Car c’est de Charles le Chauve, et de ses successeurs au royaume des Francs de l’Ouest pendant un siècle et demi, que nous devons désormais, pour l’essentiel, nous occuper. L’Empire carolingien, à présent, n’est plus qu’un souvenir. Mais parce qu’il est un souvenir, sa présence habite, obsède l’esprit du roi et de ses contemporains les mieux instruits, en particulier les gens d’Église. Les hommes du haut Moyen Age avancent, car toute société évolue, les yeux rivés sur un passé transmuté en référence, en modèle, avec lequel il faut à tout prix renouer. L’Empire, au milieu du IXe siècle, est passé tout entier du côté de l’idéologie. A ce titre, il devient une réalité puissamment agissante, même si, et sans doute parce que, elle n’est plus incarnée. L’idée lancinante persiste d’une unité perdue, à restaurer de toute nécessité.
Ce sentiment est d’autant plus pressant que les forces de dissociation sont davantage à l’œuvre.
Est-ce à dire que le royaume de Charles n’a aucune consistance ? Autrement dit, la France est-elle ou non née en 843 ?
La question n’est pas dérisoire ni même anachronique. Les historiens médiévaux, assez tôt, se la poseront. Le fait est que, dans la suite, la part de Charles, en dépit des secousses politiques et des aléas dynastiques, ne sera jamais démembrée, et qu’elle aura toujours un roi à elle, et un seul, quelle que soit la réalité de son pouvoir.
La terminologie de l’époque demeure floue, reprenant les dénominations antiques. L’abbé Loup de Ferrières, dont la correspondance s’étale de 830 à 860, déclare quand il franchit le Rhin d’est en ouest rentrer dans sa patrie. Il se montre sensible aux différences linguistiques. Italie, Germanie, Gaule, voilà la géographie du monde qu’il connaît. C’est dans ces deux derniers pays que se trouvent les Francs. Mais le terme « Francia » ne fait pas partie de son vocabulaire, à la différence de Nithard qui, lui, localise la Francie entre la Loire et le Rhin, regroupant ainsi les anciennes Neustrie et Austrasie, mots qui demeurent, eux aussi, en usage.
Surtout, malgré les efforts soutenus de Charles le Chauve pour regagner du terrain à l’est, là où se trouve enracinée sa famille, là où gît en terre son glorieux grand-père Charlemagne, le centre de gravité du nouveau royaume se situe plus à l’ouest. A présent, et de mieux en mieux, les principaux points d’appui du dispositif royal se trouvent à Laon et à Orléans, à Reims et à Paris, ou plutôt à Saint-Denis, établissement dont l’importance, idéologique surtout, ne cesse de croître. C’est dans cette région que le roi Charles se sent le plus chez lui : là sont, en plus grand nombre, ses palais, ses fiscs, ses évêques et ses abbés excellents, ses vassaux fidèles. Là, du coup, se loge et grandit une légitimité carolingienne renouvelée, même si la région entre Meuse et Rhin conserve les signes et les insignes les plus considérables. La Francie occidentale, au milieu du IXe siècle, est en situation de devenir quelque chose qui, sans être une nation ou un État, posséderait, à terme, une existence propre. Le très long règne de Charles le Chauve permit de donner un nom et un visage, sinon un corps, à cette entité.
De ce règne, on s’épuiserait à suivre les tours et détours, les temps et contretemps qui conduisent Charles à être couronné empereur, le jour de Noël 875, des mains du pape Jean VIII, dans la basilique de Saint-Pierre de Rome, le lieu le plus sacré de l’Occident chrétien, et à mourir, brisé, au fin fond de la Maurienne, moins de deux ans plus tard, à cinquante-quatre ans.
Pour tenter d’y voir un peu clair dans l’embrouillamini des événements, que les sources annalistiques se bornent, le plus souvent, à aligner succinctement, je m’en tiendrai à quelques points à mon avis fondamentaux : l’exercice de la royauté et ses rapports avec l’aristocratie, tant laïque qu’ecclésiastique, le contrôle du royaume, la pression des agressions extérieures. Tous ces éléments, bien entendu, s’entremêlent étroitement et influent les uns sur les autres. S’y ajoutent les liens, et les antagonismes, entre les différents membres de la dynastie carolingienne qui tiennent, en Occident, les autres royaumes, ainsi que les successions qui, de temps en temps, s’ouvrent.
Sur cette période capitale, pour laquelle la documentation est assez fournie, émanant tant de la chancellerie royale, ce qui est à soi seul un indice, que de la haute Église, tout, et son contraire, a été écrit, à renfort d’arguments souvent impressionnants : naissance de la féodalité, et pourtant vigueur de l’administration royale, décomposition du royaume, et pourtant cohésion de la Francie occidentale, abaissement de l’Église, et pourtant contrôle de la royauté par les évêques, ravages exercés par les Normands, et pourtant développement des échanges économiques et surtout culturels, intervention grandissante de la papauté, et pourtant apparition du gallicanisme.
Que dire de plus, ou d’autre ?
D’abord, ne pas trop solliciter les textes, ni les faits, qui sont le plus souvent la même chose. Ensuite, tenir compte des distances géographiques et culturelles, qui induisent des décalages chronologiques : tandis que l’administration royale fonctionne comme devant en Champagne ou en Picardie, il est clair qu’en Rouergue les missi dominici ne se montrent plus et que les comtes ne transmettent plus au trésor royal la part d’impôts et d’amendes qui lui revient. De même, la situation dans chaque région est différente selon que le roi y possède ou non des domaines, et donc la capacité ou non de rémunérer des services et de fixer des fidélités.
Il en résulte que les évolutions en cours avancent d’un pas très différent selon les territoires, selon les couches sociales aussi. En réalité, le sort du plus grand nombre ne se modifie guère : qu’importe, pour un rustre, de qui il dépend juridiquement, pour le compte de qui il travaille, à qui profitent les redevances dont il doit s’acquitter ? Au total, et sous bien des nuances et des réserves, la tendance est celle-ci : le système administratif carolingien, celui de la fin du VIIIe siècle, a la vie dure, très dure. Mais ceux qui le font fonctionner, et en profitent, ne sont plus les mêmes. Les charges sont accaparées, parfois appropriées, par des groupes, lignagers le plus souvent, de mieux en mieux implantés dans le territoire et parmi les hommes qui leur ont été confiés. Le péril scandinave, aussi les conflits entre Charles le Chauve et ses frères ou neveux, ont renforcé ce mouvement des grands vers l’autonomie. Du coup, l’exercice de l’autorité royale, voire la définition de sa fonction se sont eux aussi modifiés. Le roi, de plus en plus, doit, et sans doute souhaite, composer avec son aristocratie. Les obligations du roi envers ses fidèles, et surtout envers l’Église, équilibrent davantage les droits et le prestige, toujours immenses, qui lui viennent de son ascendance et des rites de couronnement. En outre, le roi Charles, malgré un appauvrissement déjà amorcé sous le règne de son père, conserve d’importants moyens d’agir : ses biens patrimoniaux demeurent en quantité appréciable, situés essentiellement entre Loire et Meuse, ainsi qu’en Bourgogne, et aussi en Septimanie. Il a donc encore de quoi donner, même si c’est de moins en moins. D’autre part, le produit des tonlieux et des amendes lui parvient encore, là où les fonctionnaires restent solidement dans sa main ; cependant, du fait des aliénations qu’il consent, ces rentrées s’amenuisent. Enfin, le roi tient à sa disposition les revenus et les hommes de nombre d’évêchés, et surtout d’abbayes, comme Corbie, Saint-Médard de Soissons, Saint-Martin de Tours, Saint-Quentin, et d’abord Saint-Denis, dont Charles devient lui-même abbé laïque. Sur les biens d’Église, reprenant une tradition ancienne un moment interrompue par Louis le Pieux, il prélève largement, tant pour doter ses fidèles en terres que pour satisfaire aux exigences des Normands en métal précieux. Sous son règne, les abbés laïques se multiplient : rien n’est plus convoité par les membres de la famille royale, notamment les cadets et les bâtards, et par les grands.
Le roi, les grands, à l’intérieur desquels il faut distinguer entre l’aristocratie laïque et l’aristocratie ecclésiastique, sans toutefois les opposer, d’autant que bien des évêques et des abbés ont des intérêts et des comportements tout laïques, agissant comme les représentants de leurs lignages au sein de l’Église.
Le roi, les grands, ces proceres auxquels les textes font de plus en plus allusion, citant des noms entre lesquels, parfois, il est difficile de se reconnaître ; au profit desquels le roi aliène son domaine, qui deviennent, dans les configurations politiques, des partenaires considérables, essentiels.
La dévolution, la conservation des fonctions et des biens, voilà autour de quoi, perpétuellement, tourne le jeu : savoir qui tiendra du roi, et maintiendra ou non dans son clan, ces fonctions comtales, avec les revenus, les biens et les pouvoirs de commandement qui s’y attachent, ces terres, ces privilèges, ces immunités en échange desquels le roi s’attache la fidélité des puissants entrés dans sa vassalité. Jusqu’à la fin du IXe siècle au moins, la distinction demeure clairement dans les esprits et les institutions entre honneurs comtaux et bénéfices vassaliques, ceux-là, rémunération d’une fonction publique, ceux-ci, contrepartie d’un engagement personnel. Dans la réalité, sur le terrain, la confusion grandit, d’autant mieux que ce qui est entré, d’une manière ou d’une autre, dans les mains d’un chef de lignage en sort de plus en plus difficilement. La patrimonialisation des biens acquis, l’appropriation des pouvoirs dont ils sont à la fois le fondement et le signe, voilà l’évolution en cours à partir du deuxième tiers du IXe siècle et qui, selon les régions et les catégories sociales aussi, s’étend sur trois ou quatre générations.
Le règne de Charles le Chauve en marque les prodromes, et parfois davantage. A cet égard, deux textes sans doute importants, en tout cas infatigablement commentés et sollicités par l’historiographie, se placent opportunément l’un au début, l’autre à la fin de ce règne.
A l’automne de 843, Charles n’a pas encore pris véritablement possession de la part que lui a attribuée la convention de Verdun. Déjà il est, à l’ouest, en lutte avec les Bretons, qui débordent de leur principauté perpétuellement insoumise. Avant que l’hiver disperse l’ost et ses chefs, que chacun des grands, ecclésiastiques et laïques, regagne la circonscription où son autorité s’exerce, tous les puissants disponibles, en vérité ceux du nord de la Loire seulement, tiennent assemblée dans la villa de Coulaines, près du Mans. Là on discute, on palabre, on délibère des intérêts communs. Ce sont les clercs, et d’abord les évêques, eux qui possèdent le langage approprié, eux qui apportent à toute convention humaine la garantie divine, qui se font le mieux entendre. A l’issue du débat, ils ont rédigé un texte au nom de l’assemblée et l’ont soumis au roi pour qu’il le souscrive. Stabilité, tranquillité, voilà les maîtres mots placés en prologue à l’accord qui va, désormais, lier le roi à son aristocratie. Le roi, l’« ordre vénérable des clercs » et les « nobles laïcs » déclarent s’exprimer d’un seul cœur et d’une seule voix. Ne croyons pas qu’il s’agisse d’une pure clause de style masquant un rapport de forces dont le roi ferait les frais. Tous sont conscients que les affaires communes ne pourront aller que si chacun reçoit son dû : à l’Église, considération et richesse, comme au temps béni de l’empereur Louis ; à Charles, « l’honneur qui convient au pouvoir royal, la sincérité et l’obéissance qu’on doit à son seigneur », évêques et fidèles étant invités à apporter au roi « conseil et aide », formule appelée à un riche avenir.
De son côté, Charles s’engage, répudiant ses erreurs de jeunesse, à ne priver personne de son honneur, à tous les sens du terme, sans juste motif, et promet de « conserver à chacun, quel que soit son ordre ou sa dignité, sa loi propre ». Enfin que tous veillent à ce que le roi n’aille pas, sous l’empire de liens de parenté ou d’amitié, se livrer à quelque action injuste et indigne de sa fonction.
Comme toujours, ce « pacte de concorde » tend explicitement à restaurer les usages anciens, excellents par définition. De fait, il n’introduit aucune innovation réelle. Il consacre les liens indissolubles de la royauté et de l’aristocratie. Il dit, et cela va mieux, ce qui allait sans dire, à savoir que le roi ne peut pas révoquer un comte par pur caprice. Au devoir de service et d’obéissance du fonctionnaire répond le respect de ses droits. Le capitulaire de Coulaines est clair au moins sur ce point : le roi est aussi un seigneur, dont le comte est aussi le vassal. Pérennité des charges et des biens, hérédité, peut-être, sont déjà sous-jacentes.
De ces engagements réciproques, du respect de l’honneur et de la justice, les évêques sont à la fois juges et parties : tous agents du roi, à l’égal et même au-dessus du comte, ils sont pour la plupart, semble-t-il, ses vassaux, même si certains éprouvent quelque réticence à prêter serment à un autre qu’à Dieu. En vérité, ce sont les gens d’Église qui, à Coulaines, définissent le cadre dans lequel s’inscrivent les rapports ente le roi et l’aristocratie ; ce sont eux qui réclament le plus vivement garanties et privilèges contre les empiétements des laïcs, à commencer par le roi, qui prélève abusivement sur le temporel des évêchés et des abbayes pour doter ses fidèles. Tout au long du règne, évêques et abbés réclameront toujours, et obtiendront parfois, la restitution des biens usurpés, souvent depuis longtemps. La correspondance de Loup, abbé de Ferrières, est pleine de ses lamentations ; pour acheter la fidélité du comte Odulf, Charles le Chauve, en 842, a ôté à l’abbaye de Ferrières sa dépendance de Saint-Josse : « Cédant à la persuasion de ceux qui ne craignent pas de s’enrichir en offensant Dieu, écrit l’abbé au roi en 845, vous avez été forcé d’assouvir le désir des séculiers au sujet de cette celle. » Loup attendra encore six ou sept ans avant de recouvrer son bien. Encore ses puissantes amitiés à la cour lui ont-elles valu ce que beaucoup de ses confrères, sans doute, n’ont jamais pu obtenir. Au total, les relations entre le roi et les grands se contractualisent : donnant, donnant. En vérité en a-t-il nulle part, jadis et naguère, jamais été autrement ?
Pour autant, les clauses du contrat de Coulaines ne doivent pas être lues à l’envers. Elles précisent les cas dans lesquels le roi n’est pas fondé à retirer aux grands leurs honneurs. En revanche, son droit de nommer et de déplacer ses fonctionnaires n’est pas contesté, et il en usera tout au long de son règne, surtout dans sa première moitié : à Nantes, au Mans, à Angers, à Autun, la charge comtale change à plusieurs reprises de titulaire. Mais lorsqu’une famille est bien établie dans une circonscription et qu’elle rend au roi l’allégeance et le service qui lui sont dus, au nom de quoi serait-elle dessaisie, surtout lorsque les comtés qu’elle tient sont éloignés ou particulièrement exposés ? De même, la nomination des évêques appartient tout entière à Charles, bien que, naturellement, s’exercent le jeu des influences et des rapports de forces, ainsi que l’intervention intermittente, mais à terme grandissante, de la papauté. Des missi dominici, institution capitale des règnes précédents, sont à l’œuvre jusque dans les années 860, dans certaines contrées. Mais ce sont les notables locaux qui, à présent, en font fonction dans leur propre région. Dès lors, loin de contrôler la puissance des comtes, ils la redoublent. Moins de mobilité, davantage d’intermédiation, ainsi évolue le système carolingien, de l’intérieur. Entre le roi et les populations, des échelons de pouvoirs et d’intervention se constituent, reliant de plus en plus fermement des groupes et des clans particuliers à des charges publiques et à des biens fonciers en voie d’accaparement. Cependant, ce processus, dont j’esquisserai le bilan un peu plus loin, n’atteint pas son terme sous le règne de Charles, grand chef et prince à tous égards considérable, auquel, non certes sans secousse, son royaume demeure attaché tout entier.
Le 14 juin 877, à Quierzy, Charles, en partance vers l’Italie pour un voyage sans retour, a réuni son aristocratie, pour la dernière fois. Laissons là, pour le moment, ce qui, dans cette assemblée, touche à la conjoncture politique, dynastique et diplomatique, pour voir ce dont sont convenus les grands et le roi pendant l’absence de ce dernier. Le problème à régler est celui de la vacance des charges publiques. S’agissant des évêchés et des abbatiats, un clerc désigné par l’archevêque exercera l’intérim, en association avec le comte, jusqu’à ce que le roi se prononce sur le nouveau titulaire. De même, l’évêque participera à la gestion de l’intérim du comté, assuré par un groupe de fonctionnaires locaux.
Le point le plus significatif est qu’il est fait acception, dans ce règlement, des fils des fonctionnaires royaux. Il leur est reconnu, semble-t-il, une vocation naturelle, sinon juridique, à succéder à leur père dans son office et dans ses biens. Fait notable, la procédure est identique pour les enfants des vassaux royaux. Dans les deux cas, il reviendra au roi de confirmer la dévolution par une investiture officielle. Les mesures ainsi arrêtées revêtent sans doute un caractère exceptionnel et transitoire ; elles marquent bien, cependant, un progrès, dans les faits et dans les esprits, de l’hérédité des charges et des biens, et de la confusion grandissante entre les honneurs, publics, et les bénéfices, privés. Enfin, le droit d’intervention reconnu aux comtes dans l’administration des évêchés n’est pas, lui non plus, sans conséquence. Le contrôle des évêchés, élément capital du dispositif carolingien, tend à échapper pour partie au souverain. Les grandes abbayes, points d’appui considérables par leur richesse foncière, leurs équipes de guerriers, leur rayonnement spirituel, pour qui les détient, passent sous le contrôle des puissances locales ; des comtes s’en font nommer, s’en proclament abbés. Vers 860, Saint-Martin de Tours et Marmoutier, Saint-Aubin et Saint-Lézin d’Angers, Saint-Symphorien d’Autun, Saint-Hilaire de Poitiers sont ainsi entrés dans la possession, voire dans le patrimoine, de grandes dynasties. Le roi ne peut que confirmer cette pratique dont, aussi bien, il donne lui-même l’exemple, quitte à intervenir au moment de la succession, ou à la faveur d’une crise.
Les crises, dans l’Occident carolingien, sont ce qui manque le moins. Certaines tournent à l’avantage du roi, la plupart lui sont contraires. L’unité du royaume, que Charles, à grandes chevauchées et payant de sa personne en tout temps et en tout lieu, s’acharne à maintenir, est travaillée par des ferments centrifuges. Les difficultés commencent à l’orée même du règne. En Aquitaine, Pépin II, le neveu du roi, renforcé de Bernard de Septimanie, refuse de reconnaître l’autorité de Charles. Bernard est capturé et décapité en 844, mais Pépin, dont les partisans taillent en pièces une armée royale dans une rencontre, près d’Angoulême, où Hugues de Saint-Quentin, bâtard de Charlemagne, et Nithard trouvèrent la mort, où Loup de Ferrières fut fait prisonnier, se voit en 845 confirmer son principat sur l’Aquitaine. Mais, constatant l’incapacité de Pépin à les protéger des Normands, les Aquitains se retournent vers Charles, qui est sacré roi à Orléans, le 6 juin 848. Que les Aquitains, c’est-à-dire quelques dizaines de grands laïques, évêques et abbés, lui fassent allégeance, n’est pas douteux. Charles est-il, pour autant, sacré roi de la seule Aquitaine ? Les annales dites de Saint-Bertin, que tient alors l’évêque Prudence de Troyes, ne sont guère explicites. Le fait essentiel est que Charles soit sacré ; roi depuis longtemps, il ne l’avait jamais été. Qu’il ait reçu les saintes huiles des mains de Wenilon, ou Ganelon, archevêque de Sens, dont le siège métropolitain est, à l’époque, le plus prestigieux des Gaules, que la cérémonie ait eu lieu à Orléans, à la jointure de la Francie et de l’Aquitaine, au cœur de la part dévolue à Charles en 843, tend à montrer que ce sacre déborde, politiquement et idéologiquement, le seul cas de l’Aquitaine. A preuve le sacre de Charles, fils aîné du roi, en 855, pour la seule Aquitaine, cette fois. A cette date, et même si Pépin II, jusqu’à sa mort, en 864, ne cesse d’entretenir l’agitation, la suprématie de Charles le Chauve au sud de la Loire n’est plus vraiment mise en question.
Avec les Bretons, les rapports sont d’une autre nature. Leurs chefs avaient reconnu dépendre des prédécesseurs de Charles le Chauve. Mais le système carolingien ne s’appliquait guère à la Bretagne au-delà de sa lisière orientale. Les fonctions comtales, quand elles existaient, étaient exercées, à leur manière, par les puissants locaux. Complication supplémentaire, les évêques bretons dépendaient de l’archevêque de Tours, géographiquement et politiquement très éloigné. Les Francs, qui n’avaient jamais vraiment pris pied en Bretagne, souhaitaient seulement ne pas voir les Bretons en sortir. La division du pays en chefferies rivales avait longtemps circonscrit le péril. Or, au milieu du règne de Louis le Pieux, le chef Nominoé était parvenu à faire reconnaître sa domination sur l’ensemble des populations. Pour l’attirer du bon côté, l’empereur, vers 830, l’avait nommé comte de Vannes, la Bretagne étant considérée, de façon à vrai dire fictive, comme son missaticum. Mais Nominoé était résolu à ne pas s’en tenir là. Passant opportunément alliance avec le groupe des Lambert de Nantes, qui s’estimait spolié par Charles, il franchit les frontières qui, à en croire Prudence de Troyes et aussi Loup de Ferrières, séparaient depuis longtemps et de façon communément admise la terre des Francs de celle des Bretons, c’est-à-dire la Vilaine et le Couesnon. Après une incursion aux abords du Mans, Nominoé, qui se donne alors du « duc de Bretagne », inflige à Ballon, près de Redon, en novembre 845, une sévère défaite à Charles, qui faillit tomber entre ses mains. Suit une alternance de guerres et d’accommodements entre le roi et le prince des Bretons qui, pour organiser un clergé autonome et soumis, à l’imitation des Carolingiens, expulsa quatre de ses sept évêques et tenta de faire ériger Dol en archevêché. Alors, conduits par leurs métropolitains Landramne de Tours, Wenilon de Sens, Paul de Rouen, Hincmar de Reims, vingt-deux évêques francs, réunis en synode en juillet 850, adressèrent à Nominoé une très sévère admonestation, identifiant la défense de l’Église et celle du royaume de Charles, dont ils se montraient ainsi, mieux que les laïcs parfois traîtres, comme Lambert, l’énergique soutien. A la mort de Nominoé, l’année suivante, son fils Érispoé, une fois encore vainqueur de Charles à Beslé, où périt notamment le comte-abbé de Tours Vivien, recevait du roi, contre un serment d’allégeance, outre la confirmation du regnum britannicum qu’il possédait déjà, les comtés de Retz, Nantes et Rennes, et entrait plus ou moins dans le système et même la famille carolingiens, puisque sa fille fut promise en mariage au futur Louis le Bègue, promu pour la circonstance roi en Neustrie. Son assassinat en 857 par son cousin Salomon, qui lui succéda, rendit à l’insécurité la région du Mans et de la basse Loire. Salomon obtint de Charles une partie de l’Anjou, le Cotentin et l’Avranchin. Sa principauté atteint alors une dimension considérable, et lui-même s’intitule « prince de toute la Bretagne et d’une grande partie des Gaules ». Jusqu’à la fin du règne de Charles, les Bretons demeurèrent irréductibles, sous leurs princes actifs et, dans le cas de Salomon, fastueux, d’ailleurs ouverts sur le monde franc et s’appuyant sur une vigoureuse implantation monastique, en particulier l’abbaye de Redon, fondée en 832 par Conwoion.
A l’est du royaume de Charles, les aléas dynastiques offrirent bientôt d’intéressantes perspectives. De 843 à 855, les trois Carolingiens successeurs de Charlemagne et de Louis le Pieux maintinrent, non sans soubresauts, et sous la pression de leurs aristocraties, notamment épiscopale, des relations assez étroites, comme si, au-delà des partages politiques et territoriaux, le patrimoine idéologique et aussi biologique des Francs demeurait indivis. Ce principe, auquel les textes donnent le nom de confraternitas ou de concordia, s’incarne dans des rencontres à trois, à Yütz en octobre 844, en février 847 et en mai 851 à Meersen, où l’on célèbre l’entente des rois frères et de leurs fidèles à l’intérieur de l’ensemble franc. D’Empire et d’empereur, dont Lothaire porte toujours le titre, il n’est plus réellement question.
En cette fin d’été 855, le vieil empereur sent sa mort prochaine. Comme il sied à un chef judicieux et prévoyant, il met alors ses affaires en ordre. Grâce à Dieu bien pourvu en fils, il confirme à Louis, l’aîné, la royauté d’Italie assortie du titre impérial, que Louis a reçu dès 850 ; à Lothaire, le deuxième, revient le meilleur de l’héritage franc, de la Frise au Jura, avec Aix-la-Chapelle en son centre, la Lotharingie pour tout dire ; à Charles, enfant épileptique dont tout laisse croire, ou mieux espérer, qu’il ne procréera pas, est attribuée la Provence, confiée en fait au comte de Lyon et de Vienne Girard. Après quoi, rentrant en lui-même, l’empereur, recru d’âge et de fatigue, s’en va mourir saintement au monastère de Prüm, au premier jour de l’automne. De trois rois régnant, les Carolingiens sont passés à cinq, avec autant de royaumes, et même davantage. C’en est fini du régime de la confraternité : frères, oncles et neveux dessinent entre eux, les uns contre les autres, des configurations provisoires. La crise la plus violente est celle qui oppose, en 858, Louis le Germanique à Charles le Chauve : en 856, à la suite de l’installation du jeune Louis le Bègue en Neustrie, et pour des motifs où s’entremêlent sans doute rivalités dynastiques et gestion, contestée, des comtés par le roi dans cette région, un parti nombreux d’aristocrates s’est agité. En 858, ils passent à la révolte ouverte. A leur tête, Robert le Fort, comte de Tours et d’Angers, maître d’abbayes considérables et glorieux chef de guerre, et Wenilon, l’archevêque de Sens ; en sont aussi les comtes Eudes d’Orléans et Adalard de Paris. Naturellement, Pépin d’Aquitaine saisit l’occasion pour se mettre en branle. Tout ce tumulte, à lire les récits consternés des ecclésiastiques, s’accompagne de brigandages et de rapines, comme si les ravages exercés par les Normands ne suffisaient pas. C’est le moment où Charles est engagé dans la lutte contre ces derniers que choisit Louis le Germanique pour entrer dans le royaume de son frère, en août 858, à l’appel des rebelles. Le voici bientôt à Châlons-sur-Marne, puis à Sens, enfin à Attigny, résidence traditionnelle des rois des Francs de l’Ouest. Wenilon, le traître Ganelon de l’épopée, lui a frayé le chemin. Il est le seul évêque à choisir le parti de Louis. En revanche, les grands laïcs sont nombreux à prêter serment à l’aîné de la dynastie, dernier survivant du premier lit de l’empereur Louis le Pieux et étranger, lui, au clan si souvent détesté de la reine Judith. Pour s’attacher des fidélités, en vérité bien provisoires, Louis recourt aux gestes coutumiers : il va distribuant, relatent les Annales de Saint-Bertin, comtés, monastères, domaines et propriétés royales. Charles le Chauve, lui, se réfugie en Auxerrois, dans la famille de sa mère, les Welf. L’essentiel se produit alors : convoqués à Reims par Louis pour une assemblée qui devrait asseoir sa légitimité, les évêques francs, emmenés par Hincmar de Reims, se récusent. Ils proclament que Charles demeure leur « seigneur », sauf à Dieu d’en disposer autrement. Ils analysent la situation politique en termes étonnamment lucides : « Ceux qui maintenant te sourient, écrivent-ils à Louis, quand ils obtiennent de toi ce qu’ils veulent, souriront à d’autres quand tu seras à l’article de la mort, pour chercher à obtenir d’eux ce qu’ils auront d’abord obtenu de toi ; mais il se pourrait aussi qu’ils le cherchent de ton vivant même. » On voit ainsi clairement, en la circonstance, que l’épiscopat constitue l’armature la plus solide de ce qui reste du système carolingien. N’étant pas engagés, du moins directement, dans des stratégies familiales ou foncières concurrentes, les évêques sont en position de dire le droit, de rappeler aux principes de paix et d’unité. Sans leur aveu et leur consécration, Louis ne peut pas aboutir. Plus que jamais, c’est sur eux, et sur Hincmar, le premier d’entre eux après la défection de Wenilon, que Charles va s’appuyer. Dès lors, ce dernier a tôt fait, au début de 859, de mettre en fuite son frère aîné. Quel est ensuite son premier geste ? Raffermir les fidélités défaillantes en prodiguant des bienfaits, et notamment en donnant des abbayes. Robert le Fort retrouve, et même accroît, sa situation entre Seine et Loire.
A l’issue de cette grosse secousse, les fondements de la légitimité royale et de la constitution du royaume apparaissent plus clairement. D’abord, l’épiscopat franc, sous la conduite d’un chef exceptionnel, Hincmar de Reims, à travers l’œuvre duquel nous lisons pour l’essentiel le troisième quart du siècle, imprime de plus en plus sa marque au système : non seulement lui revient de définir les valeurs de gouvernement et de juger de la qualité de leur mise en œuvre, mais on voit les évêques subroger le roi dans certaines de ses fonctions, notamment lorsqu’il s’agit de rétablir la concorde entre les princes carolingiens, comme c’est à nouveau le cas en 860-861. Chaque crise, on le verra bientôt, témoigne de son intervention grandissante. En même temps, parce qu’ils prétendent maintenir la notion de bien public, les évêques apportent à la prérogative royale la garantie du sacré. Cette prérogative, Charles la défend vigoureusement, et demeure en mesure de la faire prévaloir. Il aura raison de toutes les rébellions qui ne cessent de sourdre, y compris à l’intérieur de sa propre famille, où son fils Carloman lui mène la vie dure. Lorsque le droit est manifestement pour lui, il recourt avec succès à la manière forte : Bernard de Septimanie et son fils Guillaume, Pépin d’Aquitaine, Gauzbert du Mans furent ainsi éliminés. Quand à la justice se substitue le caprice personnel, c’est-à-dire quand les grands jugent que la prérogative royale ne s’exerce pas comme il convient, Charles n’arrive pas à ses fins. Un exemple ? En 867, rapportent les Annales de Saint-Bertin, un certain Acfrid, maître de l’abbaye Saint-Hilaire de Poitiers et de nombreux autres bénéfices, et ayant fait au roi de riches présents, reçut le comté de Bourges, sans que son titulaire Gérard fût ni convoqué ni convaincu d’avoir commis une faute. Ainsi le roi, garant de la chose publique, trafique des honneurs. Ce faisant, il ne respecte pas les serments tant de fois jurés, à Quierzy par exemple, en mars 858, quand il s’engageait à « honorer et à préserver chacun selon son ordre et sa personne, et à le conserver dans son honneur et sa sécurité, comme un roi fidèle doit agir, en bon droit, à l’égard de ses propres fidèles ». Gérard, que l’on sache, n’a pas été informé, et n’a pas manqué, lui, à son engagement « de vous assister fidèlement par conseil et aide selon ma fonction et ma personne ». Le bon droit, à l’évidence, n’est pas du côté du roi. Gérard peut, en toute bonne foi, conserver son comté. De fait, il résiste, et Acfrid ne parvient pas à le lui arracher. Mieux encore, les hommes du bon comte Gérard capturent l’usurpateur l’année suivante et le décapitent. Ce n’est qu’en 872 que Charles le Chauve parviendra à disposer du Berry, au profit il est vrai d’un homme très puissant, son beau-frère Boson, qui tient déjà le nord de la Provence, et dont l’étonnante ascension commence alors. Au reste peut-être Gérard, en 872, venait-il de mourir.
La Provence, le roi des Francs de l’Ouest la convoite depuis la mort de l’empereur Lothaire, comme il convoite tous les morceaux du royaume franc que le jeu des successions paraît mettre à sa portée. Dès 861, une fois réglées les dernières séquelles du soulèvement de 858, le roi a fait une tentative contre le royaume de son neveu Charles de Provence. La résistance de l’homme fort de la région, le comte Girard de Vienne, cautionné par l’archevêque Hincmar de Reims qui juge sévèrement l’entorse portée à la fraternité chrétienne, et surtout dont l’abbaye Saint-Remi de Provence, bien de l’église de Reims, est menacée de confiscation par Girard, contraint Charles à battre en retraite. Aussi en 863, à la mort de Charles de Provence, ne reçoit-il rien. Celui qui obtient la meilleure part, avec les régions de Lyon, de Vienne, Grenoble et Uzès, c’est Lothaire II, auquel Girard conserve la fidélité qu’il avait offerte à son père, en 843.
Lothaire, dans cette affaire, avait été chanceux. Péripétie, pourtant, alors qu’il se débattait dans une conjoncture redoutable, dont ses oncles comptaient bien, un jour ou l’autre, tirer parti. La question lancinante et toujours renouvelée de la transmission des royaumes, qui avait travaillé le système carolingien depuis les origines, se posait, en ces années-là, à lui aussi. Mais, à la différence des rois ses parents et prédécesseurs, ce n’était pas le trop-plein d’héritiers légitimes qu’il fallait gérer, mais leur défaut. Ce qu’on appelle le divorce de Lothaire, affaire prodigieusement compliquée, marque, dans bien des domaines, une étape capitale dans l’évolution du royaume des Francs de l’Ouest, d’abord dans sa configuration territoriale, ensuite et surtout peut-être, dans les règles du jeu en Occident chrétien, où le roi des Francs de l’Ouest prend, dans le troisième quart du siècle, un leadership incontesté.
De quoi s’agit-il ? Lothaire II, on s’en souvient, avait reçu, à la mort de son père, la meilleure part du royaume central, celle du Nord, où se trouvaient des abbayes puissantes, comme Prüm ou Lobbes, des évêchés considérables, tels Metz, Cologne ou Trèves, enfin le conservatoire de l’identité carolingienne, Aix, sa chapelle et son palais impériaux. En 863, il vient encore de s’agrandir au Midi. Oui ; mais ce roi jeune, actif et bien pourvu, notamment en fidélités ecclésiastiques et laïques, manque de l’essentiel : un héritier en posture de lui succéder. Certes, il a bien un fils, mais la mère n’est pas la bonne. C’est une concubine, Waldrade. L’épouse véritable s’appelle Teutberge, elle est stérile. Malheur, que Lothaire, dix ans durant, tente de conjurer en faisant passer la légitimité royale de Teutberge sur Waldrade. L’opération, naguère, eût été simple. Pépin le Bref, Charlemagne, Louis le Pieux même y fussent aisément parvenus, tels étaient leur puissance et leur prestige, tel était aussi l’état des esprits et des comportements, dans lequel la discipline ecclésiastique n’avait guère de part. Au reste, l’ancêtre de la dynastie n’était-il pas lui-même un bâtard ? Mais, depuis une génération, le contrôle de la société civile par l’Église est en marche, non certes sans soubresauts ni reculs : j’y reviendrai plus à loisir.
Lothaire, en 860, ne peut pas fabriquer à lui seul, et à volonté, de la légitimité. Certes, les évêques lorrains font ce qu’il attend d’eux, en application d’une procédure bien connue. On découvre opportunément que Teutberge, à l’insu de Lothaire, a jadis vécu dans l’inceste. Cette souillure invalide son mariage avec le roi. En 862, Lothaire épouse et couronne Waldrade. Hugues, leur tout jeune fils, devient ipso facto héritier du royaume, et roi lui-même. L’épisode pourrait, devrait sembler clos. La stratégie matrimoniale, après tout, est une affaire privée, le mariage au IXe siècle et pour longtemps encore, s’il est chez les princes béni par l’Église, n’est pas un sacrement. Enfin, l’inceste de Teutberge avec son frère Hubert, répugnant et indigne abbé de Saint-Maurice d’Agaune, dans le Valais, n’a rien d’invraisemblable. Teutberge ne serait pas la première reine à partir expier son péché, réel ou supposé, au fond d’un monastère. La manœuvre, pourtant, échoue, car elle met en branle bien plus qu’une simple situation conjugale. Hincmar de Reims, l’un des premiers, s’indigne et prend, dès 861, position contre ce qu’il flétrit du nom de divorce, alors qu’il s’agissait, selon ses collègues lorrains, d’un constat de nullité. Hincmar met en avant des principes canoniques en vérité mal établis. Il parle à coup sûr pour Dieu et l’Église, mais rejoint de fait les intérêts de son maître le roi Charles, auquel l’héritage lotharingien est rien moins qu’indifférent : pas d’union, pas d’enfant légitimes pour Lothaire, à tout prix. Du même côté se trouve la famille de Teutberge, très puissant lignage en Italie, en Bourgogne et en Lorraine : le frère aîné de la reine est abbé de Gorze, le deuxième, Boson, comte en Italie, le troisième est le redoutable comte-abbé Hubert, qui a transformé ses monastères jurassiens en bordels, et que Charles le Chauve accueille volontiers dans son royaume, lui remettant même l’abbaye Saint-Martin de Tours, joyau de la couronne franque. Tout ce monde prend naturellement fait et cause contre Lothaire, que soutient de loin son frère l’empereur Louis II, sous l’œil intéressé de l’oncle Louis le Germanique. Des deux côtés, on fait appel au pape, Nicolas Ier. C’est une démarche nouvelle, et grosse de conséquences. Le pontife, qui somme Lothaire de reprendre Teutberge et d’éloigner à tout jamais Waldrade, met à profit cet épisode pour affirmer sa capacité à intervenir dans les royaumes, et son autorité sur leurs épiscopats. Mais les rois et les évêques n’étaient pas disposés à supporter cette ingérence. Au reste, Nicolas meurt en 867, et Lothaire, toujours entre deux femmes, deux ans plus tard. La chance est avec Charles, bien épaulé par ses évêques, au premier rang desquels Hincmar de Reims et, depuis quelque temps, l’habile et savant Adon de Vienne. A quarante-cinq ans, Charles est le plus mobile des rois d’Occident, le plus entreprenant aussi. En lui, de plus en plus, se reconnaissent les vertus de son fabuleux grand-père et homonyme, et de toute la lignée qui, de mâle en mâle, remonte à Arnoul, le saint évêque de Metz. C’est dans cette cité, berceau de la dynastie, que Charles se précipite. La Lotharingie, paraît-il, l’appelle. Les bons évêques, Francon de Liège, Arnoul de Toul, Advence de Metz, n’ont d’yeux que pour lui, et le pressent de recueillir l’héritage de Lothaire, ce beau royaume tout plein de richesses matérielles et surtout spirituelles. Lui seul, par son origine, et d’abord par son aptitude personnelle à véritablement gouverner, est digne de recevoir la couronne et le sacre. C’est chose faite le 9 septembre, en l’église Saint-Étienne, après que Charles, acclamé par les grands, eut prononcé un engagement solennel à observer ses devoirs et à faire respecter ses droits.
Cette cérémonie de 869, les paroles qui y furent échangées sont, idéologiquement, d’une très grande portée. J’y reviendrai un peu plus loin. Politiquement, physiquement, l’implantation en Lorraine du roi des Francs de l’Ouest devient un élément capital du système occidental. Là passe à présent la limite, certes mouvante, de la Francie et de la Germanie. Au mois d’août 870, Charles le Chauve et Louis le Germanique, au palais de Meersen, consacrent la disparition de la Lotharingie, qu’ils se répartissent à l’amiable. Si Charles doit renoncer à Aix et à Metz, il reçoit Liège, Verdun, Toul, Besançon, à quoi s’ajoutent Lyon, Vienne et toute la rive droite du Rhône, ces territoires que s’était adjugés Lothaire II en 863. L’empereur Louis II et sa créature le pape Adrien peuvent bien protester contre ce coup de force qui dépossède le frère au profit des oncles, il ne reste rien de la part que le traité de Verdun avait attribuée à l’empereur Lothaire, l’aîné, sinon, et plus pour longtemps, la Provence orientale et l’Italie, où Louis II s’emploie et s’épuise à refouler les musulmans. Le marquis Girard, à Vienne, peut bien récuser l’accord conclu hors de lui. Le 24 décembre, Charles, appuyé par les évêques Remi de Lyon et Adon de Vienne, entre dans cette cité et confie les comtés de Girard au fils de Bivin de Gorze, Boson, dont, récemment veuf, il a épousé la sœur Richilde à Aix-la-Chapelle, au début de l’année. Boson et son clan sont alors en pleine ascension. Ils iront loin.
En vérité, autant sans doute, plus peut-être que 843, cette année 870 est capitale. L’héritage de Charlemagne, après bien des aléas successoraux, se répartit en deux ensembles nettements distincts, dont la séparation ira croissant dans les décennies suivantes : ici la Francie, là la Germanie. Ces deux ensembles sont de faible consistance, divisés en royaumes, dont certains échapperont bientôt aux rois carolingiens, subdivisés de fait en principautés plus ou moins viables. Il n’empêche, Francs de l’Est et Francs de l’Ouest s’éloignent les uns des autres, la réalité d’une prééminence impériale est morte, même si son idée s’incarnera encore à plusieurs reprises, et d’abord, dans cinq ans, avec Charles lui-même. Les grandes lignes du partage de Meersen, dans la configuration occidentale, sont inscrites pour longtemps. Pour ceux qui, aujourd’hui, y tiennent vraiment, Charles le Chauve peut faire figure, à partir de 870, de premier roi de France. A l’intérieur des frontières ainsi dessinées, il est, autant qu’on peut l’être alors, chez lui.
Naturellement, il voudra aller au-delà. Mais ses fidèles, alors, tenteront de le retenir, en tout cas, pour la plupart, ne le suivront pas. Ceux qui étaient avec lui à Orléans en 848, à Metz en 869, à Vienne en 870 n’iront pas en Italie. Pas plus que lui, ils n’y ont affaire.
L’empereur Louis II est mort à l’été 875, sans fils lui non plus. Charles, le plus vigoureux des deux Carolingiens restants, est depuis plusieurs années le candidat de la papauté ; car c’est elle qui, à présent, décerne la dignité impériale, à condition que le postulant ait mis la main sur le royaume d’Italie. A peine Louis II enseveli, le pape Jean VIII fait proclamer Charles empereur. Ce dernier s’est immédiatement mis en route pour l’Italie. Il écarte Carloman, fils aîné de Louis le Germanique, envoyé pour lui barrer la route, et, le 17 décembre, entre à Rome, au moment précis où son frère s’en vient coucher à Attigny pour, dit-il, rétablir la paix et la justice troublées par les ambitions et le départ de Charles. Hincmar, tout en clamant que « nous sommes abandonnés par notre roi », qui a eu le tort de ne pas prendre conseil, et aussi Boson réussirent à raffermir les fidélités en effet très ébranlées, et Louis, au bout de quelques semaines, décampait. Loin, très loin, dans Saint-Pierre de Rome, le roi des Francs de l’Ouest, Charlemagne renouvelé, recevait des mains du pape, le jour de Noël, l’onction impériale. Cinq semaines plus tard, à Pavie, quelques-uns des grands d’Italie lui prêtaient serment. Confiant ce royaume à Boson, à présent désigné comme duc, il retourne aussitôt en Francie. Il est empereur d’Occident : son comportement, ses gestes, son accoutrement l’affirment. Tel il apparaît à ses fidèles, à l’assemblée générale de Ponthion, au début de l’été 876, où sont confirmés les actes romains et italiens. A nouveau un empereur Charles est comptable du monde chrétien, qu’il domine de très haut. Très haut, mais presque au bout du chemin. Sur la bulle qu’utilise dès lors la chancellerie impériale, on lit Renovatio imperii romani et Francorum, mélange de formules antérieures qui marque que l’Empire reçoit une nouvelle extension. Tous les Francs, pourtant, ne s’y trouvent pas encore. Aussi quand, en août 876, disparaît le très vieux Louis, recru d’épreuves et rassasié d’années, l’empereur entre en Lorraine, au cœur de l’Empire de jadis, à Aix. A Cologne, il souscrit un diplôme « de la trente-septième année de [son] règne en Francie, de la septième en Lorraine, de la deuxième de l’Empire et de la première dans la succession du roi Louis ». C’était trop dire. Au début d’octobre, Louis, le fils cadet du Germanique, taille en pièces l’armée impériale à Andernach. L’empereur bat en retraite précipitamment. Tout empereur qu’il soit, il demeure roi de Francie occidentale. La Germanie, la Lorraine elle-même ne sont pas à lui ni pour lui.
Dieu même, qui a permis que son élu chancelle, est-il encore avec lui ? La dilatation de son principat lui crée d’insupportables obligations. Il le sent, et son entourage bien plus encore, quand le pape, au début de 877, le conjure d’accourir défendre Rome contre les musulmans. Rome, c’est-à-dire l’Église, les apôtres, l’épicentre du monde chrétien, est en péril de mort. Le premier devoir de l’empereur, la raison même de son ministère sacré est de parer au danger. Alors Charles, usé, déprimé, mais plein de ses obligations, repart pour l’Italie. A la fin de l’été, il est à Pavie, le pape caché dans son manteau. Au lieu des ennemis du Christ, c’est son neveu Carloman qu’il trouve en face de lui. Charles, en cet automne commençant, est, à tous égards, sans force. Autour de lui, tout se délite. En vérité, l’Italie, l’Empire, tout est perdu. En Francie même, c’est le tumulte et la révolte. Les habits de Charlemagne sont beaucoup trop grands pour lui. A peine Charles est-il capable de prendre le chemin du retour. Il n’ira pas loin. Dans une cabane, au fin fond de la Maurienne, il expire le 6 octobre 877, à cinquante-quatre ans, dont trente-sept d’un règne prodigieusement actif et, le plus souvent, très glorieux. D’autant plus grande fut la chute. Abandonné de ses fidèles, abandonné de Dieu même, comme le prouve la puanteur qu’exhale son cadavre en décomposition, au point qu’on doit l’enfermer dans un tonneau enduit de poix et recouvert de cuir. Aussitôt connue, en Francie, la mort de l’empereur, s’ouvre, dans le tumulte, le grand marchandage de la succession. Des quatre fils de Charles ne survit que Louis, surnommé le Bègue, trente et un ans et déjà bien mal en point.
Charles, pourtant, avait pris avant de partir d’ultimes et rigoureuses précautions. Le 14 juin s’était tenu, dans la villa royale de Quierzy, un plaid général, comme il s’en était réuni tous les ans depuis si longtemps. Cette assemblée, regroupement visible des fidélités autour de leur roi, instance de gouvernement seule capable de dire la loi, est l’un des piliers du système carolingien. Là convergent et délibèrent les hommes les plus forts, les plus réfléchis et les mieux instruits, venus parfois de loin : évêques, abbés, comtes sont là, faisant nombre et cortège à leur roi, empereur de surcroît, armature vivante du royaume franc. Quels sont l’aide et le conseil qu’à la requête de Charles les grands lui prodiguent ? Les dispositions arrêtées en commun, et visiblement sans plaisir, sont pour l’essentiel conservatoires et défensives. Outre ce qui touche aux honneurs et aux bénéfices, dont j’ai parlé plus haut, la préservation du patrimoine royal et le sort de la dynastie sont au cœur des décisions prises, ainsi que le fonctionnement détaillé de l’administration. Le mot d’ordre semble être celui-ci : que personne ne bouge jusqu’au retour de l’empereur. Charles sitôt parti, c’est tout l’inverse qui se produit.
Ce concile général de Quierzy et le capitulaire qui en procède sont, chez les Francs de l’Ouest, à peu près les derniers du genre. Jamais plus, pour débattre de l’intérêt commun de l’Église et du peuple, ne se rassemblera, autour d’un prince qui la domine encore de très haut, l’aristocratie du royaume. L’éclat de la toute-puissance carolingienne jette à Quierzy ses derniers feux, à l’image des ors et des marbres de l’église Sainte-Marie de Compiègne, consacrée quelques jours plus tôt, parfaite réplique voulue par Charles de la chapelle impériale d’Aix.
Encore tous les grands n’ont-ils pas déféré à la convocation impériale, et cela déjà est un signe : Boson, comte en Provence, Hugues l’Abbé, comte en Neustrie, Bernard, comte en Auvergne, un autre Bernard, comte en Gothie, se sont abstenus. Sans doute ne se sentent-ils ni solidaires ni comptables du destin d’un Empire dont le centre de gravité s’est déplacé vers l’Italie, et aussi vers l’est. Surtout, ils jugent que, absorbé par l’Empire, Charles déserte son ministère en Francie, la défense des biens ecclésiastiques et laïques dans la part qu’il a reçue en 843. A quoi rime la fiction d’une mission universelle, alors que le malheur menace d’anéantir le cœur du royaume occidental ? Tout à ses chimères, Charles, avant de partir repousser d’improbables Maures d’Italie, a acheté, pour cinq mille livres d’argent, le départ des Normands de la vallée de la Seine, chez lui. Le voilà qui exige encore une fois une contribution exceptionnelle, à la colère des grands propriétaires fonciers qui les premiers en font les frais. Négocier au lieu de combattre… Comment les barbares nordiques, et le diable avec eux, ne se réjouiraient-ils pas, et ne redoubleraient-ils pas d’audace ?
Il est temps, à l’heure de solder les comptes des descendants de Charlemagne en Francie occidentale, et de tenter d’apercevoir ce qu’il en est du royaume à la disparition du plus illustre d’entre eux, d’en venir à l’agression normande.
La présence active des Vikings en Occident marque tout le règne de Charles le Chauve, et encore ceux de ses successeurs jusqu’au début du Xe siècle. Les modalités précises et surtout les effets réels de cette intrusion violente sont difficiles à démêler. Il est certain qu’elle coïncide avec une modification des structures d’encadrement et de commandement de la société. Si elle a hâté un processus en cours, elle a surtout révélé des comportements, entraîné des prises de conscience. Les forces centrifuges qui travaillent, presque dès l’origine, le système carolingien se sont déployées plus à l’aise. Sous l’effet des coups venus de l’extérieur, des verrous ont sauté. Le principe de réalité a mis à mal les constructions idéologiques et politiques. La tendance à la dissociation, à l’autonomie s’est accélérée.
On ne croit plus aujourd’hui que les attaques normandes, et encore moins les raids musulmans qui, au sud-est, leur sont contemporains, aient ruiné le royaume des Francs. C’est qu’on ne croit plus sur parole ceux qui ont raconté les faits et gestes des barbares. Ces auteurs sont tous, bien entendu, des clercs, et pour la plupart des moines. Or ce sont les églises épiscopales et surtout les monastères qui firent les frais des attaques normandes. De plus, la rhétorique tendait à amplifier les désastres pour faire ressortir à la fois l’énormité des péchés des hommes et la puissance des saints, qui seule pouvait avoir raison des agresseurs diaboliques. De fait, l’essentiel du matériau littéraire rapportant la catastrophe se trouve dans des récits de miracles et de translation de reliques. Ajoutons que les dévastations normandes ont parfois servi de prétexte à des communautés pour obtenir de l’autorité royale de nouveaux privilèges, ou des dons en biens fonciers. La disparition des archives d’une abbaye dans les flammes pouvait n’avoir pas toujours que des inconvénients. Sur le terrain, dans l’existence matérielle, les ravages causés apparaissent moins nettement. En Picardie, région bien pourvue en fiscs royaux, en domaines monastiques exemplaires, en cités prestigieuses, Robert Fossier relève que, sur cinquante-cinq documents de la pratique connus pour les années 835 à 935, deux seulement font état des destructions normandes. Hincmar de Reims lui-même, dans son œuvre immense, n’est guère prolixe sur le sujet. En fait, outre les textes hagiographiques auxquels j’ai fait allusion, et dont le meilleur exemple est la Translation du corps de saint Philibert rédigée par le moine de Noirmoutier Ermentaire peu après 850, deux auteurs seulement fournissent la quasi-totalité de l’arsenal traditionnel des citations : Paschase Radbert, abbé de Corbie, qui pousse son lamento vers 860, et le récit du siège de Paris par Abbon de Saint-Germain-des-Prés, en 886. Ailleurs, les notations, en particulier annalistiques, sont sèches et brèves. Elles n’en sont pas moins répétées.
C’est que, à partir des années 830 et surtout 840, la façade maritime de la Frise à l’Adour, les vallées de la Somme, de la Seine, de la Loire et de la Garonne subissent la présence normande avec une intensité variable, mais de façon à peu près continue. Le plat pays, vraisemblablement, ne souffre guère. Qu’y a-t-il à prendre aux rustres dans leurs cabanes pauvrement équipées ? Du fourrage pour les chevaux sans doute, quand les Normands, sortant de leurs embarcations, découvrent la cavalerie et apprennent à s’en servir, et du ravitaillement pour les hommes, prélevé aux alentours de leurs camps. Mais ce que cherchent les barbares, avant tout, ce sont des métaux précieux, qu’ils trouvent dans ce que le royaume a lui-même de plus précieux, les églises des saints, abbatiales ou urbaines, que leur ancienneté, leur rayonnement, leurs vertus sacrées semblaient mettre hors d’atteinte de toutes les profanations. Or celles-ci, à partir de 840, vont bon train. Voilà qui frappe les esprits. Rouen, la première, est mise à mal en 841. Puis c’est le tour du port de Quentovic, de Nantes, de Saintes, de Bordeaux en 848. Surtout, en 845, Paris et nombre de ses vénérables églises sont incendiés. Saint-Martin de Tours subit le même sort, en 853.
A partir de 856, les Normands frappent plus fort encore : à Paris, à nouveau, à Chartres, Évreux, Bayeux, Beauvais, Angers, Tours, Noyon, Amiens, Melun, Meaux, Orléans, Périgueux, Limoges, et combien de grandes abbayes : Saint-Wandrille, Saint-Valéry, Saint-Bertin, Saint-Germain-des-Prés en 861, Saint-Cybard d’Angoulême, Saint-Hilaire de Poitiers, Fleury-sur-Loire en 865… Quelques années plus tard, c’est le tour de Saint-Géry de Cambrai, de Saint-Vaast, de Corbie, de Saint-Riquier. Dans la vallée du Rhône, bientôt dans les vallées alpines, les musulmans se montrent de plus en plus entreprenants. Arles, notamment, est visitée à plusieurs reprises. Sans doute agressions et pillages, prédations et déprédations opérés par les Normands font-ils partie du cortège de malheurs qui s’abat sur l’Occident chrétien après la disparition de Charlemagne. Les guerres entre les rois, les rivalités entre les grands, les entreprises de rapine petites et grandes, constamment à l’œuvre, tous ces brigandages dont il est, dans les textes, de plus en plus question, entretiennent un environnement de violence quasi permanente. Tout de même, les Normands transgressent les règles d’un jeu établi : quand, le 24 juin 843, le dimanche de la Saint-Jean, dans la cathédrale de Nantes, ils massacrent en plein office l’évêque et son clergé, et nombre de participants, répandant, souillure suprême, le sang sur l’autel, on comprend qu’ils fassent forte impression. Pis encore, leur entrée fracassante à Saint-Germain-des-Prés le dimanche de Pâques 858, jour le plus saint de l’année. Ces infâmes qui se rient de Dieu n’épargnent pas ses serviteurs. En principe, en Occident, les hommes d’Église sont protégés par leur fonction. Faire couler le sang d’un évêque, c’est verser celui du Christ, perpétrer un sacrilège. Morts, pourtant, Frotbald de Chartres, noyé dans sa fuite, Baltfried de Bayeux, Ermenfrid de Beauvais, Immon de Noyon. Des chrétiens sont capturés, vendus comme esclaves. Des malheurs aussi soudains, aussi inouïs ne sont intelligibles que si Dieu a décidé d’en frapper son peuple. Un châtiment aussi épouvantable doit avoir été suscité par des péchés non moins énormes. Les chefs de l’Église, dans leur sagacité, l’ont bientôt compris. La divinité n’abandonne les siens que parce qu’eux-mêmes se sont éloignés de ses voies, se vautrant dans la souillure, dont la principale est la subversion de l’ordre nécessaire et la rupture de la paix chrétienne. Les évêques, au concile de Meaux de 845, le disent très bien : « Comme ses ordres divins n’étaient pas exécutés, Dieu permit comme châtiment l’apparition des persécuteurs des chrétiens, les Normands, qui s’avancèrent jusqu’à Paris. » A la vengeance divine, on ne peut que se soumettre, attendre, dans la prière et la repentance, que s’apaise le courroux céleste. Telle une épidémie, le fléau, après avoir fait son effet à la fois destructeur et purificateur, se retirera.
Or les Normands ne s’en vont pas. Ils reviennent, plus, ils s’installent. Tandis que les religieux, avec leurs trésors, mettent autant de distance qu’ils peuvent entre les agresseurs et eux, il appartient au roi, de toute évidence, de conduire le bon combat à la tête de son aristocratie. Militairement, la lourde cavalerie franque n’y est guère préparée, face à des adversaires peu nombreux, dispersés, insaisissables, qui se déplacent rapidement sur les eaux. De plus, il y a longtemps, très longtemps que la guerre n’a plus été portée par des étrangers à l’intérieur du royaume franc. Enfin, les cadres laïques, ceux qui ont pour mission de se battre, de protéger les églises et le peuple sans armes, demeurent inertes. Ermentaire de Noirmoutier, Aimoin de Saint-Germain-des-Prés s’en indignent : au lieu de lutter contre les barbares, les grands restent les bras croisés, et le roi doit acheter le départ des Normands. L’idée d’une collectivité à défendre ne vient pas à l’esprit des chefs, plus soucieux de se maintenir et de s’agrandir dans les espaces de puissance que, au milieu du siècle, ils sont parvenus à conquérir. Lors du raid de 845 sur Paris, Charles le Chauve convoque ses guerriers. C’est qu’il s’agit de défendre Saint-Denis, joyau des abbayes royales. « Beaucoup vinrent, mais pas tous », constate non sans euphémisme l’annaliste. Encore ceux qui sont venus refusent-ils l’affrontement et s’enfuient, non sans avoir conseillé au roi de payer les sept mille livres qu’exige, pour prix d’une paix précaire, le chef Ragnar. En 852, sur la Seine, et pour les mêmes raisons, c’est Gottfrid qu’il faut acheter. En 858, alors que Charles s’est lancé à l’assaut du camp viking d’Oscelle et combat, comme il se doit, au premier rang, ses fidèles, soudain, l’abandonnent. De très peu s’en fallut que le roi lui-même fût pris. Jusqu’à la fin les rois, faute de pouvoir agir, devront acquitter le tribut. En 877, Hincmar écrit à Louis le Bègue, peu après son avènement : « Depuis plusieurs années on ne se défend pas dans ce royaume, mais on a payé, on s’est racheté… » Le même archevêque de Reims, trente ans plus tôt, s’indignait que l’évêque de Nantes Aitard, dont la cité était encore une fois menacée, voulût changer de diocèse : « Comment admettre qu’un ecclésiastique, n’ayant à soutenir ni femme ni enfants, ne puisse vivre au milieu des païens, à l’exemple du comte de la cité qui a une famille à sa charge ? » Bel appel à l’esprit de résistance. Mais quand, en 882, les mêmes païens s’approchent de Reims, après avoir mis Laon à sac, Hincmar, sans attendre, prend le large. Il est vrai que la capture d’un prince de l’Église est onéreuse. En avril 858, les Normands mettent la main sur l’abbé de Saint-Denis Louis, archichancelier et petit-fils de Charlemagne. Pour le racheter, il en coûtera la somme énorme de 688 livres d’or et 3 250 livres d’argent ; pour la réunir, évêques, comtes, abbés et autres puissants personnages sont mis à contribution.
Abstention ; désertion ; parfois même, alliance contre nature. En 849, Guillaume de Septimanie enrôle dans sa révolte des troupes musulmanes que lui fournit Abd al-Rahman. En 857, Pépin II d’Aquitaine entre à Poitiers à la tête d’un parti de Normands. Salomon de Bretagne, en 862, les mobilise contre Charles le Chauve, avant de s’associer contre eux avec ce dernier.
En dépit des abandons, des crises et des révoltes de son aristocratie, notamment en 857-859, Charles, autant qu’il le peut, fait front, exerçant par là dignement son ministère. A partir de 860, et pendant une quinzaine d’années, il déploie contre les agresseurs une grande activité. Au printemps de 861, il achète les services des Danois de la Somme pour qu’ils chassent ceux de la basse Seine. Surtout, au début de 862, il obtient la soumission d’une troupe de Normands revenant du sac de Meaux, qu’il a arrêtés sur la Marne, à hauteur du pont fortifié de Trilbardou. Convertis à la vraie foi, ils seront enrôlés pour les bons combats. La fortification, voilà la parade efficace. Les Normands ne sont pas équipés pour la guerre de siège, et quelques palissades, élevées sur un socle de pierre ou de terre bien tassée, peuvent suffire à les arrêter. En 862, à Pîtres, au confluent de l’Eure et de la Seine, est entamée, à l’initiative du roi, la construction d’un pont fortifié, dont il est difficile de savoir, à vrai dire, s’il fût jamais terminé. De semblables ouvrages sont édifiés aux Ponts-de-Cé et, à Paris, à la hauteur de l’île de la Cité. En 864, lors d’une nouvelle assemblée générale à Pîtres, Charles se fait pressant : « Que pour défendre le pays tous viennent sans faute ; que les comtes veillent sur les forteresses ; que ces forteresses soient élevées sans faute, sans retard et avec énergie. » C’est au roi, à la puissance publique qu’appartient le monopole de l’érection des remparts et des tours, instruments de la paix publique. Aussi, dans le même capitulaire, le roi ordonne-t-il que « tous ceux qui, ces derniers temps, ont élevé sans notre autorisation des châteaux, des fortifications ou des palissades, détruisent toute fortification de ce genre avant le 1er août ». Une telle injonction a-t-elle été suivie d’effet ? Si le roi insiste pour faire respecter le principe de la délégation d’autorité royale, les enceintes, avec ou sans son aveu, se dressent ou se redressent, à Auvers-sur-Oise, à Charenton, à Saint-Denis, à Compiègne. Les évêques travaillent au relèvement des murailles romaines longtemps délaissées, voire mutilées : Tours, Reims, Noyon, Le Mans, Orléans, Langres, Rennes, Autun se ceignent d’un manteau défensif. A la fin du siècle, les abbayes elles-mêmes se fortifient, avec, semble-t-il, le concours des populations avoisinantes. C’est le cas de Saint-Vaast et de Saint-Omer.
En même temps qu’il tente de susciter des constructions, le roi tâche d’organiser la riposte de façon plus méthodique. Il presse les comtes d’accomplir leur devoir, en mobilisant les énergies et les fidélités locales. De fait, mieux que dans les premières années de l’agression, les grands réagissent : en 863, le comte Turpion est tué au combat près d’Angoulême, et Étienne subit le même sort en défendant sa ville de Clermont. Charles sanctionne, quand il le peut, les défaillances : « A Adalard, auquel il avait confié la défense contre les Normands, et aussi à ses proches Hugues et Bérenger, pour n’avoir été d’aucune utilité contre les Normands, le roi retira leurs honneurs, et les distribua à différents personnages. » Un tel geste d’autorité, que relèvent les Annales de Saint-Bertin pour l’année 865, n’est pas fréquent. Il demeure néanmoins possible. Tout comme Charles est en mesure, en fonction des nécessités politiques et stratégiques, de déplacer le très puissant chef qu’est Robert le Fort, qui, après avoir abandonné Charles entre 856 et 859, est à présent indispensable dans la lutte contre Louis le Bègue associé aux Bretons d’abord, contre les barbares ensuite. Ainsi, après avoir en 865 envoyé Robert, jusque-là comte de Tours et d’Angers, en Bourgogne comme comte d’Autun, d’Auxerre et de Nevers, pour faire place en Neustrie à son fils Louis réconcilié, Charles rappelle Robert un an plus tard et lui rend ses charges en Anjou et en Touraine. Ce grand commandement, Robert le Fort l’exerce effectivement. En 864, sur la Loire, il est blessé au cours d’une rencontre. A la fin de 865, il remporte, et le fait est rare, une réelle victoire. A l’automne 866, il est surpris et tué glorieusement, qui plus est à proximité immédiate d’un lieu sacré, l’église de Brissarthe ; avec lui tombe le comte Ramnulf de Poitiers. Une propagande opportune les parera bientôt de vertus héroïques. Jusqu’en 883, l’œuvre de Robert, qui est la défense de la partie occidentale du royaume, est continuée par Hugues l’Abbé, cousin germain de Charles le Chauve, et sans doute beau-fils de Robert, puis par Gauzlin, dont la famille est puissante dans le Maine, abbé de Jumièges, de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés, pour finir évêque de Paris, et demi-frère de l’archichancelier Louis, auquel il succéda dans sa charge.
D’autres grands dynastes se signalent et se fortifient à l’occasion de la lutte contre les Normands. Au nord, Baudoin, dit « Bras de Fer », qui, en 862, a enlevé et épousé Judith, la fille du roi, est maître de plusieurs comtés en Flandre, et abbé de Saint-Bertin. Jusqu’à sa mort en 879, il remplit ses devoirs, qui se confondent avec ses intérêts. A l’autre extrémité du royaume, le duché de Gascogne. Ses chefs, depuis longtemps, montent la garde contre les païens menaçants. En 816, Sanche-Loup, un fidèle de Louis le Pieux, est mort en luttant contre les musulmans. Son fils Sanche Sanchez, surnommé Mitarra, c’est-à-dire le sauvage, est, dans les années 840, comte de Fézensac. A partir de 845, alors que les Normands attaquent sur la Garonne et sur l’Adour, que le comte Seguin de Bordeaux, qui, selon Loup de Ferrières, porte le titre de duc des Gascons, est tué, Sanche Sanchez organise la défense, alternant contre les Normands combats et négociations. Au sud des Pyrénées, il tient tête aux musulmans. Véritable prince d’origine et d’action locales, sa légitimité ne doit à peu près plus rien à une quelconque investiture royale. Dans cette marge du royaume, Charles le Chauve est hors d’état d’intervenir ; Sanche le supplée, travaillant ainsi pour son propre compte. Ici, beaucoup plus tôt qu’ailleurs, le pouvoir est vacant, les structures de commandement carolingiennes, tant ecclésiastiques que laïques, se sont rapidement délitées, pour autant qu’elles se soient jamais véritablement implantées. Cela n’empêche nullement Sanche de se montrer bon allié du roi, auquel, en 852, il remet Pépin II capturé par ses soins. Mais l’émancipation du prince gascon est complète. Lui succède, dans cette fonction qui n’a pas de définition publique ni juridique, qui se maintient par la seule force matérielle et politique de son détenteur, son neveu Arnaud, fils du comte de Périgueux, puis, dans une Gascogne en proie à la confusion et à la ruine, son petit-fils Garsie, qui tardera à s’imposer.
Baudoin en Flandre, Robert puis Hugues en Neustrie et en Bourgogne, Sanche et ses descendants en Gascogne, ces puissants personnages, figures de proue de groupes d’intérêts à la fois fonctionnels et familiaux difficiles à apercevoir, exercent avant tout des commandements militaires que le roi leur confie, ou leur abandonne. Les agressions normandes, la nécessité et la capacité de les combattre ont certainement accéléré une évolution en cours, révélant que le principe d’unité du royaume sous l’autorité effective et directe du Carolingien était décalé par rapport à la réalité sociale et politique. Mais le processus, je l’ai déjà indiqué, était en cours. Dans les années 870, il est, pour nous, plus clairement lisible, s’incarnant dans des chefs qui constituent à leur profit des ensembles territoriaux considérables et, de mieux en mieux, héréditaires. Le roi Charles a-t-il organisé, ou encouragé, ces regroupements régionaux, cet accaparement de comtés, et aussi d’abbayes, bientôt d’évêchés, entre les mains de quelques-uns ? Le roi, c’est certain, est loin d’être absent de ce mouvement. On le voit retirer tel comté à tel potentat pour le transférer à un autre, faire circuler les abbatiats d’un groupe à l’autre, parfois même, mais c’est beaucoup plus rare, déplacer un grand d’une région à l’autre, et au besoin, usant des rivalités entre grands lignages, mater des révoltes ouvertes. En vérité, tout ce jeu procède sans doute de négociations, d’arrangements, de compromis qui pour l’essentiel nous échappent. Il reste que la dizaine de très hauts personnages qui, en dehors de la France mineure que le roi contrôle très directement, exercent le pouvoir et accumulent la richesse sur des ensembles territoriaux considérables demeurent, à peu près, dans la fidélité envers un roi incontesté, et qui reste beaucoup plus fort et mieux pourvu en biens de toutes sortes, sans rien dire du prestige, que chacun d’eux.
Du Berry au Languedoc, trois clans principaux se relaient, se supplantent et s’affrontent, parfois jusqu’à la mort : celui de Bernard Plantevelue, fils de Bernard de Septimanie, d’abord comte d’Autun, qui contrôle bientôt le Limousin et l’Auvergne, et enlève provisoirement le Toulousain, en 872, au clan rival des Raimond, qui se rétablira peu après. Celui d’un troisième homme qui s’appelle lui aussi Bernard, dit de Gothie, implanté en Languedoc, et qui dispute au Plantevelue le Berry, ainsi que le comté d’Autun, dont disposait Thierry, leur ancêtre commun, et qui est décidément très convoité, car il commande la suprématie en Bourgogne franque. C’est pourquoi Robert le Fort l’obtiendra aussi quelque temps, avant qu’il passe dans la famille des Boson ; Boson qui, précisément, est l’homme fort du Sud de la Bourgogne, de Chalon à Vienne, tout à la fin du règne de Charles le Chauve, son beau-frère.
Au-dessous de ces grands marquis, ainsi les nomment le plus souvent les textes, mais détenteurs de plusieurs comtés déjà, Guifred en Cerdagne, Ramnulf à Poitiers, dont la descendance sera très puissante en Aquitaine, Vulgrin à Angoulême et à Périgueux, d’autres encore.
Jusqu’à la fin du règne de Charles, et même un peu au-delà, ces concentrations d’honneurs aux mains de quelques-uns, d’autant plus importantes que le roi est plus loin, ces réunions de comtés avec les pouvoirs de commandement et les fidélités qui s’y attachent demeurent disparates, fluctuantes, provisoires. Le roi, d’abord, intervient encore. Surtout, ces marquis, à l’exception de celui de Gascogne et des comtes de Cerdagne et de Conflent, ne sont pas encore solidement implantés localement. La plupart, presque tous, sont d’origine franque. Certes, la part des réalités ethniques dans les configurations politiques est difficile à apprécier. Mais, en Auvergne par exemple, aussi en Provence, on sent bien que l’aristocratie locale, celle qui possède effectivement la terre, qui accède aux fonctions ecclésiastiques, y compris l’épiscopat, qui fournit les cadres sociaux permanents au sein des différentes régions, pèse d’un poids très lourd, le marquis devant requérir son consentement pour se maintenir, et tenant lieu d’intermédiaire entre elle et le roi, auquel seul il a accès. D’autant que la vassalité, avec son rite d’hommage et l’attribution d’un bénéfice, qui s’est développée au nord de la Loire, paraît au sud singulièrement absente. On ne l’aperçoit ni en Auvergne ni en Gascogne, pas plus qu’en Catalogne ou qu’en Languedoc. Les fidélités qui s’échangent empruntent les formes du droit romain. On ne devient pas facilement, dans ces contrées-là, l’homme d’un autre. Les engagements se concluent entre personnes juridiquement égales, de gré à gré. En vérité, la seule fidélité qui vaille est celle que les fonctionnaires locaux doivent au roi, si loin soit-il. Ce lien-là conserve son caractère public, et les marquis, de plus ou moins fraîche date, doivent en tenir compte. Les grands chefs, du moins ceux qui réussissent, ne s’implantent durablement qu’à la génération suivante, celle qui s’installe entre 880 et 900. Dans ce processus de conquête de la domination régionale, puis d’enracinement, à la fois matériel et idéologique, le contrôle des églises joue un rôle considérable. La possession des grandes abbayes est la première convoitée : Saint-Bertin, Saint-Martin de Tours, Saint-Symphorien d’Autun, Saint-Germain d’Auxerre, Saint-Martial de Limoges, Saint-Hilaire de Poitiers, Saint-Julien de Brioude, d’autres encore sont dans le jeu des marquis des atouts décisifs. C’est là que la mainmise des laïcs sur l’institution ecclésiastique, ce mouvement capital qui s’accélère dans les deux dernières décennies du siècle, se fait d’abord sentir. Depuis le règne de Louis le Pieux, les clercs dénoncent cette appropriation, ces rapines, dont le roi, qui attribue des biens d’Église en rémunération de ses fidèles, se fait trop souvent le complice. Dans les Annales de Saint-Bertin, Hincmar n’est pas loin de se réjouir de la mort de Robert le Fort et de Ramnulf, en 866. S’ils ont péri à Brissarthe de la main des Normands, instrument aveugle de la volonté divine, c’est qu’ils avaient osé s’attribuer l’un, Saint-Martin de Tours, l’autre, Saint-Hilaire de Poitiers. Voilà qui doit ouvrir les yeux de tous les usurpateurs, y compris ceux du roi qui, à Saint-Quentin ou à Saint-Vaast, ne se conduit pas mieux.
Sans doute, en concentrant leurs attaques sur les établissements ecclésiastiques, en les ruinant et en mettant en fuite les communautés, les Normands ont-ils considérablement affaibli, matériellement et spirituellement, bien des monastères, que les grands, en les prenant sous leur protection, en les reconstruisant, ont pu accaparer plus facilement. De plus, les églises ont été les premières et les plus sollicitées pour acquitter les sommes exigées par les barbares pour leur départ. Ces tributs les ont certainement appauvries, d’autant qu’ils ont été régulièrement imposés durant un demi-siècle. En 882 encore, relèvent les Annales de Saint-Bertin, le roi Charles le Gros achète le bon vouloir des Normands en faisant prélever « plusieurs milliers de livres d’argent et d’or sur le trésor de Saint-Étienne de Metz et d’autres saints ». Nul doute que le temporel ecclésiastique ainsi écorné est devenu plus vulnérable.
Dissociation relative du royaume au profit de grands chefs, affaissement de l’autorité publique, choc intellectuel, prédation matérielle, les agressions normandes, par leur caractère répétitif et durable plus sans doute que par leur violence même, ont fait mal au système carolingien hérité de Charlemagne. Leur impact demeure malaisé à apprécier, et le débat historiographique à leur sujet n’est pas clos. A coup sûr, le royaume occidental n’a pas été, par quelques coups de boutoir, désarticulé. La production intellectuelle, par exemple, et aussi artistique, est, à l’échelle de ce temps-là, florissante. L’activité économique n’a pas été brutalement désorganisée. A Saint-Bertin, à Saint-Remi de Reims, autour de 860, on établit les derniers grands polyptyques, à l’instar de celui de Saint-Germain-des-Prés, quarante ans plus tôt. Les populations attachées à la terre se sont rarement dispersées, si elles l’ont fait ici ou là, au plus fort du péril. Sans doute les grands domaines ont-ils été les plus affectés par une fuite de main-d’œuvre. Profitant de la panique et des bousculades, des non-libres ont pu partir, se faire recruter ailleurs dans des conditions moins contraignantes, tandis que les maîtres du domaine abandonné installaient, au prix de redevances et de services moins lourds, de nouveaux exploitants. L’assouplissement des contraintes domaniales, une exploitation moins rude des hommes seraient alors à porter au crédit des Normands. Un tel processus émancipateur, s’il a bien eu lieu, est en fait presque indiscernable. Comment faire la part entre un mouvement impulsé par la pression extérieure et la fuite à la brune, aussi ancienne que la servitude ?
Les communications ont-elles été profondément entravées ? Certes, signalent Loup de Ferrières et d’autres, les routes ne sont pas sûres, les voyageurs et ce qu’ils transportent sont toujours exposés à un coup de main. Mais quand les routes ont-elles été jamais sûres ? En revanche, la circulation sur les voies d’eau devient périlleuse, ou au moins coûteuse. A leurs débouchés, certains ports, comme Duurstede et Quentovic, les premiers et trop souvent pillés, ne se relèveront pas. Les échanges, cependant, n’ont pas disparu, loin de là. Le capitulaire de Pîtres, en 864, fait une large place aux questions économiques et monétaires. Naturellement, un dispositif de nature législative et normative est d’interprétation délicate : reflète-t-il et accompagne-t-il la réalité, en faisant allusion aux marchés existant et à leur fonctionnement ? Ou tend-il au contraire à imposer des conceptions purement théoriques à une réalité tout autre ? Le roi, en tout cas, affirme sa prérogative dans le domaine monétaire, en désignant les neuf ateliers possédant le monopole de la frappe. En imposant, ou en tâchant d’imposer un denier d’argent plus léger, Charles prend-il acte d’un développement des échanges, ou veut-il le susciter ? Le métal précieux, en tout cas, circule par nécessité, du fait des ponctions opérées au profit des Normands. Cette mobilisation a pu avoir des effets induits : pirates, les Vikings sont aussi consommateurs et marchands, qui achètent et vendent ; on ne peut pas piller tout le monde tout le temps. Certains groupes de Nordiques se sédentarisent, notamment au débouché des vallées. A Bayonne, à Nantes, sur la basse Seine, ils trafiquent, et pas seulement de ce qu’ils ont volé. Coup de massue sur les têtes, les agressions normandes ont sans doute, dans certains secteurs, donné aussi un coup de fouet à l’activité. Des transferts culturels, forcés, ont pu à terme provoquer des rencontres fécondes. Ainsi, l’Auvergne et la Bourgogne, lieux de refuge privilégiés des communautés ecclésiastiques en fuite, bénéficièrent de l’apport de reliques et de manuscrits dont les églises locales firent leur profit. L’exemple le plus connu, mais il est loin d’être unique, est la longue errance des reliques de saint Philibert, parties de Noirmoutier en 836, et installées définitivement à Tournus, après de longues étapes dans le Poitou, puis en Velay.
Cette mise en branle est à coup sûr conséquence directe de la présence viking. Mais pour le reste, comment discerner, dans leurs effets et même dans leur mise en œuvre, la violence venue du dehors et la rapine, le brigandage intérieurs ? Le « normandisme » est un comportement prédateur qui n’est pas le fait des seuls envahisseurs. Des laïcs du royaume, effrénés, s’abattent aussi sur les pauvres et les églises, les accablent et les persécutent more normannico, disent les clercs outragés, « à la façon des Normands ».
Le roi, lorsqu’il est à l’écoute de Dieu et de ses serviteurs, peut seul rétablir l’ordre et la paix. Qu’il tienne les engagements que lui impose sa mission, et l’autorité ni la victoire ne lui manqueront : c’est Charles le Chauve, entre 860 et 873, avant qu’il se laisse détourner de son devoir par le mirage italien et l’ambition impériale, c’est Louis III, son petit-fils, vainqueur inoubliable des barbares à Saucourt-en-Vimeu, en août 881, et, l’année suivante, son tout jeune frère Carloman. Mais ces deux-là sont morts trop tôt, à vingt et dix-sept ans, laissant un royaume que Charlemagne, leur arrière-arrière-grand-père, ne reconnaîtrait plus tout à fait. Le dernier capitulaire des rois de Francie occidentale qui nous soit conservé, celui de Ver, nous vient de l’enfant roi Carloman. C’est en mars 884, et les mesures arrêtées à l’issue de ce plaid sont destinées à lutter « contre le mal de la rapine et de la destruction », « ce venin qui s’est répandu partout […]. Cette infection mortifère qui ronge le corps et l’âme ». « Quoi d’étonnant, conclut le préambule, si les païens et les peuples étrangers s’imposent à nous et nous prennent nos biens temporels, puisque chacun ôte à son voisin le plus proche ce dont il doit tirer sa vie ? »
Barbarie, destruction, impuissance. Le monde chrétien, à la fin du IXe siècle, est aux yeux de ceux qui réfléchissent en proie aux tourments. La stabilité, vertu spirituelle et sociale, est mise à mal. Hincmar, en 882, est mort à Épernay, ayant fui les Normands. Peu auparavant, il a dicté pour Carloman, qui tient seul à présent l’héritage de Charles le Chauve, son œuvre ultime, le De ordine palatii. Alors que les Normands, tout autour, se déchaînent, que des forces de dissociation travaillent puissamment les royaumes, que les grands, à présent, se font rois, le très vieil archevêque de Reims parle une dernière fois de ce qui compte vraiment : le règne de Dieu, et ses reflets terrestres.