14

Après une longue matinée sur la plage, les enfants commencèrent à montrer des signes de fatigue. Le soleil, la natation et le grand air avaient eu raison de leur belle énergie. Eliott suggéra de se mettre en quête du restaurant bon marché que Dana Sue leur avait recommandé, puis de rentrer directement à la maison. Après tout, le lendemain, ils avaient école.

— Non ! protesta Mack qui arrivait à peine à garder les yeux ouverts. Je veux nager, nager et encore nager.

— Tu deviens tout bleu dès que tu entres dans l’eau, et ensuite, tu n’arrêtes pas de te plaindre du froid, grogna Daisy.

— N’empêche que je ne me suis jamais autant amusé, proclama son frère.

— Et toi, niña, tu t’amuses bien ? demanda Eliott, enchanté par l’euphorie du petit.

— Oh oui ! Et je suis impatiente de tout raconter à Selena, déclara Daisy. Elle va être verte de jalousie. Ernesto ne les amène jamais à la plage.

Soudain, comprenant qu’elle risquait de toucher un point sensible, elle se reprit :

— Peut-être que je ferais mieux de ne pas lui en parler.

— Si, tu peux raconter à Selena que tu as passé un super moment, mais propose-lui aussi de nous accompagner la prochaine fois, si elle en a envie, suggéra Eliott. Comme ça, elle n’aura pas l’impression que tu te vantes d’avoir fait quelque chose dont elle est privée.

— Parce qu’il y aura une prochaine fois ? souffla Daisy, les yeux brillants d’excitation. Et Selena pourra venir ?

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il en se tournant vers Karen.

— Qu’on vient d’inaugurer une nouvelle tradition familiale, répondit-elle. Chaque fois qu’on aura le temps de partir en excursion, c’est ici qu’on viendra. C’est d’accord, vous tous ?

Eliott sourit aux cris enthousiastes qui saluaient la proposition. Ils avaient vraiment besoin de moments comme celui-ci, de moments à eux. Malgré le temps et l’argent investis, le jeu en valait vraiment la chandelle. Il espérait seulement que Karen le comprendrait, pour que, la prochaine fois, ils puissent partir sans qu’elle se ronge à comparer les bénéfices obtenus avec les dépenses engagées.

Au restaurant, les enfants luttaient tellement pour garder les yeux ouverts qu’ils réussirent à peine à finir leur déjeuner tardif. En revanche, les yeux de Karen pétillaient toujours d’une joie qu’il ne lui avait pas connue depuis longtemps.

— On a passé une super journée, non ? lança-t-il.

— Oh oui ! Ça fait vraiment du bien. Aux petits et à nous aussi. Ça me rappelle à quel point c’est important de lâcher du lest de temps en temps. Tu sais, je me restreins depuis si longtemps que je ne sais plus faire autrement. Merci de m’avoir montré qu’il y avait moyen de trouver un équilibre.

— Alors, j’ai atteint mon but. Et de te voir le sourire aux lèvres et des couleurs aux joues, c’est la plus belle des récompenses, observa Eliott avec satisfaction.

— Encore merci, dit-elle en l’embrassant furtivement, avant de s’emparer d’une crevette pour l’étudier comme un spécimen de laboratoire. Hum, elles sont délicieuses. Quelles épices ils utilisent, à ton avis ?

— Je savais que tu ne pourrais pas passer le repas sans poser cette question ? gloussa Eliott.

— Je suis si prévisible que ça ?

— Pire encore ! D’ailleurs, je m’y attendais tellement que j’ai discuté avec la serveuse pendant que les enfants et toi étiez aux toilettes. Voilà la liste des épices utilisées par le chef, annonça-t-il en sortant triomphalement un papier qu’il tint hors de sa portée.

— Tu plaisantes ! s’exclama-t-elle, ébahie. La plupart des chefs ne lâchent pas leurs secrets comme ça.

— Celui-ci a édité un livre de cuisine qui les contient tous. J’ai expliqué à la serveuse que tu étais une passionnée de cuisine et elle m’a recopié la page.

— Je savais que ton charme pouvait se révéler utile, dit-elle en essayant de s’emparer du bout de papier.

— Pas encore, et ma récompense ? plaisanta-t-il.

Elle l’agrippa par les épaules et lui donna un baiser qui lui fit bouillir les sangs.

— Pas mal, conclut-il, quand elle le relâcha.

— Comment ça, pas mal ? C’était un baiser d’enfer ! protesta-t-elle, indignée par son manque d’enthousiasme.

— Et qui nous mènera jusqu’où, quand on sera rentrés à la maison ?

— Je n’avais pas compris qu’on était en train de négocier, s’esclaffa-t-elle. Mais ne t’inquiète pas, je crois que je pourrais trouver une solution satisfaisante pour les deux parties.

— Marché conclu, lança-t-il en lui tendant le papier.

Karen s’absorba aussitôt dans la liste des ingrédients. Elle était si concentrée et si charmante, avec son petit bout de langue qui dépassait de ses lèvres, qu’il eut le plus grand mal à ne pas la prendre dans ses bras pour l’embrasser de nouveau. Mais sa promesse résonnait encore à ses oreilles. Il pouvait patienter un peu.

Néanmoins, il s’empressa de régler l’addition et d’enfourner Daisy et Mack dans la voiture pour reprendre aussitôt la route. Et s’ils firent le voyage de retour à une vitesse excessive, Eliott considéra que, pour une fois, c’était parfaitement justifié. Car, quelle pourrait bien être sa récompense quand Karen découvrirait qu’il avait non seulement fait recopier la recette, mais acheté un exemplaire du livre ?

*  *  *

Adelia ne pouvait plus supporter Ernesto. En fait, sa visite au bureau n’avait servi à rien, si ce n’est à accentuer la méfiance de son mari, même si, manifestement, il refusait de croire qu’elle puisse véritablement le quitter. Et elle avait beau désirer désespérément regagner son amour-propre, elle doutait d’y parvenir un jour.

Imaginer les retombées familiales d’une séparation suffisait à la terrifier. Mieux valait ne pas penser à ce qui se passerait si Ernesto arrivait à renverser la vapeur au tribunal. Pouvait-il réussir à échapper à l’obligation de les entretenir, elle et ses enfants ? Elle ne craignait pas de bosser dur, mais elle n’avait jamais eu de vrai métier et elle n’était pas du tout sûre de trouver facilement quelque chose. Et puis elle avait tout de même quatre bouches à nourrir, ce n’était pas rien ! Elle devrait de nouveau s’adapter aux horaires du monde du travail. Après toutes ces années au foyer, ce ne serait pas évident, et il n’était pas du tout certain que cela soit compatible avec une grande disponibilité pour ses enfants. Pourtant, d’autres familles s’en tiraient à merveille alors que les deux parents travaillaient. Tiens, Karen et Eliott, par exemple.

Elle aurait dû prendre rendez-vous depuis longtemps avec Helen Decatur-Whitney — l’avocate avait la réputation d’obtenir des pensions élevées dans des cas de ce genre —, mais cela aurait rendu trop réelle la perspective d’un divorce. Or, Adelia avait beau savoir que c’était irréaliste, elle continuait à espérer que son mari recouvrerait son bon sens. Même si rien, non, vraiment rien ne l’indiquait. Soit Ernesto s’en fichait complètement, soit il tablait sur ses scrupules à rompre son serment de mariage pour maintenir un statut quo, qui, à l’évidence, lui convenait à merveille. Etre marié lui fournissait l’excuse idéale pour ne pas s’engager avec les femmes qui traversaient sa vie.

En un sens, le pire était de n’avoir personne à qui se confier. Parler à mama était hors de question, tout comme à ses sœurs ou à Eliott, d’ailleurs. Ils seraient incapables de garder leurs commentaires pour eux et ne pourraient pas s’empêcher de vouloir agir à sa place. Karen lui avait bien proposé à plusieurs reprises de l’écouter sans la juger, mais vu la manière dont elle s’était conduite avec sa belle-sœur, avant son mariage, c’était vraiment trop embarrassant. Malheureusement, elle n’avait guère d’autre option, Karen étant la seule de la famille à avoir l’expérience du divorce, et les vraies amies se faisaient rares.

Adelia regrettait amèrement d’avoir rompu tous liens avec ses amies de lycée. Dès sa rencontre avec Ernesto, elle avait centré sa vie sur lui, négligeant ses autres relations. Et puis il y avait eu les enfants, les mille et une choses à faire pour leur bien-être, et sa vie sociale s’était réduite comme une peau de chagrin, sans même qu’elle s’en rende compte. Aujourd’hui que sa vie semblait lui échapper, elle réalisait l’erreur qu’elle avait commise. Certes, elle s’était fait de nombreuses relations dans son travail associatif, mais elle ne se sentait pas assez proche de ces gens pour leur confier ses peurs ou ses secrets les plus intimes.

— Ce qu’il me faut, en priorité, c’est un boulot, décréta-t-elle, ce matin-là, après le départ des enfants pour l’école.

Un travail à mi-temps formerait une transition idéale, au cas où les choses continueraient à se dégrader et qu’elle soit obligée de demander le divorce. La sensation d’indépendance qu’elle en retirerait lui parut grisante et infiniment désirable.

Malgré tout, le fait d’exprimer ce vœu à haute voix était si choquant qu’il lui fallut une minute pour réaliser ce qu’elle projetait. Ses études étaient aujourd’hui bien loin et son seul diplôme datait de Mathusalem, mais elle possédait tout de même une licence de commerce. Est-ce que cela avait encore une valeur quelconque sur le marché du travail ? Avait-elle une chance d’être embauchée sur ce critère ? Mystère. Et puis, qu’allait-elle bien pouvoir inscrire sur son CV ? Qu’elle militait dans diverses associations scolaires et travaillait bénévolement à la bibliothèque ?

D’ailleurs, qui recrutait en ce moment à Serenity ? Comme partout, la ville avait été durement touchée par la crise économique, et ce, en dépit des efforts du maire, Tom McDonald, pour revitaliser le centre-ville. La station de radio de son cousin Travis et la boutique de Raylene étaient les dernières entreprises à s’être installées dans la rue principale. Elle doutait qu’ils embauchent et, encore plus, d’être qualifiée pour ces jobs. Son manque d’expérience, combiné à l’inertie du marché du travail, avait de quoi décourager. L’élan que lui avait procuré cette idée soudaine d’indépendance financière retombait déjà. Par dépit, elle se jeta sur le gâteau fraîchement sorti du four.

Une mauvaise habitude de plus qu’elle avait prise. Il lui restait à perdre au moins dix kilos, reliquat de sa dernière grossesse, alors que son petit dernier était déjà en CE2.

— Ça suffit ! Tu ne peux pas rester assise toute la journée à te goinfrer de gâteaux, grommela-t-elle en repoussant l’assiette avec dégoût.

Il fallait qu’elle accomplisse des actes positifs, qu’elle entreprenne quelque chose qui lui stimule le moral. Si le destin de son mariage lui échappait, elle pouvait au moins prendre le sien en main.

Et si je me mettais à la gym, songea Adelia, qui avait pourtant l’exercice physique en horreur et n’avait jamais compris la joie que pouvait éprouver son frère à transpirer.

Eliott lui avait maintes fois répété que l’exercice physique était le meilleur moyen de se libérer du stress, mais jusqu’à aujourd’hui, elle ne s’était pas sentie concernée. Tandis que là, elle sentait bien que c’était exactement ce dont elle avait besoin. Se détendre, perdre du poids. Réapprendre à s’aimer un peu. Peut-être que, dans la foulée, elle pourrait s’accorder un petit massage et un soin du visage ? Comme cela, si jamais elle se décidait à fausser compagnie à son mari, elle serait radieuse et en grande forme pour lui décocher un pied de nez, le jour de son départ.

Vingt minutes plus tard, Adelia poussa la porte du Corner Spa. Alors qu’hésitante elle stationnait devant la réception, Maddie Maddox sortit à l’improviste de son bureau. A sa vue, elle sourit.

— Vous êtes la sœur d’Eliott, Adelia, c’est ça ? demanda-t-elle. C’est lui que vous cherchez ? Je crois qu’il est avec une cliente, mais il sera libre dans une minute.

— En fait, je suis venue m’inscrire. Je voulais voir si je pourrais m’entraîner avec un coach privé. Mais surtout pas mon frère. J’aurais du mal à supporter qu’Eliott me mène à la baguette.

— Je comprends très bien, répondit Maddie en souriant. Vous voulez que je vous aide à remplir les formulaires ? Nous avons un autre coach, Jeff Matthews, qui sera ravi de vous compter parmi ses élèves. Dès qu’on aura terminé les formalités, je vous le présenterai.

Elle laissa Adelia avec les documents dans un bureau qui sentait bon la lavande et les huiles essentielles. Cela faisait à peine une minute qu’elle était là et il lui semblait déjà ressentir un effet relaxant. Etait-ce le parfum ou simplement sa décision de se prendre en main ? Peu importe, elle se sentait déjà ragaillardie.

Vingt minutes plus tard, Adelia s’était engagée pour six mois, avait programmé sa première séance avec Jeff le matin suivant et réservé un massage dans la foulée. Elle se dirigeait vers la sortie quand Eliott l’aperçut.

— Tiens, Adelia ! lança-t-il, surpris. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je suis venue m’inscrire, annonça-t-elle, persuadée qu’il serait content de la voir suivre, enfin, ses recommandations. Je vais travailler avec Jeff.

— Si j’avais su que ça te tentait, je me serais arrangé pour te trouver un créneau.

— Non, surtout pas, répliqua-t-elle en secouant la tête.

— Parce que tu as peur de ton petit frère ? ironisa-t-il.

— Tu as une réputation de tyran, c’est sûr, mais, non, ce n’est pas ça le problème.

— Alors quoi ?

— Je trouve qu’il ne faut pas tout mélanger. Je ne voudrais pas que tu aies pitié de moi ou que tu me laisses me défiler si j’ai du mal à faire un exercice. Et avec toi, je serais sans doute tentée. Tandis qu’avec Jeff, c’est différent, je ne le connais pas, je le paie, et du coup, je me sentirai davantage forcée de lui obéir. J’ai besoin d’un entraîneur qui ne me passe rien.

— Je comprends, tu as sans doute raison, concéda Eliott. Et Jeff est un super entraîneur. Mais qu’est-ce qui t’a amenée à prendre cette décision ? demanda-t-il, soudain soucieux. Tu as décidé de te lancer dans un programme pour reséduire ton mari ? J’espère que tu ne l’as pas encore laissé de faire des remarques sur ta silhouette.

— Séduire Ernesto ? Laisse tomber, on n’en est plus là. Quant à me dire quoi que ce soit… Ces temps-ci, il ne m’adresse même plus la parole et on se croise à peine, répondit-elle sans réfléchir, avant de se reprendre, devant l’expression consternée de son frère. Ne t’en fais pas, assura-t-elle avant qu’il ait le temps d’ouvrir la bouche. Ce matin, je n’avais pas le moral et j’ai décidé de faire quelque chose pour moi. C’est tout.

— Tu veux que je…

— Que tu parles à Ernesto ? Certainement pas.

— N’empêche que s’il te manque de respect…

— Ecoute, on sait tous les deux qu’Ernesto n’a aucun respect pour moi et que ça n’est pas prêt de changer. Mais c’est à moi de trouver une solution. Alors, je t’en prie, ne t’en mêle pas, d’accord ?

— Je proposais seulement…

— J’ai compris, l’interrompit-elle en pressant un baiser sur sa joue. Merci pour ton soutien, Eliott, mais je veux régler la situation à ma façon.

Même si cela ne lui faisait pas plaisir, son frère renonça à la convaincre.

— J’ai appris que vous aviez passé une journée à la plage tous les quatre, reprit Adelia en s’efforçant de sourire. Mama était ravie. Elle n’a même pas râlé alors que vous étiez absents à son sacro saint déjeuner du dimanche.

— Oui, je crois qu’elle a compris qu’on avait besoin d’une escapade, expliqua-t-il. La prochaine fois, tu devrais nous accompagner avec les gosses. C’était vraiment génial de passer la journée au soleil et au grand air. Daisy et Mack se sont amusés comme des petits fous.

— C’est ce que la petite a raconté à Selena.

— J’espère que ta fille ne s’est pas sentie exclue.

— Pas du tout. En fait, elle est rentrée à la maison tout excitée parce que Daisy lui avait proposé de vous accompagner la prochaine fois. Ça m’a fait penser que je devrais être plus disponible pour mes enfants. Tu sais, je pense que je suis globalement une bonne mère, mais avec ce qui se passe à la maison en ce moment, c’est sûr qu’ils doivent en payer le prix d’une manière ou d’une autre. Jusqu’à présent, la seule qui paraît réellement affectée, c’est Selena. Mais pour le coup, c’est sérieux. Elle ne décolère pas. Tu sais à quel point ma fille est rebelle ! Parfois j’ai peur qu’elle fasse n’importe quoi, juste pour se faire remarquer. Avec les garçons surtout… Je vois bien qu’elle est un peu en avance pour son âge, mais tout de même, elle n’a que douze ans ! Je ne sais vraiment plus quoi faire.

Eliott affichait de nouveau une mine soucieuse. Il était le seul homme de la fratrie et il avait été élevé dans l’idée qu’il était de sa responsabilité de veiller sur ses sœurs et leurs enfants. En même temps, s’il s’inquiétait, ce n’était pas tant par sens du devoir qu’en raison de l’affection sincère qu’il portait à Selena.

— Tu en as discuté avec elle ? demanda-t-il.

— Pas directement, mais je lui ai affirmé qu’elle ne devait pas penser aux garçons avant d’avoir trente ans, ironisa Adelia. Un peu plus sérieusement, mais à peine, je lui ai aussi dit qu’on ne devait pas avoir de relations sexuelles avant le mariage. Pour être honnête, je n’y crois pas moi-même — la preuve, je me suis retrouvée enceinte à vingt et un ans… Simplement, j’espère qu’elle comprendra que la sexualité n’est pas une plaisanterie.

— Tu crois que tu n’aurais pas épousé Ernesto si tu n’avais pas attendu un enfant ?

— Si, bien sûr que si, j’étais folle de lui, déclara-t-elle, après avoir réfléchi un instant. Comment est-ce que j’aurais pu soupçonner que ça tournerait aussi mal.

A l’époque, Ernesto n’était pas un coureur de jupons — ou, s’il l’était, en tout cas, il cachait bien son jeu. Quoi qu’il en soit, Adelia n’avait guère envie de discuter du sujet avec ce frère trop protecteur. D’après ses remarques, elle pouvait supposer qu’Eliott était plus ou moins au courant de la situation, mais ce n’était pas une raison pour s’épancher sur son épaule. Sinon, il allait se sentir obligé d’avoir une petite conversation avec Ernesto et il n’en sortirait rien de bon.

— Bon, allez, je dois filer, lança-t-elle. Tu peux prévenir Jeff que j’ai l’énergie d’un bulot quand il s’agit de faire de l’exercice.

— Je te prédis que, dans un mois, tu seras accro au sport, tu verras.

— Mon pauvre ! Tu as toujours été un rêveur.

Encore heureux si elle ne s’évanouissait pas avant la fin de la première séance ou si elle ne prenait pas ses jambes à son cou pour ne plus jamais revenir.

*  *  *

A présent, Karen attendait avec impatience les visites matinales de Raylene. Si celles-ci ne duraient que quelques minutes — juste le temps d’avaler une tasse de café et de bavarder un peu — c’était la première fois qu’elle se sentait aussi proche d’une amie. Mieux encore, elle découvrait chaque jour un peu plus qu’elles avaient des tas de points communs.

Toutes deux avaient eu des relations difficiles avec leur mère. La mère de Raylene avait toujours été excessivement repliée sur elle-même et son amie commençait seulement à réaliser qu’en fait, elle devait souffrir de la même agoraphobie qu’elle et que c’était la maladie qui l’avait tenue confinée chez elle. Quant à la mère de Karen, c’était une alcoolique qui s’était bouché les yeux, refusant de voir les effets dévastateurs de son addiction sur sa fille et sur elle-même.

Et puis, malgré des circonstances différentes, Raylene et Karen avaient toutes les deux des familles recomposées. Toutes deux avaient affronté de graves crises psychologiques et dû pareillement lutter pour arriver à vivre une existence normale.

— Quand tu remontes une année en arrière, tu arrives à croire à tous ces bouleversements dans ta vie ? demanda Karen, comme Raylene s’installait sur son tabouret habituel pour la regarder éplucher les légumes du ragoût de midi.

— Impossible ! s’esclaffa la jeune femme. Chaque fois que je sors et que je me balade en ville, j’ai l’impression de vivre un miracle. Et puis, il y a Carter. Après le désastre de mon premier mariage, j’ai l’impression d’avoir épousé un vrai prince de conte de fées, gentil, attentionné — et sexy, sexy à tomber ! ajouta-t-elle avec un sourire canaille.

— J’ai pêché le même modèle, gloussa Karen. Franchement, aucune comparaison avec Ray ! Eliott est adorable, sensible, responsable, et en plus c’est un beau-père formidable.

— Je peux te poser une question personnelle ? s’enquit Raylene en la scrutant par-dessus sa tasse.

— Je t’en prie.

— Est-ce que vous avez reparlé de son envie d’adopter Daisy et Mack ?

— Oui, une fois, répondit Karen, avec une légère tension dans la voix, qui fit réagir son amie.

— Je vois que c’est encore un sujet sensible.

— En fait, je me suis arrangée pour éluder la question. Le truc, c’est que je ne sais pas moi-même ce que j’en pense et je n’arrive pas à prendre une décision.

— Mais pourquoi ? s’étonna son amie. Franchement, je suis sûre que ce serait merveilleux pour tes enfants de savoir qu’Eliott les aime autant. La situation serait peut-être différente si Ray traînait toujours dans les parages, mais ce n’est pas le cas. Tu as peur qu’il revienne ? A moins que Helen n’estime que ce soit trop complexe de le priver de ses droits parentaux ?

— A vrai dire, je ne lui en ai pas parlé, avoua Karen, confuse. Ray n’a pas revendiqué ses droits au moment du divorce, donc j’imagine que ça ne devrait pas poser de problème.

— Alors, je ne te comprends pas, répliqua son amie avec ce franc-parler que Karen appréciait tant. Est-ce que tu n’es pas la première à dire qu’Eliott est un beau-père fantastique ?

Karen s’efforça de trouver une réponse satisfaisante.

— Je crois que tu avais raison la dernière fois qu’on en a discuté, avoua-t-elle. Au fond, je dois avoir la trouille que ma moitié d’orange me laisse tomber.

— Tu as vraiment peur que ça casse entre vous ?

— Je sais, c’est dingue. Tous les jours je remercie ma bonne étoile d’avoir mis Eliott sur ma route et, pourtant, une part de moi continue à penser que c’est trop beau pour être vrai.

— Je ne suis pas vraiment qualifiée pour dispenser des conseils conjugaux, mais, à mon avis, on ne peut pas s’engager à reculons dans le mariage. Il faut s’y jeter à corps perdu. Autrement, tous ces petits doutes vont finir par créer une fissure qui peut se transformer en vraie faille.

— Je sais que tu as raison. Disons… mon cœur le sait et le comprend tout à fait et il s’implique à cent pour cent. Non, c’est ma tête qui pose problème. Je n’arrive pas à faire taire cette petite voix qui me rappelle en permanence que je me suis déjà complètement trompée une fois… et que ça pourrait bien arriver encore.

— En fait, tu n’arrêtes pas de chercher des preuves que tu t’es plantée, observa Raylene, préoccupée.

Karen hésita un moment, avant de hocher la tête.

— C’est exactement ça.

Chaque fois qu’Eliott faisait un faux pas — soit sur le plan financier, soit en manifestant des réflexes un tant soit peu machistes — elle paniquait. C’était comme si son cerveau enregistrait le fait dans une boîte mentale pour, plus tard, quand il aurait accumulé suffisamment d’erreurs, lui prouver qu’elle s’était trompée dans son choix.

— Tu te rends compte à quel point c’est malsain ? demanda Raylene.

— Oui, soupira tristement Karen. Mais je n’arrive pas à m’en empêcher.

— Tu as consulté la même psy que moi, non ? Peut-être que ça te ferait du bien de retourner la voir et de lui en parler.

— Franchement, je croyais avoir dépassé ce stade, répliqua Karen, prise de court par sa suggestion.

— En général, oui…, la rassura son amie. Mais quand on a, comme nous, traversé des épreuves dramatiques, on est bien placés pour savoir qu’il vaut mieux demander du secours avant qu’il soit trop tard. Bon, il faut que je me sauve ! lança-t-elle en embrassant Karen. Ecoute, ne prend pas cette mine affolée. C’était juste un conseil. Je ne voulais pas insinuer que tu étais prête à craquer ou un truc de ce genre.

— Non, tu as bien fait, c’est bon à savoir, et je vais réfléchir à ta suggestion, répondit Karen en se forçant à sourire. Puisque je n’arrive pas à démêler les choses toute seule, un point de vue objectif serait sans doute le bienvenu.

Mais, tandis que Raylene traversait la pelouse qui la séparait de sa boutique, elle se laissa tomber sur le tabouret et se mit à gamberger. Peut-être que je suis bien plus perturbée que je ne l’imaginais, songea-t-elle avec angoisse. Que penserait Eliott si elle lui disait qu’elle avait besoin d’un soutien psychologique pour surmonter ses inquiétudes par rapport à leur mariage ? Même s’il n’avait jamais montré que de la compassion lorsqu’elle lui avait parlé de sa dépression passée, cette nouvelle risquait-elle de remettre en question sa confiance dans la femme qu’il avait épousée ? Et elle, était-elle prête à se lancer dans l’aventure ?

*  *  *

A cause de la fièvre des dernières rénovations, Eliott rentrait régulièrement le dernier à la maison. Heureusement Dana Sue s’était montrée accommodante et avait regroupé les services de Karen dans la journée. Ainsi, les enfants n’avaient pas à passer systématiquement leurs soirées chez leur grand-mère. Maria Cruz l’avait proposé et Karen lui en était reconnaissante, mais elle préférait tout de même être davantage présente pour ses enfants. Et puis, elle ne tenait guère à subir les sermons prévisibles sur ces parents qui travaillent trop et négligent non seulement leur progéniture mais leur couple.

Quand Eliott rentra vers minuit, il fut surpris de trouver sa femme, assise à la table de la cuisine, qui l’attendait, une tasse de décaféiné posée devant elle.

— Salut, toi ! Pas encore couchée ? lança-t-il en l’embrassant sur le front.

— Je voulais t’attendre. J’ai l’impression que ça fait une éternité qu’on ne s’est pas vus plus d’une minute.

— Ce n’est pas juste une impression, c’est un fait, soupira-t-il en se versant un verre de jus de fruits, avant de la rejoindre. Tout s’est bien passé à la maison ?

— Très bien, assura-t-elle, alors que sa mine disait le contraire.

— Donc, si tu es restée debout, c’était uniquement dans l’espoir d’une séance de câlins ?

— Eh bien, l’idée est tout à fait séduisante, mais… j’espérais plutôt qu’on pourrait parler.

— De quoi ?

— Simplement parler, répliqua-t-elle, un soupçon d’irritation dans la voix. De ce qui se passe, de nos sentiments, de tout et de rien.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-il en posant son verre sur la table pour lui prendre les mains. Sincèrement, il faut que tu me fasses un dessin, parce que, ce soir, je suis trop crevé pour jouer aux devinettes.

— C’est bien le problème, reprocha-t-elle, avec, dans le regard, une étincelle de colère qui le surprit. On n’a jamais le temps de discuter sérieusement.

— Et est-ce que ce n’est pas pour ça qu’on s’organise des dîners en amoureux ? riposta-t-il calmement, refusant de se laisser entraîner dans une querelle — d’autant plus qu’il n’avait aucune idée de quoi il retournait.

— Et c’était quand la dernière fois ? répliqua-t-elle du tac au tac.

— Je n’en sais rien. Il y a une ou deux semaines ? Tu sais à quel rythme infernal je vis, depuis le début des rénovations. Et puis, on vient de passer une journée entière à la plage avec les enfants. Querida, qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il, stupéfait, en voyant des larmes perler dans ses yeux.

— Je sais, je suis insupportable, soupira-t-elle en s’essuyant rageusement les joues.

— Tu n’es pas insupportable, tu es bouleversée et je doute que ce soient nos dîners en tête à tête qui te mettent dans cet état.

— Tu as raison. Ce matin, je discutais avec Raylene quand elle a dit une chose qui m’a fichu une frousse bleue.

— Quoi ? demanda Eliott, perdu.

— Elle a dit que je devrais peut-être consulter de nouveau un psy, avoua-t-elle en lui jetant un regard paniqué. Tu crois que je perds les pédales ?

— Toi, perdre les pédales ? répéta-t-il, ahuri. Pas du tout. Pourquoi est-ce que Raylene t’a sorti un truc pareil ? Je croyais que c’était ton amie.

— Elle l’est, justement. Et elle n’a pas dit ça pour me faire des reproches. Simplement, elle a l’impression que j’ai du mal à gérer certaines choses et elle pense qu’un observateur objectif pourrait m’aider à mettre la situation en perspective.

— Quelle situation ? demanda Eliott, qui se creusait la cervelle pour assembler les pièces du puzzle.

Quoi qu’ait dit exactement Raylene, cela avait visiblement sérieusement secoué sa femme.

Karen, qui fuyait son regard, ne répondit pas tout de suite à la question. Finalement, elle laissa échapper un profond soupir et avoua :

— Je lui ai expliqué que j’étais terrifiée à l’idée qu’on se plante.

— Se planter ? s’indigna Eliott, médusé. Tu penses qu’on ne va pas y arriver ? Pourquoi ? Bien sûr qu’on a des problèmes, mais on est tous les deux prêts à se battre pour notre couple. Quoi qu’il arrive, on surmontera l’épreuve.

— Tu as l’air tellement sûr de toi, observa-t-elle en souriant à travers ses larmes.

— Parce que je le suis. Pas toi ?

— Oui, la plupart du temps, mais au moindre incident, je commence à me poser des questions. C’est absurde, je sais, et tu es le meilleur mari que je puisse imaginer. En plus, tu es formidable avec Daisy et Mack. Mais justement, c’est bien le problème. On dirait que c’est trop beau pour être vrai. Dès qu’on se dispute, je commence à douter qu’une relation aussi géniale puisse durer. Résultat, je me mets à débloquer, à dire des idioties, au point que je finis par me demander pourquoi tu restes avec moi.

Eliott se leva et l’attira dans ses bras, puis se rassit en la gardant pelotonnée contre lui.

— On réussira, affirma-t-il en embrassant ses joues mouillées de pleurs. On aura des hauts et des bas comme tout le monde, mais on les surmontera.

Elle soupira en blottissant sa tête dans son cou.

— Peut-être que si Raylene t’a dit ça, c’est parce qu’elle a elle-même des doutes sur son couple, observa Eliott en lui caressant le dos.

— Oh ! non, elle est toujours folle amoureuse de Carter, là il n’y a pas de doute. Non, elle essayait seulement de me donner un conseil. D’après elle, mon ancienne psy pourrait m’aider à cerner le problème qui m’empêche de m’impliquer à cent pour cent.

— Pas la peine de payer quelqu’un pour ça, moi, je peux te le dire, répliqua Eliott du tac au tac. C’est ce minable de Ray qui t’a insufflé la conviction qu’en amour il ne fallait pas se fier aux apparences. Mais, si tu tiens à voir ta psy pour qu’elle te confirme la chose, ça ne me gêne pas. Je suis même prêt à t’accompagner.

— Tu ferais ça ? souffla Karen, stupéfaite. Je croyais que l’idée de consulter te donnait des boutons.

— Tu dois confondre avec mon père, ironisa-t-il.

— Peut-être bien.

Il lui caressa la joue et constata que la peur qui ternissait ses yeux avait laissé place à autre chose.

— Enfin, querida, tu ne sais toujours pas que je suis prêt à tout pour toi ? murmura-t-il.

— Cela inclut-il de me faire l’amour comme une bête ce soir ? demanda-t-elle avec un demi-sourire.

— Pas besoin de me le demander deux fois, répliqua-t-il, aux anges.

Il se leva en la soulevant dans ses bras, éteignit la lumière avec son coude et sortit de la cuisine. Qui avait besoin de sommeil avec une femme pareille dans son lit ?