousser un long soupir.
— Eh bien, c’est un peu compliqué.
— Expliquez-moi, je vous prie.
— Eh bien… fit-elle.
Et elle lui expliqua.
— À votre tour.
— Quoi ?
— À votre tour de me dire ce que je veux savoir.
— Vous pourriez ne pas vous souvenir de ce que je vous dis.
— Dites-moi quand même.
— Très bien. Que voulez-vous savoir ?
— Où est le Réflexion Interne Totale ?
— Je ne sais pas.
— À quelle distance se trouve le vaisseau qui doit venir ?
— Je ne sais pas.
— Comment s’appelle ce vaisseau ?
— Je ne sais pas.
— Qui êtes-vous, exactement ?
— Je vous l’ai déjà dit. Je suis la structure qui vous entoure. Ce que les gens appellent un Bulbitien.
— Quel est votre nom ?
— On m’appelle le Bulbitien Flottant du Filament de Semsarine.
— Mais comment vous appelez-vous vous-même ?
— Exactement comme ça.
— Très bien. Comment vous appelait-on autrefois, avant la guerre ?
— Jariviour 400.54, Mochurlian.
— Merci de m’expliquer.
— La première partie est mon nom propre, la partie figurative est une dimension et une désignation de type, la dernière est l’ancien nom du système stellaire où j’habite.
— Qui a installé la singularité dans votre centre ?
— Les Apsejundes.
— Hmm. Je n’en ai jamais entendu parler.
— Question suivante.
— Pourquoi l’ont-ils installée là ?
— En partie pour produire de l’énergie, en partie pour montrer leur puissance et leurs talents, et en partie pour détruire ou peut-être stocker de l’information. Leurs méthodes semblaient parfois aussi obscures que leurs motivations.
— Pourquoi les avez-vous laissés faire ?
— À l’époque, j’étais encore en train de recouvrer mes facultés. Elles avaient été endommagées par l’ennemi au point d’être presque irréparables.
— Qu’est-il arrivé à ces… Apsenjudes ?
— Apsejundes. Ils m’ont mis en colère, alors je les ai tous jetés dans la singularité. On pourrait dire qu’ils existent encore en un certain sens, écrabouillés le long de son horizon des événements. Leur perception du temps peut avoir été compromise.
— Comment vous ont-ils mis en colère ?
— Cela n’a pas facilité les choses qu’ils me posent autant de questions.
— Je vois.
— Question suivante ?
— Êtes-vous en contact avec les Sublimés ?
— Oui. Nous le sommes tous.
— Définissez « nous » dans ce contexte.
— Non.
— « Non » ?
— Je refuse.
— Pourquoi m’avez-vous posé toutes ces questions ?
— Je veux connaître les grands secrets de tous ceux qui viennent me voir.
— Pourquoi continuez-vous de tuer Norpe ?
— Nopri. Il aime bien ça, et il en a besoin. Je l’ai découvert quand je lui ai demandé ses grands secrets le soir de son arrivée. Il croit que la mort est ineffablement profonde, et qu’il se rapproche sans cesse d’une vérité absolue chaque fois qu’il meurt. C’est sa faiblesse.
— Quels sont vos grands secrets ?
— Il en est un, très ancien : je suis un canal de communication pour les Sublimés.
— Ce n’est pas un bien grand secret. La Culture a une équipe de la section Numina installée ici, justement pour travailler sur cette hypothèse.
— Oui, mais ils n’en sont pas sûrs. Je pourrais mentir.
— Tous les Bulbitiens sont-ils reliés aux Sublimés ?
— Je crois que c’est le cas pour tous les Flottants. En ce qui concerne les Déchus, c’est impossible à dire. Nous ne communiquons pas directement. Je n’en connais aucun qui le soit avec certitude.
— Vous avez d’autres secrets ?
— Mon plus récent est que je suis très préoccupé par la possibilité d’une attaque dirigée contre mes camarades et moi.
— Merci de définir « camarades » dans ce contexte.
— Tous ceux qu’on appelle les Bulbitiens, aussi bien Déchus que Flottants.
— Une attaque venant de qui ?
— De ceux qui sont anti-Enfers dans ce qu’on appelle la Guerre au Paradis.
— Pourquoi attaqueraient-ils les Bulbitiens ?
— Parce que nous sommes réputés pour posséder des substrats processeurs d’une capacité substantielle mais indéterminée dont les qualités précises, les loyautés civilisationnelles et les objectifs pratiques sont inconnus et intrinsèquement mystérieux. C’est pour cette raison que certains soupçonnent les Bulbitiens d’héberger les Enfers qui font l’objet de la dispute susmentionnée. Je dispose de certaines informations selon lesquelles le camp anti-Enfers pourrait être en train de perdre la guerre dans l’environnement virtuel établi d’un commun accord à cette fin. Il semblerait que les anti-Enfers n’aient pas réussi à détruire les Enfers par une attaque informationnelle directe, et envisageraient donc maintenant une guerre dans le Réel afin de détruire les substrats physiques eux-mêmes. Nous ne sommes pas les seuls à être ainsi soupçonnés. Je crois comprendre que de nombreux autres noyaux processeurs potentiels font l’objet de soupçons. Mais s’ils se concentrent sur nous, nous pourrions nous trouver soumis à une attaque sévère et prolongée. Je n’envisage aucun danger existentiel pour mes camarades Flottants et moi-même, qui sommes dans l’espace, mais les Déchus, immobilisés sur des planètes, pourraient ne pas être à même de se défendre.
— Pouvez-vous prouver… montrer que vous n’abritez pas ces Enfers ?
— Je pense que je le pourrais en ce qui me concerne, mais cela nécessiterait sans doute que je coupe provisoirement mes liens avec les Sublimés. La même technique devrait être accessible aux autres Flottants. Cela étant, si certains sont déterminés à rester soupçonneux, ils pourraient penser qu’il s’agissait des liens avec les Enfers – conservés on ne sait comment dans des niveaux plus profonds de nous-mêmes – dont nous nous serions détachés pour les escamoter. En poussant les soupçons à l’extrême, on peut imaginer que seule notre destruction immédiate et totale serait de nature à satisfaire ces fanatiques bourrés de préjugés. La situation des Déchus est beaucoup plus préoccupante encore, parce que même moi, je ne suis pas certain qu’ils n’hébergent pas ces Enfers. Ils le font peut-être à leur insu. Ou en toute connaissance de cause. Vous voyez ? Je n’en sais pas plus que les autres, ce qui, en soi, est un motif de préoccupation.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— J’ai décidé d’alerter la civilisation connue sous le nom de Culture, ainsi que d’autres civilisations potentiellement compréhensives dotées d’une réputation similaire d’empathie, d’altruisme et d’honnêteté stratégique, et de capacités militaires conséquentes. C’est ce que je suis en train de faire en ce moment, en parlant avec vous. Avant votre arrivée, j’en étais venu à envisager d’en informer Nopri et son équipe, ou l’équipe de Mme Dvelner, ou les deux, ainsi que tout personnage important qui pourrait se trouver à bord du vaisseau en provenance du Réflexion Interne Totale. Peut-être le vaisseau lui-même, ou celui qui vous a amenée ici, même si cela m’aurait conduit à rompre le serment que je me suis fait à moi-même il y a très longtemps. Toujours est-il que vous êtes là, et c’est à vous que je le dis, car vous me semblez une personne importante et de grand potentiel.
— Vous trouvez ?
— Vous avez une certaine importance au sein de votre département spécialisé, Quietus, et également dans Circonstances Spéciales, la division de Contact. Vous êtes connue. Vous êtes, parmi certaines élites, célèbre. Si vous parlez, les gens vous écouteront.
— Seulement si je m’en souviens. Vous m’avez dit que je pourrais ne pas me souvenir de tout ça.
— Je pense que vous vous en souviendrez. En fait, je n’aurais peut-être pas pu vous empêcher de vous en souvenir, ou du moins de transmettre à d’autres ce que vous avez appris. Hmm. C’est agaçant.
— Si vous voulez bien m’expliquer ?
— L’appareil distribué logé dans votre cerveau et dans votre système nerveux central, dont je ne viens de découvrir que tout récemment l’existence, ce que je trouve contrariant, aura enregistré ses propres souvenirs de cette rencontre et serait capable de les transmettre à votre cerveau biologique. Je soupçonne fortement qu’il a déjà transmis notre conversation jusqu’à présent… ailleurs. Peut-être au drone qui vous accompagnait à votre arrivée et au vaisseau qui vous a amenée ici. C’est très inhabituel. Unique, même. Et également très agaçant.
— De quoi parlez-vous ? Vous voulez dire un lacis neural ?
— Dans une acception suffisamment générale du terme, oui. C’est certainement quelque chose de très similaire.
— Eh bien, vous vous trompez. Je n’ai pas de lacis neural.
— Je pense que vous en avez un.
— Et je sais que je n’en ai pas.
— Vous me permettrez d’être d’un avis différent, comme ceux qui ont raison disent toujours à ceux qui ont tort mais qui refusent de le reconnaître.
— Écoutez, je le saurais bien si…
Elle sentit sa mâchoire se refermer sous l’action du fil approprié, et elle resta sans voix.
— Oui ?
D’autres fils la redressèrent.
— Je n’ai pas de lacis neural.
— Oh, mais si, Mlle Nsokyi. C’est une variante très peu conventionnelle et d’un exotisme élevé, mais qui satisferait à la définition de la plupart des gens pour ce genre d’appareil
— C’est absurde. Qui m’aurait installé un tel… ?
Elle n’alla pas plus loin. Elle avait compris.
— Comme vous semblez commencer à vous en douter, je pense qu’il s’agit de Circonstances Spéciales.
Yime Nsokyi regarda la chose au milieu de la grande sphère sombre. Elle avait abandonné sa forme d’organes sexuels panhumains pour devenir un petit point noir scintillant, puis plus rien. Elle se sentit violemment repoussée, projetée à travers les murs et les structures comme s’ils n’existaient pas, à une vitesse telle que ses vêtements claquaient follement dans le déplacement d’air. Les fils qui la retenaient se rompirent. Le vent autour d’elle se mit à rugir et ses vêtements furent arrachés comme si elle s’était trouvée prise dans le souffle d’une terrible explosion. Elle finit par plonger dans son lit, nue et hurlante, au milieu de draps déchirés et d’eau bouillonnante.
Yime reprit conscience dans ce qui semblait un combat avec la réalité elle-même, se débattant et suffoquant dans l’eau qui redescendait lentement sur elle. Elle portait encore sa chemise de nuit, trempée et remontée jusqu’aux aisselles. L’immense pièce était éclairée par une lumière qui oscillait entre le rose et le blanc. Yime se mit à tousser, et elle roula en travers du lit défoncé au milieu des flaques d’eau. Elle se hissa par-dessus le bord et chercha le drone des yeux.
Il était allongé par terre, sur le dos, et tournait comme une toupie. Ce n’était pas bon signe, songea-t-elle en se laissant tomber du lit.
— Je crois qu’on devrait… commença-t-elle.
Un éclair violet jaillit du plafond et frappa le drone, projetant vers elle un fin brouillard jaunâtre. Ce brouillard était incandescent et contenait des fragments qui enflammaient tout ce qu’ils touchaient. Le drone avait été transpercé de part en part et pratiquement fendu en deux par le rayon. Des particules du brouillard de métaux fondus touchèrent Yime aux jambes, la criblant d’une douzaine de petits trous brûlants. Elle roula en hurlant sur le sol trempé pour tenter de s’écarter. Elle sentit son système antidouleur s’activer et la sensation de pointes rougies au feu cessa brusquement.
Un missile-couteau apparut à l’avant du boîtier fracturé du drone et s’envola aussitôt vers elle. Elle crut l’entendre commencer à dire quelque chose, mais il fut aussitôt pulvérisé par un autre éclair violet. Yime sentit un débris incandescent lui frôler la joue, et un autre déchira sa chemise de nuit qui était retombée sur sa poitrine. Elle semblait entourée de fumée et de flammes. Elle s’aplatit au sol et commença à s’éloigner en rampant, aussi vite qu’elle le pouvait.
La détonation sèche d’un bang supersonique lui fit vibrer les tympans. Un missile-couteau venait d’apparaître un mètre devant elle. Il se redressa pour pointer son champ scintillant vers le plafond. Un autre éclair violet s’abattit sur lui et l’enfonça dans le plancher jusqu’à mi-hauteur du manche.
— BAISSEZ-VOUS ! BAISSEZ-VOUS ! POSITION ACCROUPIE ! POSITION ACCROUPIE ! beugla le missile avant de voler en éclats sous l’impact d’un deuxième éclair.
Yime sentit un débris lui frapper violemment le crâne. Le temps que le drone ait prononcé le mot « POSITION », elle s’était déjà mise dans la posture de Déplacement d’urgence – chevilles et genoux serrés, fesses sur les talons, bras enserrant les jambes et tête inclinée de côté sur les genoux.
Des flammes rouge vif l’entourèrent et un coup de tonnerre retentit. Ses poumons se vidèrent. L’espace d’un instant, tout devint noir et parfaitement silencieux, puis elle fut soudain serrée et comprimée au point qu’elle sentit ses os commencer à plier et sa colonne vertébrale à craquer. Si elle n’avait pas déjà été en mode antidouleur, elle aurait poussé des hurlements d’agonie.
L’instant d’après, elle se retrouva projetée à travers le salon faiblement éclairé de l’UCG Bodhisattva. Elle atterrit à plat ventre dans la moquette épaisse et se mit aussitôt à recracher de l’eau.
Elle avait mal dans tous les os, sa tête bourdonnait, et elle sentait des picotements sur sa peau en une variété d’endroits tout à fait étonnante. Elle regarda ses poignets, là où ils avaient été serrés contre ses jambes. La peau avait été arrachée sur quelques centimètres carrés, et du sang suintait encore un peu de ses blessures. Elle avait l’impression que la plante de ses pieds était également à vif. Du sang avait coulé de sa tempe droite et collé ses paupières. Elle sentit sous ses doigts un bout de métal encore chaud qui dépassait de son crâne. Elle l’arracha, et elle entendit comme un bruit d’os qui grinçait dans sa tête. Elle essuya le sang de son œil droit et examina le fragment. Un centimètre de long. Elle n’aurait peut-être pas dû l’enlever. Le sang sur sa surface grisâtre dégageait de la fumée, et elle vit que le bout de ses doigts commençait à virer au marron. Elle jeta le bout de métal sur la moquette, qui se mit à grésiller. Elle se tâta l’arrière du crâne avec précaution. Elle avait été en partie scalpée, là aussi.
Le vaisseau émettait un bruit. Un bourdonnement puissant et profond, de plus en plus fort. Elle n’avait jamais entendu un vaisseau de Quietus faire un bruit comme ça. Elle n’était jamais non plus montée à bord d’un de ces vaisseaux sans être accueillie presque aussitôt, et toujours avec courtoisie. Mais là, pour l’instant, rien. La situation devait être désespérée.
Soudain, la gravité sembla changer de direction et Yime se mit à glisser sur la moquette jusqu’à ce qu’elle percute un mur. Elle roula et se retrouva les bras en croix plaquée contre la cloison. Le vaisseau semblait s’être dressé à la verticale sur sa poupe. Yime se sentit soudain très lourde et de nouveau comprimée.
Une accélération qu’elle pouvait percevoir à l’intérieur du champ d’un vaisseau… C’était horriblement mauvais signe, mais elle se doutait que ça n’allait pas s’arrêter là. Elle attendit qu’un champ disjoncte autour d’elle.
C’est ce qui se produisit, et elle perdit connaissance.
Il finit par rejoindre le Dr Miejeyar, tandis que tous deux s’élevaient dans l’air chaud vers la cime du gigantesque arbre impossible.
Il lui cria « Hello ! ». Elle lui sourit et répondit quelque chose. Légers comme des plumes, ils étaient portés par les courants ascendants et le bruit du vent n’était pas si fort que ça, mais il tenait à entendre ce qu’elle avait à lui dire. Il manœuvra pour se rapprocher d’elle jusqu’à ce qu’il n’en soit plus qu’à un mètre.
— Vous pouvez répéter ? demanda-t-il.
— Je vous disais que je ne suis pas dans votre camp.
— Vraiment ? fit-il avec un sourire sceptique.
— Et l’Accord de Conduite de la Guerre ne s’applique pas en dehors des limites de la confliction telles que déterminées d’un commun accord.
— Quoi ?
Soudain, sa combinaison ailée se retrouva en lambeaux, comme déchiquetée par des dizaines de lames de rasoir. Il tomba aussitôt en hurlant. Autour de lui, l’air, les nuages et le ciel devinrent très sombres, et le temps d’un battement de ses bras impuissants, l’arbre impossible se transforma en un immense tronc calciné dépourvu de feuilles, parcouru de flammes, enveloppé de fumée, la plupart de ses branches cassées ou ballottant dans le vent tels des membres brisés.
Il continua de tomber en tournoyant. Sa combinaison lacérée flottait autour de lui, les lambeaux de tissu léchant ses membres telles des flammes glacées. Il arrêta de crier un instant tant il avait la gorge à vif, puis il aspira profondément et se remit à hurler.
L’ange noir qui avait été le Dr Miejeyar descendit au-dessus de lui, aussi calme et élégante qu’il était terrorisé et paniqué. Elle était très belle à présent, avec des bras qui s’étaient transformés en grandes ailes noires, des cheveux flottant dans le vent et un simple maillot qui laissait voir la plus grande partie de son corps aux formes voluptueuses.
— Vous vous êtes livré à une opération de piratage, colonel, lui dit-elle, une infiltration contraire aux lois de la guerre, et ces mêmes lois ne sauraient donc vous protéger. Cela s’assimile à de l’espionnage, et l’on n’accorde aucune pitié aux espions. Regardez au-dessous de vous.
Il aperçut un immense paysage empli de fumée, de feux et de tortures. Des fossés de flammes, des rivières d’acide et des forêts de pieux barbelés, dont certains étaient déjà ornés de corps convulsés. Il s’en approchait rapidement, plus que quelques secondes…
Il se remit à hurler.
Tout se figea. Il voyait toujours l’effroyable spectacle au-dessous de lui, mais il avait cessé de s’en approcher. Il essaya vainement d’en détourner les yeux.
La voix de l’ange noir lui dit :
— Ce serait encore trop bon pour vous.
Elle émit un bruit comme un claquement de langue, et il mourut.
Dans l’espace du Trapèze, Vatueil se balançait en chantonnant doucement. Il attendait.
Les autres apparurent un par un. Il aurait été facile de distinguer ses amis de ses ennemis rien qu’à la façon dont ils croisaient ou non son regard. Ceux qui avaient toujours considéré ces tentatives d’infiltration comme une perte de temps, guère plus qu’une façon pitoyable de montrer à l’ennemi l’étendue de leur désespoir, le regardaient droit dans les yeux avec un sourire triomphant. Ceux qui avaient été d’accord avec lui se contentaient de le saluer d’un hochement de tête avec au mieux un regard furtif, et détournaient les yeux quand il insistait, en plissant les lèvres ou en se grattant la fourrure, ou encore en examinant leurs ongles et ainsi de suite.
— Ça n’a pas marché, dit jaune.
Il ne s’était pas embarrassé de préambules, songea Vatueil. Bah, de toute façon, ils ne rédigeaient pas de comptes-rendus de réunion.
— Effectivement, dit-il, ça n’a pas marché.
Il s’intéressa à une petite touffe de poils rouges emmêlés sur son ventre.
— Je pense que nous savons tous quel est le stade suivant, le dernier recours, dit violet.
Ils se regardèrent tous en une sorte de symétrie de hochements de tête et de marmonnements.
— Soyons bien clairs là-dessus, déclara Vatueil au bout d’un moment. Nous parlons de déplacer la guerre dans le Réel. Nous parlons de désobéir aux règles que nous avons librement accepté de respecter dès le début de cette affaire. Nous parlons de renier les engagements que nous avons pris solennellement il y a si longtemps, et que nous avons scrupuleusement tenus jusqu’ici. Nous parlons de faire table rase, comme s’il n’avait servi à rien, d’un conflit auquel nous avons consacré trente ans de notre vie. (Il s’interrompit un instant pour les regarder tous.) Et c’est du Réel que nous parlons. Il n’y a pas de réinitialisations, et tandis que certains peuvent posséder quelques vies supplémentaires, c’est un luxe que tout le monde n’a pas : les morts et les souffrances que nous causerons seront réelles, ainsi que le blâme que nous encourrons. Sommes-nous vraiment prêts à prendre cette voie ? (Il les balaya encore une fois du regard, puis il haussa les épaules.) Je sais que je le suis, dit-il. Mais vous ?
— Nous avons déjà discuté de tout ça, dit vert. Nous sommes tous…
— Je sais, mais…
— Ne devrions-nous pas… ?
— Ne pourrions-nous pas… ?
Vatueil couvrit leurs voix.
— Passons simplement au vote et finissons-en, voulez-vous ?
— Oui, assez de temps perdu comme ça, dit violet avec un regard appuyé vers Vatueil.
Ils votèrent.
Ils restèrent assis un moment, en se balançant doucement sur leurs trapèzes. Personne ne disait rien. Et puis :
— Que le chaos se déchaîne, dit jaune d’un ton résigné. La guerre contre les Enfers apporte l’enfer dans le Réel.
Vert soupira.
— Si nous échouons, dit-il, il faudra dix mille ans avant qu’ils nous pardonnent.
Violet ricana.
— Même si nous réussissons, beaucoup ne nous pardonneront pas en un million d’années.
Vatueil soupira et hocha doucement la tête.
— Que le Destin nous vienne en aide, dit-il.
La conclusion de ce roman est parue sous le titre :
Les Enfers virtuels 2, Détail.