Sur ce point, la restauration carolingienne, en 936, sous les traits de l’adolescent Louis IV, ne doit pas tromper : elle est entièrement leur fait. La royauté, si vaillante et entreprenante qu’elle se veuille, est liée au système et subit ses aléas. C’est pourquoi l’histoire du règne des trois Carolingiens qui se succèdent de père en fils jusqu’en 987 est si complexe et agitée, du moins en surface. C’est pourquoi aussi il convient d’en simplifier le récit, en y repérant, s’il se peut, quelques lignes de force. Car la force est, ouvertement, le mode de règlement normal des rapports politiques et sociaux.
Pour mettre un peu de clarté raisonnée dans des événements d’une obscure confusion, d’autant plus qu’à partir de 966 s’arrêtent les Annales de Flodoard, source qui, pour partielle et orientée qu’elle fût du fait de son origine rémoise, est au total assez fiable, retenons les éléments constitutifs des cinquante années de « vie politique », terme en réalité tout à fait inapproprié, que parcourt la royauté des Francs de l’Ouest, jusqu’à ce qu’elle change définitivement de mains, sans toutefois changer vraiment d’identité. Faiblesse matérielle du roi, puissance considérable du marquis de Neustrie, capacité du Carolingien à profiter des conflits entre les princes pour se fortifier au moins en France mineure, tentative royale de reprendre pied en Lorraine, enfin, mise en place progressive d’une suprématie germanique qui s’impose à l’ouest dans la seconde moitié du siècle et oriente le cours des choses de façon décisive.
Carte reprise de L. Theis : L’Avènement d’Hugues Capet. © Éditions Gallimard.
Le transfert en France de Louis d’Outre-Mer, cet enfant qui ne parle ni le latin ni le roman, est l’œuvre d’Hugues le Grand, qui l’a négocié avec les puissants intéressés à l’affaire, ceux du Nord de la Loire : Guillaume de Normandie, Herbert de Vermandois, Arnoul de Flandre, accessoirement le Bourguignon Hugues le Noir. Retour en force du principe de légitimité carolingienne ? Il serait très exagéré de l’affirmer. Filiation et élection, ce double processus d’accession à la couronne, jouent en faveur du Carolingien, dont tous les ancêtres mâles ont régné sur les Francs depuis deux siècles. Cependant, Louis est appelé beaucoup plus pour ce qu’il n’est pas que pour ce qu’il est. De son royaume il ne sait rien, et n’y possède à peu près rien. Si Hugues le Grand a choisi Louis, c’est sans doute, comme en 923, parce qu’il n’a toujours pas d’héritier à qui remettre ses commandements au cas où il déciderait d’assumer lui-même la royauté ; du coup, son principal compétiteur, Herbert, risquerait de se développer à loisir. Sans doute aussi le marquis Hugues, maître de toutes choses dans une si large portion du royaume, croit-il pouvoir tenir le futur roi sous sa coupe et profiter de sa situation exceptionnelle pour s’accroître encore.
De fait, au moment de son sacre à Laon, le 19 juin 936, des mains d’Artaud de Reims, Louis IV est à peu près complètement démuni. Matériellement, il tire quelques ressources de la petite douzaine de domaines qu’il possède encore en propre, tous situés, bien sûr, en France mineure, et dont les noms éveillent les échos sonores et glorieux d’un passé révolu : Compiègne, Quierzy, Verberie, Ver, Ponthion. Louis est aussi maître de quelques abbayes, comme Notre-Dame de Laon, Saint-Corneille de Compiègne, Corbie et même, très excentrée, Fleury-sur-Loire. Il peut s’appuyer sur les revenus et les équipes de la province de Reims, que gouverne le fidèle Artaud, bientôt archichancelier. Là, le roi nomme directement les évêques, à commencer par celui de Laon ; Laon, véritable réduit de la légitimité carolingienne, où le roi, quand il est malheureux, vient se refaire, loin d’Orléans et même de Paris. En effet, ce n’est qu’en prenant ses distances avec le pays d’entre Seine et Loire, la terre d’Hugues, que Louis IV peut espérer exister, voire prospérer.
A Hugues, le roi, dès son avènement, reconnaît le titre de dux Francorum, « le second après nous dans tous nos royaumes ». Une telle fonction, Robert l’avait occupée, au moins au nord de la Loire, du temps de Charles le Simple, de l’aveu des chroniqueurs. Mais la chancellerie royale ne l’avait jamais officialisée. A présent, Hugues est mis à part du concert des princes territoriaux. Il n’est plus seulement comte de telles cités, abbé de tels monastères, titulaire de commandements localisés, il participe de cette autorité sur les Francs dont le roi était, jusque-là, le seul détenteur. Rex Francorum, dux Francorum, ils sont deux à présent habilités à conduire ce peuple excellent, dont on sait de mieux en mieux qu’il descend, à l’égal des Romains, d’un fils de Priam, et que Dieu l’a distingué pour dominer l’Occident chrétien, en la personne de rois très pieux et très forts, Clovis, Dagobert, Charlemagne, tous, en fait, de la même lignée. Dux Francorum, n’est-ce pas aussi le nom porté jadis par Charles Martel, puis par son fils Pépin, qui, à côté du roi, bientôt à sa place, ont dirigé effectivement, puis augmenté le royaume des Francs ? Fils d’un roi des Francs, duc des Francs lui-même, Hugues le Grand, visiblement, cherche à subroger le roi dans sa royauté. Cela, Louis IV n’y semble pas disposé. Surtout, les autres princes n’ont pas laissé faire la restauration carolingienne pour que Hugues l’utilise à son profit exclusif, c’est-à-dire à leur détriment. C’est bien à quoi Hugues s’est aussitôt employé en mettant la main sur Sens et Auxerre, pris à Hugues le Noir. Chacun à sa place : un petit roi, certes, mais garant d’une répartition acceptable des pouvoirs réels au sein du système. Pour Louis, le seul espoir de se constituer, à l’instar des princes, une base territoriale et un réseau de fidélités lui assurant une capacité de survie et même d’intervention se trouve dans la perpétuelle rivalité entre les grands, attentifs à se barrer réciproquement la route ; attentifs, aussi, à ce que le roi ne se renforce pas au point de se mêler de ce qui, depuis longtemps, ne le regarde plus.
Dès 937, Louis tente de desserrer l’emprise robertienne, en s’appuyant sur l’archevêque de Reims, aussi sur Hugues le Noir lésé par le duc des Francs, et sur le lointain Guillaume de Poitiers, qu’une expansion excessive d’Hugues le Grand menace directement. Ce dernier riposte en s’alliant avec Herbert de Vermandois, dont les possessions s’entremêlent dangereusement avec celles du roi : à preuve la cité de Laon, dont la tour, toujours tenue par le clan vermandisien, est cernée par le dispositif carolingien. Ce n’est qu’en 938 que Louis parvient à mettre la main sur la forteresse, après un siège en règle. Herbert, de son côté, s’empare de places fortes appartenant à l’archevêque de Reims.
Dans cette configuration mouvante, où le roi n’est pas toujours à la traîne, s’introduit alors la force montante et bientôt dominatrice en Europe. Depuis 936, Otton, le fils d’Henri, est roi de Germanie. A la différence du Carolingien, Otton assoit sa royauté sur un système beaucoup plus consistant, et qu’il fortifiera encore grandement : quelques duchés, qu’il s’efforce avec succès de faire entrer dans sa famille, de puissants évêques auxquels il confie souvent l’autorité comtale, un réseau fidèle de monastères considérables, aussi une capacité d’expression culturelle et idéologique beaucoup plus forte, alors, qu’à l’ouest. En vérité est en cours la captation de l’héritage de Charlemagne que Louis, pourtant, convoite aussi, au moins dans sa partie lotharingienne. De fait, au début de 939, Gilbert de Lorraine est partie prenante dans une révolte des ducs de Saxe et de Franconie contre Otton, dont la prise en main vigoureuse est mal ressentie. Gilbert, selon un processus qui n’est pas sans précédent, offre la royauté au Carolingien, possibilité toujours ouverte en Lorraine. Voilà Louis qui reçoit quelques hommages à Verdun, étape, croit-il, sur la route d’Aix-la-Chapelle, où l’appelle la voix du sang, de la tradition, de l’intérêt aussi, car la Lorraine pourrait lui offrir une assise qu’il a tant de mal à trouver à l’ouest et au sud. Cette tentation lorraine, poursuivie opiniâtrement par Louis et son fils Lothaire, tout en témoignant de leur énergie, devait coûter très cher aux Carolingiens, car, pour la royauté germanique, elle était insupportable. De fait, Otton, qui a reçu l’alliance d’Hugues et d’Herbert, reprend bientôt pied en Lorraine, dont le duc Gilbert meurt accidentellement. L’année suivante, Louis subit un coup encore plus sensible. Hugues et Herbert, flanqués de Guillaume de Normandie, qui hier encore jurait fidélité au roi, entrent dans Reims, ôtent Artaud de son siège et y replacent Hugues, le fils d’Herbert, qui, depuis son expulsion en 932, a appris à lire et à psalmodier auprès de l’évêque Gui d’Auxerre. Pour le roi, la perte est énorme. Herbert tient à nouveau le patrimoine de saint Remi qui, dans un texte étonnant émanant des milieux rémois et connu sous le nom de Visions de Flothilde, constate que la Francie est en passe de perdre son prestige et sa puissance, reproche à Artaud d’avoir délaissé le service divin, ce qui entraîne son expulsion et même sa consumation dans le feu, et se demande enfin « ce que les Francs veulent faire de leur roi, qui a franchi la mer à leur demande, auquel ils ont juré fidélité et qui ont menti à Dieu ainsi qu’à ce même roi ». Quatre ans plus tôt, saint Martin, lui aussi au moyen d’une vision, avait fait savoir qu’il allait assister en personne au couronnement de Louis. A présent, l’autre patron, avec Denis, de la monarchie franque, paraissait désespérer du règne, faute d’un soutien divin clairement affirmé.
De fait, le Carolingien était au plus bas. En effet, Hugues et Herbert, une fois Reims soustrait à l’influence royale, ont juré allégeance à Otton, installé — éloquent symbole — dans le palais royal d’Attigny, et qui pousse même jusqu’à la Seine avant d’aller mettre le siège devant Laon, d’ailleurs sans succès. En 941, les deux princes taillaient en pièces l’armée du roi. Presque aussitôt, Artaud se soumettait personnellement à Hugues et à Herbert. Ni en Francie ni en Lorraine aucun développement n’était permis à Louis. Bienheureux s’il pouvait conserver sa cité de Laon. Otton jugea que son beau-frère Louis était suffisamment réduit. Il le rencontra, se déclara son ami et le réconcilia avec Herbert et Hugues, son autre beau-frère, le roi et le duc ayant jugé politique d’épouser chacun une sœur d’Otton. L’arbitre en Occident est à présent le roi de Germanie, qui veille à ce que, à l’intérieur du royaume occidental, aucun parti ne l’emporte durablement sur l’autre. Suivons encore un moment Louis IV dans les aléas de son existence, car la première moitié de son règne est instructive. Avec l’année 943 s’ouvrent en effet pour le roi d’intéressantes perspectives. Le comte de Rouen Guillaume vient de périr dans un guet-apens, sans doute à l’instigation d’Arnoul de Flandre, pour des motifs indéchiffrables. Le 23 février disparaissait, de mort naturelle, Herbert de Vermandois. L’héritier de Normandie était un très jeune garçon, Richard. Au contraire, Herbert laissait quatre fils, sans compter l’archevêque Hugues. Dans les deux cas, l’opportunité était à saisir. En Normandie, la succession fut prétexte à des troubles, des Danois païens s’infiltrant en terre à vrai dire encore incomplètement chrétienne. Le roi entra en Normandie, prit le jeune prince Richard sous sa tutelle, séjourna à Rouen, à Évreux, remporta des victoires militaires, le tout de concert avec Hugues auquel il confirma le ducatus Franciae, en y ajoutant le titre de duc des Bourguignons. Bref, en Normandie, Louis IV exerce, autant qu’il le peut, son autorité, sans intermédiaire, au point qu’il confie la garde de Rouen à un sien fidèle, le comte Herluin de Montreuil, pourtant vassal, en principe, d’Hugues le Grand.
De l’autre côté, la mort d’Herbert débarrasse le roi d’un dangereux perturbateur, dont les possessions encerclaient littéralement la cité royale de Laon. Selon la tradition, qui bientôt fera figure d’archaïsme, les quatre fils se partagèrent l’héritage. Eudes conserva le comté d’Amiens, dont le roi s’empara d’ailleurs presque aussitôt ; Herbert III, l’aîné, eut Château-Thierry et la puissante abbaye de Saint-Médard de Soissons, Albert devient comte de Vermandois et abbé laïque de Saint-Quentin, tandis que Robert tient le comté de Meaux. Louis IV, à la faveur de cette succession, se fit remettre l’abbaye Saint-Crépin de Soissons, qu’il concéda au comte Renaud de Roucy, naguère fidèle d’Hugues le Grand, et désormais très proche de la dynastie carolingienne. Il gagnera aussi, un peu plus tard, la fidélité d’Albert de Vermandois qui, pour une fois, se révéla solide et durable. Ainsi, à l’Est comme à l’Ouest du royaume, Louis IV avait tourné la situation à son avantage. Ce faisant, il était sorti du rôle qu’Hugues le Grand lui avait consenti. Le duc passa alors du gangstérisme couramment en usage au grand banditisme. En juillet 945, Louis, chevauchant alors en Normandie, tomba dans une embuscade non loin de Bayeux. Herluin de Montreuil y laissa la vie, tandis que le roi parvenait à s’enfuir à Rouen. Ce fut pour y être coffré par des Normands, peut-être partisans d’Hugues le Grand, peut-être heureux simplement de réussir un coup qui pouvait leur rapporter gros. Peut-être manipulés par Hugues, qui s’octroya le rôle fructueux d’entremetteur, ils exigèrent de la reine Gerberge, contre remise du roi au duc des Francs, qu’elle leur donne en otages ses deux fils, Lothaire et Charles. Gerberge parvint à ne laisser partir que le cadet, en y ajoutant les évêques de Soissons et de Beauvais. Louis passa alors entre les mains des émissaires du robertien. Apparemment contre toute attente, ce dernier, au lieu de ramener le roi en grande pompe, le fit arrêter et le donna à garder au comte de Tours Thibaud. A vingt ans de distance, Hugues rééditait le coup d’Herbert de Vermandois contre Charles le Simple.
L’incarcération de Louis dura bien plusieurs mois, le temps sans doute pour Hugues de lui faire sentir qu’il n’était rien sans lui. Après quoi, le duc, flanqué d’Hugues le Noir et avec l’aval d’autres grands chefs, en particulier ses neveux de Vermandois, qu’il avait réunis, « restitua au roi Louis, écrit Flodoard, la fonction [honor] des rois, ou plutôt le nom ». Ainsi, le duc des Francs, à la tête et au nom de l’aristocratie dont il est l’incontestable meneur, est en position de déchoir et de relever l’héritier de Charles le Chauve. Encore n’y consent-il que sous bénéfice d’une amputation à son profit : la reine Gerberge, personnalité active et déterminée, doit remettre Laon à Hugues, qui confie aussitôt le gouvernement de la cité royale au redoutable Thibaud de Tours. Louis peut bien dater l’un des premiers diplômes postérieurs à sa libération, à la fin de juin 946, de la onzième année de son règne, « quand il eut recouvré la Francia », le roi, à ce moment, ne tient plus ni Reims, ni Laon, ni rien.
Rien, c’est trop. En vertu du principe d’équilibre déjà signalé, Otton de Germanie ne pouvait pas laisser son royal beau-frère réduit à ce point de débilité, ni le duc des Francs insulter à la majesté royale et accaparer toute l’autorité en Francie. Aussi Otton, de concert avec le roi Conrad de Bourgogne, fils et successeur de Rodolphe II mort en 937, pénétra-t-il dans le royaume occidental à la tête d’une armée que Flodoard décrit comme considérable. Les trois rois se présentèrent devant les murs de Reims. Sur les conseils de son beau-frère Arnoul de Flandre, l’archevêque Hugues préfère décamper. Artaud fut aussitôt rétabli, « Robert, archevêque de Trèves, et Frédéric, archevêque de Mayence, le prenant chacun par la main ». On ne peut pas mieux manifester que Reims entrait dans le système germanique, qui, de plus en plus, faisait figure d’héritier de la gloire impériale. Louis IV, par la grâce du roi de Germanie, retrouvait ainsi l’un de ses points d’appui. Mais il était clair à présent qu’Otton et les siens étaient, en Occident, les maîtres du jeu. C’est entre la Meuse et le Rhin que les décisions se prennent. Là, de la fin de 947 à la fin de 948, se tiennent quatre synodes, à l’initiative d’Otton et de son Église, pour délibérer des affaires rémoises, et plus généralement de la situation en Francie. La plus importante de ces assemblées se réunit en juin 948 à Ingelheim, ce palais proche de Mayence où les empereurs Louis et Lothaire, cent ans plus tôt, séjournaient fréquemment, où Otton, qui tend à les rejoindre en prestige et en autorité, réside volontiers. Sont venus, outre un légat apostolique, plus de trente archevêques et évêques, principalement de Germanie, aussi du royaume de Conrad. A l’exception d’Artaud et de son suffragant de Laon, aucun évêque du royaume de l’Ouest n’est présent. Le duc des Francs, sans doute, y a veillé de près. Le roi Louis, « avec la permission d’Otton », expose ses griefs contre Hugues le Grand. Sans doute le fait-il en tudesque, en saxon plus précisément, afin qu’Otton le comprenne bien, aucun des deux rois n’entendant le latin. Le concile, dont nous avons conservé les actes, rend alors sa sentence : « Que nul n’ose à l’avenir porter atteinte au pouvoir royal, ni le déshonorer traîtreusement par un perfide attentat. Nous décidons, en conséquence, que Hugues, envahisseur et ravisseur du royaume de Louis, sera frappé du glaive de l’excommunication, à moins qu’il ne se présente, dans le délai fixé, devant le concile, et qu’il ne s’amende en donnant satisfaction pour son insigne perversité. » Ainsi, l’assemblée d’Ingelheim, où le roi des Francs et l’archevêque de Reims avaient paru en posture quelque peu subalterne, renouait avec la grande tradition du IXe siècle, quand les prélats réunis en nombre et en qualité indiquaient à la société le chemin à suivre, conformément à la loi.
Hugues le Grand, naturellement, ne tint aucun compte de l’injonction. Au contraire, il dévasta Soissons, ravagea des biens rémois, profana des églises. C’est pourquoi le synode de Trèves, en septembre, l’excommunia. Comment l’intéressé pouvait-il ressentir une telle condamnation ? N’étaient présents à Trèves qu’une demi-douzaine d’évêques, ce qui atténuait sans doute la portée d’une sanction dont il est impossible de savoir si elle fut réellement suivie d’effet. Hugues apparut-il comme réellement retranché de la communauté des fidèles ? On peut en douter. En revanche, les conciles ont une grande importance pour le fonctionnement interne de l’Église : les évêques, en effet, doivent rendre des comptes et peuvent aller jusqu’à perdre leurs fonctions. Ainsi, Gui de Soissons, qui avait ordonné Hugues de Reims, dut faire amende honorable pour conserver son siège. Les évêques Thibaud d’Amiens et Yves de Senlis, que l’archevêque Hugues avait naguère consacrés, furent excommuniés. Nul doute que ces censures contribuèrent à lier au roi et au système carolingien, et aussi ottonien, les évêques de Francie. Ainsi, au début de 949, Louis IV, de concert avec Arnoul de Flandre, expulsa Thibaud de sa cité d’Amiens, et fit consacrer son successeur, Raimbaud, par l’archevêque Artaud, qui récupérait ainsi un évêché suffragant, pour le plus grand profit du roi. La même année, le roi rentra dans sa ville de Laon, dont Thibaud de Tours lui livra la tour quelques mois plus tard, sur ordre du duc des Francs. En 950, le roi et le duc se réconcilièrent. Hugues conservait sa situation prééminente, et avait accru sa zone d’influence jusqu’à la Normandie, et surtout la Bourgogne. En effet, le dernier descendant direct de Boson, Hugues le Noir, était mort en 952, laissant la plus grande partie de ses honneurs à son gendre Gilbert, fils de Manassès de Chalon. Le comte Gilbert reconnut bientôt la suprématie d’Hugues le Grand, qui fit épouser une fille de Gilbert à son fils Otton. A la mort du comte, en 956, le clan robertien mit la main sur l’héritage bourguignon.
Louis IV, appuyé sur Reims et Laon, fort de l’alliance solide d’Arnoul de Flandre et d’Albert de Vermandois, et disposant de quelques revenus et de fidélités durables, exerce une autorité réelle sur une partie de la France mineure, et sa légitimité ne paraît plus contestée : petit roi, vrai roi, qui se risque à sortir de sa région d’élection, pour recevoir, à la lisière de la Bourgogne et de l’Aquitaine, les serments de fidélité de Létaud, comte de Mâcon, du comte de Vienne Charles-Constantin, de l’évêque de Clermont Étienne, du comte de Poitiers Guillaume. Déjà, en 941, le roi s’était rendu à Vienne, puis à Poitiers. Le Carolingien apporte ainsi, de loin en loin, la preuve vivante de son existence à des populations pour lesquelles le roi n’est plus, en fait, qu’une appellation désincarnée. Louis IV et Lothaire son fils seront les derniers rois des Francs à se montrer au sud de la Loire, chacun une fois ou deux. Après eux s’installe une interminable absence.
Jeune encore, Louis meurt accidentellement en septembre 954. Il est enseveli à Saint-Remi de Reims, au plus près des saintes reliques du patron de la royauté franque. Le duc des Francs assura aussitôt à la reine Gerberge que « son fils entrerait en possession du royaume ». De fait, Artaud, le 12 novembre, sacrait Lothaire à Saint-Remi, « avec l’aide du prince Hugues, de l’archevêque Brunon et des autres évêques et grands de Francie ». Le très long règne de Lothaire, trente-deux ans, presque autant que celui de Charles le Chauve, est donc placé dès l’origine sous une double tutelle : celle du duc des Francs, qui patronne l’avènement du jeune roi, celle aussi du roi de Germanie, représenté par l’archevêque Brunon de Cologne, frère d’Otton qui lui a confié le gouvernement de la Lorraine. Tout l’effort de Lothaire tendra à jouer l’une contre l’autre pour se conserver une sphère d’autonomie. A la fin, la conjonction des deux puissances entraînera la disparition du Carolingien.
Au début, c’est le duc des Francs qui prend le roi sous sa coupe, en contrepartie de son soutien à l’avènement de Lothaire. Il se fait accorder la souveraineté sur l’Aquitaine, c’est-à-dire qu’il veut en réalité faire reconnaître sa suprématie par le comte de Poitiers, qui lui-même tente de s’étendre en Auvergne. Au printemps de 955, après avoir fastueusement traité le roi à Paris, où le duc est chez lui, Hugues emmènera Lothaire dans une chevauchée à l’assaut de Poitiers, en traversant les possessions robertiennes entre Seine et Loire, le vieux prince cornaquant le jeune roi. L’échec de la campagne poitevine fut total. C’est alors que Guillaume Tête d’Étoupe se donne le titre de duc d’Aquitaine, naguère porté par les comtes de Toulouse. Jamais les robertiens ne réussiront à prendre véritablement pied au sud de la Loire. Les derniers Carolingiens, quand ils s’y essaieront à leur tour, n’y parviendront pas davantage. En vérité, la séparation entre le Nord et le Sud est presque complètement consommée.
C’est peu après qu’il eut reçu et transmis à son fils cadet Otton la succession bourguignonne que Hugues le Grand, duc des Francs, des Bourguignons, des Bretons et des Normands, mourut en juin 956, après trente-trois ans de principat. Son fils aîné Hugues, et lui seul, devait entrer en possession de tous les honneurs de son père. Il est âgé d’une quinzaine d’années, comme son cousin Lothaire. Les deux principaux personnages du royaume passent alors sous le contrôle de leur oncle le roi de Germanie, frère de la reine Gerberge et de la duchesse Hathuide, l’archevêque Brunon faisant fonction de véritable régent. Sa mission est de protéger, dans sa partie occidentale, le royaume de Germanie, en empêchant toute tentative carolingienne d’entrer en Lorraine, et d’éviter que, entre ses deux neveux, l’un se développe à l’excès au détriment de l’autre. Peut-être est-ce pour que Lothaire prenne un bon départ que Hugues Capet ne fut investi du ducatus Franciae, et symboliquement du Poitou, qu’en 960, en même temps que son frère Otton, encore plus jeune, se voyait confirmer la Bourgogne, non sans que Lothaire, avec l’aval de Brunon, eût au préalable pris pour lui la cité de Dijon, qui dépendait de l’évêché royal de Langres, et qu’il put conserver. Cette minorité d’Hugues ne fut pas sans conséquence, je le montrerai plus loin, sur le sort de la principauté robertienne.
L’équilibre fut maintenu entre le roi et le duc jusqu’à la mort d’Otton Ier, en 973. Empereur depuis 962, Otton, souverain de Rome et d’Aix, a mis ses pieds dans les traces de Charlemagne. Il a purgé l’Occident des païens hongrois. Sa parentèle tient fermement duchés, évêchés, abbayes. Le rayonnement de la royauté germanique, fondée sur un socle politique et matériel impressionnant, éclipse toute autre puissance en Occident. De ce système, le royaume des Francs de l’Ouest, ou du moins son roi, fait partie intégrante. En juin 965, à Cologne, Otton paraît dans toute sa gloire, entouré des plus considérables spécimens de l’aristocratie de l’Europe septentrionale. Lothaire est venu reconnaître ce qu’il doit au maître de la chrétienté, défenseur des églises, tuteur des rois, rénovateur de l’Empire. Sur la Meuse et sur le Rhin, tout comme en Italie, les foyers culturels, au service de l’idéologie impériale, brillent de feux renouvelés. Là retrouve vigueur la tradition carolingienne de l’évêque, aristocrate du sang et du savoir, au service d’une Église dont les intérêts se confondent avec ceux de la dynastie. Le siège épiscopal de Metz est l’un des plus actifs de ces centres attelés à l’œuvre de rénovation. Autour de la cathédrale, où règne l’évêque Adalbéron, fils de Wigeric, comte d’Ardenne et fondateur d’une très puissante lignée lorraine, dont le frère Frédéric de Bar, bientôt duc de haute Lorraine, a épousé la sœur d’Hugues Capet, des chanoines de qualité s’activent. L’un d’eux, Odelric, est choisi par Brunon pour succéder à Artaud de Reims, mort en 962. Reims commence ainsi d’être attiré dans l’orbite ottonienne. Cette tendance se renforce encore lorsque, à la mort d’Odelric en 969, le neveu d’Adalbéron de Metz, qui porte le même nom que son oncle, et a été instruit par lui dans le monastère de Gorze alors en cours de réforme, est installé comme successeur de saint Remi. Son frère Godefroid est comte de Verdun, cité située dans le royaume de Lorraine et dont l’évêque est suffragant de celui de Reims. Personnalité exceptionnelle, Adalbéron de Reims est engagé, avec son groupe, dans le dispositif lotharingo-germanique. Face au système des principautés territoriales, à la fragmentation croissante des pouvoirs de commandement, il représente un type de culture où l’unité de l’Occident chrétien, sous l’égide impériale, prévaut sur les divisions et les distinctions politiques. Ce schéma universaliste commande les conceptions et les choix du nouvel archevêque. Il occupera son siège avec éclat vingt ans durant lesquels bien des choses, au royaume des Francs, se seront accomplies. Tant que Lothaire entrera dans ces vues, il parviendra à régner assez fortement. De fait, adossé au réseau épiscopal de la province de Reims, où les évêques de Beauvais, de Châlons, de Laon, de Noyon et, un peu à l’écart, celui de Langres exercent, directement ou non, l’autorité comtale, soutenu aussi par l’archevêque Archambaud de Sens, garanti par la prépondérance ottonienne, Lothaire est en mesure de s’étendre là où ni le roi de Germanie ni le duc des Francs, son trop puissant partenaire, n’ont d’intérêts directs, le Nord-Est du royaume.
En 965, en effet, décède Arnoul de Flandre, un fidèle des Carolingiens. A-t-il, avant de mourir, confié sa principauté au roi jusqu’à la majorité de son petit-fils Arnoul ? Toujours est-il que, dans des circonstances obscures, Lothaire fait valoir militairement sa prérogative et s’empare d’Arras, de Douai et de Saint-Amand. Si nous y voyons de moins en moins clair dans des situations déjà passablement embrouillées, c’est que, à partir de 956, la chronique de Flodoard s’amenuise, et s’arrête complètement en 966. L’Histoire de Richer, qui écrit après 990, est beaucoup moins sûre, l’amour des belles-lettres, un ardent désir de bien faire le conduisant parfois à modifier la chronologie pour ménager ses effets, surtout à couler ses personnages et leurs discours supposés dans des modèles antiques, où la rhétorique prend le pas sur l’exigence d’exactitude. De plus, son attachement à l’église de Reims conduit ce moine de Saint-Remi à tourner toute chose à la gloire de ses maîtres Adalbéron et surtout l’écolâtre Gerbert, qui, de 991 à 997, lui succéda, et sous l’épiscopat duquel écrit son élève et adorateur Richer. Ce que l’on perçoit cependant, à travers le récit amphigourique de Richer, à travers les actes assez nombreux de la chancellerie royale, aussi les diplômes des princes ainsi que les chartes et les chroniques locales que, depuis une vingtaine d’années, le travail opiniâtre des médiévistes exhume ou réexploite, c’est que le roi carolingien, vigoureux d’apparence, attire vers lui, à nouveau, certains aristocrates qui trouvent intérêt à le servir. Thibaud de Tours, Foulques d’Angers, qui normalement dépendent du duc des Francs, mènent ainsi, dans les années 960, la lutte contre Richard de Normandie, pour le compte de Lothaire. Leurs fils respectifs, Eudes et Geoffroi, se comporteront, à l’occasion, de la même façon. Le roi enrôle également les comtes vermandisiens, en quête d’un patron qui les conforte dans leurs possessions picardes et champenoises, et les aide à se développer vers l’est en contournant le barrage tendu par la puissance rémoise : Albert de Vermandois, surtout Herbert III, comte de Château-Thierry et de Vitry, abbé de Saint-Médard de Soissons, qui est orné, dans au moins deux chartes de l’abbaye de Montierender, datées de 968 et de 980, du titre de « comte des Francs », et dans un diplôme royal de celui de comte du palais, ce qui le place, au moins verbalement, au sommet d’une hypothétique hiérarchie comtale, et surtout en concurrence directe avec le duc des Francs Hugues. Confiant dans un dispositif qui paraît en effet impressionnant, comparé à ce dont avait pu disposer son père, poussé par des alliés entreprenants, tranquillisé du côté d’Hugues Capet qui semble se confiner au cœur de sa principauté, d’Orléans à Senlis, et dont le frère Eudes-Henri a succédé à Otton au duché de Bourgogne, en 965, avec son accord, le roi regarde à nouveau vers l’est, vers la Lotharingie de ses aïeux, et se sent les moyens de secouer la tutelle impériale. La mort d’Otton le Grand, en 973, offre une occasion.
Avec Otton II, déjà associé à l’Empire depuis six ans, jeune homme qui a plus vécu à Rome qu’en Germanie, le centre de gravité du système ottonien se déplace vers le sud. Marié à une princesse byzantine, Théophano, il se pose en concurrent de l’empereur d’Orient, dont les possessions italiennes demeurent considérables. Alors, au nord-est de l’Empire, une agitation se développe. Brunon de Cologne, duc en Lorraine, avait écarté et dépossédé la descendance de Rénier au Long Col, dont les deux arrière-petits-fils s’étaient, vers 970, réfugiés auprès du roi Lothaire. A partir de 973, ils tentent de recouvrer leur héritage et leurs positions familiales, jadis très fortes, en Hainaut. Une première entreprise, en 974, est vigoureusement contrée par l’empereur, qui remet le Hainaut à l’un de ses fidèles, le comte de Verdun Godefroid, frère d’Adalbéron de Reims. Contre les trublions venus de Francie, la famille d’Ardenne est au premier rang dans la défense de l’Empire et des vertus qui s’y attachent.
Le second essai, deux ans plus tard, est de plus grande ampleur. Rénier et Lambert ont recruté dans la dynastie de Vermandois, dont les rejetons surabondants se sentent à l’étroit. Eudes, fils du comte Albert, l’ami de Lothaire, s’associe à la chevauchée que préparent les princes de Hainaut. La main du roi des Francs paraît alors bien visible ; d’autant que prend part à l’expédition le frère cadet de Lothaire, Charles. Ce dernier, deux ou trois générations plus tôt, eût été roi, puisque fils de roi. Pourtant, ni en 954 ni plus tard, il n’a obtenu aucun royaume, ni même de grand commandement. Encore moins a-t-il été sacré par quelque évêque, comme l’ont pourtant été, depuis Pépin le Bref, tous les enfants royaux légitimes. Lothaire, de l’héritage royal, a tout gardé pour lui seul. Cette spoliation sans précédent marque un resserrement de la succession lignagère, qui se rencontre aussi dans d’autres dynasties princières. Dans les années 960, chez les Francs de l’Ouest, elle surprend. L’étrange situation de Charles, prince sans emploi, presque sans identité, est bientôt mise par les chroniqueurs, des gens d’Église, sur le compte d’une nature et d’un comportement vicieux qui le rendraient impropre à régner. En tout cas, le coup de main en Lorraine peut lui offrir d’intéressants développements. Lothaire, sans doute, encourage l’équipée. N’est-ce pas pour lui l’occasion de reprendre pied en Lorraine, dans ce royaume si cher à sa dynastie, et dont il porte lui-même le nom ?
L’attaque, en tout cas, faillit réussir. Un engagement très violent eut lieu sous les murs de Mons, au cœur du Hainaut. Godefroid de Verdun y fut blessé, son armée, défaite, mais la cité ne fut pas prise. Les agresseurs allèrent se défouler en Cambrésis. Arrêtons-nous un instant, puisque, pour une fois, tout pourrait sembler clair : d’un côté, le roi carolingien veut reconquérir la Lorraine et utilise pour cela complices et comparses : les comtes de Hainaut et de Vermandois, et son propre frère Charles, tous jeunes gens agités qui cherchent à s’établir, l’homme fort du royaume, le duc Hugues, ne s’opposant pas à cette entreprise très éloignée de ses bases ; de l’autre côté, l’empereur Otton II, bien plus fort que son rival, et s’appuyant sur un groupe très puissant, la famille d’Ardenne, dont les chefs sont le duc de haute Lorraine Frédéric et ses neveux, l’archevêque Adalbéron et le comte Godefroid, tous ennemis mortels des Rénier de Lorraine.
Las ! Contre cette admirable construction géopolitique, aléas, soubresauts, volte-face, tels qu’ils nous apparaissent mille ans plus tard, s’inscrivent en faux. A quoi s’empresse en effet l’empereur ? A rendre le Hainaut à Rénier et à Lambert… Bien plus, il confère à Charles, son agresseur, le duché de basse Lorraine, c’est-à-dire l’essentiel de la Belgique, moyennant, bien entendu, serment de fidélité. Pourquoi ce revirement ? Parce que Lothaire vient de chasser de son entourage son frère cadet, au seul motif, paraît-il, qu’il aurait outragé la reine Emma en la soupçonnant publiquement d’adultère avec le nouvel évêque de Laon, Adalbéron, chancelier du roi depuis deux ans. C’est que Lothaire vient de nommer, de son plein gré semble-t-il, au siège épiscopal sans doute le plus important pour les Carolingiens, celui qu’occupait son oncle Roricon, un bâtard de Charles le Simple, un membre de la famille d’Ardenne, le propre neveu d’Adalbéron de Reims et de Godefroid de Verdun, qu’un homme du nouveau duc de basse Lorraine avait rendu boiteux à vie quelques semaines auparavant. Ainsi, Reims et Laon sont aux mains de représentants d’un clan dont la mission est de s’opposer à l’expansion franque en direction de la Lorraine.
Cette succession d’événements accumulés peut bien entendu être réinterprétée en termes politiques rationnels et cohérents. Cela n’a pas manqué ; après tout, on fait bien danser les ours ! En vérité, tels qu’ils nous sont livrés par les sources — isolés, tronqués —, ils sont indéchiffrables. Comment, par exemple, expliquer le coup de sang de Lothaire à l’été de 978 ? A coup sûr, la tentation lorraine ne cesse plus d’habiter le roi. Richer de Reims, sur ce point, paraît convaincant : « Comme Otton possédait la Belgique », c’est-à-dire la Lorraine, car Richer utilise la terminologie de Salluste et de César, « et que Lothaire cherchait à s’en emparer, les deux rois tentèrent l’un contre l’autre des machinations très perfides et des coups de force, car tous les deux prétendaient que leur père l’avait possédée. » De plus, le roi de Francie se sent, à ce moment de son règne, particulièrement sûr de lui. En mars et avril, il s’est déplacé, en grand arroi, jusqu’en Bourgogne. A Dijon, il est en effet chez lui. L’accompagne un impressionnant cortège d’évêques, conseillers écoutés et fidèles, dans la grande tradition des ancêtres de Lothaire. Parmi eux, les plus fermes soutiens de la royauté : Gibuin de Châlons, frère du comte Richard de Dijon, Liudulf de Noyon, nommé l’année précédente, fils d’Albert de Vermandois et neveu du roi, l’archevêque Seguin de Sens, lui aussi tout nouvellement consacré ; Adalbéron de Laon est là aussi. Le maître de la Bourgogne, Henri, frère du duc des Francs, paraît avoir reçu le roi comme il convient. Lothaire apprend alors qu’Otton réside en famille à Aix-la-Chapelle, là où gît son plus illustre ancêtre. Est-il envahi de réminiscences ? Se prend-il pour une réincarnation de Charles le Chauve en 869 ? Un rêve de gloire, un besoin d’exister par soi-même semblent traverser cet homme pourtant plus que mûr : bientôt quarante ans. A l’instar de ses prédécesseurs les plus considérables, il réunit à Laon, sans doute en mai comme jadis, « le duc des Francs et les autres grands du royaume pour leur demander conseil ». Son idée est de lancer un raid sur Aix et de s’emparer du couple impérial. Impulsion dénuée de tout bon sens, étant donné l’état des forces respectives. A supposer même que le coup de main réussisse, que pourrait-il en résulter ? Se faire reconnaître la Lorraine ? Tout le système ottonien s’était construit à l’ouest pour interdire cette perspective et, notamment grâce au clan d’Ardenne, s’en était donné les moyens. Comment, enfin, le petit roi de Laon pourrait-il s’assurer de la personne de l’empereur d’Occident, sacré à Rome des mains du pape ?
Alors, comment rendre compte de l’incompréhensible, et notamment de ce que les robertiens aient accueilli ce projet avec faveur, aient accepté, sans discussion apparente, de marcher avec Lothaire ? Les historiens les plus récents et les plus compétents soutiennent qu’Otton, en faisant de Charles, calomniateur de la reine, un duc de basse Lorraine, et en le recevant dans sa fidélité, avait gravement offensé Lothaire et toute l’aristocratie du royaume. L’hypothèse est intellectuellement irrecevable. Les Francs du Xe siècle n’ont pas lu les traités de chevalerie et les manuels de courtisan. Ce n’est pas une raison suffisante pour l’écarter. Elle nous montre simplement que les ressorts des comportements, à cette période, nous échappent à peu près complètement. Admettons simplement que Lothaire et les siens sont allés là où les entraînait leur libido : vers la Lorraine, vers Aix, vers l’empereur, Charlemagne autant qu’Otton. Il fait beau, on chevauche ensemble, on voit du pays, on espère du butin. Que la guerre est jolie ! A deux doigts fut-on de réussir, tant l’empereur ne pouvait imaginer semblable chimère. Les Francs entrèrent dans le palais d’Aix au moment même où Otton s’en sauvait à bride abattue. On mangea le brouet encore chaud et, scène bien connue, on orienta à nouveau vers, ou plutôt contre l’est, comme l’avait voulu Charlemagne, l’aigle de bronze fichée au sommet du toit. Après ces hauts faits, il fallut bien s’en retourner.
Quelques semaines plus tard, Otton organisa une vigoureuse action de représailles qui le mena avec son armée jusque sur la Seine, en face de Paris. En passant, on ravagea tant qu’on put. A Laon, Charles de Lorraine, qui participait à l’opération, fut proclamé roi par l’évêque de Metz Thierry, apparenté aux Ottoniens. Lothaire se réfugia à Étampes, au cœur du domaine robertien. Hugues Capet, exerçant son ministère de duc des Francs, et protégeant aussi ses propres domaines, barra à Otton le passage de la Seine à Paris. Il prenait ainsi, à l’égal de ses ancêtres Robert et Eudes, la posture avantageuse de sauveur du royaume et de la royauté. Henri de Bourgogne, Geoffroi d’Angers, le roi lui-même vinrent à la rescousse, et Otton, l’hiver approchant, rentra en Germanie, non sans encombres.
De cet épisode, la royauté carolingienne conçut un grand plaisir. La gloire parut en rejaillir sur l’ensemble des Francs. Établi peu après les faits, un acte de l’abbaye de Marmoutier, qui dépend du duc Hugues, est daté de « la deuxième année du grand roi Lothaire, quand il attaqua les Saxons et mit en fuite l’empereur ». Plus tard, l’Histoire sénonaise des Francs, rédigée vers 1015, montre un empereur défait et confus, qui plus jamais ne s’avisa d’entrer dans le pays des Francs. Jamais depuis longtemps — deux générations, au moins — la situation du Carolingien n’est apparue meilleure. Roi et duc des Francs font bloc, le premier fort d’un lot relevé d’évêques dévoués, y compris, à ce moment, ceux de Reims et de Laon, l’autre, riche de son chapelet d’abbayes, tous deux bien pourvus en fidèles, du moins le croient-ils. La chaîne des temps serait-elle renouée ? Lothaire, en tout cas, s’emploie à fortifier la royauté. Comme jadis ses plus illustres ancêtres, il décide d’associer au règne son héritier, Louis, âgé de douze ans. La procédure est solennelle. Lothaire demande au duc, chef de file et porte-parole de l’aristocratie du royaume, d’ordonnancer l’opération. Hugues répond qu’il s’en chargera volontiers, à bref délai. Il convoque alors les principes regnorum, les princes des royaumes, c’est-à-dire, vraisemblablement, de Francie, de Neustrie, de Bourgogne et d’Aquitaine. Qui vint réellement, c’est ce que nous ignorons. Toujours est-il que les grands élisent alors Louis par acclamation, selon le rite traditionnel, et qu’Adalbéron de Reims le sacre roi des Francs. C’est à Compiègne, tout plein de la mémoire de l’empereur Charles le Chauve, le jour le plus saint de l’année, le dimanche de la Pentecôte 979, quand souffle le mieux l’Esprit saint, que se déroule l’admirable cérémonie qui consacre la pérennité du royaume et de la dynastie indissolublement liés, et solidement appuyés sur le duc des Francs qui, en ces instants bénis, se confond en protestations de dévouement, « exaltant sans cesse la dignité royale et paraissant en posture de suppliant envers les rois ». Tel est le récit de l’événement rapporté par Richer. Il est tentant d’y ajouter foi, encore que Richer n’en ait sans doute pas été le témoin direct, et surtout qu’il le place en 981, deux ans trop tard. Mais le moine de Saint-Remi, on le sait, ne se soucie guère des divisions conventionnelles du temps.
Reste que les rois, à présent, sont deux, ce qui garantit l’avenir et écarte définitivement, pense-t-on, Charles de Lorraine. Le duc des Francs, ordonnateur de l’élévation royale, fait figure d’homme indispensable. Il en profite pour s’emparer, en 980, de Montreuil-sur-Mer, importante place militaire et commerciale, que le comte de Flandre avait jadis enlevée à son père. Lothaire craignit-il alors de tomber sous la coupe des robertiens, après avoir secoué la tutelle ottonienne ? Toujours est-il que, dans ce déroutant jeu triangulaire, le roi repassa du côté impérial, sans doute sous la pression du clan rémois. A l’été 980, les ennemis irréconciliables de 978, Lothaire et Otton, se rencontrent près de Sedan, « s’embrassent affectueusement et se jurent amitié ». Lothaire renonce explicitement à la Lorraine, et Otton part tranquille pour l’Italie, dont il ne reviendra pas. Presque aussitôt, Hugues entreprend le long voyage pour Rome, creuset de toutes les légitimités, accompagné de ses deux plus proches amis, l’évêque Arnoul d’Orléans et le comte Bouchard de Vendôme. Lui aussi se soucie de faire amitié avec Otton, pour empêcher un tête-à-tête entre le roi des Francs et l’empereur dont il serait exclu. Il semble y parvenir, au grand déplaisir de Lothaire. Ce dernier tente alors de renouer avec une tradition depuis longtemps abandonnée, et en vérité parfaitement caduque : faire du fils aîné un roi d’Aquitaine. Comme si un royaume d’Aquitaine existait encore, comme si un roi des Francs y avait encore quelque place. Le cerveau de l’opération était Geoffroi d’Angers, désireux de tailler des croupières à son puissant voisin du Sud, Guillaume Fièrebrace, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, beau-frère d’Hugues Capet dont la principauté serait ainsi prise en tenaille entre la royauté de Lothaire et celle qu’allait tenir, pour son père, Louis V. L’instrument est tout trouvé dans la personne d’Adélaïde, ou Azalaïs, sœur de Geoffroi. Cette dernière est dépositaire de deux puissances considérables : l’une lui vient de son premier mariage avec Étienne de Gévaudan, maître de l’Auvergne du Sud, de Brioude à Mende, l’autre, de ses noces avec Raimond de Toulouse, marquis de Gothie. En outre, le frère d’Azalaïs et de Geoffroi est l’évêque du Puy Gui, dont les assises matérielles et idéologiques sont substantielles. Au sud de la Loire, assurément, dans tout le royaume, sans doute, il n’est pas de plus beau parti que cette double veuve, acquisition splendide pour qui saura s’en emparer. Morceau de roi, en vérité. Que pèsent, face à ce trésor, ses trente-cinq ans révolus, pour Louis qui n’en a pas quinze ? Alors, on fait les bagages, on entasse sur des chariots tous les oripeaux, les objets, le matériel nécessaires à un couple royal, et la magnifique chevauchée s’ébranle. Le duc des Francs, paraît-il, fut informé à la dernière minute de cette entreprise, qui n’avait rien pour lui être agréable. On arrive à Saint-Julien de Brioude : épousailles, couronnement d’Azalaïs, réjouissances. Les nouveaux époux s’installent. Quelques mois plus tard, Lothaire ramène précipitamment en Francie son fils éperdu et ruiné. Mésentente conjugale, dit-on. En réalité, l’idée même d’un royaume d’Aquitaine n’avait plus aucun sens. Louis et son entourage étaient, en Auvergne, un corps parfaitement étranger. Ce fut le comte Guillaume d’Arles, maître de la Provence, qui s’octroya Azalaïs, disponible pour la troisième fois.
La perspective méridionale ainsi bouchée, Lothaire regarde à nouveau vers la Lorraine. Otton II meurt à Rome, en pleine jeunesse, et son fils, le tout petit Otton III, est couronné roi de Germanie à la Noël 983, dans la chapelle palatiale d’Aix. Nouvelle occasion, pour le roi carolingien, d’intervenir à la faveur d’une minorité dont le contrôle est très disputé. Ce qu’il ne réussit pas à obtenir par la négociation, car la famille d’Ardenne, dont deux Adalbéron venaient de recevoir les évêchés de Verdun et de Metz, veillait à contrecarrer toute intrusion franque, Lothaire le tenta encore une fois par la force. Il trouve, chez ses alliés habituels pour ce genre d’affaires, deux soutiens de poids : Eudes de Blois, fils de Thibaud le Tricheur, qualifié dans un diplôme royal de « très illustre comte, notre fidèle et entre tous particulièrement aimé Eudes », et le comte Herbert de Troyes, fils de Robert de Vermandois. Lothaire, en effet, a investi les deux cousins, jeunes gens entreprenants, des honneurs d’Herbert l’Ancien, comte du palais, mort deux ou trois ans plus tôt. Cet héritage jouxte la province rémoise et la haute Lorraine, que tient alors la sœur d’Hugues Capet Béatrice, veuve du duc Frédéric de Bar. Comme chaque fois, la première cible est la cité de Verdun. L’attaque, après un premier essai infructueux, réussit : en mars 985, Lothaire entrait dans Verdun, où il capturait d’un coup quatre représentants qualifiés de la famille ennemie : le comte Godefroid avec son fils Frédéric, et leurs cousins Sigefroi de Luxembourg et Thierry de haute Lorraine, le fils de Béatrice. La résistance rémoise et lorraine à l’extension carolingienne vers l’est était ainsi sérieusement entamée. L’Empire, gouverné par l’impératrice Théophano entourée d’un conseil d’évêques, paraissait lui-même vulnérable. L’idée vint alors à Adalbéron de Reims et à son fidèle Gerbert, dont la correspondance protéiforme et confuse révèle l’état d’esprit de la faction impériale en Francie, de rechercher l’appui du duc des Francs pour contrer un roi trop actif : toujours cette configuration des deux contre un. Hugues prit en effet quelques dispositions dans ce sens. Il n’eut pas à faire davantage. En mars 986, Lothaire mourut de maladie, à quarante-cinq ans. Il était sur le point, semble-t-il, de mettre le siège devant Liège et Cambrai, avec des forces importantes, non sans s’être assuré auparavant contre les « trahisons », si ce mot a alors un sens, d’Adalbéron de Reims. En trente-deux ans d’un règne mouvementé, l’arrière-arrière-petit-fils de Charles le Chauve avait tiré un certain parti des moyens pourtant faibles dont il disposait. Coincé entre les deux puissances réelles du moment, le duc des Francs et l’empereur de Germanie, il avait évité d’être neutralisé par leur conjonction. Pour cela, il s’était appuyé sur son atout le plus sûr, le réseau d’évêchés royaux dont il disposait, de Noyon jusqu’à Langres. Son dynamisme lui avait également permis de mettre de son côté des princes territoriaux comme le comte de Flandre et les Vermandisiens. Écartant son frère Charles, il avait resserré le lignage royal, associant le plus tôt possible à la couronne son fils Louis. Même si l’ensemble était fragile, comme on devait le constater l’année suivante, l’image de la royauté carolingienne restait forte. C’est somme toute derrière un grand roi que l’aristocratie du royaume, c’est-à-dire en fait du Nord de la Loire, processionne jusqu’à Saint-Remi de Reims, où Lothaire est enseveli en grande pompe près de son père Louis. En vérité, ce cortège funèbre accompagne la disparition définitive de la race la plus glorieuse du monde, celle de Charlemagne.
Quatorze mois plus tard, Louis V était prestement mis en terre à Saint-Corneille de Compiègne. Roi depuis plus de six ans, il avait pourtant succédé à son père sans aucune difficulté, et avait reçu le serment des grands que les funérailles de Lothaire avaient rassemblés. Il leur tint le discours qu’ils souhaitaient entendre : il gouvernerait avec le conseil des princes, et d’abord du premier d’entre eux, le duc des Francs. Ce qui s’est passé entre le printemps 986 et celui de 987 est d’une extrême confusion. Louis V chercha sans doute à reprendre le contrôle de ses deux principales cités, Laon et Reims, en faisant rentrer sous son autorité leurs évêques, les deux Adalbéron, trop liés au parti impérial. Apparemment, le duc Hugues ne le laissa pas aller aussi loin qu’il l’eût voulu, et s’attacha, ainsi que son rôle le lui prescrivait, à rétablir la concorde, indispensable à la bonne santé du royaume des Francs, entre le roi et l’archevêque de Reims, qui accepta de venir se justifier à Compiègne, au cours d’une assemblée royale. A peine cette dernière était-elle réunie que Louis mourut des suites d’un accident de chasse, dans la forêt de Senlis, qui appartenait à Hugues. C’est le 22 mai 987.
Ici, notèrent par la suite la plupart des chroniqueurs, s’éteignit la race des Charles — le Grand, le Chauve, le Simple. Certes, il en restait bien un, Charles de Lorraine, l’oncle du roi défunt, mais l’assemblée de Senlis qui, au début de juin, acclama le nouveau roi Hugues l’écarta : mal marié, au service d’un roi étranger, déclara Adalbéron de Reims, grand ordonnateur de l’élévation du robertien. En vérité, Charles, pauvre en biens matériels et en fidélités, ne disposant d’aucun réseau propre à le soutenir en Francie, n’avait rien à offrir aux princes dont dépendait le choix du roi. De plus, ce Carolingien pourvu d’un honneur ducal en Lorraine risquait de reprendre la politique lotharingienne de ses prédécesseurs, et les Ottoniens, représentés par Adalbéron et son assistant Gerbert, entendaient bien être tranquilles de ce côté-là. Sans leur agrément, Charles n’avait aucune chance d’accéder à la royauté franque. Hugues Capet, lui, offrait toute garantie. Il n’avait rien à faire en Lorraine. Il rassurait. Au reste, l’assemblée de Senlis, réunie au cœur d’un comté à lui, était sans doute largement composée des alliés, des fidèles et des clients du duc. Aucun prince un peu éloigné, tel qu’Arnoul de Flandre ou Guillaume de Poitiers, n’aurait pu ni vraisemblablement voulu se rendre à Senlis à si bref délai. Enfin, nous ignorons absolument qui, alors, se trouvait là, sinon l’archevêque de Reims et le duc lui-même.
Ce dernier, petit-neveu, petit-fils et neveu de rois, avait choisi d’être roi lui-même. Il le devint complètement lorsqu’à Noyon, le dimanche 3 juillet, il prononça le serment du sacre et reçut l’onction des mains d’Adalbéron. Il le fut encore davantage après avoir imposé l’association à la royauté de son fils Robert, sacré le jour de Noël 987 dans l’église Sainte-Croix d’Orléans, au cœur du dispositif capétien. Sa dynastie tint définitivement le règne quand Charles de Lorraine, après une tentative extrêmement sérieuse, puisque le Carolingien réussit à s’emparer de Laon et de Reims, où Adalbéron était mort au début de 989, et à faire entrer dans son camp des puissances aussi considérables qu’Eudes de Blois, Herbert de Troyes et Gilbert de Roucy, fut enfin éliminé grâce à la trahison d’Adalbéron de Laon qui, nouveau Judas, livra le prince auquel il venait de jurer sa foi, le dimanche des Rameaux 991. L’arrière-arrière-petit-fils de Charles le Chauve, dont il portait le nom, devait finir ses jours peu après, en prison, et l’histoire de sa race avec lui.
Après un siècle de concurrence et beaucoup de péripéties, le lignage robertien l’emportait sans retour sur celui des Pippinides. Victoire du principe de réalité sur la rémanence de l’idéologie ? C’est ce que nous examinerons tout à l’heure en montrant pourquoi, dans la course à la royauté — mais laquelle ? —, le duc des Francs était à la fin du Xe siècle particulièrement bien placé. Reste que l’élévation d’Hugues Capet et son maintien ne doivent pas être investis d’une signification excessive. D’abord, parce qu’ils sont le produit d’un concours de circonstances dont la nécessité n’apparaît pas nettement établie ; ensuite, parce que le changement de dynastie n’entraîna aucune modification perceptible ni dans les structures ni dans les esprits ; enfin, parce que l’événement ne prit sens et importance que rétrospectivement, et assez tardivement. En réalité, il semble que ce qui s’est passé au début de l’été 987 entre Senlis et Noyon n’ait pas intéressé grand monde. Sur les sept rois qui s’étaient succédé en un siècle au royaume des Francs de l’Ouest, trois, déjà, n’étaient pas des Carolingiens. L’avènement d’Hugues Capet couronne, si j’ose dire, une évolution, sanctionne le déplacement d’un rapport de forces. Le duc des Francs, fort d’une légitimité propre déjà ancienne, a pris acte, à son profit, d’une vacance de la royauté. Rien de plus. Osons le mot : cet incident dynastique n’est pas un événement, c’est, comme on dit, un épiphénomène. Rien de plus neutre que cette péripétie, rien de plus terne que cet antihéros. La royauté franque, en 987, demeure d’une immense importance, puisqu’on y pourvoit aussitôt. Le roi Hugues, lui, existe à peine, personnalité évanescente, qui disparaît en 996, sans faire de bruit, après avoir surmonté sans gloire les difficultés que lui créèrent successivement Charles de Lorraine, Eudes de Blois, qui tentait de s’étendre au détriment du domaine royal et complota peut-être contre Hugues de concert avec Adalbéron de Laon, enfin son propre fils Robert, pressé de s’affranchir. Le duc des Francs avait de la consistance, le roi des Francs incarne un principe. En 987, le principe d’autorité apparut à Hugues plus séduisant que ses attributs réels. Son père, cinquante ans plus tôt, avait fait le choix inverse.
Redistribution de la puissance effective, développement de l’idéologie, voilà le double mouvement qui, disparues les splendeurs impériales, anime, autant qu’on puisse voir, la société du Xe siècle. En observant ce qui, sans doute, se transforme, gardons-nous d’oublier que ce qui ne change pas pèse bien plus lourd encore : la force d’inertie, le plus communément, l’emporte.