Dès le premier jour où Eliott l’avait amenée chez lui pour la présenter à sa famille, Karen avait compris que les relations avec la mère de son fiancé, une fervente catholique, allaient être épineuses. En effet, Maria Cruz n’avait pas caché sa désapprobation devant son statut de divorcée. Il avait fallu que Karen l’aborde de front et lui raconte en détail son mariage raté pour qu’elle finisse par s’adoucir et tomber d’accord sur le fait qu’elle n’avait pas eu d’autre choix. La bonne volonté que Karen avait manifestée en se lançant dans un procès d’annulation du mariage avait tempéré son hostilité, ainsi que celle des sœurs d’Eliott. Et, le temps qu’ils finissent par se marier, elles avaient mis de côté leurs critiques.
Néanmoins, les vieux ressentiments tapis sous la surface n’attendaient qu’un prétexte pour resurgir. Une scène comme celle qui avait éclaté chez les Cruz, le dimanche précédent, pouvait tout à fait suffire. Karen ne fut donc pas surprise quand sa belle-mère lui demanda de s’arrêter chez elle avant d’aller travailler, s’étonnant simplement qu’elle ne l’ait pas appelée plus tôt.
En effet, elle avait conscience de n’avoir pas su dissimuler le mépris que lui inspirait l’attitude de ses beaux-frères. Certes, elle n’avait rien dit, mais elle avait quitté la table familiale au milieu du repas et avait disparu sans même prendre congé.
Il n’était pas dans sa nature de jeter de l’huile sur le feu et elle n’aurait certainement jamais tenté de soulever une mutinerie féministe parmi les femmes du clan Cruz. Mais de là à tolérer les assauts de déclarations misogynes de la famille de son mari… Et d’ailleurs, gare à Eliott si elle surprenait chez lui l’amorce d’un tel comportement ! Elle s’empresserait de l’écraser dans l’œuf. Quant à ses belles-sœurs, qu’elles gèrent leur vie comme elles l’entendaient. Si elles acceptaient la situation sans broncher, qu’y pouvait-elle ?
Sachant que dès qu’il s’agissait de ses enfants, Mme Cruz semblait posséder des antennes, Karen se demanda ce qu’elle lui réservait. Sa belle-mère allait-elle lui reprocher son attitude de dimanche, la mettre en garde contre toute tentative d’interférer dans le couple d’Adelia ou avait-elle encore autre chose derrière la tête ?
A son arrivée, deux enfants de moins de cinq ans jouaient sur la pelouse et Mme Cruz l’attendait sous le porche. Maria claqua des mains pour attirer l’attention des marmots.
— Niños, à la maison ! ordonna-t-elle et, malgré leurs protestations, les deux enfants obéirent.
Après les avoir installés dans le salon devant un dessin animé, elle guida Karen jusque dans la cuisine, le vrai cœur de la maisonnée. Elle avait préparé un pot de café, bien plus buvable que celui concocté par Eliott, et des pâtisseries traditionnelles à la goyave sortaient tout juste du four.
Sa belle-mère lui versa une tasse de café et déposa devant elle une assiette de biscuits encore chauds, espérant certainement qu’elle y fasse honneur.
— Alors, vous travaillez aujourd’hui, Karen ? demanda-t-elle.
— Je suis de service à 10 heures. On a un peu de temps.
— Bon, je ne vais pas tourner autour du pot, répliqua Maria Cruz, le regard soucieux. Mon fils et vous, vous êtes en conflit. Je voudrais bien savoir pourquoi.
Bien qu’elle soit avertie des us et coutumes de Serenity ainsi que des mœurs de la famille Cruz, Karen en resta comme deux ronds de flan. Jamais elle ne se serait attendue à ce que cette petite bonne femme redoutable, entièrement centrée sur sa famille, ait le culot de la soumettre à un interrogatoire sur un sujet aussi personnel. En même temps, Maria Cruz considérait qu’en tant que matriarche de la famille, il était de sa responsabilité d’en préserver l’harmonie, y compris chez ses enfants depuis longtemps adultes et eux-mêmes chefs de famille. Si elle se mêlait de la vie de couple des autres, pourquoi pas de celle d’Eliott ?
— Qui vous a dit ça ? demanda Karen, poussée par la curiosité.
— Peu importe, éluda Mme Cruz. C’est la vérité ? C’est pour ça que, ces derniers temps, Eliott et vous, vous m’avez demandé plusieurs fois de prendre les enfants ? Pour qu’ils n’entendent pas vos disputes ?
— Disons… C’est vrai qu’Eliott et moi, on a des choses importantes à discuter, déclara-t-elle, après avoir réfléchi à la meilleure façon de répondre. Mais on cherche surtout à se réserver des plages d’intimité. Avec nos emplois du temps, ce n’est pas toujours facile. Et rares sont les couples qui débutent leur vie commune avec deux enfants sur les bras.
Mme Cruz hocha la tête, mais il était évident que la réponse ne l’avait pas entièrement satisfaite.
— Et ces soi-disant discussions, elles concernent un problème sérieux, quelque chose qui pourrait vous mener au divorce ? insista-t-elle, sincèrement préoccupée.
— Quelle idée ! J’espère bien que non ! Si on cherche à se réserver du temps, c’est justement pour régler nos différends avant qu’ils ne dégénèrent.
— Si mon fils — ou n’importe lequel de mes enfants, d’ailleurs — devait divorcer, ça me briserait le cœur, affirma son interlocutrice, en esquissant un signe de croix, visiblement rassérénée. Vous connaissiez nos convictions quand vous avez épousé Eliott, ajouta-t-elle sur un ton tranchant. Alors, j’espère que vous ferez ce qu’il faut pour que votre mariage tienne bon.
— Excusez-moi, mais pourquoi est-ce que je serais la seule responsable ? Vous avez dit la même chose à Eliott ? répliqua Karen, fort tentée de mettre le nom d’Adelia sur le tapis.
Mais sa belle-sœur méritait sa discrétion et Karen n’était pas prête à la sacrifier pour régler ses comptes avec sa belle-mère. Celle-ci n’avait d’ailleurs fait qu’une vague allusion aux problèmes de sa fille aînée, sans aborder ouvertement le sujet. Mieux valait donc s’abstenir de s’aventurer sur ce terrain-là.
— Pas encore, mais c’est prévu, affirma Maria. Je voulais vous parler en premier, parce que c’est le rôle de l’épouse d’arrondir les angles pour sauvegarder la paix dans son ménage.
— Je dois vous dire que je ne suis pas du même avis, répliqua Karen, résolue à défendre son point de vue. Les hommes sont tout autant responsables. D’ailleurs, je m’excuse de vous le dire comme ça, mais je ne comprends toujours pas comment vous, qui êtes pourtant une femme forte, vous avez pu accepter comme ça de rester dans l’ombre de votre mari. J’espère que vous ne m’en voulez pas d’être si directe, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce que racontent parfois vos filles… Personnellement, je ne laisserai personne me traiter de cette manière.
— Oh ! je sais ce que vous imaginez, mais, vous voyez, Karen, quoi qu’en disent mes enfants, je savais m’y prendre avec lui, déclara la vieille dame, un sourire mystérieux sur les lèvres. Diego était un colérique, c’est vrai et il n’hésitait pas à faire des déclarations péremptoires… mais il ne s’est jamais montré brutal ou inflexible. C’était quelqu’un de gentil au fond, mais à qui on avait appris comment devait se comporter un homme. Alors, en général, je le laissais faire sa petite démonstration d’autorité masculine et puis, une fois qu’il était un peu calmé, je lui montrais qu’il y avait bien d’autres manières d’arriver à ses fins.
— Mais vous vous disputiez beaucoup ?
— Ah, ça oui ! Il faut dire qu’on avait tous les deux du caractère et des idées bien arrêtées. Mais malgré tout, quelle que soit la violence de nos désaccords, on finissait toujours la journée par un baiser.
— Et vous avez l’impression qu’il reconnaissait aussi votre autorité, vos compétences ?
— A sa manière, éluda Maria Cruz en haussant les épaules, comme si la question était accessoire. Contrairement à mes filles et à vous, pour moi, la famille passe en premier et ça vaut bien quelques sacrifices. C’est le rôle de la femme de tout faire pour le bien de la maisonnée. D’ailleurs, en ce qui me concerne, tenir mon foyer a toujours suffi à mon bonheur. Je n’ai jamais rêvé d’une autre carrière. Qu’est-ce qu’il y aurait pu avoir de plus beau ? Mais parmi mes filles, il n’y a qu’Adelia qui a suivi mes traces… Et encore… Elle s’investit tellement dans ses activités annexes qu’elle pourrait tout aussi bien avoir un boulot à plein temps.
Elles avaient déjà eu cette conversation auparavant, aussi Karen décida de ne pas se vexer.
— Vous savez, il y a plusieurs façons de privilégier sa famille, suggéra-t-elle. Se sentir responsable de ses enfants, travailler pour leur offrir la vie qu’ils méritent peut aussi en être une — même si elle est différente de la vôtre.
— C’est peut-être vrai, concéda Mme Cruz en souriant. Vous voyez, niña, vous venez de m’apprendre quelque chose. Peut-être que si vous m’écoutiez plus souvent, vous pourriez aussi en tirer quelque profit.
— Ça, j’en suis persuadée, s’esclaffa Karen. D’ailleurs, Eliott est ravi que vous m’ayez révélé quelques-unes de vos recettes secrètes.
— Ah ça, il est clair que c’est par l’estomac qu’on retient un mari ! Mais je ne vous apprends rien, n’est-ce pas ?
— J’ai sans doute encore bien des leçons à recevoir, et je vous promets de toujours écouter vos avis l’esprit ouvert. La femme qui a élevé un garçon si merveilleux ne peut qu’être de bon conseil.
— Vous n’avez pas honte avec vos flatteries ? plaisanta Mme Cruz. Je parie que c’est une stratégie pour que je vous livre la recette de la sauce mole, dont raffole Eliott. Mais, celle-ci, pas la peine de rêver, je la garde en réserve pour le jour où j’aurais besoin d’une grosse faveur.
— Eliott m’avait prévenue que je ne l’obtiendrai jamais, s’esclaffa Karen, amusée. D’après lui, même ses sœurs ne la connaissent pas. Tout ce que je peux dire c’est qu’elle contient différentes variétés de piments et, peut-être, un soupçon de chocolat, avança-t-elle, allant à la pêche.
Qui sait ? Avec un peu de chance, sa belle-mère confirmerait.
— Bien essayé ! la félicita Mme Cruz avec un sourire finaud. Mais je vais garder ma recette encore un peu. Sinon, pourquoi est-ce que mes enfants continueraient à venir me voir ?
— Ah, vous savez bien que ce n’est pas pour la sauce mole qu’ils viennent ! Ils vous aiment, c’est tout, se récria Karen avec sincérité en l’embrassant pour partir.
— C’est pour ça que vous êtes ma belle-fille préférée, répliqua Mme Cruz, l’embrassant à son tour.
— Bien sûr, je suis la seule, fit remarquer Karen qui, malgré les aléas de la conversation, se sentait de plus en plus à l’aise dans ce rôle.
Si seulement leurs rapports avaient pu être aussi simples qu’avec Frances ! Malgré tout, pour la première fois, elle sentait qu’elles étaient sur la bonne voie.
Au moment où elle rejoignait sa voiture, Adelia se gara devant la maison. A sa vue, sa belle-sœur fronça les sourcils, puis sauta de son véhicule et se dirigea droit sur elle pour demander, affolée :
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu as raconté quelque chose sur moi et Ernesto à mama ?
— Jamais de la vie, pourquoi est-ce que j’aurais fait ça ? Vos histoires de couple ne concernent que vous. D’ailleurs, tu ne m’as pas dit un mot de ta situation… Mais si tu l’avais fait, je te garantis que je n’aurais rien raconté à ta mère.
— Excuse-moi, soupira Adelia, dont le soulagement était manifeste. Je suis vraiment à cran. Maman m’a littéralement convoquée et je suis déjà sur la défensive. Ça t’amuse ? protesta-t-elle, comme Karen gloussait.
— Non, mais j’ai reçu la même convocation. Ta mère a dû décider de résoudre tous les problèmes conjugaux de la famille dans la foulée.
Le visage d’Adelia se détendit et elle se mit à rire.
— Et alors, comment ça s’est passé ?
— Je crois que j’ai réussi à la rassurer.
— Moi, je vais avoir du mal, j’en ai peur… Je ne suis même pas une bonne actrice, soupira Adelia, dont la bonne humeur avait disparu aussi vite qu’elle était venue. Enfin, tant pis, je vais essayer, affirma-t-elle en redressant les épaules. Les choses sont déjà assez difficiles comme ça, pas la peine que mama nous fasse en plus une crise d’hystérie.
— Bonne chance !
Karen regarda la jeune femme marcher jusqu’à la maison comme au peloton d’exécution, bien heureuse de ne pas être à sa place.
* * *
Adelia aurait tout donné pour s’enfuir sur les traces de Karen. Elle avait tenté de contrer sa mère en invoquant un emploi du temps chargé, mais celle-ci avait insisté. Or, quand Maria Cruz s’adressait à ses enfants sur un certain ton, ils comprenaient tout de suite qu’il ne servait à rien d’argumenter.
— Bonjour, mama ! lança-t-elle en entrant dans la cuisine, se forçant à prendre un ton enjoué et à afficher un sourire éblouissant.
— Ah, Adelia ! Tu veux du café ? s’enquit Mme Cruz sans se dérider.
— Avec plaisir, répliqua-t-elle, songeant qu’elle pouvait encore essayer de jouer la montre. Dis donc, tes biscuits sentent merveilleusement bon. A la goyave ! Mes préférés… Malheureusement, les miens ne sont jamais aussi bons.
Pour toute réponse, sa mère se contenta de hausser un sourcil, avant de décréter :
— Trêve de bavardage ! On a des choses graves à discuter. Dimanche, tu es partie de la maison sans dire un mot à personne, et ça c’est inexcusable. Tu n’as même pas appelé pour me donner une explication. Je ne t’ai tout de même pas élevée comme ça. Et ce n’est pas tout. Après ton départ, ta fille a annoncé à tout le monde qu’Ernesto avait quitté la maison. Qu’est-ce que tout ça veut dire ?
— Ecoute, ce n’est pas si grave que ça en a l’air, d’ailleurs, il est revenu, lança hâtivement Adelia, espérant mettre fin à l’interrogatoire.
— Pour commencer, j’aimerais savoir pourquoi il est parti ? Qu’est-ce que tu as bien pu faire pour qu’il s’enfuie comme ça ?
Adelia, qui avait entendu toute sa vie répéter que les femmes étaient responsables de tous les maux, en eut subitement par-dessus la tête.
— Mama, pour qu’un mariage fonctionne, il faut être deux. Je ne peux pas arranger les choses toute seule.
— Alors je parlerai moi-même à Ernesto, annonça sa mère. Ou je demanderai à Eliott de le faire.
— Il n’en est pas question ! Je refuse que ma famille se mêle de nos histoires. Ça ne fera qu’aggraver les choses.
Pour être honnête, elle doutait que la situation puisse réellement empirer. Ernesto était peut-être revenu à la maison, mais il dormait dans la chambre d’amis parce qu’elle refusait d’accueillir dans son lit un mari volage. S’il était là, c’était par souci du qu’en-dira-t-on, pas pour entamer une réconciliation — tous deux en étaient parfaitement conscients. Même si elle ignorait combien de temps durerait cette comédie.
— Tu sais que je ne cherche qu’à t’aider, protesta gentiment sa mère.
— Je sais, mama, soupira-t-elle. Mais je t’assure qu’il vaut mieux que tu nous laisses nous débrouiller tout seuls. C’est aussi ce que j’ai dit à Eliott et à mes sœurs.
— Mais tu t’isoles de la famille alors qu’on est là pour ça, lui reprocha Maria.
— Peut-être, mais là, sincèrement, je crois que c’est nécessaire. Parfois, tout ce battage, c’est plus que je ne peux en supporter.
— Et tes enfants ? Tu ne veux pas qu’on s’occupe d’eux ?
— Seulement si c’est pour les soutenir et si vous vous abstenez de tout commentaire sur leur père ou sur notre couple. Ils sont suffisamment perturbés comme ça.
— Raison de plus pour régler l’affaire au plus vite et remettre votre mariage sur de bons rails, affirma sa mère, péremptoire. Tu le dois à tes enfants.
Adelia, consciente qu’elle n’avait guère d’autre choix, approuva de la tête, tout en s’interrogeant sur ce qu’elle se devait à elle-même.
* * *
— Dis donc, t’as l’air sous le choc, la matinée a été rude ? lança Erik quand Karen pénétra dans la cuisine de Chez Sullivan.
— Ne m’en parle pas ! J’ai eu droit à une convocation chez Maria Cruz.
— Parce que tu maltraitais son précieux fils ?
— Ce ne sont pas tes oignons — mais non, même pas. Bizarrement, ça ne s’est pas si mal passé en fin de compte.
En effet, c’était plus ou moins le cas — du moins, l’entrevue s’était-elle terminée sur une note optimiste.
— Où est Dana Sue ? s’enquit Karen en regardant autour d’elle. Je ne l’ai pas vue dans son bureau.
— Elle est partie avec Ronnie, ils sont allés visiter le local qu’ils envisagent d’acheter pour notre salle de gym. Maddie les accompagne aussi.
— Vous avez décidé d’acheter un local ? Je croyais que vous comptiez louer.
— D’après Maddie et Helen, ce serait plus rentable d’acheter.
— Eliott est avec eux ?
— Je pense, oui. Helen et lui sont les seuls à pouvoir estimer la surface nécessaire.
— Et il est en ville, ce local, dans la rue principale ?
— Oui, il se trouve dans le centre, mais sur Palmetto. En fait, tout près du Corner Spa. Tout le monde pense que c’est un avantage, surtout pour Eliott qui devra faire la navette entre les deux.
— Erik, est-ce que tu as besoin de moi dans la seconde ? demanda vivement Karen. Je voudrais m’éclipser un quart d’heure, une demi-heure grand maximum.
— J’espère que je ne vais pas être à l’origine d’un nouveau cataclysme dans ton couple ? soupira-t-il, après avoir hésité un moment.
— Mais non, pas de panique, assura-t-elle en se forçant à sourire. Seulement, je pense que je pourrais faire un saut pour témoigner de ma bonne volonté. Jusqu’ici je me suis montrée tellement négative… Je pense qu’Eliott serait ravi d’apprendre que je suis presque prête à accepter son projet.
— Presque ?
— Eh bien… je ne peux pas dire que je suis tout à fait convaincue. J’aimerais bien pouvoir soutenir mon mari à cent pour cent, mais je n’en suis pas encore là, hélas ! N’empêche, je fais des efforts.
— Très bien, mais dépêche-toi, déclara-t-il, avant de lui donner l’adresse. On a encore plein de choses à préparer pour le déjeuner.
— Si je traîne trop, Dana Sue me ramènera ici par la peau du cou.
Elle ôta le tablier qu’elle venait de nouer et sortit en quatrième vitesse de la cuisine, sans se soucier de prendre son sac à main.
A un pâté de maisons du Corner Spa, elle repéra dans la rue la luxueuse Mercedes de Mary Vaughn. Elle était vide. Ils devaient déjà tous être à l’intérieur du bâtiment — une des maisons victoriennes qui s’élevaient dans ce quartier à la fois résidentiel et d’affaires. En plus du Spa, on y trouvait une majorité de compagnies d’assurances et d’agents immobiliers. Quelques mois plus tôt, Helen avait également installé son cabinet d’avocats dans une des maisons de la rue.
Quand elle entra dans l’immeuble qui, en dépit d’un charme certain, semblait néanmoins fort délabré, le sourire de bienvenue que lui décocha Eliott se transforma rapidement en grimace d’inquiétude.
— Tout va bien ? demanda-t-il en l’entraînant un peu à l’écart.
— Oui, oui, ne t’inquiète pas. Erik m’a dit que vous visitiez un local et j’ai juste voulu voir à quoi il ressemblait.
— C’est tout ? interrogea-t-il, un peu sceptique.
— Eh bien, je me suis dit que puisque vous êtes déterminés à ouvrir cette salle, il faudra bien que j’arrive à accepter cette décision… alors, je voulais juste te montrer que je suis prête à m’intéresser au sujet. Même si j’ai encore quelques questions.
— Ça, j’imagine ! répliqua-t-il en souriant. Tu ne serais pas toi si tu n’avais pas sur la langue un million de questions. Et si je t’emmenais dîner ce soir pour y répondre ? Frances a très envie de faire du baby-sitting. On pourrait retourner chez Rosalina.
— Marché conclu.
— Alors, qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il en désignant les lieux, pendant que les autres passaient dans la salle voisine.
— Un peu sinistre, avoua-t-elle franchement. Vous avez les fonds pour la rénovation ?
— Mary affirme que c’est l’affaire du siècle. Quant à Helen et Ronnie, ils disent que, même avec la rénovation, ce sera plus rentable d’acheter que de louer, comme on l’avait envisagé au départ. Ronnie va nous faire une réduction sur le matériel et il nous aidera pour les travaux. D’après lui, on peut faire la majorité du boulot nous-mêmes. Par contre, pour la plomberie et l’électricité, on va engager Mitch Franklin et ses sous-traitants. C’est déjà eux qui se sont occupés du spa.
— Mais ça va vous coûter un bras !
— Comme je te l’ai dit, pour les finances, je fais confiance à Helen et Ronnie et ils affirment que ça rentre dans notre budget. Si tu veux, j’en reparle avec eux et je t’expliquerai tout ça ce soir.
— D’accord. Pour l’instant, il vaut mieux que je retourne Chez Sullivan, lança-t-elle en lui embrassant la joue. J’ai abandonné Erik tout seul.
— Je passerai prendre Frances sur le chemin du retour. On se retrouve vers 19 heures.
Au moment où elle s’en allait, il l’attira dans ses bras pour un nouveau baiser et murmura :
— Merci d’être passée. Ça me touche beaucoup.
Elle pouvait lire dans ses yeux qu’il était sincère.
— Je sais que ça aurait été mieux pour toi que je m’implique plus tôt, dit-elle.
— Tes doutes se sont envolés ?
— Ne rêve pas, loin de là, mais je vais essayer de les chasser, soupira-t-elle.
— Merci, répondit Eliott, visiblement soulagé. Je te promets que je vais tout faire pour te rassurer. Je ne veux plus que tu aies des raisons de t’inquiéter.
Elle acquiesça, comprenant que c’était le maximum qu’elle pourrait obtenir — du moins, aujourd’hui.
* * *
Helen et Ronnie avaient dressé une estimation comparée entre l’achat de la maison sur Palmetto et la location d’un local dans la rue principale et Eliott avait emporté le document avec lui au restaurant. L’apparition surprise de Karen durant la visite lui laissait tout à coup espérer que la concrétisation de leur projet ne créerait pas de nouvelles tensions entre eux.
Pourtant, assis près d’elle dans un box de Chez Rosalina, il avait le plus grand mal à se concentrer sur les chiffres, distrait qu’il était par les effluves de son parfum et la chaleur qui irradiait de sa hanche pressée contre la sienne. Karen, en revanche, semblait totalement absorbée par les feuillets qu’il avait étalés sur la table. Quand il la vit tressaillir, il comprit qu’elle avait atteint son point de rupture.
— Eliott, mais ça représente une somme énorme, souffla-t-elle, horrifiée.
— Je ne suis pas le seul à investir, j’ai des associés, tu te souviens ?
— Je sais, mais même divisé par six, cela fait beaucoup d’argent. Une somme qui ne sera pas récupérée avant des années. Et au début, comme toujours dans les affaires, vous ne ferez aucun bénéfice. Que se passera-t-il si vous êtes obligés de refinancer l’opération pour rester ouverts ? Où est-ce que vous trouverez les fonds ? Nous, on n’aura plus rien.
Une fois de plus, elle était gagnée par la panique. Il songea que sa décision de jouer cartes sur table à chaque étape de l’opération était probablement une erreur. Le fait que Karen ait voulu visiter le local que le groupe projetait d’acheter lui avait donné de faux espoirs. Maintenant, il n’avait d’autre choix que de tout lui dire.
— L’investissement initial nous permettra de fonctionner pendant un an.
— Et ensuite ?
— D’après nos prévisions, à ce moment-là, l’affaire devrait être rentable.
— Ça va marcher, martela-t-il avec impatience. Nos estimations sont extrêmement prudentes, et l’historique du Corner Spa est là pour nous guider.
Elle ferma les yeux un moment, cherchant manifestement à réprimer son angoisse.
— Tu en es sûr ? insista-t-elle.
— Absolument. Et Helen, Maddie et les autres le sont autant que moi. Karen, on ne se lance pas là-dedans à la légère. Et on a tous intérêt à ce que l’entreprise réussisse.
— Mais tu risques bien plus que les autres. Eux, ils ont des entreprises qui marchent bien et ils ont probablement assez d’économies pour retomber sur leurs pieds en cas de problème. Alors que nous, on n’a presque rien, on débute tout juste dans la vie. Et notre bébé, qu’est-ce qu’il devient dans tout ça ? demanda-t-elle en le fixant au fond des yeux. Combien de temps tu comptes ajourner ce projet ? Ou bien est-ce que ce n’est même plus un projet ?
— Ne dis pas n’importe quoi. Bien sûr que je veux un enfant avec toi. Plus que tout au monde, et tu le sais, se récria-t-il avec sincérité.
— Plus que la salle ? rétorqua-t-elle en le défiant du regard.
— Est-ce qu’il faut forcément choisir ?
— Dans ces conditions, certainement.
— Ecoute, si tu étais enceinte demain, le bébé n’arriverait pas avant neuf mois.
— Mais tu te rends compte de ta naïveté ? répliqua-t-elle sur un ton las. Il y a les visites prénatales, les vitamines pour la grossesse et une foule de dépenses à couvrir. Et si ça ne se passait pas au mieux et que je sois obligée de rester alitée, tu y as pensé ?
— Ça n’est arrivé pour aucun de tes enfants, lui remémora-t-il, résolu, coûte que coûte, à rester lucide face à son angoisse grandissante.
— A l’époque, j’étais plus jeune, et tout le monde sait que les risques augmentent avec l’âge, répliqua-t-elle sombrement. Eliott, qu’est-ce qu’il se passera en cas de pépin ? Sans mon salaire, on ne s’en sortira pas, surtout si toutes nos économies sont bloquées dans l’affaire.
— Je comprends, soupira-t-il. Mais je t’ai déjà dit que nos revenus vont augmenter. N’oublie pas que j’aurai une plus grande clientèle privée.
Cependant, il avait omis de lui expliquer qu’une part de cet argent était destinée à rembourser ses partenaires de l’investissement qu’ils assumeraient à sa place.
Comme Karen restait silencieuse, il en déduisit que quelque chose d’autre la tracassait.
— Quoi ? demanda-t-il. Parle. On est censés jouer cartes sur table, non ?
— Tu m’as dit que tu abandonnais l’idée de prendre une hypothèque sur la maison…
— Oui, j’y ai renoncé. Je sais à quel point ça te faisait peur.
— Alors, comment est-ce que tu comptes trouver le supplément d’argent ? Tu vas l’emprunter à nos amis ?
— Je n’ai rien demandé, c’est eux qui l’ont proposé, répliqua-t-il sur la défensive. Ils m’ont aussi offert une grande flexibilité dans les remboursements.
— Est-ce que ce sera écrit noir sur blanc sur un document légal ?
— Bien sûr.
— Et si tu ne peux pas payer ?
— Le calendrier des remboursements sera flexible, répéta-t-il, puisqu’elle semblait ne pas avoir écouté.
— Ray aussi était toujours persuadé que les choses seraient d’une simplicité enfantine, rétorqua-t-elle amèrement.
— Merci pour la comparaison ! protesta-t-il, vexé.
— Eliott, je comprends que ce projet t’enthousiasme, mais tu ne peux pas nier que j’ai raison, soupira-t-elle avec lassitude.
Il s’en voulait de raviver chez elle des souvenirs aussi douloureux, mais, en même temps, il ne pouvait laisser passer cette chance d’offrir à sa famille la vie dont il rêvait. Il devait saisir cette opportunité et le faire selon ses termes à lui.
— C’est la meilleure option et ça va marcher, affirma-t-il. Tu dois me faire confiance. Je ne te laisserai pas tomber.
— Je sais que tu ne le ferais pas exprès, murmura-t-elle en levant vers lui des yeux brillant de larmes.
— Querida, jamais je ne ferais ça, jamais ! affirma-t-il, résolu à tenir sa promesse à tout prix.