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Eliott avait l’impression que cela faisait des siècles qu’il n’avait pas mis les pieds chez lui. Tous les soirs, il quittait le spa et rejoignait ses associés pour travailler à la rénovation de la salle. Si les travaux avançaient bien, savoir qu’il leur devait de l’argent continuait à lui peser. Aucun d’eux ne le pressait, pourtant, plus vite il les aurait remboursés, mieux il se sentirait

Le fait de devoir cacher ses soucis à Karen accentuait sa tension. Elle deviendrait hystérique s’ils n’étaient pas en mesure de remplir leurs engagements envers leurs partenaires — même si ceux-ci avaient décidé de se montrer coulants jusqu’à l’ouverture de la salle, dans quelques semaines.

Il s’interrompit dans sa tâche pour aller prendre une bouteille de jus de fruits dans le frigo, déjà installé dans la future cafétéria. C’était un réfrigérateur professionnel acheté d’occasion à Dana Sue qui, fort opportunément, avait décidé de l’échanger pour un modèle plus neuf et plus performant. Une initiative certainement encouragée en sous-main par Ronnie.

Travis vint le rejoindre. L’ex-joueur-de-base-ball-reconverti-en-propriétaire-de-station-de-radio-country était couvert de poussière, mais jamais il n’avait eu l’air aussi épanoui.

— Ça commence à prendre forme, tu ne trouves pas ? lança-t-il.

— A vrai dire, j’ai encore du mal à imaginer ces locaux remplis de matériel flambant neuf. Pour moi, ce n’est encore qu’un vaste espace vide, répliqua Eliott en haussant les épaules. Et puis, sincèrement, je ne suis pas convaincu de l’utilité d’une cafétéria. Tu crois vraiment que les hommes se soucient de ça ?

— Pourtant, tu es là en train de boire, observa Travis, amusé.

— Parce que je… je suis crevé, j’ai chaud et je transpire, comme tous ceux qui se démènent, répliqua-t-il avec un sourire, réalisant que ce serait exactement l’état de leurs clients, après une heure d’exercice.

— Exactement ! approuva son ami en trinquant avec sa bouteille en plastique. Moi, pour ce genre de choses, je me fie à Maddie. Et puis, Dana Sue ne va pas remplir ce frigo de la même manière qu’au spa. Oublie les salades diététiques et les muffins. Elle a en tête des nourritures un peu plus musclées.

— A propos de nourriture, je grignoterais bien quelque chose. Tu crois que les autres seraient d’accord pour commander une pizza ?

— Ronnie est déjà parti en acheter. Dès que j’en aurai avalé une part, il faudra que je file à la station. Je passe à l’antenne dans une heure.

— Ta radio marche bien, on dirait ?

— Oui, malgré les prédictions de mon cousin Tom, cet oiseau de mauvais augure, il y a encore place dans le monde pour une petite radio locale, répondit Travis, ravi. Dès le début, tout le monde a voulu faire de la pub chez nous. Sarah et moi, on ne sera jamais riches, mais on vit bien, et c’est tout ce que je demande — à part des enfants en bonne santé.

Eliott hésita à lui demander comment il s’était adapté à son rôle de beau-père — d’autant plus que l’ex-mari de Sarah bossait pour lui à la station et était continuellement dans leurs pattes. Mais Travis allait partir au travail d’un instant à l’autre et il préféra donc se concentrer sur leur affaire.

— Est-ce que Maddie t’a parlé de programmer une campagne publicitaire au moment de l’ouverture de la salle ?

— Elle n’a pas fait qu’en parler, elle a réussi à me faire baisser mes tarifs de moitié, répliqua Travis, soufflé. Je n’ai pas encore compris comment elle s’y était prise pour me gruger. A un moment, je contrôlais parfaitement la négociation, et une seconde plus tard, je signais un contrat qui m’a consterné quand je l’ai étudié à tête reposée.

— Ça, elle est redoutable ! s’esclaffa Eliott. Je dois dire que je suis ravi que ce soit elle qui assume la plus grosse part du boulot administratif et des relations publiques. Ça me fait d’ailleurs penser qu’il faudrait qu’un jour on se réunisse pour baptiser cette salle. Dommage qu’on ne puisse pas l’appeler « L’Anti-Dexter ».

— Je parie que ça nous attirerait des clients, répliqua Travis en riant. Tu as commandé tout le matériel ?

— La livraison est prévue dans trois semaines, assura Eliott, avant d’examiner la pièce principale. D’après toi, quelles sont nos chances d’être prêts à temps ?

— Je pense que ça devrait aller. Ronnie prétend que pour le bâtiment, ça ira, et c’est lui le spécialiste. D’après lui, demain, Mitch Franklin nous envoie un plombier et un électricien pour que les vestiaires et les douches soient terminés à la fin de la semaine. Si on se met tous aux finitions et aux peintures, ça devrait rouler.

Oui, ça devrait, songea Eliott, dubitatif. Ce n’était pas demain la veille qu’il allait passer un vrai moment de détente avec sa femme et les enfants.

*  *  *

Assise Chez Wharton, Frances savourait un délicieux milk-shake à l’ancienne au chocolat, avec de la vraie crème et du vrai lait, quand Grace Wharton se glissa en face d’elle dans le box. Grace avait la réputation d’en savoir plus que n’importe qui sur ce qui se passait à Serenity et elle ne répugnait pas à en faire profiter tout un chacun.

— Tu es amie avec Eliott Cruz, n’est-ce pas ? demanda-t-elle sans s’embarrasser de préambules.

— Oui, c’est vrai. Karen, lui et les enfants sont comme ma famille, répondit Frances.

— Tu peux me dire ce que tu sais du gymnase qu’il va ouvrir sur Palmetto ?

— Qu’il sera beaucoup mieux que celui de Dexter, répondit Frances, avant d’ajouter précipitamment, se rappelant que Dexter et Grace étaient amis de longue date : sans vouloir t’offenser.

En fait, même si on lui reprochait d’avoir laissé sa salle tomber en décrépitude, tout le monde en ville connaissait Dexter et l’appréciait.

Grace ne parut pas s’offusquer. Elle se contenta de hausser les épaules, une façon d’admettre le bien-fondé de sa remarque, puis jeta un regard furtif en direction de son mari, Neville Wharton, le pharmacien qui tenait la partie drugstore du magasin.

— Tu as une idée du prix qu’ils vont demander pour une adhésion ? chuchota-t-elle. J’ai l’impression que cela ne lui ferait pas de mal de faire un peu d’exercice.

— Tu veux lui offrir un abonnement pour son anniversaire ? s’étonna Frances, qui sourit en imaginant la tête de Neville à la réception de son cadeau.

Cela allait lui faire un choc, lui qui s’enorgueillissait de pouvoir encore boutonner son costume de mariage, alors que, d’après son épouse, cela faisait des années que le pharmacien n’arrivait plus à fermer la ceinture de son pantalon.

— Eh bien, oui, j’y pense, affirma Grace en se redressant sur la banquette. N’y a-t-il pas plus belle preuve d’amour qu’un cadeau destiné à l’aider à rester en bonne santé ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Franchement, je ne suis pas persuadée que ton mari verra la chose sous cet angle, répliqua gentiment Frances. Et toi, comment est-ce que tu aurais réagi si, pour ton anniversaire, il t’avait offert une adhésion au Corner Spa ?

— Oui, tu as raison, je me serais sans doute sentie insultée, répondit Grace, après réflexion. Par contre, s’il m’avait offert un bon cadeau pour quelques séances de massage, je n’aurais pas craché dessus. Après une journée sur mes jambes à piétiner dans cette boutique, j’ai le dos en compote !

Frances sourit en imaginant son amie escaladant péniblement une table de massage pour se faire dorloter et enduire d’huiles essentielles par des mains expertes. Jamais elle n’aurait imaginé le moindre penchant sensuel chez cette femme aux allures particulièrement guindées.

— D’autant plus que, chaque fois que je suis allée au spa, j’ai glané une foule de ragots, ajouta Grace en lui décochant un clin d’œil.

— Rien que pour ça, ça vaut le prix de l’adhésion, approuva Frances en riant. Ecoute, si tu veux, je pourrais demander à Eliott de te déposer une brochure. Ils vont certainement en recevoir bientôt. Sinon, je te l’apporterai moi-même à mon prochain passage.

— Merci beaucoup, c’est gentil. Maintenant, dis-moi, comment tu te sens en ce moment ?

— En pleine forme.

— Vraiment ? Tu sais que certains s’inquiètent de ta santé.

Le moral jusqu’ici radieux de Frances retomba aussitôt dans ses chaussettes. Elle savait que dès qu’une rumeur circulait à Serenity, elle se répandait à la vitesse de l’éclair — en particulier quand Grace avait le malheur de s’y intéresser.

— Eh bien, tu diras à ces gens — quels qu’ils soient — que tu m’as vue et que je suis dans une forme olympique, asséna-t-elle en foudroyant son amie du regard.

— Oui, oui, bien sûr, je le ferai, balbutia Grace, décontenancée par son brusque changement d’humeur. Tu sais qu’ici, tout le monde t’aime, dit-elle en lui prenant la main. Frances, je n’ai pas dit ça pour te blesser. On se fait juste du souci. Personne ne te laissera tomber, crois-moi.

Frances pouvait le comprendre en théorie, mais après tout ce qui s’était passé dernièrement, elle avait l’impression d’être continuellement surveillée et jugée et elle n’aimait pas cela. Mais alors, pas du tout.

*  *  *

Etant donné qu’Eliott passait l’essentiel de son temps libre à rénover le gymnase, Karen avait du mal à le croiser. Il n’avait jamais été facile de se réserver du temps, mais, là, avec les heures supplémentaires qu’il accumulait, c’était devenu mission impossible.

A la fin de son service chez Sullivan, elle téléphona donc à Maria Cruz pour lui demander de garder les enfants jusqu’au lendemain puis, armée d’un panier-repas pour deux, elle alla rejoindre son mari.

Lorsqu’elle arriva, Eliott était en train d’étaler de l’enduit sur un mur. Elle observa d’un œil admiratif les muscles de ses bras et de son dos, bandés par l’effort, en songeant qu’avec sa peau mate, huilée par la transpiration, son époux était à tomber. Celui-ci jeta incidemment un regard par-dessus son épaule et surprit son regard concupiscent.

— Tu admires la vue ? ironisa-t-il.

— Oh ! c’est toi ? répliqua-t-elle en feignant la surprise. Moi qui croyais mater un inconnu incroyablement beau et sexy. J’en suis encore toute retournée. La preuve, mon cœur bat à cent à l’heure.

— Et on peut savoir ce qui te pousse à mater des inconnus, querida ? s’enquit-il en venant déposer un baiser sur son front.

— Vois-tu, ça fait une éternité que mon mari déserte la maison et je suis tout simplement en manque.

— Malheureusement, ce n’est pas vraiment le lieu idéal pour réparer ça. On manque un peu d’intimité, ici, constata-t-il en regardant autour de lui, avant de remarquer le sac qu’elle tenait en main. Super ! Tu nous as apporté quelque chose à manger de Chez Sullivan ?

— Oui, mais, il n’y en a que pour toi et moi. Dommage pour les autres !

— Et pourquoi est-ce que ma femme ne vient pas m’apporter des bons petits plats à moi aussi ? gémit Ronnie, qui venait d’approcher, en lorgnant l’emballage de Chez Sullivan. C’est pourtant elle, la propriétaire du restaurant.

— Justement. Ça signifie aussi qu’elle doit rester là-bas pour s’occuper des dizaines et des dizaines de clients qui s’y pressent, lui remémora Karen, avant de se tourner vers son mari. Il n’y aurait pas un endroit plus discret ? Je vais avoir honte de manger devant tous ces gars qui crèvent la faim.

— Tes scrupules t’honorent, même si ce n’est pas la peine d’avoir mauvaise conscience, je t’assure, déclara Eliott. Ces types viennent d’engloutir trois énormes pizzas.

— Toi aussi ? souffla-t-elle, désappointée.

— J’en ai mangé un morceau, mais tu sais que je suis un ogre. Et puis, quand je sens l’odeur qui sort de ce sac, je t’assure que cette pizza me paraît tout à coup terriblement loin. On va s’asseoir sur le perron ? Il fait doux. Du moins, il me semble que le temps était radieux la dernière fois que j’ai mis le pied dehors pour respirer un peu d’air frais.

— En effet, c’est une nuit de rêve, confirma-t-elle en le suivant à l’extérieur.

Elle observa Eliott qui plongeait la main dans le sachet. Malgré son interminable journée de travail, il semblait en pleine forme. Manifestement, l’excitation qui l’animait contrebalançait largement le stress et l’ampleur de la tâche nécessaire pour ouvrir dans les délais.

— Alors, comment ça se passe ? s’enquit-elle.

— Tu veux vraiment le savoir ?

— Evidemment. Si c’est important pour toi, ça l’est aussi pour moi. Vous serez dans les temps ?

— Pour être honnête… Ronnie dit que oui, mais, moi, j’ai des doutes.

— Ce qui veut dire ? demanda-t-elle, sur le qui-vive.

— Eh bien, je pense que l’ouverture pourrait être reculée d’une ou deux semaines. Mais c’est assez normal. Quand on crée une entreprise, il y a toujours des problèmes de dernière minute. Tom et les autres affirment qu’il ne faut pas s’inquiéter.

Karen ne put retenir un frisson.

— Et votre budget, vous pensez le tenir ? demanda-t-elle, sans réussir à cacher son inquiétude.

— Karen, grommela Eliott, rembruni.

— Ne me regarde pas comme ça. Je peux tout de même poser cette question.

— Mais la réponse ne te concerne pas, asséna-t-il, avant de se récrier en rougissant : je retire ce que j’ai dit. Bien sûr que ça te concerne. On a investi dans l’affaire toutes nos économies. N’empêche qu’il faut que tu me croies. Si je te dis que ça va, c’est que ça va !

— S’il y avait un problème, tu me le dirais ? Eliott ! insista-t-elle, comme il esquivait son regard.

— Bien sûr que oui ! Si quelque chose pouvait affecter nos finances, je te le dirais. Mais ce n’est pas le cas, je te le jure, affirma-t-il en la fixant droit dans les yeux.

Karen ne pouvait faire autrement que de le prendre au mot, elle devait apprendre à lui faire confiance. Il fallait qu’elle arrête de lui saper le moral en remettant en question la moindre de ses décisions — même si elle avait un mal fou à taire ses doutes.

— Alors, très bien, soupira-t-elle. Ça me suffit.

— Tu es sincère ou tu vas me faire une scène chaque fois qu’il sera question d’argent ? demanda-t-il en la scrutant.

— Je fais des efforts.

Si seulement elle avait pu lui promettre que son angoisse s’était envolée ! Mais elle tenait à rester honnête avec lui.

— Je sais bien, soupira Eliott. Je t’assure, querida, je serai toujours là pour prendre soin de toi et de notre famille.

Il cherchait à la rassurer — et d’une certaine manière il y parvenait. Mais en même temps, elle n’avait pu s’empêcher de discerner dans son ton une certaine condescendance, un accent qu’il devait tenir de son père — l’orgueil mal placé de celui qui se croit l’unique pourvoyeur de l’argent de la famille. Cela la fit frémir.

— Eliott, promets-moi une chose.

— N’importe quoi.

— Ne va pas me cacher des choses sous prétexte de me protéger. Même en cas de pépin, je dois être au courant. Tu ne dois pas chercher à m’épargner ou me laisser à l’écart. Parce que je peux tout supporter, à condition que tu n’agisses pas dans mon dos.

— Jamais je ne ferai ça ! se récria-t-il, indigné, alors que tous deux savaient que c’était exactement ce qu’il ferait en cas d’ennui.

C’était ainsi que fonctionnaient les Cruz — du moins les hommes de la famille. Ils considéraient de leur devoir de protéger leur famille en se chargeant de tout, alors, qu’aux yeux de Karen, ils n’étaient que méprisants et paternalistes. Un jour, Eliott et elle devraient avoir une sérieuse discussion à ce sujet.

*  *  *

— On a besoin d’une journée en famille, j’ai dit à ma mère qu’on ne viendrait pas déjeuner, annonça Eliott autour du petit déjeuner dominical.

— Tu vas faire faux bond à ta mère ? s’exclama Karen, bouche bée. Eh bien, je ne t’aurais pas cru si courageux.

— Ne te moque pas de moi, s’il te plaît. De toute façon, ce n’est pas de la bravoure, mais du désespoir. J’ai absolument besoin de passer un moment en famille. Alors, on va charger la voiture et on file à la plage.

Alors que Daisy et Mack hululaient d’enthousiasme, Karen ne put s’empêcher de jouer les sceptiques.

— Tu prends un jour de congé, alors qu’il y a encore tellement de boulot au club ?

— Depuis qu’on a commencé la rénovation, on n’a pas eu un moment en famille. Les gars m’ont dit que je pouvais prendre ma journée. C’est l’avantage de travailler avec des types conscients de l’importance de la vie de famille. En ce moment, on fait tous des doubles journées, alors on a fixé un système de rotation : chacun peut passer un peu de temps chez lui, à tour de rôle. Et comme aujourd’hui, toi et les gosses, vous êtes en congés, c’est mon tour.

— On va avoir la journée entière à nous ? insista-t-elle, incapable d’y croire, mais tout excitée par cette perspective. Et comment a réagi ta mère quand tu lui as dit que tu ne viendrais pas ?

— Elle a dit qu’il était temps que je fasse une pause, figure-toi. Ces trois dernières semaines, elle m’a appelé je ne sais combien de fois pour me reprocher de trop travailler.

— Hourra pour mama Cruz ! lança Karen, enthousiaste.

— Ma mère sera ravie d’apprendre que tu apprécies autant son ingérence, ironisa Eliott.

— C’est sûr, d’ailleurs je vais m’empresser de le lui dire. Allez, les enfants, dépêchez-vous d’aller chercher vos maillots de bain, vos serviettes et les jouets ou les livres que vous voulez emporter dans vos sacs à dos, ordonna-t-elle à Daisy et Mack. On part dans… Au fait, on part quand ? demanda-t-elle en se tournant vers Eliott.

— Dans une demi-heure.

— C’est bien trop tôt ! protesta-t-elle avec une grimace. Je pensais préparer du poulet et une salade à emporter.

— Non, pas la peine, on mangera sur place. On achètera des hot dogs aux gamins et une barquette de crevettes épicées pour nous. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Que ça coûte cher, répondit-elle franchement, avant d’ajouter, refusant, pour une fois, de s’angoisser pour l’argent : et que c’est génial ! Allons, les enfants, dépêchez-vous un peu ! Eliott est pressé de prendre la route.

Le trajet jusqu’à la côte de Caroline du Nord était long, surtout avec des gamins follement impatients de voir l’océan. Ils ne s’y étaient rendus qu’une fois, et il y avait si longtemps qu’elle doutait que Mack en ait gardé le souvenir. Même si le petit s’obstinait à affirmer le contraire, principalement pour énerver Daisy, qui s’ingéniait à lui répéter qu’il était trop petit.

— J’étais pas petit !

— Si, tu n’étais qu’un bébé.

— Maman ! protesta Mack.

— Si vous continuez à vous disputer, Eliott va faire demi-tour et rentrer à la maison, avertit Karen en se tournant sur son siège.

La menace fut efficace, car si Daisy et Mack continuèrent à se lancer des regards noirs, ils se turent instantanément.

— Je crois que je suis aussi impatiente qu’eux d’arriver, murmura Karen à l’oreille de son mari. C’est une idée géniale. Merci.

— On l’a bien mérité. Et puis je veux que les petits aient plein de beaux souvenirs plus tard. Tu as apporté l’appareil photo ? demanda-t-il tout à coup en lui jetant un regard en coin.

— Bien sûr.

— Et tu as mis ton Bikini ?

— Non, répliqua-t-elle en souriant devant sa déception manifeste. Mais je l’ai pris dans mon sac.

Ils approchaient de la côte et on sentait déjà dans l’air l’odeur de sel et la douceur de la brise marine. Cela n’avait rien à voir avec l’ambiance de Serenity. Bien avant que le parfum de noix de coco de l’écran solaire ne vienne chatouiller vos narines, ces effluves iodés vous parlaient de détente, de vacances et de loisirs — toutes choses dont elle avait été privée plus souvent qu’à son tour. Ils auraient dû multiplier ce genre d’excursion, en faire une sorte de tradition, surtout pour les enfants. Eliott avait raison. C’était ainsi qu’on se fabriquait d’heureux souvenirs d’enfance.

Dès qu’Eliott se gara, Daisy et Mack sautèrent de la banquette arrière. Comme ils portaient déjà leurs maillots de bain sous leurs vêtements, ils foncèrent directement avec Eliott sur la plage pour repérer un emplacement, pendant que Karen cherchait les toilettes les plus proches afin de se changer. Après avoir enfilé son Bikini, gênée par les marques d’élastiques sur sa peau, elle enfila un T-shirt de son mari et rejoignit son petit monde sur le sable.

— Voilà maman ! hurla Mack qui tenait un seau d’eau à la main.

Il lui fonça dessus dans l’intention de la doucher. Comme il brandissait son seau, Karen, hilare, gronda :

— Alors, là, je te le déconseille !

Mais, encouragé par sa gaieté, le petit projeta l’eau dans sa direction.

— Tu vas avoir de gros ennuis, gloussa Daisy.

Elle observa sa mère courser son petit frère, puis se faire intercepter par Eliott qui la souleva et l’emporta jusqu’à l’eau glacée où il la plongea sans cérémonie. Les yeux ronds, les deux enfants regardèrent Karen réapparaître à la surface en hoquetant.

— Tu as osé faire ça ! cria-t-elle, furibonde, en foudroyant du regard son mari qui se tenait les côtes de rire.

— On dirait bien que oui ! s’esclaffa-t-il. Alors, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

Pour toute réponse, elle plongea sous la surface et lui agrippa la cheville pour le faire tomber. Elle n’y parvint que parce qu’elle l’avait pris totalement au dépourvu. Quand Eliott émergea des flots, son expression médusée était impayable.

— Un partout, proclama-t-elle, alors que les enfants couraient les rejoindre en riant et en poussant des cris perçants à cause de la température de l’eau.

— Je préfère la piscine de tatie Adelia, déclara Mack. Elle est moins froide.

— Parce qu’elle est chauffée, débile, répliqua Daisy.

— Ne traite pas ton frère de débile, ordonna Karen, avec fermeté, malgré sa répugnance à les réprimander un jour comme aujourd’hui. Mack, si tu as froid, retourne sur la couverture et enveloppe-toi dans ta serviette. Le soleil va te réchauffer en moins de deux.

— Mais je veux rester avec vous, protesta le petit qui avait les lèvres bleues et était secoué de tremblements.

— Viens, je t’accompagne, lança Eliott en le ramenant au sec.

— Maman, t’as l’air super heureuse, observa Daisy en se tournant vers elle.

— Parce que je le suis, affirma-t-elle en se demandant quelle image sa fille pouvait avoir d’elle en temps normal. Je suis toujours heureuse, tu en doutes ?

— Non, pas depuis que tu es mariée à Eliott, acquiesça la petite. Avant, tu étais tout le temps triste et déprimée, et ça t’arrive encore, parfois.

— Les adultes ont des tas de choses en tête, tu sais, certaines tristes, d’autres inquiétantes, mais ce qui compte, c’est que Mack, toi et Eliott, vous me rendez plus heureuse que je ne l’ai été de toute ma vie.

— C’est vrai ? Ça me fait plaisir, souffla Daisy, visiblement soulagée. Parce que je ne voudrais surtout pas que tu divorces. Mack et moi, on adore Eliott. Et on adore avoir une grande famille avec plein de tantes, d’oncles et de cousins et avec une mamie-gâteaux en prime.

— Hé, moi aussi, je fais des gâteaux ! protesta Karen pour la taquiner.

— Oui, mais pas aussi bons que ceux de mamie ou de Frances, et loin, loin, loin derrière ceux d’Erik.

Karen aurait dû se sentir offensée, mais comment faire ? Alors que tant de gens merveilleux s’occupaient si gentiment de ses enfants, les gavant de friandises et les inondant d’amour. Elle était restée si longtemps isolée, terrifiée et dépassée par ses problèmes d’argent que, de temps en temps, c’était important de se souvenir d’où elle venait.

Bien sûr, si elle s’en était tirée, c’était en grande partie à elle-même qu’elle le devait, mais elle avait aussi bénéficié du soutien d’un cercle d’amis formidables pour qui elle éprouvait une affection sans bornes. Quelles que soient les crises qui l’attendaient, c’était rassurant de savoir qu’elle n’aurait plus jamais à les affronter seule.