Quelques mois plus tôt, en mai…

Elle déboucha rapidement de la rue du Taur et tourna à droite pour rejoindre au plus vite Le Perroquet, où elle aurait dû se trouver depuis un bon quart d’heure. À son entrée dans le café, ils allaient interrompre leur conversation pour la regarder arriver et elle se sentirait gauche et laide. Fâchée contre elle-même, elle accéléra encore  ; elle courait presque. Soudain, elle découvrit la silhouette de son mari à quelques pas. Un marcheur, qui venait de bifurquer, la lui avait cachée. Soulagée de n’être finalement pas en retard, elle ouvrit la bouche pour le héler, mais aucun son n’en sortit. Georges était en compagnie de Monique, et quelque chose dans leur attitude l’alerta et la rendit muette. Ils étaient si près l’un de l’autre qu’ils dégageaient une impression d’intimité. Comme un couple. Elle continua de marcher derrière eux en maintenant instinctivement la distance. Ils s’arrêtèrent, elle aussi. Georges prit Monique dans ses bras. La jeune fille se haussa sur la pointe des pieds et lui tendit ses lèvres. Il se pencha vers elle et ils s’embrassèrent.

Nicole fit demi-tour, se réfugia derrière un tilleul auquel elle s’appuya et ferma les yeux, à la recherche de son souffle. Elle respirait par à-coups précipités, comme si elle avait couru longtemps. Elle n’aurait pas dû être là. Elle n’aurait pas dû les voir. Si elle était venue de l’appartement, elle n’aurait pas emprunté cette rue. Elle se sentait aussi mal que si elle avait plongé son regard dans la fenêtre des voisins. Une voix lui demanda si elle avait besoin d’aide. Elle répondit qu’elle allait bien. C’était une vieille femme, qui insista. Pour s’en débarrasser, elle quitta l’appui de l’arbre et repartit en sens inverse, contournant la basilique Saint-Sernin. Arrivée au portail, elle monta machinalement les marches, entra et prit à droite la nef latérale pour se rendre tout au fond, derrière le chœur, à la chapelle de saint Jude, où elle avait coutume de se réfugier.

Elle ne venait pas là pour prier, bien qu’elle ait eu un regain de mysticisme en découvrant les édifices religieux médiévaux, et surtout cette basilique romane. La première fois qu’elle y était entrée, elle avait eu un choc, ne connaissant que l’église de sa paroisse, si modeste, et l’oratoire Saint-Joseph qui, malgré son aspect grandiose, n’incitait pas au recueillement. Ici, on se sentait tiré hors de soi. Elle n’aurait pas su mettre des mots sur ce qu’elle éprouvait, incapable de départager le religieux du païen dans cette émotion qui la prenait dès l’entrée.

Son amie Geneviève lui avait appris qu’au Moyen Âge, l’intérieur des églises était couvert de peintures et que la pierre nue qui lui plaisait tant servait de support à des scènes bibliques destinées à instruire des fidèles illettrés.

— Des sortes de bandes dessinées, avec des rouges et des bleus à profusion et quelques inscriptions pour donner des repères aux prêtres qui les leur expliquaient, avait-elle dit.

Malgré ses efforts, Nicole, trop habituée au dépouillement de la basilique et au silence respectueux des fidèles, ne parvenait pas à se représenter l’intérieur de Saint-Sernin vivement coloré et moins encore plein d’une foule bruyante. Elle décrivait les églises toulousaines dans ses lettres à ses parents, et sa mère, farouche pratiquante, se réjouissait de son assiduité à les fréquenter. Si elle avait su que sa fille n’y allait pas pour être plus près de Dieu, Irma Baumier en aurait été aussi choquée que surprise. Nicole lui avait caché son détachement progressif de la religion parce que l’inverse eût été inconcevable. Si elle aimait les lieux de culte, c’était pour la sérénité qu’ils lui permettaient de retrouver lorsque la nostalgie de sa famille et de Montréal la tourmentait, ou bien pour d’autres motifs, tous bénins par rapport à celui d’aujourd’hui.

Dans cette chapelle dédiée à saint Jude, elle ne s’agenouillait pas face à la sculpture de son buste, mais un peu à gauche, devant une poterne de bois cloutée surmontée d’un vitrail orné d’un motif régulier de fleurs de lys qui ne la distrayait pas de ses pensées comme il aurait pu le faire s’il avait représenté des personnages bibliques. Cette partie de la basilique, trop humble pour accueillir un vitrail à prétention didactique, attirait peu de visiteurs : on n’y voyait que quelques vieilles vêtues de noir venues implorer saint Antoine de Padoue, dont la statue avoisinait celle de saint Jude, afin qu’il les aide à retrouver leurs clés ou leur chat. Cependant, si les vieilles se prosternaient devant le saint, Nicole demeurait seule face à sa poterne. Aussi nerveuse et agitée qu’elle soit lorsqu’elle venait s’y recueillir, elle finissait par se calmer et il arrivait toujours un moment où, après avoir bien repassé dans son esprit ce qui la tourmentait, elle levait les yeux sur le vitrail et se sentait apaisée. Ce n’était pas le cas aujourd’hui. La poterne, dépourvue de poignée, avait seulement un trou de serrure qui, dans un lointain passé, avait appelé une clé aux dimensions de nos jours invraisemblables, et ce trou de serrure, pareil à un œil de lumière sur la solide porte dont la clé était perdue, lui semblait une représentation de ce qui lui arrivait : la vie heureuse dans laquelle elle se croyait engagée lui était brutalement devenue inaccessible.

Elle resta longtemps dans la pénombre de l’église et les battements désordonnés de son cœur finirent par retrouver un rythme normal. Incapable de penser rationnellement à la situation et d’arrêter une attitude à adopter envers Georges, elle décida, pour le moment, de feindre l’ignorance. Elle réfléchirait à tout cela plus tard.

Lorsqu’elle entra dans le café, elle fut accueillie par un sonore et rocailleux : Salut ! C’est toi ? auquel elle répondit docilement : Salut, c’est moi. Aucun habitué ne se serait risqué à ignorer les salutations du perroquet que l’incivilité mettait de méchante humeur, provoquant chez l’oiseau une logorrhée difficile à endiguer. Tout nouveau venu s’exposait à cet accueil. Selon sa personnalité, il rougissait ou pâlissait sous l’avalanche d’insultes issues du monde sportif qu’il n’attribuait pas tout de suite au perroquet ayant donné son nom à l’établissement. André, le serveur, intervenait, s’efforçant d’amadouer l’irritable volatile avec un quartier de pomme ou quelques graines. S’il n’avait pas déjà fui à toutes jambes sous l’averse de fainéant, fillette ou autres mou de la pédale, l’arrivant allait s’asseoir le plus loin possible de la cage, car Louison, rancunier, poursuivait l’offensive en crachant des morceaux de fruit ou des graines de tournesol.

Nicole chercha Georges et Monique à la table que leur groupe occupait d’habitude. Ils y étaient. Assis côte à côte, mais sans rien d’équivoque dans leur posture. Georges ne paraissait pas plus s’intéresser à Monique qu’à Huguette, son autre voisine. La discussion faisait rage et tous ceux qui y participaient étaient penchés vers leurs vis-à-vis pour mieux asséner leurs arguments. C’est Monique qui vit Nicole en premier, mais elle ne dit rien, se contentant de la détailler de ses yeux froids et durs. Puis Georges découvrit qu’elle était là.

— Nicole ! s’écria-t-il. J’étais inquiet. Tu es pâle. Qu’est-ce qui se passe ?

Elle lui servit l’excuse qu’elle avait préparée en franchissant la courte distance la séparant du café.

— Il y a eu un accident au coin de Lautmann et des Lois. La police empêchait les gens de passer. J’ai dû faire un détour.

Il n’en demanda pas davantage et revint à la discussion. Le serveur posa un café devant Nicole sans qu’elle ait eu besoin de le commander.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? s’informa-t-il. Tu es toute blanche.

— Ça va, André, ne t’en fais pas.

Elle répéta qu’il y avait eu un accident, laissant sous-entendre qu’elle y avait assisté.

Il revint avec un petit verre contenant un liquide ambré.

— C’est du cognac, ça te fera du bien.

— Mais… commença de protester Georges.

La bourse n’était pas arrivée et leur budget était serré.

— C’est la maison qui offre, précisa le serveur.

Nicole le remercia d’un sourire et avala le cognac d’un coup. Il lui brûla la bouche, la gorge, l’œsophage. Elle se mit à tousser, les larmes aux yeux. Georges lui tapota le bras, puis André apporta un verre d’eau en s’excusant d’un ton piteux. Il avait voulu bien faire. L’eau fit disparaître la sensation de brûlure. Elle essuya ses larmes et rassura tout le monde. La conversation reprit, très vite passionnée.

— C’était involontaire, affirmait Jean-Paul, personne ne voulait le tuer, ce gardien. Il s’est trouvé là au mauvais moment.

— Quand on pose une bombe, répondait Georges, on sait que ça peut arriver. On a accepté l’idée de tuer quelqu’un : c’est un acte criminel accompli par des criminels.

Nicole se pencha vers Geneviève, qui lui avait tiré une chaise à côté d’elle.

— De quoi ils parlent ?

— D’un attentat du FLQ qui a fait un mort. Michel a reçu une lettre de sa mère qui lui a envoyé un article de journal. Regarde, il est sur la table.

La coupure de presse, que tout le monde avait déjà lue, traînait parmi les tasses. Nicole s’en saisit. C’était la une du Devoir du lundi 22 avril 1963, qui annonçait en gros caractères : Les terroristes ont tué un homme. Suivait le récit des faits : Une bombe a fait explosion dans un centre de recrutement de l’Armée canadienne, samedi soir, entraînant la mort du gardien de nuit de l’immeuble, M. William Victor O’Neill, âgé de 65 ans. L’événement s’est produit quelques instants après que le Front de Libération du Québec eut annoncé son intention de poursuivre « ses actes de violence contre le colonialisme anglo-saxon ».

— Moi, je suis d’accord avec André Laurendeau, déclara Georges.

Il chercha des yeux la page du Devoir, qu’il vit entre les mains de Nicole.

— Passe-la-moi, s’il te plaît.

Puis il lut, à l’intention de ses contradicteurs, principalement de Jean-Paul, le plus virulent :

— Les embusqués ont tué. Ça devait arriver. On ne joue pas impunément avec le feu. C’est un crime bête : la victime est un veilleur de nuit anonyme qui ne symbolisait rien.

— Cette bombe, intervint Joseph, est une réponse aux provocations de la police qui procède à des arrestations et à des incarcérations sans mandats d’amener. Ce sont les manœuvres illégales et injustifiées de la Gendarmerie royale qui poussent à la violence.

— Et voilà ! s’exclama Georges. C’est toujours la faute des autres.

Alors, ils s’y mirent tous et ce fut une cacophonie d’où ce qui émergeait n’était guère compréhensible. Néanmoins, chacun connaissait les positions de l’ensemble de la compagnie, ce qui lui permettait d’apostropher son adversaire sans se tromper de cible. Georges, seul à ne pas vouloir l’indépendance du Québec, préconisait une réforme constitutionnelle qui créerait un véritable fédéralisme. Le pouvoir central prendrait en charge les domaines d’intérêt commun, et les États qui constitueraient la fédération, les pouvoirs nécessaires au maintien et au développement de leurs intérêts politiques, culturels et économiques. Jean-Paul et Joseph, les plus extrémistes, qui attendaient du FLQ la réalisation de leurs espoirs, défendaient la lutte armée, disant que c’était la seule solution possible. Quant à Michel et François, bien que partisans de l’indépendance, ils étaient opposés à la violence, en accord avec Raymond Barbeau, le président de l’Alliance laurentienne, qui avait déclaré au Devoir après l’attentat que les saboteurs compromettaient la cause.

— Par la voie démocratique, on n’y arrivera jamais, s’exaspérait Jean-Paul.

 

Comme à l’accoutumée, Nicole garda le silence. Lorsque le groupe s’était formé, essentiellement constitué de Montréalais venus faire leur doctorat à Toulouse, elle avait évité de se mêler aux conversations. Seule à ne pas être une universitaire, elle craignait de se ridiculiser, car elle n’entendait rien à la littérature ni à la politique, qui étaient les sujets de prédilection de ses camarades. Et puis, elle craignait qu’ils ne la prennent pas au sérieux parce qu’elle était plus jeune qu’eux de quatre ou cinq ans. Maintenant, après avoir presque fini son année de propédeutique et grâce aux conseils de lecture et aux explications prodigués par Georges, elle était capable de suivre, mais l’habitude de se taire lui était restée et elle ne parvenait pas à faire autrement, malgré les encouragements de son mari.

— Tu dois avoir confiance en toi, lui répétait-il. Quand on est seuls, ce que tu dis est intéressant  ; il n’y a pas de raison que tu deviennes niaiseuse en société.

Mais rien n’y faisait : dès qu’il y avait du monde, elle perdait toute assurance. Monique, en revanche, n’en manquait pas. Intelligente, cultivée, tenant brillamment sa place dans une discussion, elle était, aussi bien intellectuellement que physiquement, tout ce que Nicole n’était pas, de la flamboyante chevelure rousse, couleur qu’elle qualifiait de blond vénitien, aux yeux bleu foncé — outremer, disait-elle. Ces cheveux et ces yeux faisaient oublier la bouche dure aux lèvres trop fines, ainsi que la petite taille, que Monique ne parvenait pas à cacher, bien qu’elle se juchât sur d’invraisemblables talons. Elle faisait un doctorat sur Paul Éluard, et c’était ce qui avait dû la rapprocher de Georges, qui avait choisi Joë Bousquet, poète carcassonnais avec qui les surréalistes avaient été liés. Pour sa part, Nicole n’était que la femme de Georges. Ils s’étaient mariés avant de quitter Montréal, où elle était secrétaire pour une importante compagnie de construction. Son mari, arguant qu’elle allait s’ennuyer pendant deux ans si elle n’avait rien à faire, l’avait convaincue de s’inscrire à la Faculté des lettres de Toulouse pour suivre cette année de mise à niveau qui permettait de s’engager dans le processus menant à la licence. N’ayant pas fait le cours classique, elle n’aurait pas dû être admise en propédeutique, mais Georges avait obtenu pour elle une lettre du directeur de son département qui, jouant habilement sur les différences entre les dénominations utilisées en France et au Québec, lui avait donné accès à l’université.

— Je suis sûr que tu en es capable, avait-il affirmé. Si tu travailles, il n’y aura pas de problème.

Cela en valait-il la peine puisque, en deux ans, elle n’aurait pas le temps de faire une licence, seulement la première année, et encore, si elle réussissait cette année de propédeutique destinée à lui rendre les études universitaires accessibles ? Mais Georges avait balayé l’argument.

— On verra bien : si tu aimes ça, tu pourras continuer à Montréal. Sinon, ça t’aura au moins ouvert des horizons.

Elle avait pensé sans le dire qu’il avait honte de son ignorance et voulait l’inciter à combler une partie du fossé intellectuel qui les séparait. Malgré cette année d’études, et peut-être à cause de cela, car l’exercice lui avait permis de mesurer l’ampleur de ses lacunes, elle se faisait l’effet d’une potiche au milieu de ces étudiants diserts. Et elle n’était même pas belle. Son visage était insignifiant et ses cheveux châtains étaient banals — presque blonds en été, mais on était au début d’un mois de mai pluvieux succédant à un mois d’avril du même acabit. Les tenues qu’elle portait, choisies pour garder sans entraves son long corps mince de sportive contrastaient avec les vêtements sophistiqués et très moulants de Monique et des étudiantes en général. Son corps sain et libre était ce que Georges prétendait aimer chez elle. Apparemment, il avait changé d’avis et s’était laissé séduire par une Barbie de poche dont les dents de roquet ne devaient pas hésiter à mordre. Nicole remarqua que Monique avait adopté la même position idéologique que Georges. Si elle avait eu des visées sur Jean-Paul, aurait-elle prôné la violence ?

Trop perturbée pour suivre attentivement la conversation, elle ne s’aperçut qu’ils s’étaient levés et se préparaient à partir que lorsque François l’interpella.

— Peux-tu dactylographier mon dernier chapitre ?

— Pas avant la semaine prochaine. Il faut d’abord que je finisse ce que Georges m’a donné hier.

— C’est correct. Tu me diras quand te l’apporter.

Geneviève lança en riant :

— Après avoir tapé toutes nos thèses, elle sera la plus savante de nous tous.

Le regard méprisant de Monique se posa sur Nicole, qui sentit venir une rosserie. Surmontant sa réserve, elle attaqua la première.

— Mais je ne connais rien d’Éluard, ça manque à ma culture.

Surpris, ils se tournèrent tous vers Monique.

— Tu ne fais pas taper tes textes par Nicole ? s’étonna François. Elle le fait très bien, tu sais, et charge moins cher que tout le monde.

Pour une fois légèrement embarrassée, Monique prétendit qu’elle préférait attendre d’avoir terminé. Nicole l’avertit qu’elle ne pouvait rien lui promettre si elle le lui demandait au dernier moment, car elle devrait privilégier ceux pour qui elle travaillait depuis le début.

— Ne t’inquiète pas pour moi, répondit-elle sèchement, j’aurai fini à temps.

Le clin d’œil complice d’André, qui leva le pouce dans le dos de Monique pour signifier à Nicole qu’elle avait marqué un point, lui fit un petit velours.

 

Le groupe d’amis quitta les lieux après avoir répondu : Adieu, Louison ! à l’oiseau portier qui avait salué leur sortie d’un invitant : À bientôt. Nicole et Georges se dirigèrent vers leur domicile en compagnie de Geneviève.

— C’est bizarre, dit celle-ci, j’ai l’impression que la thèse de Monique n’avance pas.

Georges affirma qu’elle se trompait : elle lui en parlait fréquemment, car elle s’intéressait aux relations qu’Éluard avait entretenues avec Joë Bousquet.

— Tu en as lu des passages ? insista-t-elle.

— Non. Elle ne les trouve pas assez achevés pour me les montrer. Elle est très perfectionniste.

Geneviève se contenta d’émettre un hum sceptique. Avant de les quitter, elle rappela à Nicole qu’elle l’attendrait en bas de chez elle le lendemain matin.

Le jeune couple traversa la minuscule place du Peyrou et s’engagea dans la rue Lautmann, où il logeait au numéro 15, juste en face de la Faculté des lettres. C’était une aubaine d’avoir trouvé un appartement aussi bien situé. Son emplacement leur évitait de perdre du temps en trajets, que ce soit pour les séminaires de Georges ou les cours de Nicole, ou bien pour travailler à la bibliothèque ou fréquenter les bars étudiants du quartier. L’ampoule étant encore grillée, ils gravirent dans le noir l’escalier menant à leur deux-pièces sous les toits, ce qui rendait la montée hasardeuse. Le logement était sommaire : il n’y avait pas de salle de bains et ils devaient se laver à l’évier de la cuisine, par ailleurs dépourvue de réfrigérateur. Quant aux toilettes, elles étaient sur le palier et il fallait les partager avec l’étudiant de l’appartement voisin, lequel ne s’acquittait jamais de sa part de ménage. Le seul charme du logement venait des deux fenêtres qui ouvraient sur les toits de tuiles du centre de Toulouse. Nicole apercevait même le clocher de ses chers Jacobins, raison pour laquelle elle aimait habiter là. Elle savait que de toute façon, avec les moyens dont ils disposaient, ils ne pouvaient pas espérer mieux : tous les étudiants qu’ils connaissaient logeaient dans ce que leurs parents, même les plus modestes, auraient qualifié de taudis, et sans avoir la chance de jouir de cette vue. On entrait directement dans la chambre à coucher dont le lit, garni de coussins fleuris, faisait aussi office de divan, conférant de ce fait à la pièce le statut de salon dans la journée. Pour accéder à la cuisine où se trouvait l’unique table, il fallait traverser la pièce. C’était là que Nicole avait installé sa machine à écrire, qu’elle devait pousser à l’heure des repas. Georges travaillait à la bibliothèque, et elle le faisait également lorsqu’il s’agissait de ses cours, car il était plus stimulant d’être au milieu d’étudiants que seule dans une cuisine.

Elle posa sur la table le pain et le fromage de leur repas du soir. Quand le chèque de bourse serait arrivé, ils mangeraient mieux. Ils en étaient doublement tributaires parce que les étudiants québécois recevaient tous leur chèque en même temps, et que ce n’était qu’à ce moment-là qu’ils pouvaient payer à Nicole ses travaux de dactylographie. Pour l’heure, ils étaient tous à sec. Pendant le repas, Georges lui annonça, tout content, qu’il avait commencé la rédaction de son deuxième chapitre et passé la journée à écrire sans relever la tête.

— Heureusement que j’ai appris l’attentat à la fin de la journée : je n’aurais pas pu me concentrer. Ça me met en maudit qu’on puisse être aussi irresponsable.

Nicole ne releva pas. Maintenant qu’ils étaient seuls et que la présence des autres ne la distrayait plus, elle ne parvenait à penser qu’à son infidélité. Comment pouvait-il se comporter normalement ? Elle avait envie de hurler qu’elle savait, de l’insulter, d’arracher de son visage son air satisfait. Pour s’en empêcher, elle serrait les dents de toutes ses forces.

— Et toi, tu as avancé ?

Elle eut du mal à décoller ses mâchoires pour proférer un oui à peine audible. Ne s’apercevant de rien, il continua :

— Tu es rendue où ?

— À la page trente-cinq.

— Seulement ? C’est à peine le début de ce que je t’ai donné il y a deux jours.

— Si tu écrivais lisiblement, ça irait plus vite.

Il prit un air penaud.

— Quand je suis emporté par mon sujet, j’oublie de m’appliquer. Excuse-moi, je vais essayer d’y faire attention pour la suite.

Presque timidement, il demanda :

— Et pour le moment, tu en penses quoi ?

— Tu sais que je ne connais rien là-dedans.

— Niaise-moi pas : je t’en parle tous les jours.

Ce qui était vrai. Son sujet le passionnait et il informait sa femme de tout ce qu’il découvrait sur Joë Bousquet. Il avait d’ailleurs l’habitude de dire qu’elle pourrait donner un cours sur le poète au pied levé. C’était une boutade, mais il n’en restait pas moins qu’elle en savait davantage sur Bousquet que la plupart des étudiants en littérature.

— Alors ?

Il aurait mérité qu’elle le fasse souffrir un peu, mais elle n’avait pas envie de parler, et répondit :

— Ça va : c’est clair et bien exprimé.

Il parut rassuré, mais cela ne durerait pas, car l’opinion de Nicole ne pouvait lui suffire. Peut-être allait-il demander à Monique de lire son texte lorsqu’il serait dactylographié ? Sûrement.

Loin de deviner les pensées de sa femme, il se fit câlin, l’entraîna vers le divan, dénoua ses cheveux, déboutonna son gilet. Elle se laissa caresser sans réagir en espérant que son inertie le lasserait. Elle ne voulait pas faire l’amour avec un mari qui la trompait, mais préférait qu’il renonce de lui-même. Il finit par lui demander ce qu’elle avait : est-ce qu’elle boudait ? Non : c’était seulement la migraine qui commençait. Elle y était sujette avant ses règles et il ne s’en étonna pas. Gentiment, il alla mouiller une débarbouillette, lui humecta les joues et le cou puis la posa sur son front. Lui ayant dit de se reposer, il ouvrit un livre et l’oublia. Elle-même prit des notes de cours qu’elle devait étudier pour son examen qui approchait, mais ne les ouvrit pas, restant à fixer leur photo de mariage posée sur le guéridon. Ils étaient assortis : Georges était un peu plus grand qu’elle, juste ce qu’il fallait pour que leur couple soit harmonieux. Ce n’était pas comme avec Monique. Bien qu’elle eût été sur la pointe des orteils à la manière d’une danseuse de ballet et qu’il ne fût pas un géant, il avait dû se casser en deux pour l’embrasser. Elle lui arrivait à peine au-dessus du coude. Nicole les imaginait sur une photo de mariage : ridicule ! Cela ne lui mettait pas pour autant du baume au cœur, car Monique avait bien des charmes. Par ailleurs, Nicole n’était pas certaine que sa taille à elle puisse être considérée comme un avantage. Elle avait trop souvent été traitée de grande échalote pour le croire. Et Monique était aussi délicate qu’un bibelot de porcelaine. Elle n’avait aucune chance de rivaliser avec elle : trop séduisante, trop brillante et, surtout, trop résolue à obtenir ce qu’elle convoitait pour se laisser détourner de son objectif. Si c’était Georges qu’elle voulait, Nicole ne pèserait pas lourd, même s’ils étaient mariés. Elle se figura l’abandon, le divorce. Personne n’avait jamais divorcé dans sa famille, ni même dans son entourage. Ce serait un scandale, une honte. Mais elle allait trop loin. Qu’avait-elle vu ? Un simple baiser. Ce n’était peut-être qu’une passade, pas un grand amour. Georges était-il un courailleux ? Dans ce cas, Monique ne serait que la première d’une longue liste à venir, si toutefois elle était la première. Elle pensa à son oncle Gaston, qui défrayait la chronique aux réunions de famille avec ses frasques, et à sa tante Rita, qui avait les yeux rouges plus souvent qu’à son tour, et dont on murmurait qu’elle n’était pas chanceuse, mais aussi, qu’elle n’avait rien pour elle : toujours attriquée comme la chienne à Jacques et faisant la baboune en permanence. Si elle était un peu plus aimable et attirante, Gaston n’irait pas voir ailleurs aussi souvent, prétendait-on. Irma Baumier interrompait toujours les cancans en disant que c’était le bon Dieu qui envoyait cette épreuve à Rita, qu’elle devait l’endurer et se réjouir de gagner son ciel sur terre. Facile à dire quand on n’est pas concernée.

Lorsque Georges vint se coucher, Nicole posa son cahier de notes, dont elle n’avait pas tourné une seule page.

— Ça va mieux, ta migraine ?

— Pas vraiment.

— Essaie de dormir.

Il l’embrassa sur la joue, lui tourna le dos et plongea très vite dans le sommeil. Ne pouvant s’empêcher de revoir en boucle la scène qu’elle avait surprise, Nicole fut plus longue à y parvenir. Elle était mariée depuis moins d’un an et déjà trompée. Aurait-elle dû s’y attendre ?

 

Ils s’étaient rencontrés au mariage de sa cousine Pierrette avec un cousin de Georges. Celui-ci, qui était son voisin de table, s’était montré charmant et drôle et ils avaient dansé ensemble chaque fois qu’elle était libre. Elle avait eu plaisir à le retrouver entre les inévitables tours de piste avec les oncles et les cousins. Il s’exprimait beaucoup mieux que les garçons qu’elle connaissait, pourtant, il l’avait tout de suite mise à l’aise, et elle n’avait eu aucune difficulté à lui donner la réplique. La conversation entre eux était naturelle, simple, légère. Elle découvrit plus tard qu’il était instruit et poursuivait de longues études, ce qui l’avait impressionnée. Mais il n’en faisait pas étalage et ne la traitait jamais avec condescendance. Il n’avait rien négligé pour la séduire, allant jusqu’à prétendre qu’elle était la plus jolie de la fête. Elle avait protesté que c’était impossible parce qu’elle était trop grande et trop maigre, ce à quoi il avait répliqué qu’elle avait l’air d’un mannequin et les autres de ménagères. Elle savait bien qu’il exagérait, mais il devait le penser au moins un peu puisqu’il avait voulu la revoir tous les dimanches. Ils faisaient le tour du quartier et s’arrêtaient sur un banc, chaperonnés par Josée, la jeune sœur de Nicole, qui s’acquittait de sa tâche avec beaucoup de conscience. Dès qu’un baiser se prolongeait, elle assénait un imparable : Je vais le dire au père, et les lèvres des amoureux se désunissaient. À la maison, après que Georges eut été reçu à titre de prétendant officiel, c’était pire : ils s’asseyaient côte à côte sur le canapé du salon, seuls, mais la porte ouverte, et ne pouvaient que se tenir les mains. Georges lui chuchotait qu’elle était belle et qu’il pourrait passer toute sa vie à l’embrasser. Après des mois de désir exacerbé, il lui demanda de l’épouser : il avait obtenu une bourse pour aller faire son doctorat à Toulouse et il était exclu qu’il parte sans elle. Elle ne savait même pas ce qu’était un doctorat à l’époque, mais cela n’avait pas d’importance : ils s’aimaient et c’était pour la vie. Depuis, quelques mois seulement avaient passé.

Quand Geneviève vint chercher Nicole, Georges était déjà parti à la bibliothèque. Elles étaient les seules vraies sportives du groupe et passaient pour originales. Tout le monde était d’accord pour une balade à bicyclette le dimanche sur les coteaux des environs, pour une exceptionnelle sortie de ski dans les Pyrénées toutes proches ou, mieux encore, pour assister à un match de rugby, mais faire partie d’une équipe de volley qui s’entraînait une fois par semaine n’était pas leur genre. De la part de Nicole, cela n’étonnait qu’à moitié, car elle était différente d’eux sur bien des points  ; par contre, de la part de Geneviève, une médiéviste qui passait sa vie à étudier des poètes disparus depuis des siècles, c’était plus surprenant. Seule Française de leur petit groupe de Québécois, elle fréquentait Joseph Provencher, rencontré pendant les inscriptions. Contrairement aux autres littéraires, assez nombreux pour s’entraider dans les dédales d’une institution étrangère, il n’avait pas de confrère médiéviste. Attendrie par son air perdu, Geneviève l’avait cornaqué et ils ne s’étaient guère quittés depuis.

La jeune fille, qui vivait dans la rue des Lois, toute proche du domicile de Nicole, avait quitté la maison familiale à la rentrée. Elle aurait pu demeurer chez ses parents, car ils n’étaient guère éloignés du centre de Toulouse, mais elle avait besoin de liberté. Lorsqu’elle avait appris qu’une cousine de la campagne venait travailler en ville et cherchait une colocataire, elle avait sauté sur l’occasion. Les parents de Geneviève, des ouvriers que son intérêt pour le Moyen Âge laissait aussi perplexes que ses velléités d’indépendance, étaient à ses petits soins. Elle avait été très malade pendant son enfance, et de cette peur de la perdre qu’ils avaient éprouvée, ils avaient gardé le souci de la protéger et de la voir heureuse. Cela expliquait qu’elle étudiât une matière absconse alors que ses amies du quartier Empalot travaillaient à l’usine de produits chimiques de l’ONIA, comme tous les gens du quartier, ou se préparaient à être institutrices à leur sortie de l’École normale. Mais ils ne payaient pas pour autant ses études ni son appartement, car ils n’en avaient pas les moyens : pour vivre, elle cumulait une bourse et un emploi d’été.

Quand Nicole sortit, Geneviève l’attendait sur le trottoir. L’entraînement avait lieu dans la cour d’une école primaire désertée le jeudi. Pour s’échauffer, elles y allaient à petites foulées, s’attirant les regards curieux des gens qui se rendaient à leur travail aux ateliers de l’arsenal. Geneviève entreprit de se plaindre d’Arlette, sa cousine, qui l’exaspérait.

— Quand je pense que j’ai quitté la maison pour travailler en paix, c’est réussi ! Elle me parle sans arrêt des gens qui travaillent dans l’entreprise de transport où elle est dactylo et de leurs petites histoires. Je connais tout le monde aussi bien que si j’y étais moi-même employée : le chef sent la sueur et la brillantine et fait les yeux doux à Juliette, la comptable, que son fiancé a plaquée. Juliette est flattée de ses attentions, allez savoir pourquoi, alors qu’il est moche et marié de surcroît. Les chauffeurs, pour leur part, s’intéressent aux deux filles et le leur montrent par des compliments et des plaisanteries d’un goût discutable. Je n’en peux plus ! Sans compter qu’elle est désordonnée et laisse traîner son linge sale partout.

— Mais le dimanche soir, elle revient de la ferme de ses parents avec des œufs frais, du saucisson et des confitures.

— C’est vrai… Pourtant, je préférerais la tranquillité, quitte à souper d’un morceau de pain.

— Crois-moi, on se tanne.

— Ils ne t’ont pas encore payé la dactylo ?

— Non. Ils n’ont pas reçu leur chèque. Georges non plus.

 

Elles entrèrent dans la cour de l’école où les premières arrivées faisaient déjà des étirements sous la supervision de leur entraîneuse. Ici, Nicole ne se sentait jamais en situation d’infériorité, même si certaines des participantes étaient beaucoup plus instruites qu’elle : elle était bonne au volley, et c’était tout ce qui comptait. Pendant une heure et demie, elle se démena comme une vraie diablesse. Chaque fois qu’elle frappait le ballon de volée, elle imaginait que c’était la tête de sa rivale et redoublait d’ardeur.

— Tu as mangé du lion au petit-déjeuner ? voulut savoir Geneviève lorsqu’elles se retrouvèrent dans la rue.

Ignorant la plaisanterie, Nicole lui demanda abruptement :

— Qu’est-ce que tu penses de Monique ?

Son amie la regarda, étonnée.

— Plutôt du mal, pourquoi ?

— Quel genre de mal ?

— De toutes les sortes. Si tu m’expliquais pourquoi tu t’intéresses à elle ?

— À cause de Georges.

— Ne me dis pas…

Elle hocha la tête en signe d’assentiment et lui raconta ce qu’elle avait découvert la veille. Geneviève était indignée.

— Cette Monique, je n’ai jamais pu la sentir !

Elle s’arrêta, saisit les bras de Nicole au-dessus des coudes, leva les yeux vers elle et lui demanda, compatissante :

— Ça va ?

— Non. Je me sens comme si un corps étranger prenait toute la place dans ma gorge et dans ma poitrine. Hier, quand je les ai vus, ça m’a fait un choc épouvantable. J’ai eu l’impression de tomber dans le vide. Maintenant, j’ai surtout peur. Ma vie m’échappe. Je ne maîtrise plus rien.

— Tu as peur de quoi ?

— De me retrouver seule, c’t’affaire !

— Et Georges, comment est-il ?

— Comme d’habitude. Il a même voulu faire l’amour. J’ai fait semblant d’avoir la migraine. Je n’étais pas capable de supporter qu’il me touche.

— Tu penses qu’avec Monique…

— Aucune idée. C’était peut-être la première fois qu’ils s’embrassaient. Quoique, non : quand je les ai aperçus, j’ai senti qu’ils formaient presque un couple.

— Je me demande si Joseph est au courant.

— Surtout, ne lui en parle pas. N’en parle à personne.

— D’accord, je te promets. Que vas-tu faire ? Affronter Georges ?

— Non. Pas pour le moment du moins. Il me semble que si je parle, je vais provoquer une catastrophe. Je vais continuer de faire comme si de rien n’était. Et puis, je lui dirai que j’ai toujours la migraine, le temps de réfléchir.

Geneviève la serra dans ses bras.

— Si tu as besoin de moi, je suis là.

Il me reste au moins l’amitié, pensa Nicole tandis que Geneviève la quittait.

Nicole, la seule du groupe à ne pas être une intellectuelle, et Geneviève, la seule à ne pas être Québécoise, avaient naturellement sympathisé et s’entendaient à merveille. Elles n’étaient pas uniquement sportives, mais issues de milieux semblables. Joseph Provencher aussi avait des parents ouvriers, alors que la plupart des doctorants venaient de la petite bourgeoisie, y compris Georges. Nicole ne pouvait jamais penser sereinement à sa belle-mère, qui n’avait cessé d’afficher son mépris pour les Baumier du Faubourg à mélasse. Nul doute que Monique, dont le père était médecin, lui eut beaucoup mieux convenu. À Georges aussi, apparemment.

Geneviève, qui se plaisait à faire des adeptes avait communiqué à Nicole sa fascination pour le Moyen Âge. Au début de leur séjour à Toulouse, un dimanche, Georges et Nicole avaient pris le train pour Carcassonne. Georges voulait voir les lieux où Joë Bousquet avait vécu retiré dans sa chambre après la blessure de guerre qui l’avait paralysé à l’âge de vingt et un ans. Sur le quai, ils découvrirent Geneviève et Joseph : la médiéviste toulousaine emmenait son ami québécois à la découverte de la cité médiévale restaurée au XIXe siècle par Viollet-le-Duc. Les deux couples passèrent la journée ensemble. Ils commencèrent par la rue Verdun, dans la ville basse. Il y avait peu à voir au numéro 53, seulement la façade d’une maison de deux étages et une porte qui ouvrait sur une cour intérieure privée, et de ce fait inaccessible. Le plus cher désir de Georges était de visiter la chambre de Joë Bousquet, dont il avait lu nombre de descriptions. Il espérait y parvenir en nouant des contacts avec des chercheurs ayant accès à la famille de l’écrivain disparu. Ému d’être sur les lieux, il décrivit à ses amis l’existence du poète cloué pendant plus de trente ans sur le petit lit de fer de sa chambre aux volets clos, qui recevait ses visiteurs en fin d’après-midi et jusqu’au petit matin. Bousquet avait été blessé à la colonne vertébrale au printemps 1918 pendant qu’il menait une charge contre l’ennemi, vêtu de bottes rouges, comme s’il avait décidé de servir de cible aux Allemands. Lors de la guerre suivante, tout ce que la France comptait de surréalistes s’était réfugié à Carcassonne en raison de l’Occupation allemande et était passé par cette chambre où on parlait poésie dans les effluves de l’opium fumé par Bousquet pour atténuer ses douleurs.

Les jeunes gens montèrent vers la cité tout en écoutant Georges, mais lorsqu’ils arrivèrent au pont Vieux, qui franchissait l’Aude, les tours de l’enceinte se découpèrent sur le ciel très bleu de cette journée lumineuse de la fin de l’automne, et ils s’arrêtèrent, impressionnés. Geneviève prit le relais. En gravissant la côte qui menait au pont-levis, elle leur raconta l’histoire de la cité et leur apprit à faire la différence entre les tours héritées des Romains et celles du Moyen Âge, et pour chacune, à distinguer la limite entre la partie ancienne et la restauration. Comme Georges s’étonnait qu’elle en sût autant, étant donné que sa spécialité était la poésie des troubadours et non l’architecture, elle leur apprit que l’été, elle était guide à Carcassonne. Elle leur fit faire le tour des remparts et ils pique-niquèrent sur l’herbe des lices, leurs finances ne leur permettant pas le restaurant. La cité dominait la campagne environnante et Geneviève sut leur faire imaginer les troupes de Simon de Montfort assiégeant la cité de Trencavel lors de la croisade des Albigeois. Dans l’après-midi, ils visitèrent la petite ville aux rues étroites et pentues. Pour le château Narbonnais, il faudrait attendre l’été suivant : hors de la saison touristique, il était fermé.

Nicole ressentit pour Carcassonne un amour immédiat. Après cette journée passée à arpenter les pavés de la cité, elle dévora tout ce qu’elle put trouver sur le Moyen Âge. Lorsqu’elle l’apprit, Geneviève lui procura des ouvrages de la bibliothèque spécialisée de l’université à laquelle Nicole n’avait pas accès. Leur amitié naquit de cette passion commune.

Elle devait terminer au plus vite le texte de Georges, qui ne rapportait rien, pour passer à celui de François, qui lui serait payé dès l’arrivée des subsides. Tout cela en se réservant du temps pour étudier, car elle ne pouvait envisager d’échouer à ses examens. La nécessité de se concentrer pour déchiffrer les pattes de mouche de son mari supplanta tout le reste, malgré la boule d’angoisse qui obstruait toujours sa gorge et sa poitrine et semblait faire maintenant partie d’elle-même. Quand Georges rentra manger à midi, il lui fallut se forcer pour paraître normale.

— La bourse est arrivée ? demanda-t-il.

— Non.

Il soupira. Nicole entassa les feuilles qu’elle déposa sur le divan et déplaça la machine à écrire au bout de la table. En mordant dans son pain de la veille, Georges remarqua que cela leur ferait du bien de changer de menu. Il serait content de retrouver le petit restaurant qu’ils fréquentaient plusieurs fois par semaine lorsqu’ils avaient de l’argent. Le patron pratiquait des tarifs propres à lui attirer la clientèle étudiante, mais ne leur faisait pas crédit dans les périodes d’impécuniosité. Pour l’heure, aucun Québécois n’avait les moyens d’y aller.

Georges raconta qu’à la bibliothèque, il avait été dérangé par un hurluberlu répugnant. L’homme, qui ressemblait à Verlaine — grand maigre au nez en forme de groin et à la pilosité hirsute —, s’était assis à côté de lui, bien qu’il y eût des places libres ailleurs, et s’était mis à manipuler des feuilles en reniflant, ne s’interrompant que pour essuyer son nez sur sa manche.

— Tu pourrais éviter ce genre de description quand on mange, lui reprocha Nicole.

— C’est tout ce que j’ai vu ce matin, à part mon crayon et ma feuille. Et toi ?

— Rien. À part ma machine et tes feuilles.

Il avait oublié que le jeudi elle jouait au volley et elle n’en parla pas.

— Mon texte, ça va toujours ? demanda-t-il avec une pointe d’anxiété.

— Oui.

Et Monique, si délicate, eut-elle envie de lui demander, a-t-elle pu travailler à côté du répugnant personnage ? Mais elle ne devait pas être là, sinon, il l’aurait dit. Elle ne l’avait pas remarqué avant, mais maintenant, cela lui revenait : il en parlait souvent, surtout depuis le séminaire sur les surréalistes auquel ils avaient assisté ensemble. C’était quand, déjà ?

— Tu es bien silencieuse. Toujours la migraine ?

— Oui.

— Si tu te sens mal, repose-toi. Ça peut attendre un jour.

— On verra.

Il ne s’attarda pas et elle se remit à dactylographier, mais elle n’arrivait plus à se concentrer : il fallait qu’elle retrouve la date du séminaire. Cela faisait-il deux semaines ? Trois ? Elle consulta un calendrier pour se repérer plus facilement. C’était juste après Pâques, un mardi et un mercredi. Le 16 et le 17 avril. Trois semaines, donc. Et depuis, ils avaient fait l’amour à peu près tous les soirs, puisqu’ils n’avaient plus les moyens de sortir. À la pensée que Georges n’avait pas changé d’attitude envers elle, bien qu’il eût noué une relation avec Monique, elle fut prise de dégoût. Qu’il n’imagine pas continuer ainsi, elle n’avait pas l’intention de faire partie d’un harem ! Elle allait d’abord prolonger la migraine, et ensuite, elle aviserait. Mais elle n’envisageait toujours pas la confrontation, ayant trop peur de provoquer le départ de Georges, qui s’en irait vivre avec Monique. Que deviendrait-elle seule et sans ressources dans un pays étranger ? Il fallait qu’elle y réfléchisse. Elle se demanda quels étaient ses sentiments pour Georges. L’aimait-elle ? Oui. Il ne suffisait pas de penser que quelqu’un ne méritait plus d’être aimé pour que les sentiments qu’on éprouvait pour cette personne disparaissent. Elle ressentait du dépit à être trompée, de la colère aussi, mais surtout du chagrin. Flattée qu’il la courtise parce qu’elle le trouvait mieux que son petit ami de l’époque et que les chums de ses amies, elle était vite tombée amoureuse de ce beau garçon qui parlait bien. Ses parents lui tenant la bride courte, Georges, pour la voir, avait très vite affiché des intentions sérieuses, et puis le départ à l’étranger était survenu et il avait fallu se marier pour partir ensemble. Avec du recul, elle se disait que cela avait été trop rapide. S’ils avaient pris davantage le temps de se connaître, qui sait s’ils ne se seraient pas séparés ? Madame Lahaie, sa belle-mère, pensait qu’ils n’allaient pas bien ensemble, les sœurs aînées de Georges également. Nicole était persuadée qu’elles avaient essayé de le détourner de cette union, mais il leur avait tenu tête, et moins d’un an plus tard, il leur donnait raison en trompant sa jeune épouse.

En fin d’après-midi, Nicole se rendit au Perroquet par le chemin le plus court. Il lui semblait qu’elle ne serait plus jamais capable de contourner la basilique, comme si le couple monstrueux qu’elle y avait découvert la veille pouvait être là, à l’attendre, pour lui signifier qu’elle n’avait plus aucune place dans la vie de son mari. Elle arriva la première et André vint lui parler. Il avait un faible pour elle, ce dont tout le monde s’était aperçu et ce qui lui avait valu quelques remarques amusées, notamment de la part de Georges. Celui-ci ne semblait pas envisager qu’elle pût le tromper. Elle n’y pensait d’ailleurs pas non plus, se contentant de trouver agréables les petites attentions du serveur. À son mariage, elle avait juré fidélité à son époux. Pour la première fois, elle se demanda s’il y aurait un jour un autre homme dans sa vie. Elle était incapable de l’imaginer.

— Pardon ?

Elle avait cessé d’écouter André qui, visiblement, attendait une réponse. Il répéta que des étudiants cherchaient quelqu’un pour dactylographier leurs travaux. Si elle était intéressée, il servirait d’intermédiaire. Elle accepta avec reconnaissance : après ses examens, elle aurait du temps. Saisie d’une inspiration, elle demanda à André d’organiser le rendez-vous discrètement, prétendant vouloir gagner de l’argent sans le dire à son mari pour lui faire une surprise. Le serveur promit de lui arranger une rencontre le matin ou en début d’après-midi, à un moment où la bande des Québécois ne venait pas au café. Elle espéra que cela marcherait : ainsi elle pourrait se constituer un pécule qui serait le bienvenu en cas de besoin.

 

Georges arriva, puis les autres, mais pas Monique. Nicole, qui avait attendu avec nervosité l’entrée de sa rivale, en fut soulagée. Il faudrait pourtant qu’elle s’y habitue : Monique faisait partie du groupe et s’en absentait rarement. Lorsque Geneviève arriva, après tout le monde, elle prit une chaise qu’elle glissa entre Nicole et Georges. Tournant résolument le dos au mari, qui, à son habitude, polémiquait contre Jean-Paul, elle chuchota à son amie :

— Comment vas-tu ?

— Couci-couça. Mais j’ai une bonne nouvelle.

Elle lui fit part de son arrangement avec André, précisant qu’elle allait économiser cet argent pour le cas où elle se retrouverait à la rue.

— Tu ne crois pas que tu exagères ? Vous êtes mariés, il ne peut pas te laisser tomber comme ça. D’ailleurs, rien ne prouve qu’il en ait envie. Aujourd’hui, la pygmée n’est pas là et il ne semble pas s’en porter plus mal.

Nicole pouffa en entendant le surnom dont Geneviève venait d’affubler Monique et elle sut aussitôt qu’il aurait une longue vie. Cette rosserie lui procurait son premier plaisir depuis sa découverte.

Le ton montait du côté des garçons et elles les écoutèrent un moment. Georges et Michel affrontaient une fois de plus Jean-Paul et Joseph au sujet du terrorisme. Ils répétaient que le peuple ne voulait pas la révolution et que seule une action légale et parlementaire était valable et souhaitée, ce que Jean-Paul tournait en dérision en les traitant de duplessistes attardés.

Michel, indigné, protestait :

— Ne me mets pas dans le même panier que lui. Je te rappelle que je suis membre du RIN, moi. Je veux l’indépendance du Québec, mais pas par n’importe quel moyen.

— Et moi, je n’en veux pas, répéta Georges. On a beaucoup plus à perdre qu’à gagner.

— Tu vas nous parler des Rocheuses, je suppose ? ricana Joseph.

Jean-Paul éclata de rire.

— Vous préférez vous moquer que discuter sur le fond, répliqua Georges. C’est parce que vous savez que vos arguments ne tiennent pas.

— N’importe quoi !

 

Nicole se demanda ce que son père pensait de cette histoire. À grand renfort de batêche, il pestait généralement contre les maudits blokes, responsables du fait que le pauvre monde se faisait mourir à travailler comme des maudits caves. Mais les bombes ? Le gardien de nuit assassiné ? S’il en discutait, il se contenterait de le faire à la taverne. À la maison, où le simple fait de prononcer maudit entraînait des réactions offusquées de la part de sa femme, il aurait craint d’être condamné à une neuvaine expiatoire.

— On sait déjà tout ça par cœur, soupira Geneviève à l’adresse de Nicole. Écoute plutôt ce que je viens d’apprendre : une prof et quelques étudiants sont en train de monter une chorale. C’était affiché à la bibliothèque d’études médiévales. S’ils sont assez nombreux, ils commenceront en septembre. Je suis allée donner mon nom tout de suite et je t’ai également inscrite. J’ai bien fait ?

— Oh oui ! Ça me ferait du bien de recommencer à chanter.

Depuis sa première communion, elle faisait partie de la chorale de sa paroisse et avait chanté à toutes les messes et à toutes les cérémonies.

— Tu as une idée du répertoire qu’ils envisagent ?

— Surtout des poèmes de troubadours. N’oublie pas que ce sont des médiévistes.

— Mais moi, je ne le suis pas. Tu crois qu’ils m’accepteront quand même ?

— Pas de problème : tous les profs et étudiants seront les bienvenus, quelle que soit leur spécialité.

— Les troubadours… Ça va faire changement. J’étais plutôt habituée à l’Agnus Dei.

— Et moi à L’Internationale.

La chorale de Geneviève était celle du Parti communiste, dont ses parents étaient membres ainsi que la plupart de leurs voisins. Elle avait dû la quitter en changeant de domicile parce que c’était devenu compliqué d’assister aux répétitions. Les deux filles en avaient parlé plus d’une fois, regrettant de ne plus pratiquer cette activité qui leur donnait de la joie et de l’énergie. Une chorale universitaire, c’était exactement ce qu’il leur fallait.

 

Huguette, l’amie de Jean-Paul, fit une entrée tardive. Louison, qui lui vouait une affection exclusive pour des raisons non élucidées, la bombarda de mots tendres. Cela suscitait généralement la verve goguenarde de Jean-Paul, qui prétendait que l’oiseau avait reconnu en elle une femelle de l’espèce à la tessiture de sa voix. Huguette, contre toute vraisemblance, rétorquait qu’elle avait un timbre doux et agréable. Il suffisait de savoir l’apprécier, ce qui était le cas de Louison, dont l’instinct était infaillible, comme celui de tous les animaux. Mais là, Jean-Paul était trop lancé dans la controverse pour prendre le temps de se moquer des amours de sa blonde et du perroquet.

Huguette s’approcha des débatteurs et intervint rondement, sans se soucier de leur couper la parole.

— Toujours à faire la révolution, les gars ? Et si vous commenciez par le début : les rapports homme-femme ? Ça vous écorcherait, hein, de reconnaître que nous sommes vos égales ?

— Huguette, soupira Jean-Paul, tu mélanges tout.

— Absolument pas : si vous voulez un monde juste, occupez-vous d’abord de faire cesser les injustices qui sont sous votre nez.

Peu soucieux de se laisser embarquer dans une discussion avec la féministe de la bande, dont ils savaient qu’elle était coriace, ils prétextèrent l’heure du souper pour se disperser. Huguette, qui aurait préféré un échange musclé, dut se contenter d’avoir le dernier mot.

Les bourses arrivèrent enfin, et le petit groupe de Québécois décida de fêter l’événement au dancing de l’île du Ramier le samedi suivant. Pour l’occasion, Nicole souhaitait être à son avantage dans le but, plus ou moins avoué, de supplanter sa rivale — ou du moins, de ne pas faire trop piètre figure. Elle gardait à l’esprit les remarques de sa famille à propos de la tante Rita et ne voulait pas que l’on pût en dire autant à son sujet.

— Si tu t’en donnes la peine, avait affirmé Geneviève, tu peux l’éclipser sans difficulté.

Même si elle n’y croyait pas, elle était résolue à faire de son mieux. L’après-midi précédant la soirée dansante, elle tenta de se trouver une tenue adéquate sous le regard de son amie qui chantonnait :

— Ce soir je serai la plus belle pour aller danser-é, danser…

À chaque nouvel élément de sa garde-robe que Nicole essayait, Geneviève affichait une moue dépréciative. Alors, elle l’ôtait et le jetait sur le divan.

— Arrête de chanter cette idiotie, elle m’énerve !

— Faut t’y faire, on n’entend que ça.

— J’ai l’air d’un épouvantail à moineaux.

— Parce que tu ne fais rien pour te mettre en valeur.

Nicole haussa les épaules. Il était facile à Geneviève de tirer parti de ses avantages pour la bonne raison qu’elle en avait : c’était une brune aux yeux foncés à qui une simple touche de maquillage donnait de l’éclat. De taille moyenne, elle était bien proportionnée et la mode semblait conçue pour elle : elle n’avait jamais à retoucher les vêtements qu’elle achetait. En général, elle se contentait de tenues ordinaires et pratiques, mais lorsqu’elle décidait de faire un effort, on la remarquait. Nicole savait bien que ce n’était pas son cas.

— Je sais où est le problème ! s’exclama Geneviève. Tu veux faire oublier que tu es grande au lieu de te servir de ta taille comme d’un atout. Tu n’arriveras à rien en essayant d’affronter la pygmée sur son terrain. Assume ta taille, et tu verras que c’est toi qu’on regardera. Pour mieux évincer toutes celles que tu as aimées-é, aimées…

— Arrête !

— D’accord, j’arrête de chanter, mais pas de réfléchir.

Elle se leva, prit une de ses deux jupes sur le divan, la reposa, attrapa la deuxième.

— Il nous faut de l’aide. Emballe tes fringues, on part à Empalot. Ma sœur va nous arranger ça.

Nicole plia ses deux jupes et ses trois pulls et s’apprêtait à fermer le sac quand Geneviève, qui examinait la penderie demeurée ouverte, avisa un pantalon et l’ajouta au reste.

— C’est pour la randonnée, objecta Nicole. Qu’est-ce que tu veux en faire ?

— Moi, rien, mais Marie-Jo, on ne sait jamais. Je préfère que tu prennes tout.

Avant de sortir, elle eut une idée.

— Laisse un mot à Georges pour lui dire que vous vous retrouverez au dancing. On mangera chez mes parents, ça leur fera plaisir. Et puis, ce n’est pas loin du Ramier, on pourra y aller à pied.

Nicole savait que Georges ne serait pas content, mais elle ne se fit pas prier, au contraire : qu’il reste un peu seul, cela lui apprendrait peut-être à l’apprécier.

Elles firent un détour par la rue des Lois pour que Geneviève prenne également ses affaires et se rendirent à l’arrêt du bus d’Empalot. Ce n’était pas la première fois que Geneviève emmenait Nicole chez ses parents, et la jeune Québécoise aimait l’ambiance de ce foyer où l’on riait, se disputait, accueillait les amis des enfants. Sa mère, qui s’était réjouie qu’elle fréquente une famille, serait tombée sans connaissance si elle avait su qu’ils étaient communistes.

En découvrant Geneviève sur le seuil, madame Durrieu l’étreignit comme si elle revenait d’un long voyage.

— Ma fille ! Enfin !

— J’étais là il y a une semaine, maman, n’exagère pas !

— C’est que le temps me dure quand je ne te vois pas.

Puis elle ouvrit les bras à son amie québécoise.

— Ma petite Nicole, viens que je te fasse un poutou !

Et elle aussi disparut dans son giron moelleux tandis que deux baisers sonores — les poutous toulousains — claquaient sur ses joues. Pour les accueillir, Marie-Jo abandonna sur la table de la cuisine le dernier exemplaire de Salut les copains, qu’elle lisait sans en perdre une ligne.

— On a besoin de toi, lui annonça Geneviève. Ce soir, on va danser et Nicole veut être la plus belle.

L’intéressée rectifia :

— Moins moche que d’habitude.

— Mais tu n’es pas moche, protesta Marie-Jo, c’est juste que tu ne sais pas t’arranger.

— Tu vois, qu’est-ce que je te disais ? triompha Geneviève.

Marie-Jo, pour sa part, était habile à se mettre en valeur et y consacrait visiblement beaucoup de soin. Elle étudia la silhouette de Nicole, la fit bouger et conclut :

— Ouais, tu es grande…

— C’est bien le problème.

— Pas du tout : le problème, c’est ta coiffure, tes vêtements qui sont ringards et je ne parle même pas des chaussures. Voyons d’abord comment s’habillent les grandes qui sont dans le vent.

Elle feuilleta son magazine, qui ne la satisfit pas, puis partit dans sa chambre en quête d’anciens numéros de journaux de mode. Ayant trouvé ce qu’elle cherchait, elle le montra à Nicole.

— Voilà : les grandes, c’est Sheila et Françoise Hardy. Tu préfères avoir l’air de laquelle ?

Nicole, complètement ahurie, répondit qu’elle ne voulait en aucun cas avoir l’air de Sheila, accoutrée comme une petite fille ayant grandi trop vite, et qu’elle n’avait pas la moindre chance de ressembler à l’autre, qui avait tellement de classe.

— Il faudrait commencer par les cheveux… Ton chignon, c’est une coiffure de croulante.

Elle ôta les épingles qui retenaient la chevelure de Nicole. Elle lui arrivait à mi-dos.

— C’est beaucoup plus sympa comme ça. Tu ne les lâches jamais ?

— Non. C’est pratique de les porter relevés.

Elle n’avouerait pas à Marie-Jo que sa mère lui interdisait de les laisser libres parce que cela donnait mauvais genre ni qu’elle n’avait jamais osé enfreindre la consigne. Madame Baumier ne voulait pas non plus que sa fille se maquille, et elle obtempérait presque, se contentant d’un peu de poudre et de rouge à lèvres qu’elle appliquait hors de la maison et ne manquait pas d’enlever avant de rentrer. Elle était mariée depuis des mois, il était temps de désobéir à sa mère.

Marie-Jo manipulait ses cheveux pour donner l’impression qu’ils étaient plus courts puis elle prit une mèche qu’elle fit venir sur son front.

— C’est ça, dit-elle, satisfaite : il faut les raccourcir jusqu’aux épaules et faire une frange… Tu es prête ?

Tout cela allait un peu vite pour Nicole. Ses cheveux, Georges les aimait, il l’avait souvent dit. Mais après tout, maintenant qu’il avait Monique dans sa vie, les cheveux de sa femme…

— Il faut vraiment les couper ?

— Oui.

Elle chercha du secours auprès de Geneviève, qui répondit :

— Moi, je fais confiance à Marie-Jo. C’est elle la spécialiste.

Nicole savait que la spécialiste en question travaillait à l’usine de produits chimiques et n’avait d’autre compétence en matière de mode que celle que lui prêtait son entourage et qu’elle s’attribuait elle-même.

— Tu décides de la laisser faire ou tu laisses tomber ? insista-t-elle.

Nicole céda. Après tout, il ne pourrait rien lui arriver de bien grave.

— Tu verras, tu ne le regretteras pas.

Marie-Jo se pencha à la fenêtre qui donnait sur la rue, où des gamins faisaient des arabesques à vélo.

— Pierrot ! Va dire à Lili que j’ai besoin d’elle. Qu’elle vienne avec les ciseaux.

Le garçon grogna qu’il n’en avait pas envie, mais elle lui montra un sucre d’orge.

— C’est pour toi si tu te grouilles.

Il vira prestement dans un envol de gravillons, et partit en danseuse, roulant des épaules, exagérant le transfert du poids de son corps d’une jambe sur l’autre, comme s’il attaquait un col pyrénéen, tandis qu’il criait, tête baissée :

— Attention, attention ! C’est le sprint final ! Darrigade va gagner ! Il va gagner !

— En attendant, continua Marie-Jo, voyons les habits.

Elle jeta son dévolu sur un pull chaussette à col montant.

— Ça, c’est parfait. Regarde cette photo de Françoise Hardy : elle a presque le même. Évidemment, elle le porte avec un pantalon… C’est tellement bath !

— Mais un pantalon, protesta Nicole, c’est pour le sport ou le jardinage.

— Plus maintenant. Tu as entendu parler du couturier Yves Saint Laurent ?

— Non.

Elle se tourna vers sa sœur.

— Toi non plus, je suppose ? Pour ça, il faudrait qu’il fasse ses défilés de mode sur les remparts de Carcassonne.

— Je vis quand même à notre époque, s’indigna Geneviève.

En guise de réponse, Marie-Jo leva les yeux au ciel tout en manipulant les jupes de Nicole avec une expression découragée. Soudain, elle découvrit le pantalon.

— Mais tu en as un ! s’exclama-t-elle.

— Je le mets pour les randonnées.

— Voyons, essaie-le.

— C’est inutile : je n’irai jamais danser attriquée de même.

— Dans ce cas, pourquoi l’as-tu apporté ?

— C’est Geneviève.

— Eh bien, ma sœur, félicitations ! Si les petits cochons ne te mangent pas, on finira par faire quelque chose de toi.

Geneviève n’eut pas le temps de répliquer, car Lili faisait son entrée. Vingt ans, comme Marie-Jo et Nicole, elle n’était pas pour rien l’amie de la cadette des Durrieu : maquillée, coiffée avec soin, les ongles vernis, il était clair qu’elle s’était attardée devant le miroir. Marie-Jo lui expliqua la situation en quelques phrases rapides et elle s’enthousiasma à la perspective de transformer Nicole en jeune femme moderne. Celle-ci eut l’impression un peu déstabilisante qu’elles se préparaient à jouer à la poupée, et que la poupée, c’était elle. L’idée du pantalon emporta aussitôt l’adhésion de la nouvelle venue. Malgré ses protestations, Nicole dut l’enfiler.

— Il n’est pas génial, constata Lili avec une moue dépitée. Il est fait pour être confortable, pas flatteur.

— Ouais… Attendez un peu.

Marie-Jo alla fouiller sur une étagère et en revint avec une boîte d’épingles qu’elle utilisa pour rétrécir les jambes.

— Comme ça, approuva Lili, il commence d’en jeter.

— Si tu veux, je te le transforme pendant que Lili s’occupe de tes cheveux, proposa Marie-Jo.

Considérant qu’elle était rendue trop loin pour avoir encore la possibilité de reculer, Nicole acquiesça. Après tout, rien ne l’obligerait à le mettre.

— Au travail !

Geneviève fut réquisitionnée pour bâtir une jambe du pantalon tandis que sa sœur faisait la deuxième. Puis Marie-Jo s’installa à la machine Singer, dont elle actionna la pédale avec entrain. Pendant ce temps, Lili dissertait éperdument au sujet d’un certain Victor, qui s’était comporté d’une manière donnant lieu à toutes sortes d’interprétations, et Marie-Jo assurait la réplique. Étant exclue de la conversation, Nicole avait tout le loisir de réfléchir aux conséquences de ce qu’elle avait accepté, tout en regardant avec consternation les mèches tomber au sol. Elle redoutait la réaction de Georges. Bien qu’il soit accommodant pour les questions domestiques, dont à vrai dire il se désintéressait, il considérait que c’était à lui de prendre les décisions importantes et agissait en conséquence. Mais justement, se faire raccourcir les cheveux, était-ce une décision importante ? Elle voulait se persuader que non lorsque madame Durrieu, qui s’était absentée, entra et découvrit ce qu’elle qualifia de désastre. Les mains aux hanches, plantée devant Lili, elle s’exclama :

— Malheureuse ! Mais qu’est-ce que tu lui fais à cette pauvre petite ? Elle avait de si beaux cheveux !

— Elle sera encore plus chouette, affirma la coiffeuse improvisée, vous verrez.

Ce qui ne rassura pas Nicole. Alarmée par le cri du cœur de madame Durrieu, elle était de plus en plus convaincue de s’être fourrée dans un guêpier. Geneviève s’en aperçut :

— Ne t’en fais pas : maman exagère toujours. C’est vrai que ça te change beaucoup… mais en mieux.

Quand elle eut terminé, Lili admira son œuvre.

— C’est super.

Marie-Jo et Geneviève confirmèrent, madame Durrieu réserva son jugement et Nicole dut attendre pour se forger sa propre opinion, car elle n’aurait pas droit au miroir tant qu’elle ne serait pas tout à fait prête. Il ne manquait qu’un coup de fer au pantalon, ce dont Geneviève se chargea pendant que Marie-Jo déballait le contenu de sa trousse de maquillage en débattant avec Lili de la manière dont il fallait lui faire les yeux. Les deux filles continuaient de jouer à la poupée avec ravissement, et la poupée, qu’on ne consultait pas, avait envie de pleurer, ce dont elle devait bien se garder, comme le lui fit comprendre l’avertissement de Lili.

— Surtout ne bouge pas les paupières, sinon je risque de te planter la brosse dans l’œil !

Dûment pommadée, étrillée et déguisée, Nicole fut sommée de marcher de long en large dans la cuisine, comme une candidate à un concours de beauté sur le podium, tandis que ses quatre juges la regardaient d’un œil critique. Geneviève approuva, madame Durrieu aussi, et les artisanes de la métamorphose se déclarèrent satisfaites. Avec un regret, cependant : les chaussures.

— Des talons aiguilles seraient parfaits, regretta Marie-Jo, mais on ne peut pas t’en prêter, tu as de trop grands pieds.

Nicole aux grands pieds, pour son compte, se réjouit de ne pas ajouter la difficulté de marcher à celle d’être obligée de paraître devant leurs amis dans cette tenue alors qu’elle aurait souhaité se terrer dans un désert.

— Bon, dit Lili, on lui montre ?

— On lui montre.

Elle fut conduite dans la chambre des parents, devant l’armoire à glace, et demeura muette de stupéfaction.

— Dis, ça te plaît ? s’impatienta Lili.

— Je ne sais pas…

— Comment, tu ne sais pas ? Tu es sensass !

Geneviève se joignit au chœur et Nicole essaya de se voir avec leurs yeux. La transformation était radicale, et elle dut admettre que la grande échalote était beaucoup mieux ainsi. Restait à savoir ce qu’en penserait le mari.

 

Il en pensa du mal. Quand il la vit arriver, l’étonnement le suffoqua, de même que leurs amis. Geneviève avait planifié un retard stratégique pour maximiser l’effet et elle ne s’était pas trompée : ils étaient tous bouche bée. Avec une nuance pour Georges, qui ouvrait sa bouche et la refermait comme une carpe manquant d’air. Tout le monde les entoura et chacun y alla de son commentaire. Jean-Paul dit à Georges qu’il était chanceux d’avoir une nouvelle femme aussi séduisante, et celui-ci, craignant que l’on se moque de lui s’il montrait sa désapprobation, fit semblant d’être content.

— Belle métamorphose ! s’exclama Martine, la copine de Michel. Tu me présenteras ta styliste.

Seule voix dissonante, Monique glissa fielleusement :

— La pauvre, elle a l’air encore plus grande.

— C’est pour ça qu’elle a davantage d’allure que nous toutes, lui asséna Geneviève, qui n’attendait que cela. Il y en a beaucoup qui donneraient cher pour avoir quelques centimètres de plus. Ce n’est pas toi qui vas me contredire.

Il y eut quelques ricanements, surtout féminins : Monique, qui avait la dent dure, n’était pas aimée. Elle reçut cette attaque frontale imprévue comme un coup de poing et fut d’autant plus dépitée que Geneviève lui tourna le dos avant qu’elle n’ait eu le temps de riposter.

Ayant pris le bras de Nicole, Geneviève l’avait entraînée en disant :

— Viens danser.

C’était un twist et tout le monde les suivit sur la piste. Monique, oubliant toute retenue, déployait ses charmes devant Georges, mais c’était peine perdue, car il n’en avait que pour sa femme. Nicole, qui croisait parfois son regard, eut l’impression qu’il était plus intéressé que fâché. Il se chargea de la détromper dès qu’il y eut un slow. Aux premières mesures, les couples se formèrent et il l’enlaça sans lui demander son avis. Monique, laissée pour compte, quitta la piste d’une démarche que la colère rendait saccadée. Qu’avait-elle espéré ? Il était marié, il ne pouvait pas s’afficher avec elle à moins de vouloir rompre avec sa femme. Sans s’apercevoir de rien, Georges grinça, assez bas cependant pour qu’elle soit seule à l’entendre :

— Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu as cru que c’était l’Halloween ? Et tes cheveux !

Il ajouta méchamment :

— C’était ce que tu avais de mieux.

Blessée par cette dernière remarque qui, à elle seule, annulait les compliments reçus, elle laissa passer l’orage en silence, saluant intérieurement l’ironie qui les faisait danser sur la chanson de Sylvie Vartan Ce soir je serai la plus belle… Geneviève avait raison : on entendait cette rengaine partout.

— Tu pourrais répondre au moins !

— À quoi ? Au fait qu’à part mes cheveux je n’ai rien de bien ?

— Ne déforme pas mes paroles et ne détourne pas la conversation. Dis-moi pourquoi tu as fait ça.

— Je me suis tout simplement rendu compte que j’étais démodée et j’ai eu envie de changer d’apparence. Je ne voudrais pas que tu aies honte d’être avec moi.

— C’est pour moi que tu l’as fait ? Bravo ! Tu aurais pu me consulter avant de décider que ça me ferait plaisir.

— Je ne pouvais pas me douter que tu tenais à te prononcer sur une coupe de cheveux. J’aurais cru que tes centres d’intérêt étaient plus élevés.

— Mais enfin, je suis ton mari.

— Ce qui ne fait pas de mes cheveux ta propriété.

Éberlué par l’argument, Georges resta tout d’abord sans réplique, avant de protester :

— Je n’ai rien prétendu de tel ! C’est juste que je ne m’y attendais pas.

— Alors, attendons pour voir.

— C’est ça, grommela-t-il, attendons.

Bien qu’il affecte encore un ton bourru, Georges s’était radouci. Sa main, qui effleurait à peine le creux de la taille de sa femme pendant leur discussion, se fit plus ferme et il l’attira contre lui. Ils ne dirent plus rien pendant la série de slows qui suivit, et Nicole, jusque-là raide et crispée, se détendit.

Geneviève et Joseph dansaient non loin d’eux. Elle les vit échanger quelques mots et se sourire. Leur attitude, l’accord de leurs pas, tout montrait qu’ils étaient bien ensemble. Ils formaient un couple harmonieux. Pourtant, ils ne pouvaient pas faire de projets d’avenir, car Joseph ne prévoyait pas vivre en France, et Geneviève, viscéralement attachée aux pierres, s’étiolerait dans une ville nord-américaine comme Montréal. Il n’était pas plus envisageable pour la Toulousaine de vivre dans une contrée où il n’y avait pas eu de Moyen Âge qu’au Québécois de ne pas participer à l’évolution de son pays. Conscients de l’impossibilité d’avoir un futur commun, ils n’en parlaient pas. Il serait temps de souffrir plus tard. Nicole pensa à quel point les apparences étaient fausses. Côte à côte dansaient deux couples présentant l’image de l’entente et du bonheur  ; l’un d’eux reposait sur la tromperie, l’autre avait pour perspective une fin annoncée.

 

Après le dernier slow, Geneviève glissa à l’oreille de Nicole que la pygmée avait levé le camp.

— Une belle réussite ! Félicitations.

— C’est à toi que le mérite revient. Et à Marie-Jo et Lili.

— Ne te diminue pas : tu es géniale. Admets que ton mari est séduit.

En effet, il le semblait maintenant qu’il avait surmonté le choc de la surprise, mais elle ne s’illusionnait pas : aujourd’hui, elle l’avait étonné, ce qui avait mis un peu de piquant dans leur quotidien, mais demain ? Sa rivale avait bien des atouts, parmi lesquels une connivence intellectuelle qu’elle savait hors de sa portée.

 

De retour chez eux, quand ils furent couchés, Georges prit Nicole dans ses bras et lui chuchota, le nez dans ses cheveux courts, qu’elle était très désirable.

— Pourtant, je n’ai plus ce que j’avais de mieux.

— Je suis désolé, je ne le pensais pas. C’est parce que nos amis se sont aperçus que j’étais aussi surpris qu’eux. Je me suis senti ridicule et j’ai réagi en te disant une méchanceté. Tu me pardonnes ?

— Finalement, comment tu me trouves ?

— Belle et excitante.

— Mieux qu’avant ?

— Oui, mieux qu’avant. Ça va, là ? On fait la paix ?

Comme son mari l’espérait, elle renonça à sa migraine. Georges se comporta en amoureux empressé, mais au lit, il l’avait toujours été, et la période qui avait suivi le séminaire où s’était nouée sa relation avec Monique n’avait pas été différente. Nicole essaya de la chasser de sa pensée, mais elle resta présente dans un coin de sa conscience, comme un témoin gênant de leur intimité.

Après la soirée au Ramier, elle n’eut pas beaucoup de temps pour l’introspection, car elle avait des examens tous les jours. Elle avait travaillé très fort et ne craignait pas l’échec, mais elle espérait mieux qu’une simple réussite : de bons résultats dont Georges pourrait être fier, même si elle restait encore très loin derrière les doctorants qu’ils fréquentaient. Pendant toute la durée des épreuves, elle délaissa Le Perroquet, parce qu’elle avait besoin de se reposer en vue du lendemain. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle laissait le champ libre à Monique et à Georges, mais ils avaient de toute façon la journée pour cela. Cette période du soir pendant laquelle il y avait toujours du monde avec eux ne changeait pas la donne.

Sortie épuisée de la semaine d’examens, elle passa le dimanche à traîner au lit. Georges était parti tôt le matin pour Perpignan, où se disputait la finale de rugby qui opposait Toulouse à Carcassonne. André et quelques autres Toulousains avaient initié les Montréalais au rugby et ils suivaient l’équipe locale depuis le début de la saison. Nicole était allée aux matchs avec eux, devenant une partisane presque aussi inconditionnelle que Geneviève. Elle aurait aimé assister à la rencontre si elle avait eu lieu à Toulouse, mais là, elle se réjouissait qu’il s’agisse d’une sortie de gars, car elle se passerait fort bien d’être coincée dans une voiture avec des supporteurs qui, à l’aller, anticiperaient le match, et au retour, en réécriraient le déroulement. Ils ne rentreraient que le lendemain, s’étant pourvus de tentes afin de dormir sur la plage la plus proche après avoir arrosé le succès de leur équipe. L’année précédente, Toulouse était également arrivée en finale, mais elle avait été battue par Roanne. Cette année, les aficionados ne voulaient croire qu’à la victoire.

Lorsqu’elle s’éveilla, elle chercha machinalement Georges à côté d’elle et se souvint qu’il était quelque part sur la route, loin de Monique qui, de toute façon, ne s’intéressait pas au rugby, un sport qu’elle qualifiait de divertissement de brutes. Elle s’allongea voluptueusement en travers du lit et se rendormit, ne se levant que pour manger. Entre deux sommes, elle feuilleta paresseusement le Paris Match de la semaine précédente prêté par Marie-Jo. En couverture, il montrait la princesse Margaret faisant du ski nautique, moulée dans une combinaison de caoutchouc noire et coiffée d’un bonnet jaune. Sur le lac qui bordait le chalet de ses beaux-parents, Nicole avait vu des gens qui s’adonnaient à ce sport et elle les avait enviés, essayant d’imaginer les sensations que l’on devait éprouver à filer sur l’eau. Si elle avait un jour l’occasion de le pratiquer, elle ne mettrait pas de bonnet pour le plaisir de sentir le vent ébouriffer ses cheveux. Tandis qu’elle regardait rêveusement la photo, elle pensa soudainement à leurs amis indépendantistes : il n’aurait pas fallu qu’ils la surprennent dans ce qu’ils auraient pu confondre avec de l’admiration pour un membre de la famille royale. D’ailleurs, pour éviter que quelqu’un tombe dessus lors d’une visite, elle ferait mieux de rendre le magazine à Marie-Jo le plus tôt possible : les discours s’enflammaient bien assez vite sans en rajouter avec ce qui pourrait passer pour de la provocation.

Les supporteurs de Toulouse revinrent déçus : l’équipe de Carcassonne avait gagné par un score de 5 à 0 qu’il était difficile d’attribuer à la seule chance. Mais ils s’étaient quand même bien amusés : faute de pouvoir fêter la victoire, ils s’étaient consolés de la défaite avec un vin de pays qui leur valait un lendemain pénible.

Nicole s’était réjouie d’être en vacances sans tout de suite réaliser que, les cours terminés, elle allait se retrouver seule. Elle ne s’était pas fait d’amies en propédeutique, seulement des relations avec qui elle échangeait quelques mots, mais se rendre tous les jours à la fac, écouter les professeurs, avoir des travaux à faire, des notes de cours à réviser, voir des gens, tout cela lui manquerait terriblement tandis qu’elle dactylographierait dans sa cuisine les nouveaux chapitres des thésards. Pour eux, la fin de l’année universitaire ne signifiait rien même s’ils avaient tous des projets de voyage. Georges et elle en avaient également, mais au retour, les doctorants reprendraient leur rédaction alors qu’elle serait libérée jusqu’à l’automne. Des mois de solitude ! D’autant plus que Geneviève se préparait à partir pour Carcassonne où, cette année encore, elle serait guide, suspendant ses recherches pendant deux mois et demi.

— On s’écrira, lui avait-elle dit.

Mais cela ne vaudrait pas une fréquentation presque quotidienne, même si le courrier tenait une grande place dans sa vie.

Toutes les semaines, sa mère lui envoyait une lettre à laquelle elle répondait aussitôt. Irma Baumier la rédigeait le dimanche après-midi et commençait par : Ma chère fille, j’ai prié pour toi ce matin, et répétait à la fin qu’elle priait pour elle. Nicole sautait les bondieuseries pour se rendre tout de suite aux nouvelles. Lorsqu’elles arrivaient, elles étaient déjà anciennes : le courrier, qui mettait rarement moins de dix jours à arriver, pouvait parfois se faire attendre trois semaines. Elle ignorait pourquoi c’était aussi irrégulier. Cependant, même si des tas d’événements avaient eu le temps de se produire depuis que sa mère avait écrit, c’était bon de savoir qu’à ce moment-là, tout allait bien à la maison. Il ne se passait pas grand-chose dans la vie de ses parents, que ce soit à la manufacture de linge ou à la Macdonald’s Tobacco, où ils étaient respectivement employés. En ce qui concernait sa jeune sœur, rien à dire non plus à en croire les lettres de sa mère, mais par les missives de Josée, glissées dans la même enveloppe, Nicole apprenait les potins du quartier, les nouvelles fréquentations, les ruptures. Madame Baumier, qui était au-dessus de tout cela, ne lui faisait part que des décès et des naissances. Elle terminait invariablement en lui demandant si elle était enceinte. Au commencement, elle s’était réjouie qu’elle ne le soit pas en raison des conditions de vie de sa fille et de son gendre à l’étranger, qu’elle imaginait très précaires. Mais quand elle avait compris qu’ils avaient assez d’argent pour se loger et se nourrir et qu’il y avait même des docteurs dans la ville où ils habitaient, elle s’était inquiétée que la nouvelle se fasse attendre. Si elle avait su que Nicole prenait la fameuse pilule dont on ne parlait qu’à mots couverts, elle serait probablement allée s’en confesser, persuadée que c’était sa faute si sa fille était aussi dépourvue de moralité.

 

Il n’était pas facile de se procurer le précieux anovulant au Québec. Mais le nom d’une femme médecin qui le prescrivait circulait sous le manteau dans les milieux étudiants montréalais et Georges, qui l’avait obtenu d’une de ses consœurs, avait convaincu Nicole de la consulter. Elle avait longuement hésité, craignant de commettre un péché mortel, mais il lui avait répété qu’il n’y avait là aucun crime : il ne s’agissait pas de supprimer une vie existante, mais d’en empêcher le commencement. Le résultat était le même que si on pratiquait l’abstinence… sans avoir besoin de la pratiquer.

— Mais c’est péché ! objectait Nicole, peu convaincue par le raisonnement de son mari, mais ne sachant quoi lui opposer, à part l’argument de sa mère voulant que l’on doit obéir à l’Église.

— L’Église interdit tout, répliquait-il. Tu ne voudrais quand même pas qu’on se retrouve avec un ou deux enfants qu’on n’arrivera pas à nourrir ?

Non, elle ne le voulait pas.

— Des enfants, on en aura autant que tu voudras quand j’aurai fini mes études, avait-il insisté, mais en attendant, s’il te plaît, profitons de ce que la science nous offre pour ne pas nous compliquer la vie.

Elle s’était résolue à aller voir le médecin, et c’était ainsi que, tout en étant mariée, elle pouvait jouir de ce qu’elle considérait comme une vie de jeune fille améliorée. Elle était libérée de la tutelle de ses parents sans être en charge d’une famille comme ses amies du Faubourg à mélasse, dont sa mère lui apprenait que le premier bébé avait suivi de près le mariage. De trop près parfois.

À Montréal, elle n’avait jamais eu son propre domicile puisque George et elle s’étaient unis trois semaines à peine avant leur départ. Ils avaient vécu cette période au chalet des Lahaie, au bord d’un lac des Laurentides, une lune de miel qui lui laissait nombre de souvenirs heureux. Ils se baignaient, faisaient l’amour, se promenaient le long du lac, faisaient encore l’amour… Les derniers jours, consacrés aux préparatifs, chacun les avait passés chez ses propres parents parce que c’était là qu’étaient réunies leurs affaires. Quand elle évoquait Montréal, elle se voyait célibataire, et la parenthèse du chalet paraissait irréelle, comme une fugue, une incartade faite à l’insu de son père et de sa mère avant de retourner à la maison. Et depuis qu’ils étaient à Toulouse, ils menaient une vie insouciante, libre de contraintes sociales, une prolongation de la jeunesse, mais sans avoir de comptes à rendre à personne. Ses réticences morales au sujet de la pilule n’avaient pas duré et, devenue étudiante après deux années de vie active, elle avait trouvé qu’elle avait une belle existence. Oui, elle était heureuse avant de découvrir que Georges la trompait. Mais depuis ce moment-là, tout ou presque était devenu gris et triste. Et maintenant, coincée dans sa cuisine à dactylographier toute la journée, elle regrettait le bureau de la compagnie de construction où elle avait des amies avec qui elle échangeait des confidences ou des revues de mode, mangeait son lunch à midi, magasinait le samedi. Elle regrettait aussi la chorale, même si cela l’obligeait à assister à toutes les messes. Elle regrettait sa vie d’avant, celle où il y avait toujours des gens autour d’elle et où elle était fiancée à Georges en attente d’un avenir radieux. Elle regrettait surtout son amie Diane, qu’elle connaissait depuis la petite école, et pour qui elle n’avait jamais eu de secrets. Elle regrettait tant qu’elle finissait par regretter d’avoir des regrets. Alors, elle lâchait un moment sa machine pour aller à la recherche d’un peu de sérénité à la basilique. Le hasard qui lui avait fait élire la chapelle de saint Jude, patron des causes perdues, réputé pour redonner de l’espoir, lui semblait de bon augure. Elle aurait pu le prier si elle avait encore eu la foi, mais elle préférait s’agenouiller devant la poterne, essayant de se convaincre que le trou de la serrure lui adressait un clin d’œil encourageant.

Outre la soirée dansante, l’arrivée des subsides avait donné lieu à un intermède joyeux : en compagnie de Geneviève, Marie-Jo et Lili, elle avait acheté quelques vêtements pour harmoniser sa garde-robe avec sa nouvelle apparence ainsi que les articles de maquillage devenus indispensables. L’après-midi qu’elles consacrèrent à ces achats fut un après-midi de fous rires. Elles écumèrent les magasins de la rue Saint-Rome, où elles allaient à deux dans les minuscules cabines d’essayage qu’un rideau séparait du reste de la boutique. Seules, elles n’auraient pas osé y entrer à cause de la traite des blanches qui, disait-on, sévissait dans les parages. On racontait des histoires épouvantables à propos de jeunes filles qui n’en n’étaient jamais ressorties, enlevées par des portes dérobées et envoyées sur-le-champ en Afrique du Nord sans espoir qu’on les revît. Par sécurité, donc, elles se tassaient dans les cabines, sous l’œil méfiant du commerçant qui craignait d’être volé, en riant comme des folles parce qu’elles n’avaient pas assez de place et devaient se tortiller pour enfiler les vêtements. Nicole avait rapporté de l’expédition un pantalon d’été, une jupe qui lui arrivait au-dessus du genou et deux chemisiers moulants, sans oublier les talons aiguilles qu’elle portait dans la cuisine pour s’y habituer. Lorsqu’elle s’était retrouvée seule dans leur appartement, l’euphorie de l’après-midi retombée, elle s’était rendu compte qu’elle avait trop dépensé. Se sentant coupable d’avoir écorné le budget réservé à leur subsistance, elle remplaça la majeure partie de la somme en la prenant dans ce qui aurait dû constituer sa réserve de sécurité. Cet argent, venu des étudiants qu’elle avait rencontrés par l’intermédiaire d’André, Georges ignorait qu’elle le possédât. Elle se retrouvait ainsi à la case départ, sans rien à elle. Elle se promit que lorsqu’elle aurait de nouveaux revenus, elle les mettrait de côté.

 

Faute de pouvoir raconter la séance de magasinage à sa mère, qui se serait inquiétée de ces dépenses inconsidérées, Nicole en parla à sa grande amie Diane, à qui elle écrivait souvent, pour le plaisir de la revivre par l’entremise du récit. Elle lui décrivit aussi sa transformation physique, orchestrée par ses nouvelles amies toulousaines, mais elle tut la raison qui l’avait provoquée. C’était la première fois qu’elle lui faisait des cachotteries, et pour cela hésita un peu, mais ce n’était comme en parler à Geneviève. Diane était son amie d’enfance, la complice de son adolescence, celle avec qui elle avait partagé ses rêves d’avenir. Elles s’étaient délectées à l’évocation de leurs futurs compagnons de vie, qu’elles paraient de toutes les vertus. Ils seraient plus beaux que tous ceux qu’elles connaissaient, plus intelligents, plus gentils, plus attentionnés. Rien à voir avec les vieux maris du voisinage, qui passaient plus de temps à la taverne qu’à la maison, parlaient fort quand ils rentraient et parfois levaient la main sur femme et enfants, des individus dont il était impossible d’imaginer qu’ils aient pu être un jour de jeunes fiancés amoureux. Nicole avait trouvé la première l’homme de sa vie, et Diane s’était extasiée avec elle sur ses perfections. Puis cela avait été son tour, et elle épouserait Gérard dans le courant de l’été. Nicole ne pouvait pas lui apprendre, au moment où elle se préparait à convoler, que son propre mariage allait à vau-l’eau. D’ailleurs, tournait-il vraiment mal ? Elle n’aurait su le dire. Si elle n’avait pas surpris une scène qui ne lui était pas destinée, elle aurait continué d’ignorer que Georges la trompait : il était égal à lui-même, ne la négligeait pas, n’avait pas d’absences inexpliquées.

Au Perroquet, Monique s’efforçait toujours d’être assise auprès de lui et, parfois, Nicole la voyait coller sa jambe contre la sienne, mais il ne semblait pas s’en rendre compte, discutant imperturbablement avec Jean-Paul, Michel, Joseph ou François d’autonomie, d’indépendance et de révolution. Visiblement, cela le passionnait plus que sa voisine, surtout que le FLQ avait encore sévi en posant une première bombe dans une boîte postale au carrefour des rues Saint-Grégoire et Christophe-Colomb, puis douze de plus dans le riche quartier anglais de Westmount. Non seulement il y avait eu de gros dégâts, même si toutes n’avaient pas explosé, mais un spécialiste en désamorçage de l’armée canadienne avait été grièvement blessé. Aux dernières nouvelles, il avait fallu l’amputer du bras gauche et il était dans un état critique.

Georges était intraitable sur la question de la violence : pour lui, c’était la pire façon de défendre ses idées. Jean-Paul et Joseph, les plus extrémistes du groupe d’expatriés, n’avaient pas changé d’avis : ils répétaient que la fin justifiait les moyens et que le respect de la légalité ne faisait jamais avancer les causes. Leur sujet d’indignation n’était pas les attentats, mais l’attitude du gouvernement Lesage, qui avait offert 50 000 dollars de récompense à quiconque permettrait de capturer les terroristes.

— C’est honteux ! Il profite de la misère du peuple pour transformer les gens en chasseurs de primes, martelait Jean-Paul.

À quoi Georges rétorquait :

— Comme tu le dis si bien : la fin justifie les moyens.

Cela pouvait durer des heures. Lorsqu’ils étaient enfin las de discuter, ou plutôt quand ils avaient faim, chacun rentrait chez soi, et Georges et Nicole partaient bras dessus, bras dessous, comme un gentil petit couple d’amoureux.

Elle savait que pendant la journée, son mari avait toute la latitude voulue pour passer du temps avec sa maîtresse, mais s’il le faisait, cela lui suffisait, car lorsqu’ils étaient en groupe, il n’accordait pas à Monique plus d’attention qu’à une autre. Ces constatations, corroborées par les observations de Geneviève et le fait qu’au lit rien n’avait changé, auraient dû la rassurer, et en réalité, elle ne craignait plus vraiment qu’il la quitte. Ce qui l’attristait, c’était la confiance perdue, la méfiance, sa déception devant la fin d’un beau rêve. Des sentiments dont il ne se doutait pas le moins du monde.

Pour l’heure, il était tout excité à la perspective du voyage qu’ils avaient prévu avec Jean-Paul et François et entreprendraient dès que Nicole aurait reçu les résultats de ses examens. Jean-Paul avait une grand-mère fortunée qui lui avait offert avant de partir de quoi s’acheter une voiture d’occasion. Il était le seul d’entre eux à être motorisé, ce qui faisait de lui un compagnon très recherché. Mais il avait une prédilection pour Georges, son contradicteur préféré en matière de politique.

— Je fourbis ma rhétorique pour le futur, quand je serai à l’Assemblée, disait-il.

— Tu as l’intention d’être député ? feignait de s’étonner Georges. Je croyais que tu voulais faire la révolution.

— Il faut un temps pour tout. Quand on aura fait la révolution, on mettra en place un gouvernement démocratique.

— Et socialiste, bien entendu. Tout le monde sait que le socialisme est démocratique, ricanait-il.

Georges n’avait pas besoin de préciser qu’il faisait référence aux nombreux témoignages circulant sur les violations des droits individuels en URSS, un sujet sur lequel ils s’étaient déjà affrontés plus d’une fois.

— C’est très exagéré, répliquait Jean-Paul. Je ne peux pas croire que Sartre y aurait passé plusieurs semaines si ce n’était pas le cas. Je maintiens que le socialisme est le seul moyen d’accéder à une société juste.

C’était parti pour des heures, et ils y prenaient un plaisir toujours renouvelé.

Le but des vacances était d’aller voir le mur de Berlin, construit deux ans auparavant, une destination courue. C’était un voyage qu’ils feraient en voiture avec Jean-Paul, comme la visite de la grotte préhistorique de Lascaux, effectuée quelques semaines auparavant pendant le congé de Pâques. La seule différence serait qu’à la place d’Huguette, présente à Lascaux, ce serait Michel qui les accompagnerait à Berlin.

 

Ils avaient décidé de s’y rendre quand André Malraux, le ministre chargé des Affaires culturelles, avait annoncé la fermeture de la grotte pour le mois d’avril. Rien ne laissant présager qu’elle serait un jour rouverte au public, il y avait eu une ruée, car tout le monde voulait la voir avant qu’il ne soit trop tard. Les spécialistes dont le ministre avait écouté les recommandations avaient constaté que l’afflux de visiteurs provoquait la dégradation des peintures. L’élévation de la température et l’acidification de l’atmosphère dues à leur respiration avaient été responsables dans un premier temps d’une prolifération d’algues, la maladie verte, et maintenant de l’apparition d’un voile de calcite, la maladie blanche. La seule chance de sauver ce site archéologique unique au monde, vieux de 17 000 ou 18 000 ans — les experts ne parvenaient pas à être plus précis —, était de le fermer au public de manière que la température de la grotte revienne à la normale.

Pour aller à Lascaux, ils s’étaient entassés de bon matin dans la vaillante 4 CV de dix ans d’âge et avaient mis plus de trois heures à parcourir les deux cents kilomètres qui séparaient Toulouse du village de Montignac, situé dans la vallée de la Vézère en Dordogne. Pour passer le temps, ils avaient chanté dans la voiture, épuisant leur répertoire, à vrai dire souvent limité aux refrains du P’tit bonheur de Félix, qui avait conquis les Français, de Tico Tico, que leurs mères affectionnaient, en passant par ceux de Su’l pont de Nantes et de nombreuses chansons à répondre qu’ils connaissaient grâce aux Noëls passés en famille. Sans oublier l’incontournable Piaf, dont ils avaient chanté le Milord à tue-tête avec des voix plus enthousiastes que justes. C’était Jean-Paul qui faussait le plus, mais il y mettait du cœur. En voyant, à peu de distance de leur destination, le panneau routier annonçant Brive-la-Gaillarde, les garçons avaient entonné l’Hécatombe de Georges Brassens, se délectant de hurler, toutes vitres baissées, que les mégères ayant attaqué les pandores leur auraient même coupé les choses, mais que, par bonheur, ils n’en avaient pas. Huguette connaissait cette chanson et la chantait avec autant d’entrain que les garçons, mais c’était une découverte pour Nicole, que ces paroles avaient fait rougir. Elle avait pensé à sa mère qui, dans les circonstances, aurait lancé un cantique en guise de coupe-feu.

Comme ils avaient effectué l’aller et retour dans la journée, ils avaient passé le plus clair de leur temps dans la voiture ou à faire la queue pour franchir la porte de bronze qui protégeait l’intérieur du site, mais ils ne l’avaient pas regretté. Le guide leur avait raconté que la découverte de la grotte était due au hasard : vingt-trois ans auparavant, en 1940, Robot, le chien d’un jeune garçon, s’était engouffré dans un trou à la suite du lapin qu’il poursuivait. Voulant faire sortir le lapin qui avait échappé à son chien, le garçon avait jeté des pierres dans le trou et une nouvelle cavité lui était apparue. Intrigué, il était revenu avec des amis et ils avaient élargi l’entrée, persuadés d’avoir trouvé le souterrain qui permettait aux seigneurs du Moyen Âge de quitter secrètement leur château, situé sur une éminence voisine, lorsqu’il était assiégé. Ils croyaient être tombés sur un passage très ancien, mais ils avaient vite appris que cela l’était bien davantage qu’ils se l’imaginaient. Là aussi, le hasard avait joué en amenant dans la région le préhistorien Henri Breuil, qui fuyait l’occupation allemande. Quelques jours à peine après la découverte des garçons, la grotte étaient reconnue comme un site archéologique majeur et, trois mois plus tard, classée monument historique.

Le guide leur dit également que des calques avaient été pris, qui serviraient à réaliser une reproduction des peintures pour l’avenir. C’était mieux que rien, avait pensé Nicole, mais voir sur papier et dans un musée ces animaux peints, cela permettrait-il au visiteur d’avoir l’impression de reculer très loin dans le temps ainsi qu’elle l’avait éprouvé en s’enfonçant sous la terre ? En pénétrant dans la grotte, elle s’était sentie petite et fragile, presque écrasée sous les voûtes de pierre, et elle avait dû se répéter qu’il n’y avait aucun risque à aller de l’avant. Pour nommer certaines parties de la grotte, les préhistoriens avaient choisi des termes réservés aux églises, la nef, par exemple, ou l’abside, ce qui accentuait l’illusion de se trouver dans un lieu sacré. Les membres du petit groupe en avaient parlé à la sortie, lorsqu’ils s’étaient retrouvés à l’air libre avec seulement le ciel au-dessus de leurs têtes, et Nicole avait découvert que ses compagnons avaient éprouvé des sentiments pareils aux siens. Ils avaient aussi exprimé leur admiration pour le courage de ces hommes préhistoriques qui avaient osé s’enfoncer sous la montagne avec des torches rudimentaires, laissant dans le noir l’essentiel du boyau, là où vivaient peut-être des créatures maléfiques, où des bêtes féroces les guettaient, où des gouffres invisibles risquaient de s’ouvrir sous leurs pas. Qui pouvait dire ce qui se cachait dans l’obscurité ?

Après les aurochs, les chevaux, une sorte de licorne, une vache qui tombait et des cerfs qui nageaient, animaux auxquels les artistes avaient su donner du mouvement et une ressemblance avec la réalité, vers le fond de la grotte était soudain apparu un être humain, un seul, représenté avec une maladresse enfantine. Cet être pourvu d’une tête d’oiseau et d’un sexe érigé, avait été baptisé l’homme blessé, et on pouvait supposer que c’était le fait des bisons proches de lui, si gros, si forts et si dangereux. Il était la fragilité même, cet homme qui allait mourir — à moins qu’il ne fût déjà mort —, mais son espèce avait survécu, contrairement à celle des aurochs qui partageaient avec lui les parois de la grotte.

Sur le chemin du retour, les quatre jeunes gens avaient longtemps épilogué sur ce qu’ils avaient vu, heureux d’avoir eu la chance de visiter ces grottes avant qu’elles ne soient fermées et tristes, aussi, à la pensée qu’une petite vingtaine d’années de fréquentation de l’homme moderne avait suffi à menacer ces peintures de disparition.

 

Condamnée à sa cuisine, Nicole, pour se désennuyer des textes universitaires, constituait un recueil de chansons en vue de l’interminable voyage en automobile jusqu’à Berlin. Ne connaître que les refrains avait été un peu lassant sur deux cents kilomètres, mais pendant près de deux mille, ce serait l’enfer. Ou plutôt quatre mille, puisqu’il faudrait revenir. Elle était d’avis qu’ils auraient pu voir moins grand : toutes ces heures enfermés dans le minuscule habitacle de la 4 CV risquaient d’être très longues. Le pire serait la traversée de la République démocratique allemande, que les touristes étaient obligés d’effectuer d’une traite en empruntant l’autoroute les conduisant directement à Berlin. Les autorités du pays ne voulaient pas que les capitalistes dépravés de l’Ouest s’arrêtent sur leur territoire, au risque de corrompre les bons communistes est-allemands. En conséquence, les véhicules n’avaient le droit de s’arrêter que sur des aires prévues à cet effet et dûment surveillées. En plus, ses futurs compagnons de voyage fumaient tous. Elle était habituée à vivre dans une atmosphère enfumée, les non-fumeurs étant l’exception, mais dans un espace confiné, ce serait une épreuve. Si encore Huguette les avait accompagnés, elle aurait pu aborder d’autres sujets avec elle pendant que les garçons ressassaient leurs différends politiques… Pour ce voyage, ils auraient dû être les mêmes que lors de la visite à Lascaux, mais Jean-Paul venait de rompre avec Huguette, à moins que ce ne fût l’inverse et, à la place, il avait invité François.

Nicole soupçonnait Georges de se réjouir en secret de l’absence d’Huguette. Le prosélytisme de la jeune femme, qui considérait Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir comme une bible et le faisait circuler avec libéralité, semblait à son mari, sans qu’il le dise tout à fait franchement, dangereux pour la paix des ménages. Il ne le présentait pas ainsi, car il voulait paraître ouvert, préférant critiquer la véhémence de la féministe et son militantisme agressif, qu’il qualifiait d’hystérique. Mais Nicole avait compris que c’étaient avant tout les positions d’Huguette qui le gênaient. Elle-même n’était qu’à moitié séduite, le radicalisme étant à l’opposé de son caractère, mais certaines des idées que soutenait Huguette faisaient leur chemin. Après tout, pourquoi serait-ce toujours à elle de nettoyer l’appartement, de faire la cuisine et la vaisselle ? Parce que sa mère le faisait ? Si les femmes travaillaient à l’extérieur de la maison comme leurs maris, pourquoi ne partageraient-ils pas les tâches domestiques ? Elle hésitait à en parler à Georges, car elle ignorait quelle serait sa réaction, mais elle pensait de plus en plus souvent qu’une participation de sa part serait normale. Après les vacances, peut-être oserait-elle aborder le sujet ?

En attendant, elle tapait très fort sur les touches de la machine, car elle faisait les quatre exemplaires du recueil en même temps et il fallait que le carbone s’imprime lisiblement sur la dernière feuille. Pour s’encourager, elle se disait qu’au moins, pendant leur voyage, ils auraient de quoi chanter. Marie-Jo lui avait prêté quelques Salut les copains et elle avait recopié des chansons à la mode, en particulier un des nouveaux succès de Johnny Halliday qu’elle affectionnait, Pour moi la vie va commencer. Elle avait également sélectionné C’est beau la vie, une des préférées de la famille Durrieu pour qui Jean Ferrat, le sympathisant communiste, était une idole, sans oublier Enfants de tous pays d’Enrico Macias, que tout le monde connaissait. Elle avait emprunté ici et là des disques qui présentaient les textes sur les pochettes. C’était le cas pour un des albums de Brassens, où elle avait fait son choix en tenant compte de ses propres goûts, avec Le Parapluie, et de ceux des garçons en incluant Le Gorille et l’inévitable Hécatombe. Geneviève lui avait prêté le polycopié de sa chorale, où elle avait pris quelques chants traditionnels de la région. Le recopiage terminé, elle avait protégé les pages avec deux cartons qu’elle avait cousus pour les relier. Comme elle avait fini ses travaux de dactylographie et n’en recevrait pas de nouveaux avant un certain temps, puisque tout le monde partait en vacances, elle n’avait plus qu’à se ronger les nerfs en attendant le résultat des examens.

 

Elle n’était pas inquiète pour le cours de littérature du XVIIIe siècle. Bien qu’il fût offert dans un amphithéâtre bondé, ce qui rendait le contrôle des présences impossible, elle n’en avait pas raté un seul, contrairement à nombre de ses condisciples, et n’avait eu aucune difficulté à analyser le texte de Voltaire de l’examen, car celui que le professeur avait donné en exemple ressemblait beaucoup à celui qu’ils avaient étudié en classe. Aucune crainte non plus pour l’histoire ancienne et médiévale : la question portait sur l’organisation de la société féodale, qu’elle connaissait sur le bout du doigt. Une autre épreuve qui serait réussie : celle d’anglais. Ce cours obligatoire décourageait les étudiants, dont la plupart avaient fait espagnol au secondaire. L’école de secrétariat montréalaise fréquentée par Nicole lui avait donné une sérieuse formation en anglais qui, complétée par deux ans de pratique à la compagnie de construction, lui avait donné une connaissance de la langue qu’elle avait l’impression d’être la seule à posséder dans la classe. Ce qui l’inquiétait, c’était le cours de poésie. Ils avaient étudié des textes difficiles dont l’interprétation était délicate. L’examen proposait aux étudiants le choix entre un poème de Valéry et un de Mallarmé, aussi obscurs l’un que l’autre. Elle avait pris Valéry et s’était remémoré tout ce qu’elle savait à son sujet, mais rien ne garantissait que son travail n’était pas un tissu d’âneries. Si elle échouait à ce cours-là, son inscription à la licence serait compromise.

L’attente était insupportable et elle marchait beaucoup pour se calmer. Elle arpentait les vieilles rues de la ville, les quais de la Garonne, traversait parfois le pont suspendu pour aller s’égarer dans le marché qui se tenait à Saint-Cyprien. Elle flânait parmi les étals, ne comprenant rien à ce que criaient les marchands dans un parler qu’ils appelaient du patois, mais dont Geneviève lui avait expliqué qu’il était la survivance d’une très ancienne langue que l’on nommait maintenant l’occitan. Sonore et rocailleux, il se prêtait au rire et à l’agressivité. Les invectives volaient souvent, parfois accompagnées de bottes d’oignons, comme au marché de Brive-la-Gaillarde de Brassens. Des scènes qui chassaient un moment ses pensées mornes et répétitives.

Durant ses déambulations, elle s’interrogeait sans fin sur son mariage. Le voyage en Allemagne les éloignerait de Monique. C’était une bonne chose, mais ils reviendraient. À ce moment-là, adviendrait-il un événement qui bouleverserait leur existence ou serait-ce le statu quo ? Elle finissait toujours ses pérégrinations au cloître des Jacobins. Aucune pensée morose ne résistait à un moment passé sur le rebord de pierre de la colonne de marbre gris à laquelle elle s’adossait, peu à peu gagnée par la paix du lieu, où elle se représentait un moine d’autrefois binant le carré aux simples clôturé de buis nain.

La journée où les résultats devaient être affichés, qui était aussi la veille de leur départ en vacances, fut très longue. L’unique valise que permettait l’exiguïté du coffre de la voiture était prête, et Nicole n’avait plus rien à faire. Elle tourna en rond sans être capable d’entreprendre quoi que ce soit ni même de se concentrer sur un livre, tant elle était angoissée. Georges, qui avait décidé dans un premier temps de lui tenir compagnie pour l’aider à supporter l’attente, n’y tint plus. Il s’enfuit à la bibliothèque en promettant d’être revenu à cinq heures pour qu’ils aillent voir les résultats ensemble. Bien qu’il eût un quart d’heure d’avance, il la trouva sur le trottoir. Afin de prévenir une possible déconvenue, il lui répéta une fois encore que sa vie ne dépendait pas de ses performances aux examens, qu’elle avait un métier et étudiait pour son plaisir, mais rien n’y faisait : elle était pâle et tendue et mordillait le tour de ses ongles déjà à vif. Ils se rendirent dans la cour intérieure de la faculté, où il y avait beaucoup de monde. Nicole n’était pas la seule à être inquiète, loin de là : ils étaient entourés d’étudiants aux visages crispés et aux gestes nerveux. Un employé arriva, des feuilles à la main, salué par un Ah ! où se mêlaient l’anxiété et le soulagement. L’homme eut du mal à s’approcher du mur sur lequel il devait afficher ses feuilles. Mesdemoiselles, messieurs, répétait-il, laissez-moi passer si vous voulez vos résultats. Les étudiants s’écartèrent un peu et il parvint à punaiser les feuilles sur le panneau de bois fixé au mur. Ce fut la ruée. Nicole, affolée, regardait la distance qui la séparait des listes, persuadée qu’elle n’arriverait jamais à la franchir.

— Attendons un peu, dit Georges, qui avait posé un bras réconfortant sur ses épaules. Dès qu’ils auront pris connaissance de leurs notes, ils vont s’éloigner.

Effectivement, certains repartaient déjà, poussant des cris de triomphe ou des exclamations de dépit. Il y avait aussi des larmes. Ce furent ses résultats d’anglais que Nicole obtint en premier. Persuadée d’avoir très bien réussi l’épreuve, elle découvrit à sa grande stupéfaction qu’elle avait à peine plus que la note de passage.

— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle, je suis à peu près la seule de la classe à parler anglais couramment.

Un étudiant qu’elle connaissait l’entendit.

— C’est parce qu’il a dû trouver que ton anglais n’était pas assez british, tu sais comme il est prétentieux. Mais ne t’en fais pas, tu passes, c’est l’essentiel. Il n’y en a pas beaucoup qui peuvent en dire autant.

— Et toi ?

— Moi aussi, mais c’est tout juste. Regarde le massacre.

Les notes étaient effectivement très mauvaises. Par comparaison, la sienne était bonne. Mais c’était tout de même une déception, si bien qu’elle n’osait plus aller voir les autres. Georges, qui s’était faufilé jusqu’au mur pendant qu’elle parlait avec son condisciple, la héla :

— Viens !

Il se tenait devant les résultats de l’examen dans lequel elle avait analysé un poème de Valéry, et elle avait les plus grandes craintes, mais sa note était excellente.

— Pas mal pour une angoissée ! s’exclama-t-il en l’embrassant. Je suis fier de toi.

Les autres notes aussi étaient bonnes et elle passait haut la main son année de propédeutique.

— Tu vois que j’avais raison de te pousser à t’inscrire.

— Quand même, cette note d’anglais, je ne comprends pas…

— Oublie ça, c’est la moins importante. En licence, il n’y aura pas d’anglais. Maintenant, on va chez Geneviève. Je te rappelle que tu lui as promis de l’informer de tes résultats.

 

Lorsqu’ils franchirent la porte, Nicole découvrit que tous leurs amis les attendaient dans l’atmosphère enfumée du petit appartement de la rue des Lois.

Georges annonça :

— Elle a réussi, et brillamment !

Ce fut un concert d’applaudissements et de vivats. Tout le monde vint l’embrasser et la féliciter.

— Et si j’avais échoué ? dit-elle à Geneviève.

— On t’aurait consolée, répondit celle-ci en riant. Mais non, je blague, Georges était sûr que tu réussirais, et moi aussi. Et le reste de la compagnie fait confiance à notre jugement.

Voyant que Nicole parcourait la pièce du regard, elle la rassura :

— Inutile de chercher l’objet de tes tourments. Elle est déjà partie en vacances. Quelqu’un a dit avant votre arrivée qu’elle allait passer l’été dans sa famille au Québec.

 

Ce fut une belle soirée. Outre le succès de Nicole, ils célébrèrent le début de l’été et des vacances, ainsi que la Saint-Jean-Baptiste, que les Québécois avaient décidé de fêter à l’avance tandis qu’ils étaient tous réunis. Il y avait à boire : du vin rouge, du mousseux et même une bouteille de pastis et du sirop de menthe pour confectionner des perroquets, une boisson emblématique de leur café favori qu’ils ne pouvaient pas souvent se payer. Il y avait aussi du pain, ce pain croustillant que les Français mangeaient en quantité et que les Québécois avaient adopté, et des charcuteries du cru : pâtés et saucissons. Tout le monde riait et parlait fort. Nicole avait l’impression d’être sur un nuage. Elle ne réalisait pas vraiment qu’à l’automne elle s’inscrirait à l’université. Cette année, elle n’avait eu accès qu’au vestibule et la porte suivante resterait fermée pour le plus grand nombre de ceux qui s’étaient inscrits en propédeutique. Les uns avaient au départ un niveau trop faible, d’autres n’avaient pas assez travaillé, et ce qui avait le plus éclairci les rangs était le manque d’assiduité. Rater un cours n’était pas grave, se disaient-ils, mais les absences s’étaient accumulées, et au moment de réviser en vue de l’examen, leurs notes de cours étaient trop fragmentaires et personne ne voulait leur prêter les siennes, craignant de ne pas les récupérer. Nicole savait qu’elle aurait fait partie des recalés si elle n’avait pas fourni un travail acharné, car le programme de ses études de secrétariat ne lui avait pas donné une culture générale suffisante. Elle était également consciente de beaucoup devoir à Georges, qui l’avait aidée chaque fois qu’elle en avait eu besoin, et aussi, indirectement, aux thésards dont elle dactylographiait les textes, ce qui lui avait permis de beaucoup progresser. Non seulement elle avait élargi ses connaissances, mais grâce à eux, elle avait découvert comment mener un raisonnement et s’était imprégnée d’une façon d’écrire précise et savante, très éloignée de celle apprise à l’école. La petite Baumier du Faubourg à mélasse à l’université ! Elle n’en revenait pas. Elle avait hâte de l’annoncer à sa famille tout en se demandant s’ils se rendraient tout à fait compte de ce que cela représentait.

 

Dans leur milieu, on n’allait pas à l’université, ou si peu, et cela se limitait aux garçons. Il était déjà exceptionnel qu’elle ait fait des études de secrétariat, la plupart de ses amies étant entrées à l’usine en sortant de la petite école. Mais les parents Baumier, surtout la mère, voulaient que leurs filles aient une meilleure vie qu’eux et étaient prêts à faire tout pour cela. Nicole avait saisi sa chance, contrairement à Josée, qui avait préféré gagner de l’argent rapidement et rejoindre dès qu’elle l’avait pu la manufacture de linge où sa mère travaillait. Même si sa sœur participait aux dépenses familiales, elle avait assez d’argent pour s’acheter des vêtements à la mode et des produits de maquillage, ce qui suffisait à son bonheur. À l’inverse de son aînée, elle affrontait sa mère, arborant vernis à ongles et rouge à lèvres, et Irma Baumier cédait, acceptant, de bon ou mauvais gré, l’indépendance de sa cadette. Voyant cela, Nicole avait pensé qu’elle-même aurait pu obtenir un peu d’autonomie si elle avait osé. Cependant, même si l’emprise de sa mère avait été lourde à supporter, elle lui était reconnaissante de lui avoir permis de faire des études, aussi modestes fussent-elles, car si elle avait suivi le même parcours que sa sœur, la marche pour atteindre l’université aurait été trop haute et elle n’aurait pas été en train de célébrer son succès.

 

La soirée, très arrosée, se finit fort tard — ou fort tôt —, au grand dam des voisins, qui frappèrent au mur plus d’une fois. Geneviève était allée les inviter à se joindre à eux, mais c’était un couple âgé qui lui avait claqué la porte au nez en la menaçant d’aller avertir la police s’ils n’arrêtaient pas ce tapage. Les fêtards misèrent, avec raison, sur le fait qu’ils étaient trop vieux pour se rendre jusqu’au commissariat en pleine nuit et ils continuèrent de faire du bruit. Geneviève, qui partait pour Carcassonne le lendemain matin, prévoyait raser les murs en sortant de chez elle pour ne pas les croiser. Par chance, Arlette était en vacances et ne reviendrait pas avant trois semaines : ils auraient le temps de se calmer et ne la lapideraient peut-être pas.

 

En les quittant, Jean-Paul, qui était passablement éméché, donna rendez-vous à ses passagers à dix heures le lendemain, précisant qu’il ne serait pas en état de prendre la route à sept heures, l’heure initialement retenue. Les autres aussi préféraient dormir plus tard et aucun ne protesta. En réalité, il était onze heures trente lorsqu’il klaxonna devant le numéro 15 de la rue Lautmann, et Nicole et Georges, qui s’étaient réveillés en sursaut à peine une demi-heure auparavant, étaient tout juste prêts. Le départ fut silencieux : les garçons avaient la gueule de bois, Georges, surtout, et Nicole, qui pourtant avait très peu bu, n’allait guère mieux. Elle avait mal dormi à cause de l’excitation due aux résultats et à la fête, et se sentait nauséeuse. Le nez à la vitre entrouverte, elle essayait d’échapper à la fumée ambiante.

Ils avaient établi leur trajet en fonction des intérêts de chacun. Le premier objectif était l’abbaye de Fontevraud, une demande spéciale de Nicole. Pour cela, ils rouleraient jusqu’à Limoges et obliqueraient vers Poitiers. Après la visite, ils se dirigeraient vers Paris, qui les attirait tous. Puis ils mettraient le cap sur le nord-est afin d’aller sur les traces de Rimbaud à Charleville. C’étaient surtout Georges et François qui y tenaient. Ils fileraient ensuite à travers l’Allemagne, but principal de Jean-Paul, en passant d’abord par Cologne, pour voir la ville reconstruite et la cathédrale miraculeusement restée debout au milieu des ruines causées par les bombardements alliés, puis se dirigeraient vers Hanovre, également dévastée en 1945, avant d’arriver à Berlin, leur destination. Pour le retour, ils avaient choisi un itinéraire différent, prévoyant passer par Nuremberg, Stuttgart, Strasbourg, Lyon, Avignon, Nîmes… Ils ne s’étaient pas donné de limite de temps, mais savaient qu’ils ne pourraient pas trop prolonger le voyage, sous peine de devoir se serrer la ceinture à la rentrée.

Le début du trajet était le même que pour Lascaux et, à l’exception de François, ils le connaissaient. Encore dolents, ils n’avaient pas attaqué la discussion politique qui ne manquerait pas de venir, car ils avaient appris qu’à Montréal, la police avait arrêté dix-huit suspects. Michel venait de recevoir de sa mère, qui était leur principale source d’information, les unes du Devoir consacrées à l’affaire. Les articles disaient que les détenus, dont le procès aurait lieu à l’automne, ne seraient pas jugés pour crime politique, car ils étaient considérés comme des délinquants de droit commun. Certains seraient accusés de conspiration en vue de causer la mort et d’autres de meurtre. Jean-Paul s’étranglait de rage, parce que c’était enlever aux prévenus toute possibilité de revendiquer la nature politique de leurs actions. Quant à Georges, il était satisfait de la tournure des événements.

Nicole rêvassait tandis que les platanes défilaient. Elle se réjouissait de visiter Fontevraud, l’abbaye fondée par Robert d’Arbrissel au tout début du XIIe siècle. Geneviève lui avait raconté que celui-ci avait fait scandale à son époque en confiant la direction des moniales à une femme, car la coutume voulait que l’on mît un homme à la tête des couvents féminins. Mais il avait passé outre et avait eu toutes sortes d’ennuis avec sa hiérarchie, qui le considérait comme un révolté. C’était sous le règne de Guillaume IX d’Aquitaine, un des plus grands seigneurs de son temps. Guillaume était le grand-père d’Aliénor, reine de France puis d’Angleterre, et l’arrière-grand-père de Richard Cœur de Lion, troubadour comme son ancêtre. Leurs gisants se trouvaient à Fontevraud et elle allait les voir.

Ce qui fascinait Geneviève chez Guillaume IX d’Aquitaine, c’était que ce guerrier avait été poète. Il composait des vers et les chantait comme l’aurait fait le plus modeste des amuseurs, et il était resté pour la postérité le premier troubadour. Geneviève ne résistait pas à psalmodier :

 

Ab la dolchor del temps novel

Foillo li bosc, e li aucel

Chanton chascuns en lor lati…

 

avant de traduire pour Nicole :

 

Avec la douceur du temps nouveau

Les bois se couvrent de feuilles, et les oiseaux

Chantent chacun dans leur langage…

 

La médiéviste avait précisé que le poème était écrit en occitan littéraire, la langue dont la version populaire s’était transmise oralement jusqu’à nos jours, celle que Nicole entendait au marché Saint-Cyprien. La famille de Geneviève et elle-même étaient capables de la comprendre et de la parler comme beaucoup de Toulousains.

— Tout ce que tu trouves d’exotique dans notre façon de nous exprimer vient de là, lui avait expliqué Geneviève : des tournures de phrases directement calquées sur l’occitan et des mots auxquels a été donnée une finale à consonance française.

— Chez nous, c’est pareil avec l’anglais.

Ce sujet soulevait les passions, tant au pays que chez les Québécois exilés à Toulouse, depuis que le frère Untel avait jeté un pavé dans la mare en déclarant que la langue de la majorité des Québécois était une langue désossée parlée par une race servile, idiome qu’il désignait du nom de joual. Nicole se souvint d’un jour, pas très lointain, où Jean-Paul qualifiait l’anglais de langue de prestige et de succès social, ce qu’il présentait comme un des éléments de domination des entreprises étrangères sur le Québec.

— En effet, avait approuvé Monique, pour une fois d’accord avec lui, le petit peuple ne le parle pas.

Elle s’était tournée vers Nicole et l’avait apostrophée :

— C’est pour ça que tu ne l’as pas appris à l’école de ton quartier.

Tandis qu’elle restait muette de saisissement, Georges s’était récrié :

— Tu te trompes : Nicole est bilingue.

Monique avait haussé ses sourcils épilés dans une mimique d’intense étonnement et avait simplement dit :

— Ah bon…

Nicole, que cette remarque assassine avait fait rougir de colère et de honte et que la défense de Georges n’avait pas suffi à rasséréner, s’était demandé ce qui avait motivé cette attaque aussi brutale que mesquine. C’était avant qu’elle la surprenne avec son mari  ; maintenant elle comprenait pourquoi elle avait voulu la diminuer. Mais Monique était loin et mieux valait penser à Paris, qui viendrait après Fontevraud.

Ils avaient l’adresse d’une auberge de jeunesse bien située qui leur permettrait de passer plusieurs jours dans la capitale sans trop écorner leurs réserves. Notre-Dame, la tour Eiffel, les bateaux-mouches… Elle avait l’intention d’envoyer une carte postale de Paris à ses parents et à son amie Diane. Pour Geneviève, ce serait le gisant de Guillaume IX.

Peu à peu, bercée par le ronronnement du moteur, elle ne pensa plus à rien. Elle était bien, elle allait peut-être s’endormir.