Nicole ne sut de l’accident que ce qu’on lui en raconta par la suite : toute à ses pensées, les yeux dans le vague, elle ne le vit pas venir. Ses souvenirs se résumaient à quelques sensations violentes : un grand choc, un assourdissant bruit de ferraille, des cris de douleur et d’épouvante, une odeur de caoutchouc et de brûlé. Et puis plus rien.
Quand elle reprit conscience, elle était allongée sur l’herbe, au bord du fossé, et avait mal partout. Un vieux paysan coiffé d’un béret était penché au-dessus d’elle. Il parlait, mais elle ne comprenait pas ce qu’il disait, percevant seulement son ton inquiet.
Il reprit lentement :
— Comment vous sentez-vous ?
Mal. Elle se sentait mal et elle avait peur. Elle essaya de se redresser, mais il l’en empêcha :
— Ne bougez pas. Il faut attendre le docteur.
— Et mon mari, mes amis ?
— Il faut attendre le docteur, répéta-t-il.
Elle ferma les yeux tandis qu’un film d’horreur défilait dans sa tête. Elle imaginait ses compagnons blessés, morts… Il y avait eu des cris. Mais qui avait crié ? Que s’était-il passé sur cette route tranquille, et droite, croyait-elle se souvenir, pour qu’elle se retrouve couchée au sol, trop meurtrie pour bouger ? Que s’était-il passé pour que personne ne réponde à ses questions, pour qu’aucun autre passager ne donne signe de vie ? Après un temps infini, elle reconnut au loin la sirène des pompiers. Lorsqu’ils furent là, elle perçut l’agitation autour d’elle et aurait voulu savoir ce qu’ils faisaient, mais elle était incapable de tourner la tête. Un homme se pencha sur elle. Il lui dit qu’il était pompier secouriste et qu’elle allait être transportée à l’hôpital.
— Et les autres ? murmura-t-elle.
— Les autres aussi.
— Ils vont bien ?
— C’est le docteur qui vous le dira.
Même réponse, qui n’en était pas une. Comme le vieux paysan avant lui, il ne voulait rien dire. Cela devait signifier que c’était grave. C’était souvent le chauffeur qui était grièvement blessé, et également le passager avant, assis sur le siège que l’on ne devait pas appeler pour rien la place du mort. Georges était à l’avant parce que, au départ, c’était lui qui avait l’estomac le plus barbouillé. Elle était à l’arrière avec François, des places réputées moins dangereuses. Si Georges… Non, elle ne voulait pas formuler l’horreur qui lui avait traversé l’esprit. Georges devait être contusionné, comme elle. Jean-Paul et François aussi, il était impossible qu’il en fût autrement. Le refus des deux hommes de lui répondre devait correspondre à une règle professionnelle. On respectait la hiérarchie : c’était le docteur qui donnait les nouvelles. Le secouriste l’informa qu’ils préparaient les civières pour les transporter.
— On va à quel hôpital ?
— Purpan, à Toulouse. C’est le plus près.
Ils venaient donc juste de partir. Le tout début d’un long périple qui n’aurait pas lieu.
— En attendant, madame Lahaie, je vais vous poser quelques questions pour mon rapport. Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé ?
— Non. J’étais derrière le chauffeur et je ne voyais pas vraiment la route. De toute façon, je regardais sur le côté et j’étais plongée dans mes pensées.
— Qui conduisait ?
— Jean-Paul Gagné. La voiture est à lui.
— Merci, madame Lahaie. On va maintenant vous déposer sur la civière.
Les secouristes l’y firent glisser précautionneusement, mais une violente douleur provoqua chez Nicole une nouvelle perte de conscience. Quand elle revint à elle, le véhicule roulait. Ce camion de pompiers qui faisait office d’ambulance était inconfortable et ne lui épargnait aucun cahot. Elle souffrait beaucoup, sans pouvoir exactement localiser la douleur. À la jambe droite, certainement, et à la tête, mais également un peu partout. Il aurait fallu qu’elle explore son corps avec ses mains pour mieux le savoir, ce qu’elle était incapable de faire : ses bras semblaient paralysés. Et si elle était vraiment paralysée ? Infirme pour la vie comme Joë Bousquet ? Elle se reprocha d’imaginer le pire : cela ne servait qu’à l’effrayer davantage. Les pompiers l’avaient prise en mains, ils les avaient tous pris en mains et, à Purpan, le plus grand hôpital de Toulouse, on allait les soigner. Bientôt l’accident ne serait qu’un mauvais souvenir, pire pour Jean-Paul, car il n’aurait probablement plus de voiture. À moins que les dégâts matériels ne fussent minimes ? Elle s’inquiétait pour rien avec cette tendance à dramatiser qui était la sienne. C’était comme avec l’infidélité de Georges : elle s’était déjà vue abandonnée après un divorce humiliant, or Georges n’avait manifesté aucune intention de la quitter. Elle n’était même plus certaine qu’il ait eu une aventure avec Monique : à la fête de la veille, la pygmée n’était pas là et il n’avait pas eu l’air de regretter son absence. Et aujourd’hui, il était parti avec sa femme et ses amis pour plusieurs semaines pendant lesquelles il ne la verrait pas. Mais Monique n’était plus son souci immédiat et les vacances venaient sans doute de se terminer avant d’avoir commencé. C’était la santé de son mari et de leurs compagnons qui l’inquiétait. Et le terme inquiétude était léger au regard de ce qu’elle ressentait : en réalité, elle était terrorisée à la pensée de ce que le médecin allait lui révéler sur eux et sur elle-même. Une évidence la frappa soudainement : le secouriste qui l’avait interrogée savait son nom, il avait donc trouvé leurs papiers. Il y avait des photos sur les passeports et il n’aurait pas dû avoir besoin qu’elle lui dise qui conduisait. À moins que les autres occupants du véhicule n’aient pas été identifiables. La panique la prit. Il fallait absolument qu’elle sache.
— Monsieur ! Monsieur, s’il vous plaît !
Le secouriste qui était à l’arrière du camion n’était pas celui qui lui avait parlé précédemment. Il se pencha sur elle et lui demanda ce qu’elle voulait.
— Les autres, dites-moi, ils vont bien ?
— C’est le docteur qui pourra vous répondre. On arrive bientôt, calmez-vous.
Mais elle ne pouvait pas se calmer. Il aurait été si facile à cet homme de répondre : Oui, ils vont bien, ou alors : Ils sont blessés, mais ils s’en sortiront, ou : Ça ne va pas trop mal, tranquillisez-vous. Il aurait pu la rassurer mais ne le faisait pas. Ses pensées les plus noires se traduisirent en images. Elle vit des corps disloqués, du sang, des visages méconnaissables…
Elle perdit une nouvelle fois conscience lorsqu’on la sortit du camion des pompiers et se réveilla dans un lit d’hôpital. Un regard vers la fenêtre lui apprit qu’il commençait de faire sombre. L’accident avait eu lieu au milieu de la journée. Elle avait dû dormir après les soins qu’on lui avait prodigués sans qu’elle s’en aperçût. Elle ignorait même si elle avait été anesthésiée. Elle leva légèrement ses mains, posées sur le drap, et vit qu’elles étaient pansées. Sa jambe droite faisait une bosse, sans doute un plâtre. Entendant des pas dans le couloir, elle appela. Une infirmière entra et lui sourit.
— Je vois que vous ne dormez plus. Comment vous sentez-vous, madame Lahaie ?
— Je veux savoir. Mon mari, mes amis, ils vont bien ?
— Dès qu’il sortira de la salle d’opération, j’avertirai le docteur que vous êtes réveillée.
Du couloir parvinrent des bruits de chariots et de vaisselle : c’était l’heure du souper. L’homme qui déposa le plateau sur une table lui dit que quelqu’un viendrait l’aider à manger.
— Et le docteur ?
— Je ne sais pas.
Elle n’avait pas faim, mais avala tout de même quelques cuillerées d’une purée insipide faute de pouvoir résister à la femme qui lui donnait la becquée.
— Il faut manger pour guérir, dit-elle. Forcez-vous.
Le ton était aussi autoritaire que celui de sa mère et elle ouvrit docilement la bouche.
— Le docteur va venir ?
— Bien sûr. Reposez-vous en attendant.
Il vint, en effet, les traits tirés de fatigue, la mine grave. À l’instant où il entra, elle comprit qu’il allait bouleverser sa vie. Même si elle l’attendait depuis des heures, elle souhaitait maintenant qu’il s’en aille. Elle ne voulait plus savoir.
Mais déjà, il se présentait :
— Docteur Revel. C’est moi qui vous ai soignée. Vous allez vous remettre très vite, vous n’avez rien de sérieux : une fracture du tibia et du péroné, quelques coupures, dont une a nécessité des points de suture, et beaucoup de contusions.
Il ne disait rien à propos de ses compagnons et elle n’arrivait pas à poser la question.
— Vous pourrez quitter l’hôpital dans quelques jours, continua-t-il. Vous êtes Canadienne ?
— Oui.
— Vous avez de la famille ici ?
— Mon mari. Il était avec moi. Où est-il ? Je veux le voir !
Elle fit un mouvement pour se lever, aller vers Georges, mais son geste lui arracha un cri de douleur et elle retomba sur l’oreiller tandis que son front se mouillait de sueur. Le médecin tira une chaise près du lit et saisit doucement sa main bandée.
— Il va falloir être très courageuse, madame Lahaie, j’ai de mauvaises nouvelles pour vous.
Elle ferma les yeux et serra fort les paupières. Il avait dit mauvaises. Mauvaises à quel point ?
— Madame Lahaie ?
Elle le regarda. Il avait un visage triste, plus fatigué encore qu’à son entrée dans la chambre.
— Votre mari n’a pas survécu.
Pas survécu ? Impossible. Il se trompait de personne, il n’était pas dans la bonne chambre, il disait n’importe quoi. Puisqu’elle n’avait presque rien, Georges non plus n’avait rien.
— Madame Lahaie, vous comprenez ce que je vous dis ? Votre mari est mort dans l’accident.
— Non ! Taisez-vous ! Je ne vous crois pas !
Elle voulut de nouveau se lever, arracher ses bandages, supprimer de sa vue tout ce qui prouvait qu’il y avait eu un accident. Elle hurla qu’elle s’en allait, qu’elle rentrait chez elle retrouver son mari.
Une infirmière lui garrotta le bras, puis une aiguille s’enfonça dans sa chair. Elle répéta qu’elle ne voulait pas, que ce n’était pas vrai, puis tout disparut.
Au matin, elle avait la bouche pâteuse et le corps douloureux. Le sommeil sans rêves provoqué par la chimie ne l’avait pas reposée. Elle ne put rien avaler au petit-déjeuner. Sa gorge semblait obstruée. Les cajoleries de la première infirmière n’eurent pas plus d’effet que la sévérité de la seconde. Pour échapper à leur insistance, elle prétendit avoir envie de vomir. On lui apporta un bassin et on la laissa : elle n’était pas la seule patiente de l’étage. Elle entendit geindre sur sa droite et découvrit qu’on avait mis quelqu’un dans le lit qui la veille était vide. C’était une femme reliée à une perfusion. Une infirmière vérifiait ses signes vitaux tous les quarts d’heure. Elle était sans doute fraîchement opérée. Nicole se demanda ce qui avait pu lui arriver : une appendicite, comme Josée quand elle avait huit ans ? Une crise cardiaque, comme monsieur Surprenant, leur voisin de la rue Panet à Montréal ? Ou un accident ? Non, pas d’accident ! Elle repoussait tout ce qui pouvait évoquer un accident. Au contraire, elle se réfugiait dans un passé un peu plus lointain, se remémorant des images heureuses. Elle avait réussi sa propédeutique et Georges était fier d’elle. Ils étaient attendus chez Geneviève pour faire la fête. Une soirée si réussie ! Georges était ivre quand ils étaient rentrés. Il voulait faire l’amour, mais s’était endormi en l’embrassant. Elle sourit avec indulgence à ce souvenir. Avec leurs amis, ils avaient parlé de voyage. Eux aussi s’en allaient à la découverte de l’Europe, et chacun vantait sa destination. Michel et Martine avaient choisi de visiter l’Espagne en train et partaient le lendemain, comme eux. Seul Joseph ne partait pas : contrairement à ses amis, issus de familles plus nanties, ses parents ne lui envoyaient pas de mandats et il devait vivre de sa seule bourse, qui ne lui permettait pas de vacances. Dès qu’une image du jour d’avant pointait dans son esprit, Nicole la repoussait, et cela fonctionnait bien. Elle somnola et finit par se rendormir.
Elle fut réveillée par des voix : c’était le docteur qui parlait à une infirmière. Comme la veille, il s’assit à côté d’elle.
— Vous êtes prête à m’entendre, madame Lahaie ?
Elle fit signe que oui. Il lui répéta que Georges avait péri dans l’accident.
— Il est mort sur le coup. Si ça peut vous donner un peu de réconfort, il n’a pas souffert.
C’était donc vrai. Elle n’avait rien demandé à l’infirmière du matin, refusant de voir son regard plein de compassion pour pouvoir espérer, le plus longtemps possible, qu’elle avait fait un cauchemar. Et leurs compagnons ? Jean-Paul ? François ? Le médecin répondit aux questions qu’elle n’arrivait pas à poser.
— Jean-Paul Gagné aussi. François Godin, par contre, a été grièvement blessé, mais il s’en tirera. Je l’ai opéré, ça s’est bien passé. Avez-vous des amis qui pourraient s’occuper de vous ?
Qui ? Geneviève était à Carcassonne. C’était sa seule amie. Puis l’image de madame Durrieu lui apparut et elle eut une terrible envie qu’elle soit là, qu’elle la prenne dans ses bras en s’exclamant : Ma petite Nicole, viens que je te fasse un poutou !
— Oui, sans doute, répondit-elle.
— Vous donnerez leurs coordonnées à l’infirmière.
Il posa sa main sur celle de Nicole, la pressa légèrement, puis s’en alla.
L’infirmière lui demanda qui étaient les gens à prévenir. Nicole lui donna le nom des Durrieu.
— Où habitent-ils ?
— À Empalot.
— Vous ne connaissez pas l’adresse ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Ce n’est pas grave, la police les trouvera. Elle va les avertir et ils pourront venir vous voir.
Elle se rendormit. À son réveil, c’était Joseph qui était assis sur la chaise à côté du lit. Il se leva, s’approcha et l’embrassa doucement sur la joue. Il avait les yeux humides. La compassion de Joseph, preuve que tout était vrai, lui fut insupportable. La souffrance, tenue à distance depuis le matin, la submergea. Elle éclata en sanglots qui la secouèrent, réveillant les douleurs provoquées par ses nombreuses contusions. Elle eut un accès de sueur qui inquiéta son visiteur. Il voulut appeler à l’aide, mais elle lui fit signe que c’était inutile et s’efforça de contrôler sa respiration. Il alla mouiller un linge dans le cabinet de toilette et rafraîchit ses joues et son cou. Le même geste que Georges lorsqu’elle avait la migraine. C’étaient ses premières larmes depuis l’accident. Joseph approcha sa chaise du lit, se rassit et la laissa pleurer. De temps à autre, il essuyait ses joues avec un mouchoir. Puis le flot se tarit, sans lui avoir apporté le moindre soulagement.
— Tu as la jambe cassée ? furent les premiers mots qu’il prononça.
C’était presque une banalité dans les circonstances.
— Le tibia et le péroné.
— Et les mains ?
— J’ai quelques coupures, je crois. Je ne sais pas de quoi elles ont l’air : on ne m’a pas refait les pansements. Comme tu peux le constater, ajouta-t-elle amèrement, moi, je m’en sors bien.
— Je viens d’aller voir François. Il est encore dans les vapes et ne s’est pas aperçu de ma présence, mais l’infirmière m’a dit qu’il avait de multiples fractures. Elle commençait à m’expliquer quand la surveillante est arrivée et elle s’est tue : ils n’ont pas le droit de donner des informations si on n’est pas de la famille.
— Il va falloir appeler leurs parents, leur apprendre… dit-elle avec effroi.
Il tapota sa main.
— Ne t’en fais pas pour ça : je m’en suis occupé. Et je me suis aussi chargé des formalités à l’hôpital.
Joseph était le colocataire de Jean-Paul. Bien que tout les opposât, des origines sociales au tempérament en passant par les moyens financiers, ils s’entendaient très bien, probablement parce qu’ils partageaient le même idéal politique. La veille, Joseph traînait les séquelles de sa gueule de bois quand les policiers avaient frappé à la porte de l’appartement qu’il occuperait seul pendant les vacances de Jean-Paul. Ils avaient eu les adresses des accidentés grâce à leurs papiers et étaient en quête de proches à avertir. Au domicile de François, qui habitait avec Michel, parti le matin même en Espagne, ils n’avaient trouvé personne et avaient gardé la rue Lautmann pour la fin, supposant que le couple domicilié là y vivait seul.
Après s’être présentés à Joseph, les policiers avaient vérifié son identité, puis lui avaient demandé s’il connaissait François Godin, Jean-Paul Gagné, Georges et Nicole Lahaie. Dans un premier temps, Joseph avait cru que leur visite était en rapport avec le chahut de la veille, les voisins de Geneviève ayant menacé de porter plainte, mais les quatre noms donnés par les policiers suggéraient qu’il ne s’agissait pas de cela, et il avait commencé d’avoir peur. À juste titre. Quand ils lui avaient appris ce qui était arrivé, il avait dû s’asseoir et il lui avait fallu un temps avant de pouvoir demander ce qui s’était exactement passé.
— Il y avait une flaque d’huile sur la chaussée, laissée sans doute par un précédent véhicule. Les pneus ont glissé, le chauffeur a perdu le contrôle et la voiture a percuté un platane. Heureusement, le conducteur n’allait pas vite, sans quoi ils seraient tous morts. Les deux passagers assis à l’arrière s’en sont tirés.
Joseph n’avait pas eu le loisir de s’habituer à la nouvelle, car il était la seule personne proche des accidentés. Il avait dû fouiller dans les affaires de Jean-Paul pour trouver le numéro de téléphone de ses parents, puis, avec les policiers, à qui leur fonction permettait de se faire ouvrir les appartements par les propriétaires, il s’était procuré celui des parents de François, de Georges et de Nicole. Ensuite, il les avait accompagnés au poste, qui était pourvu d’un téléphone, contrairement aux maisons particulières. Les policiers allaient se charger eux-mêmes de l’annonce aux familles. Joseph pourrait ensuite leur parler.
C’est avec les Godin que cela avait été le plus difficile, pourtant leur fils était vivant. Ils étaient tombés sur la mère, qui était immédiatement devenue incohérente. Heureusement, le père était dans les parages et, quoique assommé par la nouvelle, il avait eu le réflexe d’écouter et de noter les numéros de l’hôpital et du poste de police. On lui avait aussi fourni ceux des autres parents, avec qui il pourrait se concerter lorsqu’ils auraient été avertis. Il avait été convenu que monsieur Godin se chargerait de contacter les policiers lorsqu’ils se seraient organisés ; ceux-ci transmettraient l’information à Joseph, qui s’était mis à la disposition des familles. Forts de leur première expérience, quand ils avaient appelé chez les parents des deux garçons qui avaient péri dans l’accident, ils avaient demandé à parler au père. Le père de Georges était parvenu à se contrôler. Il avait posé des questions et avait accepté d’avertir les parents de Nicole, impossibles à joindre. Par contre, monsieur Gagné s’était effondré, et c’est sa femme qui avait eu le courage de prendre la relève.
Il avait ensuite fallu que Joseph accompagne les policiers à la morgue de l’hôpital pour reconnaître les corps. Il avait rassemblé ses forces avant qu’ils soulèvent les draps qui les recouvraient, mais il ne pouvait pas être prêt à cela. Ils étaient à peine identifiables. C’était un cauchemar.
— C’est le verre du pare-brise, avait expliqué un des policiers.
Ils ne lui avaient montré que les visages, et très brièvement. Il ne voulait pas penser au reste.
— Vous savez, avait continué l’homme, ils ont pris le platane de face. Ils sont morts sur le coup, sans s’en rendre compte.
Joseph souhaitait le croire, mais tout de même, quand la voiture avait dérapé, ils avaient dû voir arriver l’accident, comprendre qu’ils fonçaient sur un arbre… Il avait senti ses jambes se dérober. Les policiers, qui devaient s’y attendre, l’avaient soutenu pour sortir de la morgue et l’avaient assis sur une chaise judicieusement placée près de la porte. Elle devait servir souvent, ainsi que la bouteille d’eau-de-vie dont ils lui avaient donné un petit verre pour l’aider à se reprendre. Puis ils lui avaient inscrit sur un papier les coordonnées du poste afin qu’il leur téléphone d’un café pour apprendre ce que les Montréalais avaient décidé. Ils l’avaient ensuite laissé devant l’entrée de l’hôpital et il était parti en quête des deux blessés.
François était encore en salle d’opération et Joseph n’avait rien pu apprendre, mais Nicole en était sortie et on lui avait indiqué le numéro de sa chambre. Les mains emmaillotées abandonnées sur le drap, un plâtre à la jambe droite, un pansement sur le front, la jeune femme, très pâle, dormait. Saisi de pitié, il l’avait observée un moment et avait souhaité que son bienheureux sommeil dure le plus longtemps possible. Elle avait eu vingt ans pendant l’hiver, en janvier ou février, et ils l’avaient fêtée rue Lautmann dans le petit appartement qu’elle partageait avec Georges. Chacun avait apporté une bouteille de vin et ils avaient bu, chanté et parlé politique la moitié de la nuit. Elle avait vingt ans et elle était veuve. Le savait-elle ? Peut-être pas encore. Il était reparti sur la pointe des pieds.
Joseph ne raconta pas tout cela à Nicole. Il lui dit seulement ce qu’il avait appris juste avant de venir à l’hôpital : les parents de François arriveraient le lendemain soir avec Charles, le fils aîné des Gagné, mandaté pour se charger de tout ce qui concernait Jean-Paul et Georges. Un voile d’incompréhension passa dans le regard de la jeune femme et il se rendit compte qu’il lui en avait trop dit d’un coup. Il reprit lentement, cherchant ses mots pour éviter de nommer trop crûment la réalité. Il expliqua de nouveau que François avait subi de multiples blessures et avait besoin que l’on prenne soin de lui. Ses parents allaient venir s’en occuper. Quant à Charles, le frère de Jean-Paul, il ferait le voyage avec eux afin de s’occuper des formalités pour Georges et Jean-Paul.
Nicole se souvenait de Charles, qu’elle avait rencontré à son mariage, car les familles Gagné et Lahaie étaient unies. Il était plus âgé que Jean-Paul, mais comme lui bavard et chaleureux. Elle eut peur, soudainement, qu’une information lui ait échappé.
— Et les parents de Georges, ils viennent ?
Joseph perçut son inquiétude et devina qu’elle les redoutait.
— Non, répondit-il. Et il répéta que Charles allait s’occuper de tout.
Une infirmière arriva pour refaire les pansements et Joseph s’en alla, lui promettant de revenir.
— Je commence par le front. N’ayez pas peur, je ne vous ferai pas mal.
Nicole se retint de crier pour ne pas avoir l’air douillet, mais la douleur était là, bien réelle.
— Qu’est-ce que j’ai au front ?
— Une coupure qui a été recousue.
— Combien de points ?
— Six.
Est-ce que cela ferait une grosse cicatrice ? Elle eut envie de demander un miroir, mais n’osa pas. Elle pensa à Justin Surprenant, qui avait une joue balafrée. Si elle se souvenait bien, cela provenait d’un tesson de bouteille de bière lors d’une bagarre. Du verre, comme le pare-brise. La cicatrice de Justin traversait sa joue, elle était épaisse, violacée, laide. Quand Nicole réalisa qu’elle se souciait de son apparence physique alors que Georges et Jean-Paul étaient morts, elle eut honte.
— Vous, au moins, vous ne vous plaignez pas, approuva l’infirmière. C’est pas comme celui de la chambre à côté. J’ai cru qu’il allait appeler sa mère. À cinquante ans passés, si vous croyez ! Maintenant, voyons les mains.
Les coupures étaient multiples.
— Sur les mains, c’est rien : il y en a beaucoup, mais elles ne sont pas profondes. Dans quelque temps, vous n’aurez même plus de traces.
Tandis que sur le front…
L’infirmière partie, les parents de Geneviève, qui attendaient la fin des soins dans le couloir, pénétrèrent dans la chambre.
— Ma pauvrotte ! s’exclama madame Durrieu en entrant.
Nicole la regarda s’avancer vers elle avec appréhension, redoutant qu’elle ne la serre dans ses bras. C’était ce qu’elle avait espéré dans sa détresse, mais elle ne savait pas à quel point tout son corps serait douloureux. Elle avait tort cependant de s’inquiéter : madame Durrieu se contenta de l’embrasser doucement sur la joue.
— Ça ne va pas bien, hé ?
— Non, ça ne va pas bien.
— Ne t’en fais pas, on va s’occuper de toi. Pas vrai, Gustave ?
L’interpellé approuva. Avec sa femme, il n’avait pas souvent l’occasion de s’exprimer, mais ne semblait pas s’en formaliser.
— Quand tu sortiras de l’hôpital, tu viendras à la maison. Tu prendras le lit de Geneviève. Il ne sert pas, il t’attend. On va te retaper, tu verras.
Monsieur Durrieu avança une chaise pour sa femme.
— Tiens, Renée, assieds-toi. Moi, je vais fumer dehors.
— C’est ça, on t’a pas besoin.
Elle s’assit.
— On a envoyé un télégramme à Geneviève. Elle revient ce soir. En train, Carcassonne c’est pas bien loin.
Madame Durrieu lui apprit que les bagages avaient été récupérés. Elle lui avait apporté quelques affaires qu’elle y avait trouvées : sa trousse de toilette, des sous-vêtements et une chemise de nuit. Ce bavardage était comme un ronron bienfaisant que Nicole écoutait à peine. Elle avait compris que les Durrieu allaient s’occuper d’elle, la prendre en charge, et c’était tout ce qui lui importait pour le moment. Quand elle fut de nouveau seule, elle s’endormit.
En quittant l’hôpital, Joseph passa au Perroquet dans l’espoir de voir un visage connu. Mais aucun de ses amis n’y était, tous partis. Au travail pour Geneviève et en vacances pour la plupart d’entre eux. Quant aux autres, ceux qui auraient dû être en route pour l’Allemagne, il aurait voulu les chasser de sa pensée, comme si cela avait le pouvoir de changer la réalité. Mais c’était peine perdue : ils l’obsédaient. Au Perroquet, même André était absent parce que c’était son jour de congé. Il n’y eut que Louison pour lui adresser la parole, et il se lassa vite de donner la réplique à l’oiseau. C’était le début de l’après-midi et il envisageait avec angoisse les heures à venir, ne se sentant apte ni à lire ni à travailler. Il fut tenté de s’enivrer, mais Geneviève revenait par le train de cinq heures, et il irait l’attendre à la gare. Il ne pouvait pas arriver soûl à Matabiau, et encore moins dans la famille Durrieu, où il avait été convié pour le repas du soir, après avoir fait la connaissance des parents de Geneviève dans les couloirs de l’hôpital.
— Quand on amène un garçon à la maison, lui avait dit Geneviève, c’est qu’on va se fiancer.
Il ne les avait donc jamais rencontrés, même s’ils se fréquentaient depuis des mois. Quand il avait découvert le couple qui attendait devant la porte de Nicole, il avait deviné que c’était eux. Il s’était présenté, ils lui avaient serré la main et madame Durrieu lui avait demandé comment allait la blessée. Il avait dit ce qu’il savait. Puis madame Durrieu lui avait appris que leur fille arrivait par le train du soir. Avant qu’il parte, elle avait ajouté :
— Vous devez être bien secoué, mon pauvre. Venez avec Geneviève ce soir pour souper.
Est-ce que cela lui donnait le statut de fiancé ? Il préférait ne pas y penser, la vie était assez compliquée comme ça.
Des heures durant, il marcha sans but dans les rues de Toulouse, incapable de se faire à l’idée qu’il ne reverrait plus Georges ni Jean-Paul. François serait hors circuit pour longtemps. Et Nicole, qu’allait-elle décider ? De retourner au Canada, évidemment. Elle n’avait pas de bourse et ne pourrait pas rester sans moyens de subsistance. De toute manière, elle n’en aurait pas envie. Que ferait-elle ici sans son mari ? À Montréal, elle avait sa famille, qui l’aiderait à surmonter l’épreuve.
Nicole flottait de périodes de somnolence à des moments d’éveil. Ignorant les circonstances de l’accident, elle incriminait la soirée de la veille : si Jean-Paul ne s’était pas couché aussi tard, s’il n’avait pas bu autant, il aurait été en pleine possession de ses moyens et rien ne serait arrivé. S’était-il endormi ? Elle ne se souvenait pas s’il y avait une conversation en cours juste avant le choc. Elle pensait que non : aucun n’avait fini de cuver ses excès. Cette fête, c’était à cause d’elle qu’elle avait eu lieu ce soir-là. S’ils n’avaient pas attendu ses résultats, ils auraient probablement célébré quelques jours plus tôt le début des vacances. C’était sa faute. Ils avaient fêté sa misérable année de propédeutique, une réussite inutile puisque maintenant, elle ne continuerait pas ses études. Deux morts, un blessé grave, tout cela pour rien. Elle avait envie de dormir pour ne plus y penser, mais quand le sommeil venait, elle le repoussait le plus possible parce qu’après l’oubli qu’il lui procurait, elle redécouvrait son malheur, toujours plus vif, à mesure qu’elle était plus consciente.
À l’entrée de Geneviève dans la chambre, elles éclatèrent en sanglots toutes les deux. Comme plus tôt dans la journée, le visage de Nicole se crispa sous la douleur.
Affolée, Geneviève se tourna vers Joseph qui l’accompagnait :
— Appelle quelqu’un, vite !
— Ce n’est pas la peine. Elle doit juste arrêter de pleurer. Elle a mal à cause de ses contusions. Calme-toi, elle se calmera aussi.
Pour leur laisser le temps de se reprendre, Joseph donna des nouvelles de François en les édulcorant un peu. Certes, le jeune homme vivrait et récupérerait sa pleine autonomie, mais il lui faudrait des mois, ou plus encore. Il n’était pas nécessaire que Nicole le sache tout de suite.
— Et toi, demanda Geneviève quand elle fut capable de s’exprimer, qu’est-ce que le docteur t’a dit ?
— Je dois garder le plâtre six semaines.
Elle ne parla pas de son visage et Geneviève n’y fit pas allusion.
— Tant que tu ne pourras pas voyager, lui dit-elle, tu resteras chez mes parents.
— C’est très généreux de leur part, mais je ne veux pas les déranger.
— Tu ne les dérangeras pas du tout. Je leur manque, ils seront contents de t’avoir.
L’heure du repas des malades approchait, entraînant la fin des visites. Geneviève lui apprit qu’elle retournait à Carcassonne par le premier train du matin.
— Les week-ends, je travaille, mais je suis de repos le vendredi. Je reviendrai, on se verra.
Elle l’embrassa et s’enfuit en refoulant de nouvelles larmes. Nicole vécut son départ comme un abandon. Elle se sentait seule au monde.
Elle mangea peu, mais avala le somnifère qu’avait laissé l’infirmière. Ce n’était pas une pilule qu’elle aurait voulu prendre, mais une boîte entière. En prendre assez pour perdre la mémoire, effacer la journée qui venait de s’écouler, revenir à celle de la veille. Ou bien s’endormir pour ne plus se réveiller, comme Georges et comme Jean-Paul.
Trois jours après l’accident, au terme d’un voyage ayant duré toute une nuit et une bonne partie de la journée suivante, les Montréalais arrivèrent à Toulouse. Joseph leur avait réservé une chambre à l’hôtel du Perroquet, au-dessus du café fréquenté par les étudiants. L’endroit était central, ce qui faciliterait leurs déplacements, et ils seraient également à proximité des appartements que les accidentés avaient occupés. Quoiqu’ils fussent épuisés, ils ne voulurent pas se reposer, pressés de se rendre à l’hôpital, où Joseph les accompagna.
La visite de Charles fit à la fois du bien et du mal à Nicole. Elle savait qu’il y avait des formalités que, légalement, Joseph ne pouvait accomplir malgré sa bonne volonté, et elle se tourmentait à la pensée de sa propre impuissance, bloquée sur un lit d’hôpital. Sans parler de son incompétence : Georges s’était occupé de tout depuis qu’ils étaient mariés, et avant, c’étaient ses parents. De ce point de vue, Charles Gagné était la bonne personne, mais il ne s’encombrait pas de litotes, et tout ce qu’elle avait pu garder flou jusqu’à présent devenait concret. Il était là pour régler la situation et s’y employait avec un maximum d’efficacité, ne laissant paraître aucun signe d’émotion.
— Je suppose que tu préfères tout savoir ? vérifia-t-il avant de commencer.
— Oui, s’il te plaît.
Ayant compris qu’elle les ignorait, il lui raconta d’abord les circonstances de l’accident.
— Alors, ce n’est pas ma faute ?
— Ce n’est la faute de personne. Pourquoi serais-tu responsable ?
Elle lui parla de la soirée.
— Oublie ça. Si Jean-Paul s’était couché à huit heures, ce serait arrivé quand même.
Il lui apprit ensuite qu’il allait entreprendre les formalités pour ramener les corps à Montréal, car ses parents et ceux de Georges voulaient que leurs fils soient inhumés dans leurs caveaux de famille. Dès qu’il aurait toutes les autorisations, il repartirait par le même avion que les cercueils.
— Ils veulent ? réagit-elle avec plus d’agressivité qu’elle ne l’aurait souhaité.
Georges était son mari, c’était à elle de décider, non ? Et on ne lui demandait même pas son avis, comme si elle ne comptait pas.
Mais l’objection était attendue, et la réponse était prête :
— La décision t’appartient, mais ta blessure t’immobilise, et puis tu ne saurais pas comment t’y prendre.
— Tandis que toi…
Charles ne s’offusqua pas de ce que la remarque pouvait avoir de désobligeant.
— Moi, je suis juriste. J’ai l’habitude de régler des situations compliquées. Et puis, je suis sur mes deux pieds.
— Excuse-moi.
— Tu n’as pas à t’excuser, dit-il gentiment, ce que tu vis est terrible. Veux-tu que je continue ? Si tu préfères, on en parlera demain. S’il te faut un peu de temps, je te laisse.
À quoi bon ? Que pourrait-elle faire sans lui ? On la dépossédait de la mort de Georges, mais il ne servait à rien de se rebeller puisqu’elle était incapable de s’en occuper elle-même.
— Non, continue, ça ira.
— Les parents de François vont organiser son rapatriement sanitaire. Ils ont proposé de faire les mêmes démarches pour toi et de superviser votre retour à tous les deux. Tu vas pouvoir rentrer à Montréal dès qu’il sera transportable, d’ici quelques jours, une semaine ou deux au plus tard. Ils demanderont demain l’avis du médecin ; aujourd’hui, il est trop tard pour le rencontrer. Quand tu sortiras de l’hôpital, des gens vont te recevoir, n’est-ce pas ?
— Oui. Les parents d’une amie.
— Très bien. Je dois vider les deux appartements avec l’aide de Joseph Provencher. On enverra par bateau les affaires de Georges et celles de mon frère.
La voix de Charles se cassa lorsqu’il prononça mon frère. Sa première manifestation de chagrin. Jusque-là, il avait affecté une parfaite maîtrise. Nicole tendit sa main vers lui, et il la prit doucement dans les siennes. Ils demeurèrent un moment silencieux, puis il continua :
— On va mettre tes effets personnels à part et on les apportera chez tes amis. Tu en auras besoin. Pour les vêtements, ce sera facile, mais pour le reste, il faudrait que tu fasses une liste de ce que tu veux garder. Tu pourras t’en occuper avec Joseph ?
Elle acquiesça. Il avait pensé à tout, elle n’avait qu’à le laisser faire. Charles était efficace. Rassurant, aussi, avec sa forte carrure et son attitude protectrice. Il la bousculait un peu avec son organisation sans faille et son désir de tout régler au plus vite, mais que faire d’autre ? C’était une corvée qu’il accomplissait, et elle devait lui en être reconnaissante. Malgré tout, elle lui en voulait un peu. Elle aurait préféré se charger de l’appartement elle-même, mettre pieusement dans des malles ce qui avait appartenu à Georges : ses livres, ses papiers, le chapitre déjà écrit de la thèse qui n’existerait jamais. Et ses vêtements… Respirer sur eux son odeur une dernière fois…
Les parents de François, qui venaient de voir leur fils, firent leur entrée et Charles embrassa Nicole avant de leur céder la place. La journée touchait à sa fin et ils durent partir après quelques minutes. Nicole en fut soulagée : madame Godin avait le chagrin tapageur et manquait singulièrement de tact.
— Ma pauvre Nicole ! s’était-elle exclamée. Veuve si jeune !
Son mari l’avait fait taire et s’était lui-même mis à parler pour l’empêcher de le faire.
Mais Nicole n’écoutait plus. Elle avait été frappée de plein fouet par le mot veuve. Veuve ! Elle le savait, mais elle ne l’avait pas encore pensé en ces termes. Veuve comme matante Yvonne, comme matante Rosa, comme la grand-mère Pouliot. Elles étaient veuves et vieilles. Elles vivaient seules avec un chat ou une perruche. Une veuve est une vieille femme. Elle n’avait que vingt ans, elle ne voulait pas être veuve !
L’infirmière de nuit la trouva très agitée, les yeux humides.
— Allons, allons, mon petit, calmez-vous, ne pleurez pas. Votre famille est arrivée, n’est-ce pas ? Ils vont s’occuper de vous.
Nicole ne rectifia pas, se contentant de tendre la main pour recevoir son cachet. Avant de l’avaler, elle prit sur le dessus-de-lit où elle les avait posées les deux lettres que Charles lui avait remises. La première était de sa mère, la deuxième de son beau-père. Charles lui avait proposé de lui laisser le temps de les lire ; elle avait refusé, disant qu’elle le ferait plus tard. Mais elle n’eut pas davantage le courage d’en prendre connaissance.
À la visite du matin, le docteur ôta les pansements qui couvraient le front et les mains de Nicole.
— C’est en bonne voie de guérison, annonça-t-il. On va laisser tout ça à l’air libre.
Puis il lui apprit qu’elle pourrait quitter l’hôpital le jour suivant. Dans une semaine, on lui enlèverait les points. Pour le plâtre, il faudrait attendre six semaines.
— Mais vous pourrez vous déplacer avec des béquilles. Vous devez d’ailleurs vous y exercer le plus vite possible pour ne pas perdre vos forces. Demandez aux gens qui s’occupent de vous de s’en procurer.
La nouvelle de son départ de l’hôpital la désempara : ici, elle se sentait à l’abri. C’était un endroit impersonnel où elle pouvait se morfondre sans être dérangée. Mais chez les Durrieu, elle devrait faire un effort de sociabilité. Elle ne pourrait pas leur infliger une tête de carême en échange de leur générosité. Cela l’épuisait par avance.
L’aide-soignante qui vint l’aider à faire sa toilette s’avisa que les enveloppes sur la table de nuit étaient intactes.
— Vous n’avez pas lu vos lettres ? Mais j’y pense, vous n’aviez rien pour les ouvrir ! Il fallait demander.
Elle les décacheta et les lui posa sur le lit.
— Vous voulez que je sorte les feuilles ou ça ira ?
— Merci, j’en suis capable.
En soupirant, elle prit la lettre de sa mère, s’attendant à ce que ce ne soit pas facile. Cela ne le fut pas. Irma Baumier, fidèle à elle-même, ne parlait que de résignation et de volonté divine. Chaque jour, disait-elle, ils réciteraient en famille des chapelets pour le repos de l’âme de Georges et sa guérison à elle. Ils espéraient son retour le plus rapidement possible. Ils l’attendaient. Dès qu’elle serait là, elle pourrait reprendre sa place parmi eux. Elle rendait grâce aux Lahaie, qui s’occupaient d’organiser son retour. Eux n’auraient pas eu l’argent pour l’avion et ils n’auraient pas su quoi faire. Malgré leur chagrin, ses beaux-parents se souciaient d’elle, et pour cela, ils méritaient sa reconnaissance. Irma rassurait aussi sa fille au sujet de son avenir professionnel : elle se chargeait de rencontrer son ancien employeur pour voir s’il pouvait la reprendre lorsqu’elle serait sur pied. Avant de signer, elle répétait qu’elle priait pour elle.
Cette lettre l’accabla. On aurait cru que la dernière année n’avait pas existé : son mariage, son séjour à Toulouse et les études qu’elle avait faites. Irma avait tout effacé.
Elle prit ensuite celle de ses beaux-parents. Il y avait trois feuillets, dont un était un document imprimé. Le premier avait été rédigé par madame Lahaie, qui n’avait pas réussi à rendre sa missive chaleureuse, même si elle lui disait qu’elle serait toujours leur fille et qu’elle était prête à l’accueillir chez eux à son retour à Montréal. Nicole savait qu’elle n’en pensait pas un mot. Le deuxième était de monsieur Lahaie. Après une phrase convenue de condoléances, il lui apprenait qu’avant de partir en France, son fils avait contracté, sur ses instances, une assurance vie au nom de sa femme. Nicole l’ignorait, mais cela ne l’étonna pas : monsieur Lahaie était dans les assurances et voulait assurer tout le monde. Bien qu’elle ne soit pas très élevée, cette somme, judicieusement administrée, lui procurerait des revenus modestes pendant deux ou trois ans. Il avait joint une procuration à signer afin qu’il puisse se charger de placer l’argent et de lui faire verser une mensualité. Il voulait aussi savoir si elle avait assez de ressources en attendant. Si ce n’était pas le cas, Charles y pourvoirait en son nom. Quand Joseph arriva, elle n’avait pas encore eu le temps de digérer tout cela.
Joseph était à l’opposé de Charles : une silhouette d’adolescent malgré ses vingt-cinq ans, des yeux de myope derrière de grosses lunettes, une coupe de cheveux un peu négligée, des vêtements plus confortables qu’élégants. Il avait un abord doux et sa présence apaisait. Même quand il parlait de bombes et de révolution, il paraissait gentil et inoffensif. C’est avec précaution qu’il arriva à la question du tri des objets prévu pour l’après-midi. Pour l’heure, Charles était aux prises avec des formalités administratives nombreuses et compliquées.
Nicole fit mentalement le tour des lieux. Deux pièces, c’était peu, et ils ne possédaient pas grand-chose puisqu’ils avaient loué un meublé. En évoquant l’appartement, elle fut assaillie par une crise de désespoir : elle ne franchirait plus jamais la porte du 15, rue Lautmann, elle ne monterait jamais plus l’escalier aux marches inégales, elle n’entrerait plus dans la chambre salon qu’elle avait égayée de coussins fleuris, elle ne dormirait plus sur le divan. Elle ne dormirait jamais plus avec Georges. Si seulement il avait été assis à côté d’elle dans l’auto… Mais dans ce cas, François serait mort. Elle ne pouvait pas souhaiter cela. C’était monstrueux. Joseph lui caressa la main. Elle comprit qu’elle était silencieuse depuis un moment et se secoua.
Elle suggéra qu’on apporte la vaisselle, le linge et la machine à écrire chez les Durrieu. Elle avait dans l’idée d’offrir à Geneviève, qui n’était pas très équipée, de prendre ce qu’elle voudrait, avant de donner le reliquat à un organisme de charité. Joseph acquiesça et attendit la suite.
— Quant aux affaires personnelles, c’est simple : les deux premiers tiroirs de la commode sont les miens, les deux autres…
— Parfait, s’empressa-t-il de dire. C’est tout ?
— Je voudrais aussi mes livres et mes notes de cours.
Il parut surpris.
— C’est pour les garder en souvenir de cette année. S’ils s’en vont par bateau…
— D’accord, je veillerai à ce que tu aies tout ça.
— Et aussi la photographie encadrée qui est sur le guéridon, et l’album de photos de la tablette du bas.
Les photos du mariage, celle de la virée à Carcassonne et à la grotte de Lascaux, également des clichés pris au Perroquet avec toute la bande. Elle n’était pas sûre d’être capable de les regarder un jour, mais elle refusait qu’ils finissent dans le grenier des Lahaie, oubliées dans une malle ou, pire, entre les mains de sa belle-mère.
Son départ de l’hôpital en ambulance eut lieu en fin de matinée. Joseph fit le trajet avec elle pour l’aider à s’installer. Les Durrieu, qui travaillaient, avaient confié la clé à une vieille voisine qui les ferait entrer et tiendrait compagnie à Nicole.
Joséphine Barès, minuscule, toute vêtue de noir, accueillit les ambulanciers par un flot de paroles. Elle tournait autour d’eux, les empêchant d’avancer, et Joseph dut la saisir par un bras et la maintenir fermement à distance pendant qu’ils pénétraient dans la maison avec la civière. Elle pouffa avec des mines de jouvencelle.
— Il y a longtemps qu’un beau jeune homme ne m’a pas tenue de si près. Si ça continue, je vais y prendre goût.
— C’est elle qui va s’occuper de vous ? chuchota un des brancardiers à l’oreille de Nicole. Bon courage !
Les Durrieu avaient descendu le lit de Geneviève dans la salle à manger parce qu’elle ne pourrait pas utiliser les escaliers. Ils se privaient ainsi d’une pièce et elle prit conscience qu’elle allait beaucoup les encombrer. Sans compter que si elle n’arrivait pas à se lever, il faudrait qu’on lui apporte ses repas, qu’on la lave et qu’on s’occupe du bassin. Elle aurait dû aller dans un établissement de convalescence : elle ne pouvait pas imposer tout cela à madame Durrieu. Il était d’ailleurs encore possible d’y remédier, Charles s’en chargerait. Elle en parla à Joseph.
— Ne te fais pas de souci, lui répondit-il. Quand madame Durrieu t’a invitée chez elle, c’était en connaissance de cause : elle a soigné pendant deux ans sa mère paralysée.
Joséphine Barès s’en mêla pour dire qu’il n’y avait en effet aucun problème : elle-même était disponible. De sa jeunesse à la ferme, elle avait gardé l’habitude de se lever avec le soleil. Elle commençait sa journée en faisant la soupe. C’était tout ce qu’elle mangeait, à part ça, plus rien ne la tentait. Et une fois la soupe sur le feu, eh bien, il lui restait à passer la journée.
— Tu vois, petite, que tu ne déranges pas.
À son retour du travail, madame Durrieu renvoya gentiment la voisine chez elle.
— Merci, Fine, c’est aimable à vous d’avoir tenu compagnie à notre convalescente.
Comme Joseph l’avait prévu, lorsque Nicole suggéra qu’elle pourrait aller dans une maison spécialisée, madame Durrieu ne voulut rien entendre.
— Après ce qui est arrivé, on ne va pas te laisser toute seule dans un endroit où tu ne connais personne ! On a tout organisé dans la salle à manger comme quand ma pauvre mère était là, tu seras bien, ne t’en fais pas.
Nicole l’assura qu’elle était très bien, ce n’était pas la question.
— Alors, il n’y a pas de question. Dans la journée, Fine viendra voir si tu as besoin de quelque chose.
— Justement…
Madame Durrieu l’interrompit d’un éclat de rire.
— Je parie qu’elle ne s’est pas décramponnée de l’après-midi. Quand la soupe est faite, elle ne sait plus quoi devenir. Le dimanche, on la voit au moins dix fois.
Marie-Jo, qui entrait et avait entendu sa mère, précisa :
— Heureusement qu’elle s’attarde pas, juste le temps de nous donner la recette de sa soupe. Tu la veux ? Mais non, je suis bête : si tu as passé l’après-midi avec elle, tu la connais déjà par cœur.
— Arrête, Marie-Jo, la gourmanda sa mère. Fine est un peu fatigante, mais elle est tellement brave. Il faut avoir de l’indulgence pour les vieux, qui sait comment on finira ?
L’intéressée leva les yeux au ciel. Il était clair qu’elle ne prévoyait pas devenir vieille un jour.
Madame Durrieu revint à Nicole.
— Je l’avertirai que tu dois te reposer. Qu’elle vienne de temps en temps, mais qu’elle ne s’installe pas.
Elle vérifia que les draps étaient bien tirés et demanda à Nicole si elle ne manquait de rien avant d’annoncer qu’elle allait préparer le souper.
Marie-Jo resta plantée devant Nicole, indécise. Celle-ci comprit qu’elle aurait voulu lui manifester de la compassion, mais ne savait pas quoi dire. Alors, par égard pour cette empathie que la jeune fille n’arrivait pas à exprimer, elle prit l’initiative afin de dissiper son malaise. Elle lui demanda si elle arrivait du travail, si Lili était au même atelier qu’elle, si elle aimait son emploi. Marie-Jo, dégênée, parla de l’usine, des cadences difficiles à tenir, des contremaîtres à la main baladeuse, mais aussi des fous rires qu’avec les copines elles attrapaient dans leur dos, des garçons qui les attendaient à la sortie…
En l’écoutant, Nicole suivait machinalement du bout des doigts la plaie qui cicatrisait sur son front, s’arrêtant à chacun des six points.
Marie-Jo s’interrompit soudainement pour dire :
— La frange, ça tombe bien : elle va cacher la cicatrice.
— Elle est très laide ? demanda Nicole d’une voix un peu tremblée.
— Tu ne l’as pas vue ? Hé bé, tu n’es pas curieuse ! Moi j’aurais réclamé tout de suite une glace. Tu en veux une ? Attends, je vais la chercher.
À part attendre, Nicole ne savait pas ce qu’elle pouvait faire d’autre. Elle attendait que Marie-Jo revienne avec le miroir, puis elle attendrait qu’on la rapatrie à Montréal, que sa jambe guérisse, que monsieur Séguin la réengage comme secrétaire, que la vie passe.
— Marie-Jo, viens m’aider ! cria madame Durrieu.
— J’arrive !
Elle fit un détour par la salle à manger et tendit le miroir à Nicole, qui le prit mais le maintint face au drap. Elle était persuadée que la cicatrice était horrible et n’avait aucune envie d’en obtenir confirmation.
Lorsque Marie-Jo revint, elle lui dit :
— Ce n’est pas si mal, hein ? Elle est presque à la racine des cheveux, on ne la verra pas du tout. Et puis là, elle est toute fraîche, mais déjà, quand il n’y aura plus les points… Tu mettras de l’anticernes, ça camoufle tout.
Marie-Jo repartit sur un nouvel appel de sa mère et Nicole se décida à regarder. Elle essaya d’imaginer à quoi cela ressemblerait lorsque les six points en crin noir hérissés le long de la plaie ne seraient plus là et admit que Marie-Jo avait raison : la coupure était située assez haut pour disparaître sous la frange et paraissait bien recousue. Elle n’était pas défigurée ; rien à voir avec la cicatrice de Justin Surprenant. Comment avait-elle pu s’en sortir avec aussi peu de blessures quand deux de ses compagnons étaient morts et que le survivant en avait pour des mois avant d’espérer remarcher ?
À propos de marcher, puisqu’elle restait chez les Durrieu, elle ferait bien de se forcer. Ils s’étaient procuré des béquilles qui étaient appuyées au mur à côté du lit. Elle voulait se déplacer jusqu’à la cuisine pour leur éviter de lui apporter son repas, et surtout, aller aux toilettes : il était exclu qu’elle impose le bassin à madame Durrieu.
Elle se fit aider par Marie-Jo. Celle-ci lui prit le bras, mais dès qu’elle eut un pied à terre, la tête lui tourna, elle perdit l’équilibre et la jeune fille n’eut pas la force de la retenir. Heureusement, elle tomba sur le lit. Alertés par les cris, monsieur et madame Durrieu arrivèrent en courant. Madame Durrieu traita Marie-Jo d’inconsciente.
— Tu veux qu’elle se casse l’autre jambe, peut-être ? Ce n’est pas assez comme ça ?
Nicole s’interposa :
— C’est ma faute, c’est moi qui le lui ai demandé.
— Alors, tu n’as pas plus de connaissance qu’elle.
— Ne t’énerve pas, Renée, intervint son mari, on va l’aider tous les deux, comme on faisait avec ta mère.
Ils la soutinrent pour qu’elle se rassoie, puis ils la prirent sous les bras chacun d’un côté.
— Pour les béquilles, on verra demain. On te tient, saute sur un pied.
Ils arrivèrent à la cuisine, où Marie-Jo avait aligné deux chaises pour l’asseoir et poser sa jambe.
Elle devina que le repas avait lieu tous les soirs à huit heures précises, heure du journal télévisé, que monsieur Durrieu n’aurait manqué pour rien au monde. Il l’assaisonna de remarques acerbes et elliptiques que Nicole ne comprit pas. Quand la musique du générique avait retenti, la soupe était dans les assiettes et chacun prêt à voir les images des misères de la journée. Mais avant cela, il y avait eu le feuilleton. De même que sa femme et sa fille gardaient le silence pendant les informations, monsieur Durrieu respectait les vingt minutes du feuilleton, se contentant de grommeler : Encore vos conneries américaines ! Puis il se replongeait dans L’Humanité, le journal du Parti, histoire d’avoir l’heure juste parce que les guignols de la télé déforment tout.
Lili était arrivée dans les minutes précédant le début du feuilleton. Elle avait embrassé Nicole en murmurant Ma pauvre… Puis elle avait pris place sur une chaise, face au poste installé sur une étagère fixée au mur de la cuisine, vis-à-vis de l’évier et de la gazinière, ce qui permettait à madame Durrieu de terminer la préparation du repas tout en gardant un œil sur Les Aventures dans les îles du beau capitaine Troy. Quand, après une virile empoignade avec de méchants contrebandiers dont il était venu à bout seul, le capitaine s’était penché sur les lèvres de sa séduisante passagère — Marie-Jo apprit par la suite à Nicole que l’épisode finissait toujours ainsi —, le baiser avait été ponctué par le soupir des téléspectatrices. On les aurait beaucoup étonnées si on leur avait rappelé que les images qu’elles avaient vues étaient en noir et blanc. Elles y croyaient si fort qu’elles auraient pu affirmer que les voiles du Tiki étaient d’une blancheur éblouissante et la mer uniformément turquoise. Et puisque le capitaine embrassait une nouvelle femme tous les soirs, il était permis de rêver…
Le repas et les informations terminés, les Durrieu aidèrent Nicole à se mettre au lit. Marie-Jo s’attarda pour lui apprendre, avec une fierté manifeste, que dans le quartier, il y avait très peu de postes de télévision, et que s’ils en avaient un, c’était grâce à elle. Elle le voulait au point d’en avoir payé la plus grande partie sur son salaire déjà amputé de l’acquittement de sa pension, de l’achat de vêtements et des sorties. Ses parents avaient résisté, sa mère surtout, qui aurait préféré qu’elle économise pour s’installer lorsqu’elle se marierait. Mais cela ne pressait pas puisqu’elle n’avait même pas de fiancé, juste un amoureux. Son père, désireux de voir autrement qu’en photo la tête des membres d’un gouvernement qu’il haïssait, avait été plus facile à convaincre.
— Maintenant, ils sont bien contents : il y a toujours quelques voisins qui viennent regarder une émission. On ne s’ennuie plus après le souper.
Nicole pensa que cela changerait quand tout le monde aurait son propre poste, comme chez eux. Rue Panet, personne ne se joignait à ses voisins pour suivre Les Plouffe ou Le Survenant, et si son père voulait de la compagnie le samedi soir pour La Soirée du hockey, il allait à la taverne.
Lorsque Geneviève revint à Toulouse passer sa journée de congé, Nicole n’était là que depuis deux jours, mais déjà installée dans la routine. Réduite à l’inaction, passant de périodes de prostration à de longues siestes, elle commençait de perdre la notion du temps. Fine avait compris le message : elle venait souvent, entrait sans frapper, pénétrait dans la salle à manger sur la pointe des pieds, constatait que la convalescente avait les yeux fermés et repartait sans rien dire, ne faisant pas plus de bruit qu’une souris. Une ou deux fois par jour, Nicole se forçait à ne pas feindre le sommeil, de manière que la vieille femme soit récompensée de son dévouement par le plaisir d’un petit bavardage. Elle restait le temps de lui raconter que la soupe de choux, si on n’y met pas de graisse d’oie, elle n’est pas bonne. Puis elle lui disait de dormir pour guérir vite et s’en allait.
Joseph lui avait apporté sa valise. Elle était déjà dans un coin de la salle à manger à son arrivée, mais Nicole n’y avait pas touché. La machine à écrire trônait dessus et elle s’était vaguement demandé ce qu’il fallait en faire. Mais madame Durrieu y pourvoirait à son habitude. Les formalités terminées, Charles, qui se préparait à repartir, vint à son tour. Il avait liquidé l’appartement et lui donna l’argent de la caution restituée par le propriétaire. Elle reçut cette somme avec un serrement de cœur : c’était fini, elle n’habitait plus nulle part. Son logement d’épouse, pour rudimentaire qu’il eût été, avait le mérite de lui appartenir en propre. Ici, elle était invitée — par compassion — et, de retour à Montréal, elle redeviendrait la fille aînée de la famille Baumier. Son bref mariage lui laissait l’impression que durant quelques mois sa cage avait été ouverte. Dès son retour à Montréal, elle se refermerait.
Charles lui donna des nouvelles de François : étant donné les circonstances, il allait bien, mais ne serait pas transportable avant au moins une semaine. Il faudrait donc qu’elle patiente aussi.
— Joseph fera le lien entre vous pour qu’ils puissent organiser ton voyage.
Il n’y avait plus qu’à régler sa situation financière, ce dont Charles n’avait plus le temps de s’occuper. Elle n’aurait qu’à signer une procuration au nom de Joseph, qui clôturerait leur compte bancaire.
— Maintenant, si tu veux écrire à ta famille et à tes beaux-parents, je leur apporterai tes lettres. J’ai tout terminé, je peux attendre que tu les rédiges.
Écrire ? Rien qu’à l’idée de traduire en mots ce qu’elle vivait, elle avait la nausée.
— Je n’en ai pas la force. Tu leur diras, toi.
— Ne t’inquiète pas, je comprends.
Charles s’était montré invariablement gentil, attentif, efficace, et elle le remercia pour tout le mal qu’il s’était donné. Il aurait été agréable de le fréquenter à Montréal, avec Georges, après son doctorat, quand ils auraient été installés dans leur vraie vie de couple. Mais Charles serait désormais associé aux moments terribles qu’elle vivait.
Elle ne lui posa aucune question sur son voyage avec les cercueils. Elle ne voulait rien savoir, n’avoir aucune image concrète pour nourrir ses cauchemars.
Depuis qu’elle était privée des miséricordieuses pilules qui, à l’hôpital, lui avaient assuré un sommeil sans rêves, toutes ses nuits étaient traversées de cauchemars et elle réveillait la maisonnée en hurlant. Madame Durrieu se précipitait à son chevet pour la prendre dans ses bras et la bercer comme une enfant. Elle la soignait, la nourrissait, l’entourait de tendresse.
— Ta mère est une sainte, déclara-t-elle à Geneviève.
— Ne lui dis surtout pas ça ! s’exclama son amie en riant. Les saintes sont catholiques et elle ne veut rien avoir en commun avec la religion. N’oublie pas que c’est l’opium du peuple. Ma mère est une vraie communiste.
Geneviève s’assit sur le lit de Nicole.
— Raconte-moi ce que t’a dit le médecin avant que tu quittes l’hôpital.
Elle le savait par Joseph, mais elle essayait de la faire parler pour la tirer de son hébétude. Son ami l’avait avertie qu’elle passait son temps au lit, les yeux fermés, ne bougeant même pas quand Fine entrait dans la pièce.
— Si ce n’est pas triste, se lamentait la vieille femme, elle n’a plus le goût de rien.
Joseph et Geneviève en avaient discuté, cherchant un moyen de la ramener parmi eux, et il leur était venu une idée.
— Je suis un peu gênée de te demander ça… commença Geneviève.
Nicole lui jeta un regard surpris. Ayant attiré son attention, son amie continua :
— Est-ce que tu pourrais me rendre un service ?
— Un service ? Je vais du lit au fauteuil et du fauteuil au lit. Quel genre de service est-ce que je pourrais te rendre ?
— Tu sais que je dactylographie ma thèse moi-même. J’ai relu cette semaine ce que j’ai écrit depuis janvier et j’y ai apporté beaucoup de corrections, avec pour résultat que je dois tout retaper, mais je n’ai pas de machine à Carcassonne et, de toute façon, le soir, je suis trop fatiguée. Si tu pouvais t’en charger, ça m’avancerait pour la rentrée.
Ce que Geneviève lui demandait, ce n’était rien de moins que de recommencer à vivre. Au lieu de somnoler en essayant de ne penser à rien, il allait falloir que son esprit soit actif, et la mémoire, assoupie durant la journée, se remettrait à fonctionner. Elle aurait voulu pouvoir refuser, mais n’osa pas, car elle était trop débitrice des Durrieu.
Son manque d’enthousiasme était flagrant, mais Geneviève fit mine de ne pas s’en apercevoir.
— Merci ! s’exclama-t-elle. Si tu savais comme tu me soulages !
Elle prit dans son sac un paquet de feuilles qu’elle posa sur la table de la salle à manger.
— Voilà. J’étais sûre de pouvoir compter sur toi. Je vais installer ta machine sur cette table. Tu pourras l’y laisser : on n’y mange que dans les grandes occasions.
Afin d’éviter que le silence ne s’incruste, Geneviève parla beaucoup. Elle lui raconta sa énième dispute avec Arlette, qui avait profité de son absence pour envahir sa chambre.
— J’étais furieuse ! Elle avait entassé tout son linge sur mon lit, tu te rends compte ? Et elle trouve que j’ai mauvais caractère ! D’après elle, étant donné que je ne suis pas là, il n’y a pas de raison que ma pièce soit inutilisée. Je lui ai fait remarquer que je payais ma part de loyer. Alors, elle m’a dit : Puisque tu n’es jamais contente, nous n’avons qu’à nous séparer. J’ai sauté sur l’occasion et je lui ai répondu : Parfait ! On se quitte à la fin du mois. Tu penses bien qu’elle ne s’y attendait pas et qu’elle a essayé de me faire changer d’avis, mais j’ai tenu bon. Maintenant que j’ai un peu de recul, je réalise à quel point je me sens mieux quand je ne l’ai pas dans les pattes. Je ne peux même pas envisager de vivre un jour de plus avec elle.
— Laquelle de vous deux va garder l’appartement ?
— On n’en a pas encore discuté. Je ne peux pas me le payer seule, mais je préfère avoir juste une chambre, comme à Carcassonne, que de cohabiter avec quelqu’un qui prend tout mon espace vital.
Ensuite, Geneviève parla de son travail, qui n’était pas tout à fait le même que l’année précédente, ce qui lui permettait d’aborder des sujets différents : elle ne faisait plus le tour guidé des lices, mais celui du château Narbonnais. Lorsque Nicole était allée à Carcassonne avec Georges, il était fermé, et ils avaient prévu s’y rendre à leur retour d’Allemagne. Un projet de plus qu’elle ne réaliserait jamais. Avant de retourner à Montréal, elle aurait souhaité revoir la poterne de Saint-Sernin et le cloître des Jacobins, mais elle était invalide et devrait se contenter de souvenirs. Si elle avait su qu’il n’y aurait pas d’autre occasion, la dernière fois, elle aurait regardé les lieux plus intensément pour être sûre de les graver dans son esprit.
Geneviève, qui avait deviné les regrets de son amie, alla récupérer dans son ancienne chambre des photos du château qu’elle lui montra en les commentant. Puis ses parents et sa sœur rentrèrent et la conversation devint générale. Joseph vint chercher Geneviève avant le souper, qu’elle ne pouvait partager avec eux parce qu’elle aurait manqué le train pour Carcassonne. Elle embrassa Nicole en lui enjoignant de guérir vite et en lui promettant :
— À la semaine prochaine ! Si tu pars avant, ma mère m’enverra un télégramme et je me ferai remplacer pour te dire au revoir.
Elle allait partir, en effet, mais ne voulait pas y penser : ici, elle était bien, hors du temps et de la vie. Pour ne pas se laisser déprimer par cette perspective, elle décida de s’atteler rapidement au travail. Ayant vérifié auprès de ses hôtes, présents à la maison puisque c’était le week-end, que le cliquetis de la machine ne les dérangerait pas, elle s’y mit dès le lendemain. Le texte de Geneviève l’intéressait beaucoup plus que ceux qu’elle avait tapés récemment, et quand elle releva la tête quelques heures plus tard, elle découvrit que, pour la première fois, l’accident et sa situation personnelle lui étaient sortis de l’esprit. Joseph, qui lui faisait une petite visite presque tous les jours, lui avait appris que la date du départ n’était pas encore arrêtée. Mais elle approchait ; si elle voulait finir à temps, elle ne devait pas chômer.
Le dimanche matin, lorsque les cloches de l’église appelèrent les fidèles, Nicole, qui avait oublié la remarque de Geneviève à propos des saintes, s’étonna que madame Durrieu ne se soit pas apprêtée pour accompagner sa fille cadette qui, pour sa part, était soigneusement endimanchée.
— Ta mère ne va pas à la messe ? s’informa-t-elle auprès de Marie-Jo.
— La messe ? Mais tu n’y penses pas ! On est communistes, ce qui veut dire athées et anticléricaux.
— Mais alors, où vas-tu ?
— Vendre L’Humanité Dimanche au marché avec Lili. Mon père est parti plus tôt parce qu’il fait la porte de l’usine au moment de la relève des trois-huit.
De l’autre côté de l’Atlantique, quelques heures auparavant puisqu’il fallait tenir compte du décalage horaire, les Baumier, Irma et Josée dûment chapeautées et le père engoncé dans son vieux costume trop serré, s’étaient rendus à l’office où ils avaient prié pour le rétablissement de leur fille et le repos de l’âme de Georges. Dès qu’elle pourrait remarcher, Nicole irait aussi : sa mère y veillerait. Il y avait des mois qu’elle n’avait pas assisté à une messe. Les premiers temps, elle allait à celle de onze heures, surtout, elle devait bien l’avouer, à cause des grandes orgues. Georges ne l’y accompagnait pas, mais ne faisait rien pour la dissuader d’y aller. Le premier dimanche qu’elle sauta fut celui du voyage à Carcassonne, puis il y en eut d’autres, pour plusieurs raisons qu’elle avait oubliées, et, finalement, elle n’y alla plus du tout. L’idée de retourner en famille dans l’église qu’elle avait toujours connue aurait dû la rassurer, et pourtant, il n’en était rien, au contraire. Rentrer chez ses parents lui apparaissait comme le pire pouvant lui arriver. Elle s’était peu à peu accoutumée à vivre de la manière qui lui convenait. Georges, qui lui avait abandonné sans discussion l’organisation de leur vie matérielle, l’encourageait à étudier et prenait au sérieux son intérêt pour le Moyen Âge. Et puis il l’avait intégrée à son groupe d’amis. Au début, elle avait eu l’impression que sa mère regardait par-dessus son épaule pour critiquer tout ce qu’elle faisait. Vous mangez à huit heures ! Et hier, c’était encore plus tard. Vous n’avez pas d’horaire fixe : c’est le commencement d’une vie de désordre. Quand vous aurez des enfants… Mais ils n’en avaient pas eu, et il n’y avait même plus de mari.
De retour à Montréal, elle retrouverait son lit dans la chambre que sa sœur s’était habituée à avoir pour elle seule, le repas à cinq heures et demie, le père silencieux entre deux sacres, la mère pincée, réprobatrice, tyrannique. Il aurait fallu qu’elle puisse aller vivre ailleurs, mais c’était impossible : il lui resterait plus d’un mois de plâtre. Si elle était revenue sur ses deux jambes, elle aurait pu prendre un appartement. Elle en avait les moyens d’après ce que monsieur Lahaie lui avait écrit. Et puis elle travaillerait. Mais là, une fois installée rue Panet, elle n’en ressortirait plus. Elle croyait entendre sa mère lui demander, soupçonneuse : Pourquoi veux-tu partir d’ici ? Pour faire la guidoune ? C’était à cela qu’elle pensait quand elle ne ressassait pas l’accident, et pour chasser l’appréhension, elle se replongeait dans la thèse de Geneviève. Si la vie avait tourné autrement, elle aurait pu faire une licence, et après… Mais là, elle était définitivement condamnée à la dactylographie, et ce serait beaucoup moins intéressant que la courtoisie au XIIe siècle.
La voyant au travail, Fine se faisait aussi discrète que lorsqu’elle la croyait endormie, et les journées passaient, semblables et monotones. Un soir, avant le début du feuilleton, Lili lui présenta une requête.
— Le jeudi après-midi, à la télé, il y a des émissions pour les enfants. Puisque tu es là, tu voudrais bien que Pierrot vienne les regarder demain ? Enfin, si ça ne te dérange pas.
Après avoir obtenu l’accord de madame Durrieu, elle répondit que ce serait avec plaisir. Le petit frère de Lili, un peu intimidé, se présenta avec son copain Bernard et lui demanda, plein d’espoir :
— Il peut venir ?
— Mais oui. Installez-vous.
Elle retourna dans la salle à manger, mais elle ne pouvait s’empêcher d’écouter les sons provenant de la cuisine, essayant malgré elle de reconstituer les parties de dialogues qui lui échappaient. Elle finit par abandonner son travail pour rejoindre les garçonnets. Ils étaient placés côte à côte, les coudes appuyés sur la table et la tête dans les mains. Totalement immergés dans l’action, ils n’en perdaient pas une miette et ne s’aperçurent même pas qu’elle s’était assise à leurs côtés. Elle y prit presque autant de plaisir qu’eux, poussant elle aussi un soupir déçu quand l’image disparaissait au profit de petits points blancs sur fond noir qu’ils appelaient de la neige. Heureusement, la mauvaise réception ne durait pas et ils reprenaient en cours de route les péripéties de Rintintin ou d’Aigle noir. Lorsque ce fut le tour d’Ivanhoé, Nicole se demanda ce que penserait son amie de la représentation du Moyen Âge donnée aux enfants.
Le vendredi ramena Geneviève. Elle était accompagnée de Joseph, qui livra son message avant de les laisser : les docteurs avaient déclaré François transportable et ses parents pourraient organiser leur retour dans les jours à venir. Nicole n’avait qu’à donner son passeport à Geneviève, qui le lui remettrait avant de partir. Lui-même l’apporterait à monsieur Godin pour qu’il achète son billet d’avion. Cette nouvelle, pourtant attendue, la prit par surprise et la fit paniquer.
— Ils sont bien certains qu’il ne risque rien ? Vous savez que Joë Bousquet n’aurait sans doute pas été paralysé de manière irréversible si son père n’avait pas insisté pour le rapatrier à Toulouse ? Le médecin qui le soignait était contre, car il avait obtenu des signes encourageants : son malade avait retrouvé de la sensibilité dans une jambe et dans un pied. Mais le voyage lui a été fatal et il a passé les trente dernières années de sa vie immobile.
— Nicole, lui dit Joseph de sa voix douce et patiente, tu parles de la guerre de 14. La médecine a fait de gros progrès en un demi-siècle. Et puis François, s’il a des fractures multiples, n’a pas été touché à la colonne vertébrale. Il n’y a aucun risque de paralysie.
— Ah bon… Tant mieux. Je craignais…
— N’aie pas peur, ils savent ce qu’ils font.
Lorsqu’elles furent seules, Nicole dit à son amie, d’une voix tremblante que son propos ne justifiait pas :
— Je n’aurai pas fini de taper ton texte.
— Mais ça n’a aucune importance, voyons ! Ce que tu auras fait, je n’aurai pas à m’en charger, et ça va beaucoup m’avancer.
— J’aurais pourtant voulu…
Elle s’interrompit, incapable de continuer.
— Nicole, demanda Geneviève alarmée, qu’est-ce qui se passe ? C’est le voyage qui te fait peur ? Il ne faut pas : les parents de François veilleront sur toi.
— Mais cette femme…
Elle éclata en sanglots. Geneviève attendit qu’elle se calme puis elle s’informa :
— Cette femme… Tu veux dire madame Godin ?
— Oui…
— Tu ne l’aimes pas ?
— Elle est bête, elle parle tout le temps et elle dit que je suis veuve.
Les sanglots reprirent. Geneviève, qui l’avait rencontrée, pouvait difficilement prétendre qu’elle était subtile et délicate, mais elle protesta tout de même pour la forme :
— Elle est maladroite, mais elle n’est pas méchante.
— Et puis ma mère…
— Nicole, demanda Geneviève qui venait soudain de comprendre, est-ce que tu préférerais ne pas partir ?
— C’est impossible.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas m’incruster chez tes parents et je ne saurais pas où aller.
— N’aie crainte, ils te garderont avec plaisir.
— Ce serait abuser. En plus de mobiliser une pièce, je suis une charge pour eux.
— Si ça t’aide à te sentir à l’aise, tu peux leur verser une petite pension.
— Tu dis ça, mais tu ne les as même pas consultés. Je ne veux pas m’imposer.
— Ma mère est contente de t’avoir à la maison, je le sais, Marie-Jo aussi. Et mon père aime être entouré de jeunes.
— Tu crois ? Vraiment ?
— J’en suis sûre.
— Ce serait génial. Tu comprends, si je rentre guérie, je serais indépendante, je pourrai décider de vivre où je veux. Mais en étant invalide, je n’aurai pas le choix : je devrai habiter chez mes parents. Et une fois rendue là…
— Considère que c’est réglé. On leur en parle dès leur retour.
Marie-Jo arriva la première.
— Nicole t’a montré sa cicatrice ? demanda-t-elle à sa sœur en l’embrassant.
— Je n’y ai pas pensé, se défendit l’intéressée en soulevant sa frange.
Le médecin des Durrieu était venu lui enlever les points, ce qui permettait de voir que la fine ligne rouge parallèle à la racine de ses cheveux était bien nette. D’après le médecin, elle finirait d’ailleurs par disparaître.
— Elle est super ! s’exclama Geneviève.
— Oui, répondit amèrement Nicole, j’ai de la chance.
Marie-Jo se dépêcha d’enchaîner en racontant un incident survenu à l’usine.
Si la famille Durrieu se déclara sans hésiter prête à garder Nicole jusqu’à sa guérison — et gratuitement, mais l’intéressée resta ferme sur ce point —, cela n’alla pas tout seul avec les Godin. Avertis de sa décision par Joseph, ils se présentèrent dès le lendemain à Empalot pour lui demander des comptes. Comme c’était samedi, madame Durrieu était présente, occupée à confectionner une croustade pour le souper. Après avoir accueilli les visiteurs et les avoir introduits dans la salle à manger, elle allait discrètement retourner dans sa cuisine quand elle intercepta l’appel au secours muet de Nicole. Comprenant que la jeune femme souhaitait sa présence, elle ôta son tablier de devant taché de farine et prit une chaise sans se laisser démonter par l’attitude désapprobatrice des Godin, qui auraient préféré qu’elle n’assiste pas à l’entretien. Nicole avait besoin de sentir à ses côtés sa force rassurante. Pourtant, elle avait honte de lui imposer ces gens, surtout cette femme sotte et méprisante qui lui rappelait sa belle-mère la première fois que ses parents l’avaient reçue rue Panet à l’annonce de ses fiançailles avec Georges. Le regard condescendant que madame Godin posait sur les meubles et la tapisserie à motifs de fruits n’échappait malheureusement pas davantage à madame Durrieu qu’à Nicole.
Ce fut le mari qui ouvrit le feu, employant le ton à la fois autoritaire et paternaliste qu’il aurait réservé à une fillette.
— D’après Joseph, tu préférerais attendre d’être guérie pour retourner à Montréal. Je comprends que le voyage t’inquiète, mais rassure-toi, tu seras très entourée. Tu ne risques rien, j’y veillerai.
— Je n’en doute pas, mais ma décision est prise.
— C’est impossible, ton beau-père m’a chargé de te ramener.
C’était le moment de l’affrontement, le genre de situation qui ne correspondait pas au tempérament de Nicole. Elle avait tenté de s’y préparer en se répétant qu’elle avait moins peur des Godin que de ce qui l’attendait outre-Atlantique, mais ce n’était pas plus facile pour autant. Avant de se jeter à l’eau, elle chercha du regard le soutien de madame Durrieu, qui lui fit un petit signe de tête encourageant.
Tremblante d’énervement et d’appréhension, elle lança :
— Monsieur Lahaie n’a aucune autorité légale sur moi. Une veuve a le droit de décider par elle-même.
Son interlocuteur le prit de haut :
— Tes paroles prouvent qu’il est temps de te soustraire à de mauvaises influences. Si on te fait croire que tu peux te débrouiller toute seule, tu te trompes lourdement. Tu risques d’être la proie de gens qui voudront t’exploiter, et quand tu t’en rendras compte, il sera trop tard.
Bien que directement visée, madame Durrieu ne broncha pas.
— Ma décision est prise, maintint Nicole, je ne reviendrai pas là-dessus.
— Mais qui va s’occuper de toi ? demanda madame Godin, horrifiée.
— La famille Durrieu a accepté de continuer à s’occuper de moi, ce qu’elle fait très bien depuis que je suis sortie de l’hôpital.
— Hum… fit-elle en plissant le nez, je ne te comprends pas.
— J’ai ici tout ce qu’il me faut.
— Tu me mets dans une situation très embarrassante, reprit sèchement monsieur Godin. J’ai promis à Lahaie de te ramener.
Nicole lui tendit deux enveloppes.
— Si vous voulez bien lui rapporter ceci, vous n’aurez pas à vous justifier. J’ai écrit une lettre pour lui expliquer. Il y en a aussi une pour mes parents.
Monsieur Godin se leva et dit avec humeur :
— Je t’aurai avertie. Ne viens pas te plaindre.
— Tu sais, ma petite, siffla madame Godin, qui ne pouvait se contenter d’un rôle de figuration, Germaine Lahaie n’est pas commode. Je ne voudrais pas être à ta place quand tu te décideras à revenir.
Son mari, exaspéré, lui prit le bras pour l’entraîner :
— Allons-nous-en, nous n’avons plus rien à faire ici.
Avant de quitter la pièce, cependant, il se ravisa.
— Je te conseille de réfléchir. Nous ne pouvons rien entreprendre avant lundi. Si tu deviens raisonnable, tu sais où nous sommes.
La porte refermée sur eux, madame Durrieu, qui les avait raccompagnés, revint dans la salle à manger.
— Quelle garce, dit-elle, son mari n’a pas besoin d’aller dehors pour voir le mauvais temps.
— Je suis désolée de vous avoir imposé ça.
— Ne t’en fais pas, va. Les bourgeois sont tous pareils, on sait ce que c’est. Allez, viens dans la cuisine, je vais te donner un remontant.
Tandis que Nicole clopinait à l’aide de ses béquilles, qu’elle maîtrisait maintenant assez bien, la mère de Geneviève lui servit un petit verre de quinquina.
— Bois. Avec ça, tu te sentiras mieux, c’est radical.
L’amertume du cordial lui arracha une grimace, ce qui fit dire à madame Durrieu que les remèdes les plus efficaces étaient ceux qui avaient un mauvais goût. Irma Baumier le disait aussi. Quand elle aurait lu sa lettre, elle dirait bien d’autres choses encore, auxquelles Nicole ne voulait pas penser.
Tandis que son hôtesse roulait la pâte de la croustade, elle retourna à son fauteuil, accablée de fatigue et de peine. Elle aurait voulu se terrer pour échapper à la sollicitude de madame Durrieu, à la cordialité envahissante de Marie-Jo, à la malveillance des Godin. Elle aspirait à une solitude qui lui permettrait de ne penser qu’à Georges, de s’accuser d’avoir été la cause de ce départ en voiture un lendemain de fête, de pleurer sur leurs existences détruites. Ici, elle était happée par la vie. La maison était trop vivante, trop heureuse, trop tournée vers l’avenir et les projets. Elle, qui n’avait ni avenir ni projets, se reprochait chaque moment passé à ne pas remâcher sa douleur, tant dans le travail qu’elle accomplissait pour Geneviève, et qui lui apportait un plaisir intellectuel que Georges ne connaîtrait plus jamais, que dans les soirées avec la famille de son amie, où elle se surprenait à s’intéresser aux événements quotidiens qu’ils racontaient ou bien aux émissions qu’elle regardait avec eux. Elle se pliait à cette vie sociale parce qu’elle s’y sentait tenue, pour être polie, d’abord, et également afin de les rassurer, mais elle regrettait d’avoir accepté de s’installer dans cette maison : isolée dans un établissement de convalescence, elle aurait pu se consacrer entièrement au souvenir de Georges et à son chagrin de l’avoir perdu.
La réunion mensuelle de la cellule Empalot du Parti communiste, qui tombait quelques jours plus tard, secoua l’accablement morose dans lequel Nicole était plongée depuis la déplaisante visite des Godin. Les militants, une douzaine de personnes environ, se réunissaient chez les Durrieu en attendant un hypothétique local. Ils arrivèrent à peu près tous en même temps, à la fin des informations. Nicole, invitée par ses hôtes à assister à la rencontre, reconnut des familiers de la maison. Il y avait les parents de Lili ainsi qu’un compagnon de travail du père Durrieu et deux amies d’atelier de sa femme venus un soir pour une émission présentant des numéros de cirque. Elle eut aussi l’occasion de faire la connaissance de Jean-Claude Assézat, un jeune homme qui intéressait beaucoup Marie-Jo et Lili. Elle l’observa discrètement tandis qu’il participait, avant de passer aux sujets sérieux, à une discussion sur le Tour de France avec les hommes du groupe. Pendant ce temps, les femmes parlaient d’un contremaître dont elles avaient à se plaindre.
Les cheveux noirs et la peau mate, le jeune homme avait le type physique des gens du cru : plutôt trapu, de taille moyenne, ses joues étaient bleuies par une barbe qu’il devait être obligé de raser deux fois par jour. Ce qui le faisait sortir du lot, c’était son regard, qui semblait accorder à son interlocuteur une attention exclusive. Marie-Jo et Lili avaient chacune un petit ami, Étienne pour Lili et Alain pour Marie-Jo, mais elles les auraient quittés sur-le-champ sans un regret si Jean-Claude leur avait témoigné le moindre intérêt. Malheureusement, il les traitait comme tout le monde, malgré leurs minauderies et les fiévreux efforts de maquillage auxquels elles s’étaient livrées en rentrant de l’usine.
Le Tour de France cycliste, dont Nicole ignorait tout avant que monsieur Durrieu, sortant de son habituelle réserve, lui en explique les rouages, était la grande affaire du début de l’été. Tout le pays le suivait avec passion, surtout les hommes, les membres de la cellule Empalot ne faisaient pas exception. En cette année 1963, l’événement, qui en était à sa cinquantième édition, était plus dynamique que jamais. Gustave Durrieu lui avait appris que cette course, qui ne faisait pas vraiment le tour du pays mais une boucle, comportait vingt et une étapes totalisant quatre mille cent trente-sept kilomètres.
Elle crut avoir mal compris.
— Ils ne vont quand même pas faire ça à vélo en trois semaines ?
— Mais si ! L’étape la plus longue fait deux cent trente-six kilomètres cinq cents.
Celle du jour, Val-d’Isère—Chamonix, avait vu la victoire du Français Jacques Anquetil, qui avait enfin ravi le maillot jaune à l’Espagnol Federico Bahamontes, à peu près imbattable en montagne. De l’avis général, à quatre jours de l’arrivée, Anquetil ne pouvait plus perdre.
— N’empêche, disait monsieur Durrieu, Poupou n’a pas encore tout donné. N’oubliez pas qu’il est arrivé deuxième l’an dernier. S’il roule à plein pétrole, il a des chances.
Le Poupou en question, Raymond Poulidor, était le préféré des Français à cause de son attitude bon enfant et de son sourire sympathique. Ils aimaient moins Jacques Anquetil, qui s’exprimait un peu trop bien et avait, selon eux, un air hautain, mais il allait sans dire qu’ils souhaitaient sa victoire devant l’Espagnol.
— Ton Poupou, il est foutu, rétorqua le père de Lili, il a déjà au moins un quart d’heure de retard au classement général.
— Évidemment, lui, il n’a pas la valise…
Nicole, qui jusque-là savait de quoi ils parlaient parce que chaque soir l’étape du jour était résumée au Journal télévisé, afficha sa perplexité.
— Quelle valise ? demanda-t-elle à Marie-Jo.
— Un grand mystère. Des trucs qu’il prend, paraît-il, pour être plus performant.
— Quel genre de trucs ?
— Des fortifiants à ce qu’il dit, mais d’après mon père, ce seraient des espèces de drogues. Si ça t’intéresse, tu lui poseras la question.
Ce qu’elle se promit de faire. Monsieur Durrieu serait ravi de l’éclairer.
— Et Darrigade, demanda Jean-Claude Assézat à la cantonade, quelqu’un connaît son classement ?
Ce coureur, presque un enfant du pays puisqu’il était originaire de Dax, avait gagné l’étape Luchon-Toulouse la semaine précédente.
— Il est tellement loin dans le classement général que son nom est tombé du journal, l’informa un voisin.
— C’est dommage. Quand il est arrivé ici, il avait la socquette légère. On aurait cru qu’il continuerait sur sa lancée.
— N’oublie pas qu’il était chez lui. Sa bonne amie devait être là. Il ne pouvait pas se montrer devant elle avec les deux pieds sur la même pédale.
Après l’éclat de rire déclenché par la remarque du plaisantin, et avant de s’installer autour de la table de la cuisine pour se mettre au travail, ils décidèrent de se retrouver dimanche après-midi au café du Pont. Ainsi, ils suivraient ensemble à la télévision la dernière étape qui, selon la tradition, se déroulerait le jour de la fête nationale. Elle serait commentée par l’irremplaçable Robert Chapatte, et ils ne voulaient manquer ni l’arrivée de la course ni la performance du journaliste. Les coureurs pédaleraient de Troyes à Paris, au parc des Princes, après seulement cent quatre-vingt-cinq kilomètres cinq cents. Ce serait pour eux une vraie promenade, qui ne changerait rien au résultat final. Ayant fait le tour de la question, ils appelèrent les femmes et la réunion commença.
Bien qu’il fasse partie des plus jeunes, Jean-Claude Assézat avait été élu secrétaire de la cellule à son retour de l’armée, et il prenait son rôle très au sérieux. Il lut d’abord le procès-verbal de la dernière rencontre, puis il communiqua l’ordre du jour et annonça le premier point. Chacun, ou presque, exprimait son avis, même s’il ne différait guère de celui de l’intervenant précédent, et Assézat donnait patiemment la parole à tous ceux qui levaient la main. Ce fut interminable, et d’autant plus ennuyeux pour Nicole qu’ils parlaient de sujets qu’elle ne connaissait pas : employés à l’ONIA, ils débattaient surtout de problèmes internes. Ils finirent en parlant d’un atelier où travaillaient essentiellement des femmes. Depuis deux jours, une soufflerie en panne rendait l’air difficile à respirer et leur occasionnait des maux de tête. La mère de Geneviève, déléguée syndicale, avait rencontré le chef d’atelier et elle fit un compte rendu de leurs échanges. Comme d’habitude, il avait promis d’y remédier tout de suite, mais rien ne venait, ce qui provoqua l’indignation des membres de la cellule.
L’attention de Nicole s’était vite relâchée et ses pensées l’avaient portée vers son père. Lorsqu’il sortait d’une réunion syndicale, il abandonnait son habituel mutisme pour sacrer contre les boss. Comme de coutume, ils n’avaient eu aucune considération envers leurs ouvriers, qui étaient assez caves pour se laisser manger la laine sur le dos. Un discours assez proche de celui qu’elle entendait ici, seuls les mots changeaient. Le père de Lili parlait avec humeur des planqués des bureaux, ces parasites plus occupés à humilier les travailleurs qu’à remplir correctement leur fonction. S’ils n’étaient pas là, eux, les ouvriers, pour faire tourner la boutique, ils verraient, les patrons et les cadres, si leur usine tiendrait longtemps. Tous approuvaient avec conviction, et certains ajoutaient un commentaire aggravant. Puis quelqu’un prononça le nom du président de la République, et ce fut un tollé. Ils en voulaient à de Gaulle pour bien des raisons, mais cette fois, c’était surtout à cause de la récupération de la Résistance par les anciens de la France libre.
— Sans les communistes, qui ont organisé la résistance de l’intérieur, fulmina Gustave Durrieu, les Alliés n’auraient pas réussi à repousser les Allemands. C’est nous, le parti des 75 000 fusillés, qui avons eu les plus lourdes pertes.
— Ça, quoi qu’en dise de Gaulle, tout le monde le sait, ce n’est pas comme pour nous, se plaignit amèrement Jean-Claude. On nous a envoyés au casse-pipe en Algérie, et maintenant on nous traite comme si tout avait été de notre faute.
Il y eut un silence gêné que madame Durrieu interrompit en lançant sur un ton enjoué un peu forcé :
— Allez, on s’en va au lit. Demain, on travaille.
Cette année-là, la fête nationale tombait un dimanche, privant les travailleurs d’un jour férié, au grand déplaisir de toute la maisonnée. Tandis que Marie-Jo et Lili assistaient au défilé militaire boulevard Carnot, Nicole suivait à la télévision celui de Paris. Le général de Gaulle arriva à neuf heures, ce qui donna le signal du départ. Des représentants de tous les corps d’armée descendaient les Champs-Élysées pour faire un demi-tour impeccable devant la tribune d’honneur, où les invités du président de la République pouvaient voir passer, à l’instar de tous les Français rivés à leur poste, le matériel de guerre le plus perfectionné. Nicole se lassa vite de regarder des soldats, des fusils et des chars, et elle retourna à sa machine à écrire, accompagnée par un fond sonore de marches militaires.
Marie-Jo revint tout excitée. Elle raconta la cérémonie toulousaine : prise d’armes, remise de décorations, défilé de quatre mille hommes à pied et motorisés, de chars et d’avions. Mais ce qui l’avait le plus impressionnée, et elle n’était pas la seule à en juger par les applaudissements nourris qui l’avaient accompagné, c’était le peloton cynophile de la gendarmerie.
— Si vous aviez vu, les chiens sont magnifiques !
Elle avait également beaucoup aimé l’envol de pigeons du cercle colombophile.
— Finalement, c’est les animaux que tu as préférés, ricana son père, lassé par sa volubilité, tu aurais aussi bien pu aller au zoo.
Il en fallait plus pour doucher son enthousiasme, et elle annonça, sans se laisser troubler, la suite de son programme. L’après-midi, elle et Lili projetaient d’assister à la compétition de natation et à la course de bateaux de plaisance. Le soir, elles iraient au feu d’artifice, qui serait tiré sur la Garonne, et qu’elles regarderaient depuis le pont Neuf. Cette belle journée se finirait en dansant. Dans tous les quartiers de la ville, il y aurait des orchestres en plein air et des buvettes installées sur les trottoirs. Le bal du 14 juillet était l’un des événements de l’année où l’on s’amusait. De plus, aucun nuage ne menaçait : toute l’eau du ciel était tombée la veille au soir, noyant la retraite aux flambeaux du quartier Saint-Cyprien.
— Il est déjà arrivé que le feu d’artifice soit annulé, mais cette année, on l’aura, dit Marie-Jo à Nicole. Regarde ce beau soleil. C’est dommage que tu ne puisses pas nous accompagner, déplora-t-elle, il est magnifique.
Lili vint la rejoindre et elles se préparèrent chez les Durrieu pour, en même temps, tenir compagnie à Nicole. Le poste de radio était allumé et elles écoutaient les derniers moments du Tour d’une oreille distraite en appliquant leur vernis à ongles. Le commentateur faisait un bilan des trois semaines de course pour meubler l’attente. On entendait en arrière-plan l’excitation de la foule et, soudain, une clameur signala l’entrée en piste du premier coureur. C’était Jacques Anquetil, comme prévu, suivi de l’Espagnol Federico Bahamontes et du Belge Rick Van Looy. Sur les cent trente cyclistes ayant pris le départ, il en restait soixante-seize à l’arrivée. Si Anquetil eut droit à des applaudissements, Poulidor, par contre, fut sifflé par des spectateurs déçus de sa huitième place.
— On va en entendre parler toute la soirée, soupira Lili, dont le petit ami était un partisan inconditionnel de Poupou.
Monsieur Durrieu apparut en fin d’après-midi, alors que les filles étaient parties depuis longtemps. Il venait du café du Pont où il avait retrouvé, comme prévu, ses camarades de la cellule Empalot pour suivre avec eux l’arrivée du Tour. Contrairement à ses habitudes, il était bavard, mais ses propos étaient confus. Il reparla de la valise d’Anquetil, qui ne roule pas à l’eau plate, ça, c’est sûr, parce que dans la valise, il a de fameux cocktails, ça, c’est sûr… Sa femme, voyant qu’il donnait de la gîte comme un voilier par grand vent, lui prit le bras et le conduisit à leur chambre.
— Il s’est endormi tout de suite, dit-elle en redescendant. La journée a déjà été longue. Ça ne lui arrive que deux ou trois fois par an, expliqua-t-elle à son invitée, mais ces fois-là, c’est une bonne. On ne le reverra pas avant demain matin.
Le père Baumier, dont certains retours de taverne étaient laborieux, aurait été étonné de la mansuétude dont madame Durrieu faisait preuve envers son mari.
Marie-Jo rentra souper avant de repartir comme un tourbillon. Elle eut tout de même le temps, entre deux bouchées, de leur apprendre que la course de voiliers avait été annulée faute de vent et que les nageurs avaient dû renoncer à tenir leur compétition dans les eaux de la Garonne, gonflée par la pluie de la veille. Ils s’étaient rabattus sur le canal de Brienne, mais c’était moins spectaculaire. Lili et elle avaient donc préféré se rendre au cours Dillon assister à une manifestation gymnique.
Quand tout le monde fut parti à la fête, à l’exception du ronfleur de l’étage, Nicole vit arriver Joseph qui, d’ordinaire, ne venait pas le week-end parce qu’elle avait de la compagnie. Il avait pensé qu’avec la liesse ambiante, elle se sentirait, comme lui, encore plus seule et plus triste, et il avait apporté de la bière qu’ils burent installés sur des chaises devant la porte de la maison.
La veille, il avait reçu des nouvelles de François, que celui-ci avait dictées à sa mère. Il se remettait, mais lentement. Comme le médecin toulousain l’avait dit, il lui faudrait des mois avant de pouvoir voyager et reprendre le travail. Mais il reviendrait finir sa thèse à Toulouse : c’était son espoir, son objectif, sa raison de s’accrocher. Il demandait à Joseph de transmettre ses amitiés à Nicole, qu’il se réjouissait de revoir lorsqu’elle retournerait à Montréal.
Elle confia à Joseph que pour elle ce serait difficile.
— Tu comprends, il a été grièvement blessé, Georges et Jean-Paul sont morts, et moi, je n’ai presque rien. C’est injuste ! Comment pourrais-je me présenter devant lui ?
— Tu sais bien que tu n’as aucune responsabilité là-dedans. C’est le hasard et c’est le destin. Tes remords n’ont aucun sens. Concentre-toi sur des pensées positives. Que François sera content de te voir, par exemple. Mes visites te font plaisir, je suppose ?
— Oui, et elles m’aident beaucoup.
— Eh bien, pour lui, ce sera pareil.
Il devait avoir raison, mais elle ne se débarrasserait pas facilement de ce sentiment de culpabilité, aussi injustifié soit-il.
La musique du bal leur parvenait, à peine assourdie, et ils l’écoutèrent en silence en sirotant leur bière. Quand l’orchestre entama un morceau particulièrement enlevant, Nicole s’aperçut, à sa grande honte, que cela lui donnait envie de danser. Comme s’il l’avait deviné, Joseph fit remarquer qu’il y avait de la fête dans l’air et que c’était contagieux, on n’y pouvait rien.
— Tu t’ennuies de Geneviève, je suppose ? demanda Nicole.
— Pas mal, oui. Déjà, les jours ordinaires, avec Le Perroquet désert, c’est plate, mais un 14 juillet… J’imagine que ce soir elle va assister au feu d’artifice. Ils font un embrasement de la cité. Elle m’a raconté que c’est spectaculaire : on dirait que les remparts sont incendiés.
— J’ai l’impression qu’elle s’entend bien avec ses confrères.
— C’est une bonne équipe : il y a deux guides qu’elle connaît de l’an dernier et un nouveau, spécialiste des cathares, avec qui elle a des discussions intéressantes. Souvent, après souper, ils vont tous ensemble prendre un verre à une terrasse. C’est bien, elle ne s’ennuie pas. Et puis, tu sais comme elle aime Carcassonne.
— Oui, je sais. Et je la comprends.
Ils se turent. Des images de la journée d’automne que les deux couples avaient passée à la cité flottaient entre eux. Georges était dans tous les souvenirs de Nicole. Et chaque fois, la pensée qu’il n’y aurait plus de nouveaux souvenirs faisait irradier la douleur dans sa poitrine. Joseph aussi avait du mal à surmonter l’épreuve. Georges était son ami, et Jean-Paul plus encore, qui partageait avec lui cet appartement qu’il continuait d’occuper par la force des choses, même s’il l’avait pris en horreur. Il était incapable de laisser ouverte la porte de la chambre de son ami, maintenant qu’elle était vide, alors que de son vivant, Jean-Paul ne la fermait jamais. Il ne voulait plus habiter ce lieu et avait averti son propriétaire qu’il le quitterait à la fin du mois. Il en trouverait bien un autre, peu importe comment il serait, pourvu qu’il cesse de se heurter continuellement à la perte de Jean-Paul. Il était exclu d’en parler à Nicole, mais heureusement, il pouvait le faire avec Geneviève. Elle aussi ressentait douloureusement ces morts, mais elle était ailleurs, avec des gens qui ne les avaient pas connus, et elle travaillait beaucoup. Même si, dans les moments de solitude, leur souvenir revenait en force, les circonstances faisaient que, souvent, sa pensée s’éloignait d’eux. Nicole et Joseph, au contraire, avaient tout le loisir de ressasser leur peine.
Dans les jours qui suivirent, Nicole reçut la visite de Michel et Martine. Ils avaient appris l’accident à leur retour de vacances et étaient encore sous le choc.
— Dire qu’on n’était même pas rendus en Espagne au moment où c’est arrivé, s’attrista la jeune fille. Si on avait su, on serait revenus tout de suite.
— Joseph était là. Il a fait tout ce qu’il fallait.
— Je n’en doute pas, dit Michel, mais j’aurais voulu revoir François avant son départ. On a habité presque un an ensemble, on s’entendait bien.
— Moi non plus, je ne l’ai pas vu. Je ne pouvais pas me déplacer. Et ça s’est plutôt mal passé avec ses parents.
— Joseph nous en a parlé.
Martine enchaîna :
— Il nous a dit que tu étais bien, ici, dans la famille de Geneviève.
— Oh oui ! Ils sont formidables. C’est une maison si vivante ! Ça me change les idées.
— Est-ce que Joseph t’a appris que Michel et lui vont emménager ensemble le mois prochain ?
— Non, je ne le savais pas.
— Elle ne pouvait pas le savoir : on l’a décidé hier.
— C’est vrai, je suis toute mélangée. Je ne sais plus où j’en suis.
— Vous allez garder un des deux appartements ?
— Non. On préfère un nouvel endroit.
— Je comprends…
Pour ne pas laisser la tristesse s’installer, elle les questionna sur leur voyage. Ils avaient vécu toutes sortes de situations bizarres que Martine raconta avec un entrain factice tandis que Michel le bavard gardait le silence.
— On est dépaysé dès la frontière. Savais-tu que l’écartement de leurs rails n’est pas le même qu’ailleurs en Europe ? Il faut commencer par changer de train. Surréaliste, non ? Et l’une des particularités des trains espagnols est qu’ils s’arrêtent n’importe où au milieu de nulle part pendant des heures. À moment donné, ils repartent, et on n’apprend jamais ce qui s’est passé.
Puis elle enchaîna avec les heures des repas qu’en bons Québécois ils avaient eu du mal à comprendre : à l’heure où à Montréal les restaurants commencent de servir les repas du soir, en Espagne, c’est la fin du service de midi.
— Et le souper est à dix heures ! Je me demande si ma mère me croira quand elle lira ça.
Nicole n’écoutait qu’à moitié. S’il n’y avait pas eu l’accident, elle-même serait en train de raconter les étranges coutumes allemandes. Et Paris, Fontevraut…
Martine finit par se lasser d’être seule à parler et elle mit fin à la visite en promettant de revenir avec des photos de villes et de monuments visités. En partant, elle serra fort Nicole et celle-ci sentit qu’elle allait pleurer. Michel aussi s’en aperçut et il précipita leur départ.
Lorsque Nicole reçut les réponses aux lettres qu’elle avait confiées à monsieur Godin, il y avait déjà presque un mois que l’accident s’était produit. Elle avait su par Joseph que les Godin étaient partis peu après leur visite à Empalot, mais il avait fallu le temps que ses correspondants rédigent leur réponse et que le courrier soit acheminé.
Monsieur Lahaie était très sec. Il lui reprochait de l’avoir mis mal à l’aise vis-à-vis de ses amis Godin, qui avaient si généreusement accepté de s’occuper d’elle. C’était leur faire affront que de refuser un tel service. Enfin, disait-il, puisque c’est fait, oublions cela. Je te rappelle toutefois l’avertissement de Godin : ne fais confiance à personne. Avant de conclure en lui souhaitant un prompt rétablissement, il avait ajouté : Si tu te rends compte que tu n’as plus assez d’argent pour payer ton billet d’avion après avoir dédommagé les gens qui t’hébergent, téléphone et je t’en enverrai. Pour sa part, madame Lahaie s’était contentée d’écrire : À bientôt. Quant aux sœurs de Georges, elles n’avaient tout simplement pas donné signe de vie. La disgrâce était évidente, mais avait-elle jamais été en grâce ? S’il ne tenait qu’à elle, la visite de politesse qu’elle leur ferait à son retour n’aurait pas de suite. Leur attitude soupçonneuse et leur mesquinerie lui faisaient horreur. Les Lahaie allaient sortir de son existence et, puisque le seul d’entre eux qu’elle eut aimé était parti, cela lui était indifférent.
La lettre de sa mère n’était pas plus agréable. Elle se répandait sur l’inconséquence qui lui avait fait refuser l’assistance proposée. Comment vas-tu te débrouiller pour prendre l’avion sans personne pour t’aider ? Ça n’a aucun bon sens ! Il peut t’arriver n’importe quoi. Une femme seule dans une ville étrangère, puis dans un aéroport et dans un avion ! Par la foi du bon Dieu, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Et cela continuait ainsi pendant deux pages. Pour qu’au moins l’avenir ne t’inquiète pas, disait-elle à la fin, je t’apprends que, grâce à mon intervention, tu retrouveras ton emploi. Par chance, celle qui t’a remplacée est en famille et monsieur Séguin, qui se préparait à chercher quelqu’un d’autre, a accepté de te garder la place. Elle finissait avec une longue prière qu’elle lui avait recopiée.
Le facteur passait le matin et elle eut le cafard toute la journée. Ce ne fut qu’au retour du travail des Durrieu qu’elle parvint à se sortir de l’esprit le contenu des lettres. Aucune tristesse ne pouvait tenir dans un foyer aussi animé. C’étaient les réunions de cellule, les émissions de télévision qui attiraient le voisinage, les visites des amies de Marie-Jo. Celles-ci avaient inclus Nicole dans leurs discussions passionnées sur les dernières chansons de leurs vedettes préférées. Tous les soirs, lorsqu’elles se retrouvaient autour du poste pour suivre le hit-parade de Spécial Blue-Jeans, animé par Jean Bonis, Nicole se disait qu’elle était bien dans cette maison vivante et joyeuse, mais aussitôt près, elle se le reprochait.
À son retour à Montréal, qui approchait puisque le plâtre lui serait bientôt ôté, le chapelet en famille remplacerait Intervilles, ce jeu hebdomadaire dans lequel deux villes s’affrontaient, et qui attirait une dizaine de personnes devant le téléviseur. Ils n’étaient pas les seuls : la France entière était rivée à l’écran toutes les semaines, y compris le général de Gaulle, dont c’était l’émission préférée selon Marie-Jo, qui l’avait lu dans un magazine. Son père s’était moqué, disant qu’il ne fallait pas croire tout ce qu’on lisait, mais elle s’était contentée de hausser les épaules. Nicole se prenait au jeu, choisissant elle aussi une ville qu’elle soutenait jusqu’à la fin, criant d’enthousiasme lorsque son candidat échappait à la vachette qui essayait de l’encorner pendant qu’il lançait des ballons dans des paniers de basket, scandant des encouragements quand les gros bras de sa ville tiraient sur la corde pour faire mordre la poussière à leurs adversaires, s’efforçant de répondre aux questions d’histoire ou de géographie comme si cela pouvait aider celui qui affrontait le micro. Pendant la durée de l’émission, elle ne pensait qu’à cela.
Pendant le chapelet avec sa mère, elle ne penserait qu’à Georges, pour le repos de qui elle prierait tous les soirs. Elle ne voulait pas oublier Georges et souffrait de sa mort autant qu’au premier jour, mais elle appréciait que son malheur lui sorte parfois de l’esprit, ce que le travail lui procurait aussi. Quand elle avait donné à Geneviève son texte recopié, elle lui avait dit à quel point cela l’avait intéressée.
— Maintenant que je n’ai plus rien à faire, je vais m’ennuyer.
Et broyer du noir, compléta mentalement Geneviève. Mais elle l’avait prévu.
— Nous avons de plus en plus de touristes étrangers, et le responsable des visites veut faire traduire les brochures en plusieurs langues. Que dirais-tu de te charger de l’anglais ? Ça t’occuperait, et en plus ce serait payé.
Elle avait accepté avec gratitude, car cela exigerait beaucoup de concentration, ce qui empêcherait les pensées importunes de se manifester. De plus, elle apprendrait quantité de détails sur l’histoire de Carcassonne. Après sa visite de l’automne, elle avait gardé l’image de la cité telle que Viollet-le-Duc avait voulu la transmettre aux siècles futurs : une ville féodale que l’on pouvait sans trop de peine imaginer grouillante de chevaliers en armure. Pour cela, il l’avait restaurée en donnant à la cité une homogénéité qu’elle n’avait jamais eue, car elle était le résultat de nombreux remaniements ayant eu lieu à des époques successives.
Quand elle se mit au travail, les brochures lui apprirent que des archéologues avaient trouvé la trace d’une très ancienne occupation du site, dès le VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Ensuite, il y avait eu les Romains, les Wisigoths, les Francs. Puis, brièvement, les musulmans, remplacés par les Mérovingiens et Charlemagne. Après les Trencavel, féodaux anéantis par la croisade des Albigeois, la ville avait été annexée au domaine royal. Ses fortifications avaient été renforcées et c’était pour l’essentiel ce qui avait été restauré. Tout cela passionnait la traductrice, et elle doutait que le recopiage mécanique des devis de construction qui l’attendait outre-Atlantique lui permette de s’extraire aussi facilement de sa propre existence.
Au cours des visites de Geneviève, madame Durrieu ne ratait jamais une occasion de faire répéter à Nicole comme elle était bien installée pour travailler dans la salle à manger : elle profitait d’une grande table et était tranquille toute la journée. Au début, elle protestait que si c’était parfait pour elle, ce n’était pas le cas pour eux que cela privait d’une pièce, une objection rejetée d’un haussement d’épaules :
— De toute façon, on ne s’en sert jamais.
Elle avait cessé d’argumenter lorsqu’elle avait compris le but de madame Durrieu, qui souhaitait le retour à la maison de sa fille, mais n’osait pas le lui dire ouvertement par crainte d’essuyer un refus. Elle avait repris l’espoir de ramener Geneviève dans son giron depuis que celle-ci n’avait plus de domicile, Arlette ayant convaincu une de ses collègues de travail de remplacer sa colocataire. Geneviève avait rapporté ses affaires chez ses parents, où elles étaient entreposées dans la salle à manger. Avec les paquets de Nicole et ses vêtements empilés sur des chaises faute de penderie, la pièce réservée aux grandes occasions avait toutes les apparences d’un garde-meuble. Bien que les allusions de sa mère fussent aisées à décoder, Geneviève feignait de ne pas comprendre, car elle n’avait aucune intention d’accéder à son désir.
— Ça m’ennuie de faire de la peine à maman, avait-elle confié à Nicole, mais je ne reviendrai pas ici : je ne peux pas travailler dans une maison ouverte à tous les vents. Il ne me suffit pas de l’avoir pour moi seule dans la journée : il faut aussi que je puisse lire tranquillement le soir, ou simplement me reposer. La télé hurle en permanence, et ça me rend folle. Je suis à Carcassonne jusqu’à la mi-septembre et la rentrée universitaire n’est qu’un mois plus tard : il restera des logements libres. J’en chercherai un à mon retour et n’en parlerai à mes parents que lorsque je l’aurai trouvé.
Nicole approuvait, comprenant que le va-et-vient continuel qu’elle considérait comme une bénédiction, puisqu’il l’empêchait de se replier sur elle-même, et la sollicitude un peu envahissante de madame Durrieu, qui lui faisait si chaud au cœur, seraient des handicaps pour son amie.
Plus le moment où le plâtre lui serait ôté se rapprochait, plus l’angoisse de Nicole grandissait. Elle serait obligée de quitter cette famille qui l’avait accueillie sans réserve : madame Durrieu, aussi maternelle que sa propre mère était distante et froide, son mari, silencieux comme son père, mais plus ouvert, et la pétulante Marie-Jo, qui était à peu près de son âge, et avec qui elle avait noué une relation ressemblant à son amitié avec Diane. Geneviève, de trois ans plus âgée et plongée dans la rédaction de sa thèse, se sentait peu concernée par les sujets qui passionnaient sa jeune sœur et ne laissaient pas Nicole indifférente : les coiffures, les vêtements, les films, les chansons et, surtout, les garçons. Enfin, ce centre d’intérêt-là était celui de Marie-Jo, Nicole se contentant d’écouter et de donner son avis s’il était sollicité. Lili et Marie-Jo lui témoignaient une sorte de respect dû à son expérience. À la fois fort délurées et très ignorantes, elles pratiquaient des flirts poussés, mais n’étaient jamais allées jusqu’au bout, et elles comptaient sur leur nouvelle amie pour les instruire. Mais elles ne l’interrogeaient que par petites touches, se souvenant, soudainement confuses, qu’elle venait de perdre son mari.
Après ce qu’elle considérait comme une interminable réclusion, Marie-Jo avait décidé que cela suffisait et elle avait organisé une sortie pour Nicole. Étienne, le jeune homme qui courtisait Lili, possédait une auto et les emmena au cinéma du centre-ville qui affichait Les Tontons flingueurs, un film dont tout le monde parlait et qu’il fallait absolument avoir vu. Ce ne fut pas une mince affaire que de l’installer dans la Dauphine, et avant d’y entrer, Nicole ne pensa qu’à la difficulté de caser son plâtre dans cet espace réduit. Mais lorsque le conducteur démarra, les souvenirs de sa dernière sortie en voiture affluèrent et elle se sentit oppressée au point d’avoir du mal à respirer. Étienne ne remarqua rien, pas plus que les deux filles, qui ne la voyaient que de dos. Elles jacassaient à l’arrière, se pâmant sur Lino Ventura, au grand agacement du chauffeur, dépourvu, pour son malheur, des caractéristiques physiques qu’elles vantaient chez le comédien. Étienne était un brave garçon, point trop musclé, dont le visage avenant disait qu’il ne ferait pas de mal à une mouche ; la différence avec le viril et ténébreux Ventura était flagrante.
Quand ils arrivèrent à destination, Nicole avait eu le temps de se reprendre. Elle était juste un peu pâle, mais rassura ses amies en prétendant que c’était parce qu’elle n’était pas sortie depuis longtemps : le grand air l’avait saisie. Personne ne sembla trouver bizarre qu’elle qualifie de grand air l’espace confiné de la Dauphine. Les filles étaient bien trop excitées pour cela, et leur chauffeur, préoccupé par la nécessité de dénicher un espace de stationnement lorsqu’il l’aurait aidée à descendre devant l’entrée, avait la tête ailleurs.
En se retrouvant dans le noir, assise dans ce cinéma où le hasard voulait qu’elle ait vu son dernier film avec Georges, sa tristesse, toujours présente, mais qui était plus ou moins forte selon le type de souvenir qui la faisait affluer, déferla et l’investit entièrement. Ce ne fut qu’en découvrant le générique de la fin qu’elle s’aperçut n’avoir rien suivi de l’histoire. Elle était demeurée prostrée, les yeux fixés sur un écran qu’elle ne regardait pas. Pour ne pas décevoir ses amies, qui avaient planifié cette sortie afin de lui remonter le moral, elle prétendit avoir passé un bon moment et ajouta que Ventura était formidable, ce qui ne l’engageait pas beaucoup.
Néanmoins, même si le cinéma avait été une épreuve et non un plaisir, cette excursion loin du cocon que madame Durrieu s’efforçait de rendre le plus doux possible, confirmait à Nicole que sa vie avait bel et bien recommencé. Elle avait des conversations avec Marie-Jo, suivait le capitaine Troy et, surtout, elle travaillait. Son existence de femme mariée avait éclaté, mais elle n’était pas morte. Bien qu’elle se sente complètement perdue, dépossédée, et qu’elle ignore ce qu’elle souhaitait pour l’avenir, elle était sûre de son refus viscéral de reprendre telle quelle, dès son retour à Montréal, la routine ayant précédé son mariage. Elle ne voulait plus de cette vie de jeune fille que sa mère lui avait réorganisée à distance, mais elle n’était pas certaine d’avoir la force d’y échapper et cette crainte la taraudait. Irma Baumier, qui écrivait maintenant deux fois par semaine, était convaincue que sa fille avait plus que jamais besoin de son soutien. Elle comptait les jours jusqu’à l’enlèvement du plâtre, partant du principe que Nicole prendrait l’avion le jour même ou le lendemain. Celle-ci lui annonça qu’elle ne pourrait pas revenir tout de suite, car elle aurait besoin d’un peu de temps pour retrouver le plein usage de sa jambe, affaiblie par l’immobilité, mais sa mère continua de faire comme si elle ne le savait pas. Dans le but de réconforter sa fille, outre les prières qu’elle lui disait adresser au ciel pour elle et Georges et l’assurance répétée qu’elle récupérerait son travail, Irma glissait comme par inadvertance dans la plupart de ses lettres qu’elle avait croisé leur voisin, Lionel Durocher, et qu’il lui envoyait son bonjour.
Lionel Durocher, contremaître à la manufacture de tabac où son père était un simple ouvrier, était considéré rue Panet comme un jeune homme qui avait réussi. Lorsqu’il avait commencé de s’intéresser à Nicole, ses amies l’avaient enviée et leurs parents avaient jalousé les siens. Pour Irma Baumier, cela avait été la confirmation qu’elle avait bien fait de souhaiter que sa fille s’instruise. Lionel ne déplaisait pas à Nicole, mais elle n’en avait jamais été amoureuse, comme elle le comprit en faisant la connaissance de Georges. Elle ne l’avait laissé la courtiser que parce qu’il n’y avait pas mieux dans son entourage, et d’ailleurs, ce n’était pas allé bien loin : une ou deux promenades la main dans la main et un baiser sur la joue avant de se quitter. Avec Georges, même si elle s’était beaucoup fait prier, elle avait tout de suite souhaité qu’il la prenne dans ses bras et l’embrasse autrement. Les liens entre elle et Lionel étaient trop superficiels pour que la fin de leurs fréquentations suscite un quelconque drame. Seuls les parents Baumier en avaient été affectés, car il aurait été pour eux le gendre parfait : issu du même milieu, mais s’étant élevé d’un cran. Georges leur convenait beaucoup moins : trop instruit, trop différent d’eux et affligé de parents qu’il eût été préférable de ne pas avoir l’occasion de connaître. Apparemment, Lionel était toujours libre et s’intéressait encore à elle — c’était du moins ce que croyait sa mère —, et cela désolait Nicole plus que tout le reste. Irma, ne comprenant pas qu’elle n’était plus la même, voulait la faire revenir en arrière sur tous les plans, comme si tout ce qu’elle avait vécu — le mariage, le séjour à l’étranger, les études, et maintenant ce veuvage qui la désespérait — n’avait pas eu lieu. Pourtant, la Nicole Baumier de l’été 1961, celle qui avait mis sa jolie robe pour assister au mariage de sa cousine Pierrette avec un cousin de Georges, n’existerait jamais plus.
Pendant des semaines, elle n’était sortie de son apathie que par égard pour ses hôtes, ou bien pour se consacrer au travail procuré par Geneviève. Son plâtre devant lui être enlevé la semaine suivante, la perspective du proche départ et l’impossible espoir d’y échapper faisaient maintenant naître en elle l’envie de réaliser un ancien projet qui, au moins, le retarderait.
— J’aimerais retourner à Carcassonne et visiter tout ce qui était fermé à l’automne, dit-elle à son amie. Que je parte deux jours plus tôt ou plus tard ne changera rien.
Geneviève s’enthousiasma.
— Tu peux peut-être même mieux faire : la fille de ma logeuse est chez sa grand-mère jusqu’à la rentrée et je vais lui demander si elle veut te louer sa chambre pour une semaine. Si elle accepte, tu viendras avec moi un vendredi et je te raccompagnerai le jeudi suivant. À cinq heures, mes visites sont terminées, on aura toutes nos soirées ensemble. Qu’en penses-tu ?
Nicole n’hésita pas : depuis l’accident, il n’y avait rien dont elle avait eu autant envie que de cette échappée inespérée.
— D’accord. Pourvu que ça marche !
— Je lui pose la question en arrivant et je t’écris tout de suite pour te donner sa réponse.
Deux jours après, une lettre de Carcassonne lui annonça que madame Miégeville avait accepté de lui céder la chambre à une condition facile à remplir : il ne faudrait toucher à aucune des affaires de sa fille.
Dès lors que tout fut arrangé, Nicole, ayant de nouveau un espoir à l’horizon, retrouva assez d’entrain pour concocter un beau mensonge destiné à sa mère. Selon le médecin, écrivit-elle, cela prendrait un certain temps avant qu’elle puisse voyager, mais il ne pouvait pas préciser quand cela deviendrait possible parce que chacun guérissait à son propre rythme. Ses beaux-parents furent également gratifiés d’une missive dans ce sens. Elle était persuadée qu’ils ne seraient pas dupes, mais cela l’indifférait, car elle était décidée à ne leur accorder que le minimum d’égards exigés par la politesse. Puis elle s’attaqua à sa réponse à Diane. Son amie d’enfance se mariait le troisième samedi du mois d’août, et si elle était partie aussitôt son plâtre enlevé, elle aurait pu y assister. Faire de la peine à Diane ne lui était pas agréable, mais elle était soulagée à la perspective d’éviter un événement qui lui aurait rappelé des souvenirs heureux propres à faire paraître son malheur pire encore. En voyant Diane remonter l’allée de Saint-Pierre-Apôtre vers l’autel, elle se serait revue dans la même situation, dans cette même église, à peine un an auparavant. Elle y avait été baptisée, y avait fait sa communion, y avait assisté à d’innombrables offices et s’y était mariée. La chorale de la paroisse attendait aussi son retour, sa mère et Diane le lui avaient écrit toutes les deux. Dès qu’elle pensait à tout cela, elle avait envie de se cacher dans un lieu où sa famille ne la retrouverait pas pour lui imposer ses exigences. À Toulouse ou, pourquoi pas, à Carcassonne, cette cité qu’elle avait aimée au premier regard.
Nicole, qui trouvait la réunion de cellule du mois d’août aussi assommante que celle de juillet, remarqua que Marie-Jo et Lili s’ennuyaient autant qu’elle. Parfois, elles se chuchotaient à l’oreille des commentaires qui les faisaient pouffer, s’attirant des regards peu amènes. Elles ne reprirent de l’intérêt que lorsqu’il fut question de la fête de L’Humanité, qui aurait lieu le deuxième dimanche de septembre, et au cours de laquelle elles allaient jouer un rôle actif.
Leur cellule avait choisi de tenir une buvette et elles s’étaient proposées comme serveuses. Ainsi, comme elles l’avaient dit à Nicole, elles verraient tout le monde puisqu’ils finiraient tous par avoir soif. Elles avaient déjà commencé la confection de leurs robes : droites, à manches courtes, serrées à la taille par une ceinture, arrivant au milieu du genou, elles seraient taillées dans le même tissu fleuri, dont le choix avait nécessité des heures de discussions. On aura l’air de jumelles, avaient-elles annoncé, ravies, à leur entourage interloqué. Elles avaient dû expliquer qu’être habillées de la même façon était un bon moyen d’attirer l’attention.
— L’attention de qui ? avait voulu savoir la mère de Lili. Vous avez toutes les deux un bon ami.
Sa fille avait haussé les épaules. Décidément, les mères ne comprenaient rien. Elles avaient tout simplement envie d’être les reines de la fête, ce n’était pas difficile à deviner.
— Il y aura juste les communistes d’Empalot ? avait naïvement demandé Nicole.
— Que non ! Des milliers de personnes ! Toutes les cellules de Toulouse et des environs. Ça se passe au Stadium et il y aura même une scène et des artistes qui chanteront après les discours.
Nicole pensa que parmi cette foule il risquait d’y avoir beaucoup de jeunes filles ayant elles aussi envie de briller et que la concurrence serait grande. Cependant, il était probable que les gens se regrouperaient par quartiers et resteraient avec leurs connaissances, ce qui augmentait les chances de Marie-Jo et Lili d’avoir du succès.
La réunion terminée, madame Durrieu demanda à Jean-Claude Assézat, la seule personne de leurs relations qui était libre dans la journée, puisqu’il travaillait de minuit à huit heures, s’il pouvait conduire Nicole à l’hôpital le lendemain pour qu’elle fasse enlever son plâtre. Il répondit qu’il le ferait volontiers.
Avant de se séparer, Marie-Jo et Lili, qu’il avait gratifiées de deux poutous sonores et fraternels, commentèrent avec dépit son indifférence à leur égard.
— Il ne pense quand même pas encore à Geneviève, depuis le temps ! lâcha Lili.
— C’est à croire que si, dit Marie-Jo avec fatalisme.
La remarque piqua la curiosité de Nicole, qui ne permit pas à la jeune fille d’aller se coucher avant de l’avoir satisfaite. Elle apprit que Geneviève et Jean-Claude étaient amis d’enfance. Ils avaient fréquenté la même école et faisaient tous les deux partie de la chorale des Jeunesses communistes. Avant le régiment, Jean-Claude était sorti avec pas mal de filles et Geneviève avec quelques garçons, mais lorsqu’il avait été appelé, c’est à elle qu’il avait demandé de lui écrire. Envoyé tout de suite en Algérie, où il avait passé ses trente mois de service, sa démobilisation, l’année précédente, avait coïncidé avec la fin de la guerre. Après ces deux ans et demi de correspondance, qui apparemment les avait beaucoup rapprochés — Geneviève n’avait jamais donné de détails sur le contenu de ses lettres, mais elles étaient fréquentes —, tout le monde et lui-même s’attendaient à ce qu’ils se fiancent, mais entre-temps, elle avait rencontré Joseph.
— Depuis, conclut Marie-Jo, on ne l’a jamais vu avec une fille. Il a vraiment changé : il n’y a plus que le Parti qui l’intéresse. Le Parti et Geneviève. Il essaie toujours d’obtenir de ses nouvelles sans en avoir l’air.
Nicole put constater que c’était vrai lorsqu’il la conduisit à Purpan tôt le lendemain matin alors qu’il sortait du travail. Elle le soupçonna d’avoir accepté aussi vite parce qu’elle était une amie proche de Geneviève, et ainsi, à même de lui en apprendre plus que Marie-Jo. Mais elle comprit qu’il n’y avait pas que cela : Jean-Claude était un jeune homme serviable. Seulement, elle n’était pas n’importe qui, et il ne laissa pas passer l’occasion. Pendant qu’ils patientaient dans la salle d’attente, Nicole répondit complaisamment à ses questions tout en se gardant de révéler quoi que ce fût de personnel. Ce que Jean-Claude avait envie de savoir, c’était à quel point la relation de Geneviève avec Joseph était profonde. Mais cela, Nicole prétendit qu’elle l’ignorait. D’une certaine façon, c’était vrai puisque Geneviève n’en disait rien. Elle avait cependant son idée sur la question, et si elle l’avait exprimée, son interlocuteur aurait gardé peu d’espoir de reconquérir la jeune fille de ses pensées. À la place, elle aborda des sujets qu’elle croyait anodins, comme l’engagement de son amie dans une chorale universitaire, pour s’apercevoir trop tard que le sujet était sensible.
— Je suppose que la nôtre n’est plus assez bien pour elle, dit-il avec amertume.
— Mais non : c’est pour des raisons de commodité. Venir à Empalot le soir et repartir après la répétition lui faisait perdre trop de temps.
— Mais puisqu’elle va revenir vivre chez ses parents…
— D’où sors-tu ça ?
— Sa mère en a parlé.
— C’est ce que madame Durrieu voudrait, mais pas Geneviève.
Il était déçu, ayant dû espérer qu’une fois Geneviève sur place, il aurait ses chances. Elle cherchait une parole de réconfort quand une infirmière l’appela. Elle la suivit, oubliant Jean-Claude, toute au plaisir anticipé d’abandonner les béquilles qui lui compliquaient la vie et lui faisaient mal aux aisselles. Cependant, lorsqu’elle découvrit la scie dans les mains du médecin, son enthousiasme baissa. La voyant se détourner, il comprit qu’elle avait peur, et il plaisanta, l’assurant qu’elle n’avait aucune crainte à avoir : il ne confondrait pas sa jambe avec un tronc d’arbre. Elle préféra néanmoins regarder ailleurs jusqu’à ce qu’il lui annonce que c’était terminé.
— Admirez le résultat : c’est magnifique !
Rien de plus faux. Sa jambe n’était pas tordue comme elle l’avait craint, mais pâle, maigre et molle.
— Vous ne vous attendiez quand même pas à repartir sur vos deux jambes sans aide ? lui demanda le docteur, qui avait vu sa consternation.
— Si…
— Eh bien non. Ici, on n’est pas à Lourdes : on n’accroche pas les béquilles au mur de la salle d’opération. Les muscles qui ne travaillent pas s’atrophient. Il va falloir remuscler le mollet. Gardez les béquilles et posez progressivement le pied à terre. Quand votre jambe sera capable de vous soutenir, vous remplacerez les béquilles par une canne. À partir de ce moment-là, ça ira vite et vous gambaderez d’ici la fin du mois.
Jean-Claude avait dû lui aussi s’attendre à ce qu’elle marche normalement, car il afficha une mine soucieuse en la voyant arriver sur ses béquilles, la jambe en l’air.
— Il y a un problème ?
— Non. Tout va bien. Il faut seulement que je rééduque ma jambe, qui a perdu ses forces.
— Ah, bon. Tant mieux.
Le même échange eut lieu avec chacun de ses hôtes à mesure qu’ils rentrèrent de l’usine.
— Heureusement que tu n’as pas décidé de repartir tout de suite, commenta madame Durrieu.
Marie-Jo, pour sa part, considéra la jambe amaigrie de Nicole d’un air horrifié et lui demanda :
— Elle va rester comme ça ?
Rassurée par la réponse de son amie, elle lui conseilla :
— En attendant, tu n’as qu’à porter un pantalon.
— Avec cette chaleur ? Tu n’y penses pas ! Tant pis si c’est moche.
— C’est moche, confirma-t-elle, mais si tu t’en fiches…
Oui, elle s’en fichait. Depuis trois jours, la ville était accablée par une canicule qui rendait les nuits difficiles et les journées improductives. Du moins les siennes, parce qu’à l’usine, il fallait tenir la cadence. Des ventilateurs avaient été installés, mais ils n’étaient bons qu’à déplacer de l’air chaud. Les parents Durrieu revenaient du travail harassés, mais Marie-Jo et Lili gardaient toute leur vitalité. Pimpantes dans leurs robes de cotonnade, elles faisaient de grandes promenades avec leurs amoureux, le soir, au bord de la Garonne, pour profiter d’un peu de fraîcheur. Nicole avait hâte d’être ingambe pour s’y rendre aussi : ce serait sa première vraie sortie.
Très vite, elle passa des béquilles à la canne. Sa volonté de remarcher était telle que la douleur n’arrêtait pas ses efforts. Elle serrait les dents pour ne pas se plaindre et continuait d’avancer sous le regard inquiet de madame Durrieu, qui aurait préféré qu’elle se ménage un peu. Mais, adepte du sport et affectionnant les longues déambulations en ville, elle n’en pouvait plus d’être coincée et aspirait à retrouver au plus tôt sa mobilité. Elle fit d’abord le tour de la table de la cuisine, puis s’aventura sur le trottoir, jusqu’à se rendre à la maison de Fine pour lui faire la surprise d’une visite. La vieille femme, ravie, voulut absolument lui offrir un petit verre d’une infâme liqueur de noix de sa composition pour fêter l’événement. Forte de ses résultats, Nicole put annoncer à Geneviève, qui l’avait vue encore invalide le lendemain de son passage à l’hôpital pour la retrouver avec une canne dont elle ne se servait plus guère, qu’elle serait prête à l’accompagner à Carcassonne la semaine suivante.
Entre deux marches forcées, elle travailla d’arrache-pied pour que la traduction des brochures qu’on lui avait confiées soit terminée à ce moment-là. Quant à ses dernières soirées chez les Durrieu, elle les vécut comme la fin d’une parenthèse douillette et chaleureuse dont il fallait profiter à chaque instant. Quand elle serait de retour à Montréal, obligée de se colleter avec la vraie vie, elle se souviendrait avec reconnaissance de cette famille qui l’avait si généreusement accueillie alors qu’elle était en plein désarroi et qui avait fait l’impossible pour l’aider.